CJCE, n° C-50/84, Conclusions de l'avocat général de la Cour, Srl Bensider et autres contre Commission des Communautés européennes, 23 octobre 1984

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Chronologie de l’affaire

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Sur la décision

Référence :
CJUE, Cour, 23 oct. 1984, Bensider e.a. / Commission, C-50/84
Numéro(s) : C-50/84
Conclusions de l'avocat général Mancini présentées le 23 octobre 1984. # Srl Bensider et autres contre Commission des Communautés européennes. # Acier - Certificat de production et document d'accompagnement. # Affaire 50/84.
Date de dépôt : 25 février 1984
Solution : Recours en annulation : rejet pour irrecevabilité
Identifiant CELEX : 61984CC0050
Identifiant européen : ECLI:EU:C:1984:324
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Sur les parties

Texte intégral

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. G. FEDERICO MANCINI,

PRÉSENTÉES LE 23 OCTOBRE 1984 ( 1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1.

Par ordonnance du 20 juin 1984, la Cour a ordonné le renvoi de l’affaire 50/84, Bensider et autres contre Commission, devant votre chambre afin que vous examiniez à titre préliminaire la question de recevabilité de ce recours.

Quelques mots suffisent pour dire comment on est parvenu à cela. Par requête déposée au greffe le 25 février 1984, l’entreprise italienne Bensider et six autres entreprises belges ont introduit, en vertu de l’article 33, alinéa 2, du traité CECA, un recours visant à l’annulation de la décision 3717/83 du 23 décembre 1983. Cette dernière avait instauré, pour les entreprises sidérurgiques et les négociants en acier, un certificat de production et un document d’accompagnement des livraisons de certains produits en acier dans les États membres et dans les pays tiers.

Par demande introduite au greffe le 8 mars 1984, les requérantes ont également demandé le sursis à l’exécution de la décision litigieuse; cette requête a été rejetée par le président de la Cour par ordonnance du 23 mai suivant. Entretemps, par une demande incidente enregistrée le 30 mars, la Commission a excipé de l’irrecevabilité du recours en demandant à la Cour, conformément à l’article 91 du règlement de procédure, de statuer à cet égard sans engager la discussion sur le fond.

D’où, l’ordonnance de renvoi précitée.

2.

Avant d’exposer les faits qui sont à l’origine de la question que vous êtes appelés à résoudre, une précision peut être utile. Dans l’acte de recours, les requérantes se qualifient de commerçants en produits sidérurgiques de deuxième choix: elles entrent donc dans la catégorie des «négociants en acier» auxquels s’applique, ainsi qu’à toutes les entreprises sidérurgiques, la décision 3717/83. Or, l’article 2 de cette source définit ces opérateurs en tant qu'«entreprises de distribution … qui effectuent, à l’intérieur du marché commun, des ventes … des produits en acier définis à l’annexe I».

Le motif de cette formule est simple. En les qualifiant «d’entreprises de distribution», elle permet de faire entrer ces négociants dans le champ d’application, ratione personae, du traité CECA; en effet, l’article 80 de ce dernier établit que les entreprises au sens du traité sont également celles «qui exercent habituellement une activité de distribution autre que la vente aux consommateurs domestiques ou à l’artisanat».

Nous verrons plus loin les conséquences considérables qui découlent de cette définition sur le plan de la procédure.

3.

Les faits se rattachent essentiellement à deux dates: le 31 décembre 1983, jour où la décision 3717/83 a été publiée dans le Journal officiel (L 373), et le 25 février 1984, date à laquelle les requérantes ont introduit le recours en annulation.

C’est à la lumière de ces dates que la Commission a soulevé l’exception dont nous avons parlé. Cette dernière s’articule en deux «chefs d’accusation» distincts. Dans le premier, adressé aux six entreprises belges, la Commission affirme que le recours a été présenté après les délais prévus à cette fin. Le second concerne la seule entreprise italienne: le recours de la société Bensider — dit la Commission — a été introduit en temps utile grâce à la prorogation du délai qui lui est accordée en raison de la distance entre son siège et celui de la Cour; mais lui aussi est irrecevable parce que la requérante n’avait pas la capacité d’ester en justice lors du dépôt de sa requête.

Nous examinerons l’exception dans l’ordre dans lequel les deux griefs ont été formulés.

4.

En ce qui concerne les six entreprises qui ont leur siège en Belgique, il n’est pas douteux, comme l’affirme l’ordonnance du président du 23 mai 1984, que le recours est parvenu tardivement au greffe de la Cour. En effet, pour observer les délais fixes par la réglementation communautaire applicable au cas d’espèce (article 33, alinéa trois, du traité CECA; article 81 du règlement de procédure; article 1 de l’annexe II au même règlement), ces entreprises auraient dû déposer leur recours au plus tard le 17 février 1984. Or, la demande a été inscrite le 25 de ce même mois.

Dans la réplique, la défense des requérantes ne semble pas contester ce fait, mais elle affirme que, en raison du caractère indivisible du recours, dû à l’identité de titre et d’objet qui caractérise l’action engagée en commun par l’entreprise italienne et par les entreprises belges, ces dernières ont droit au délai plus long dont la société Bensider bénéficie, du fait qu’elle a son siège en Italie. Puisqu’il est certain que le recours de la société Bensider a été présenté en temps utile, et est donc recevable, son indivisibilité — argumente la défense — fait que cette conséquence doit également valoir pour les autres requérantes. Du reste, elle ne rencontre d’obstacle dans aucune règle ou jurisprudence contraire.

La thèse est suggestive mais sans fondement. Entre les multiples demandes introduites dans cette affaire, il existe sans doute une identité de petitum et de causa petendi; par conséquent, un rapport d’indivisibilité ou, comme il vaut mieux dire, de connexité. Toutefois, cela ne justifie pas d’aligner les différents délais de recours prévus pour chacune des parties sur le délai le plus long.

Il n’est pas douteux que, dans le cas de connexité entre plusieurs demandes, la procédure se déroule de manière unitaire: en d’autres termes, les recours sont instruits et discutés conjointement. Mais cela ne porte pas préjudice à leur indépendance: la preuve en est, notamment, que la situation procédurale des différents requérants demeure tout à fait autonome. Ainsi, une cause quelconque d’extinction du procès qui survient à propos de l’un d’eux (par exemple la mort ou, mieux encore, le simple désistement) ne s’étend pas à la situation des autres.

Il en est de même en ce qui concerne les délais de recours en droit communautaire et leur prolongation éventuelle, en vertu de l’article 1, annexe II, du règlement de procédure. Cet article, rappelons-le, dispose: «sauf si les parties ont leur résidence habituelle au grand-duché de Luxembourg, les délais de procédure sont augmentés, en raison de la distance, comme suit: — dans le Royaume de Belgique: de deux jours; … dans la République italienne … : de dix jours». Il est facile d’observer que la prolongation est prévue et graduée uniquement en fonction de la distance entre la résidence de la partie et le siège de la Cour; on ne voit pas pourquoi cette gradation, précisément en raison de sa référence exclusive à la résidence de chacune des parties, doit cesser d’exister en cas de connexité ou de recours collectif. Pour ces raisons, le recours des entreprises belges est irrémédiablement tardif et doit être déclaré irrecevable.

5.

Il reste à apprécier si le recours peut être considéré comme recevable à l’égard de l’entreprise italienne.

En ce qui concerne le respect des délais, la Commission reconnaît que, dans ce cas, le recours contre la décision 3717/83 a été introduit en temps utile et est donc régulier. En effet, la société Bensider, bénéficiaire d’un délai de recours plus long, devait déposer sa demande au plus tard le 25 février 1984: et c’est ce qu’elle a fait.

Toutefois, le recours est entaché d’un autre vice. L’entreprise Bensider se qualifie de société à responsabilité limitée de droit italien. Or, le 25 février 1984, elle n’était pas encore inscrite au registre des entreprises de la ville où se trouve son siège. Puisque, selon l’ordre juridique italien et en particulier aux termes des articles 2331 et 2475 du Code civil, c’est seulement par «l’inscription au registre du commerce [que] la société acquiert la personnalité juridique» (article 2331), il semble évident — conclut la Commission — qu’à la date du dépôt l’entreprise Bensider n’avait pas les titres pour ester devant la Cour. «Pas d’action sans personnalité» est en somme la prémisse dont part la défenderesse; la conséquence est que le recours doit être déclaré irrecevable pour défaut de capacité d’ester en justice de la requérante.

Puisqu’il s’agit de faits bien précisés dans le rapport d’audience, nous ne croyons pas qu’il soit nécessaire ici d’exposer en détail les péripéties relatives à la naissance de la requérante, ni de rappeler comment elle a été juridiquement constituée. En revanche, nous relevons que la première thèse de la défense de la société Bensider se fonde sur la pratique, répandue pas uniquement en Italie, selon laquelle l’assemblée générale d’une société peut ratifier avec effet rétroactif les actes accomplis par l’administrateur unique avant qu’elle soit inscrite au registre des entreprises. Dans le cas d’espèce, grâce à cette fictio iuris, la société Bensider aurait possédé la capacité d’ester en justice à partir du 9 février, date de son acte de constitution; et donc également le 25 février suivant, lorsque le présent recours a été déposé au greffe.

La requérante conteste également l’exception de la Commission sous un autre point de vue. Elle se fonderait sur une règle italienne — celle en vertu de laquelle la capacité d’ester en justice est subordonnée à l’inscription au registre des entreprises — que le système communautaire ignore. Cette règle — conclut-elle — ne peut donc pas être invoquée dans un procès devant la Cour.

Comme la Commission, nous estimons que le recours est irrecevable; mais, à notre avis, pour parvenir à un résultat pareil, il n’est pas indispensable de suivre le cheminement que sa défense nous propose. Certes: en principe, celui qui veut vérifier si une personne physique ou morale a le droit d’ester en justice se demandera si elle possède la capacité pour agir selon la loi nationale. Toutefois, la constatation de cette condition ne devra pas toujours ni nécessairement avoir un caractère préliminaire.

Prenons un cas aussi proche qu’il est possible de notre affaire: la personnalité juridique acquise par une entreprise (par exemple, par un négociant en acier) sur la base de l’ordre juridique de l’État dans lequel elle exerce son activité n’entraîne pas par elle-même que cette entreprise ait également le droit d’agir en vertu de l’article 33, alinéa 2, du traité CECA. Naturellement, le contraire est également vrai: ainsi, le fait que l’entreprise soit dépourvue de la personnalité juridique ne l’empêche pas en tant que telle de recourir au même article.

Que nous suggère cet exemple? Il nous paraît possible d’en tirer une règle de conduite: dans le domaine communautaire, la recevabilité d’un recours en annulation peut bien être appéciée selon les conditions posées spécifiquement par le système de procédure communautaire; en revanche, établir si les conditions prévues en droit national pour des recours analogues sont également remplies ne constitue pas une obligation à la fois prioritaire et impérative.

Votre jurisprudence est riche de précédents en ce sens. Nous ajoutons que, s’agissant de statuer sur la capacité d’un sujet d’agir devant notre Cour, celle-ci s’est toujours inspirée de critères réalistes et concrets, sans attribuer une importance excessive aux éléments formels grévus par les législations des différents États membres (voir l’arrêt récent du 28. 10. 1982, affaire 135/81, Groupement des Agences de voyages, Asbl/Commission, Recueil 1982, p. 3799). En dernière analyse, il nous semble que lorsqu’il s’agit d’apprécier si le lien entre les parties au procès communautaire est valablement formé, la Cour attache surtout de l’importance à une condition: à savoir que la partie a dès le début la possibilité d’exercer légitimement les droits qu’elle tient du droit de la procédure. En d’autres termes, elle doit avoir la qualité pour agir correspondant au droit qu’elle entend exercer dans ce procès particulier.

Venons-en maintenant à notre affaire. Ici aussi, la possibilité pour un sujet d’intenter un procès communautaire est en cause: par conséquent, comme nous venons de l’observer, la solution doit être cherchée sur le terrain de l’ordre juridique qui s’y rapporte. La question que nous nous posons est alors la suivante: à l’expiration du délai de recours (25 février 1984), la société Bensider pouvait-elle légitimement exercer le droit d’action tel qu’il est régi par l’article 33, alinéa 2, du traité CECA? Notre opinion est négative.

Commençons par rappeler les conditions prévues par cette règle. Elle prescrit que «les entreprises … peuvent former … un recours contre les décisions et recommandations générales qu’elles estiment entachées de détournement de pouvoir à leur égard». En premier lieu donc, c’est une entreprise qui doit agir. Puis, si celle-ci veut attaquer les décisions ou les recommandations générales, elle ne peut invoquer qu’un seul grief; le détournement de pouvoir, et cela dans la mesure où il la concerne directement. Analysons dans l’ordre ces deux conditions.

La réalisation de la première, nous semble-t-il, ne peut être constatée qu’à la lumière de la définition de l’entreprise donnée par le traité CECA dans l’article 80. Nous avons déjà dit sous le numéro 2 que, dans le but évident de soumettre les négociants en acier à la réglementation communautaire du marché du charbon et de l’acier, l’article 2 de la décision 3717/83 identifie ces opérateurs comme des «entreprises de distribution qui effectuent des ventes à l’intérieur du marché commun». Notre source exige donc que les entreprises auxquelles elle impose certaines obligations remplissent les conditions visées à la définition plus générale contenue dans l’article 80: c’est-àdire qu’elles soient des entreprises qui exercent habituellement l’activité de distribution.

Dans cette formule, comme il est évident, l’accent est mis sur l’adverbe. Que signifie «habituellement»? Disons tout d’abord que dans votre arsenal de jurisprudence nous n’avons pas trouvé de précédents utiles pour clarifier le contenu et la portée de ce terme. Toutefois, il est de fait que dans deux au moins des trois cas dans lesquels il a été évoqué, les entreprises considérées exerçaient effectivement et depuis longtemps le commerce et la vente (arrêt du 20. 3. 1957, affaire 2/56, Sociétés minières du bassin de la Ruhr/Haute Autorité de la CECA, Recueil 1957, p. 9; ordonnance du 4. 12. 1957, affaire 18/57, Nold/Haute Autorité de la CECA, Recueil 1957, p. 233; arrêt du 19. 3. 1964, affaire 67/63, Société rhénane d’exploitation et de manutention «Sorema»/Haute Autorité de la CECA, Recueil 1964, p. 293).

Cela suffit-il pour affirmer que le caractère habituel comporte un exercice répété et prolongé dans le temps de l’activité de distribution? Nous en doutons parce qu’une semblable interprétation laisse trop de questions ouvertes (combien d’actes de distribution sont-ils nécessaires pour qu’il soit possible de parler d’exercice «répété»? Et combien de temps doit-il s’écouler pour que cet exercice soit également «prolongé»?). En revanche, nous croyons que le dictionnaire de la langue française dans lequel «habituel» est expliqué comme qualificatif d’un comportement «qui tient de l’habitude par sa régularité, sa constance»(Petit Robert, Paris 1981) nous met sur la bonne voie. Voici deux notions qu’un juge peut apprécier sans aucune difficulté. Selon l’article 80 par conséquent l’exercice de l’activité de distribution doit être non occasionnel, c’est-àdire normal, ordinaire ou, si l’on préfère, effectif.

Or, l’entreprise Bensider répond-elle à cette condition? Certes, l’article 4 de ses statuts dit qu’elle a pour but l’échange et le commerce des produits sidérurgiques. Mais celui qui lira son «curriculum vitae» ne pourra pas affirmer raisonnablement que, à l’expiration du délai de recours, ses organes ont normalement ou effectivement poursuivi ce but. D’ailleurs, les pièces versées au dossier ne nous fournissent aucune indication en ce sens: et cela suffit, nous semble-t-il, pour conclure que, le 25 février 1984, l’entreprise Bensider ne possédait pas la qualité pour agir exigée par l’article 33, alinéa 2, du traité CECA pour demander l’annulation de la décision 3717/83.

6.

Nous en arrivons à la seconde des deux conditions prévues par ce même article 33: l’existence dans le chef du requérant d’un «détournement de pouvoir à [son] égard». Nous en abordons l’examen en commençant par la question soulevée pour la première fois par la Commission durant la procédure orale. Au cours de cette phase, reprenant à la lettre un argument contenu dans l’ordonnance du président du 23 mai 1964 (attendu 25), le représentant de la défenderesse a soutenu que, quelle qu’ait été la situation juridique de la société Bensider lorsque le recours a été déposé, elle n’avait pas un intérêt à agir contre la décision 3717/83. En effet, cet acte est entré en vigueur le 1er janvier 1984 et, à cette date, même en considérant comme fondée la thèse de la ratification rétroactive, la société Bensider était encore loin de se constituer: par conséquent, à moins d’admettre que la Commission a commis un détournement de pouvoir à l’égard d’une entreprise inexistante, le recours doit être déclaré irrecevable.

La défense de la société Bensider a réagi à ce nouvel argument en affirmant que, dans le cas d’espèce, l’objet du recours en annulation est une décision non pas individuelle mais générale: susceptible par conséquent de concerner l’entreprise italienne dans la même mesure qu’elle concerne les autres sociétés requérantes et en général l’ensemble du secteur commercial du charbon et de l’acier.

Encore une fois nous sommes d’accord avec le résultat que recherche la Commission, mais non pas avec l’argument qu’elle avance pour l’atteindre. En effet, soutenir qu’avant l’expiration du délai pour attaquer une décision générale, un des sujets auquel cette décision s’adresse ne peut pas l’attaquer parce qu’il n’existait pas encore lorsqu’elle a été adoptée signifie: a) confondre la situation juridique du destinataire d’une règle (qui est un phénomène de droit substantiel) avec son intérêt à agir contre l’illégalité de l’acte contenant cette règle (qui est en revanche un phénomène typiquement procédural); b) confondre le détournement de pouvoir, qui est un vice de l’acte communautaire, avec l’effet qui émane de l’acte ainsi entaché, c’est-àdire avec le préjudice que ce dernier produit dans la sphère d’intérêt du destinataire.

En effet, comme on le sait, le détournement de pouvoir concerne exclusivement l’acte: nous dirions presque que c’est une de ses manières d’être, encore que pathologique, parce qu’il consiste dans 1 anormalité objective de l’acte par rapport au but fixé par la règle. Mais s’il en est ainsi, il faut exclure que, comme tout autre vice de légalité, le détournement de pouvoir puisse léser directement un sujet déterminé. Le préjudice résulte et ne peut résulter que de l’acte; celui-ci peut évidemment froisser également les intérêts d’un sujet apparu après son adoption et qui en est, de toute manière, destinataire.

Nous n’entendons pas nous étendre davantage sur la portée du concept du détournement de pouvoir. En revanche, il est nécessaire de clarifier, bien entendu à seule fin de la recevabilité, ce que l’expression «à leur égard» signifie. Or, sur ce point, il y a votre arrêt (9. 6. 1964, affaires jointes 55 à 59 et 61 à 63/63, Acciaierie fonderie ferriere di Modena et autres/Haute Autorité, Recueil 1964, p. 413) qui nous paraît décisif; à la page 448 de la version française que nous préférons parce qu’elle est plus précise, vous avez observé que le moyen de détournement de pouvoir «n’est recevable, dans le cas d’un recours contre une décision générale, que si le requérant … [expose] de façon pertinente les raisons pour lesquelles l’adoption de la décision attaquée cause un préjudice direct à ses intérêts». Et vous avez conclu: «puisque l’acte attaqué affecte toutes les requérantes dans la même mesure, on ne saurait prétendre qu’il porte une atteinte directe aux intérêts individuels de chacune et qu’il est donc entaché de détournement de pouvoir à leur égard».

En somme, l’intérêt collectif est hors de question; contre les décisions générales de la CECA, les entreprises ne peuvent intenter un recours que pour défendre leurs intérêts particuliers: uti singuli, par conséquent, non uti cives. Est-ce le cas de l’entreprise Bensider? Il nous semble possible de l’exclure. Dans les limites où un semblable examen nous est ici permis, nous observons que la décision 3717/83 s’adresse à toute la catégorie des négociants en acier, en imposant à tous ses membres un certificat de production pour les livraisons destinées aux autres Etats membres. Nous ne voyons pas alors comment elle peut léser directement l’intérêt individuel de l’entreprise Bensider; et plus encore comment elle le pouvait alors qu’elle venait à peine d’être constituée. Du reste, dans la demande de recours, comme au cours de la procédure orale, la défense elle-même de la requérante l’admet lorsqu’elle affirme que cette entreprise «paraît concernée par la décision au même titre que les sociétés requérantes et … que le négoce privé dans son ensemble».

Ces considérations nous incitent à conclure que, considéré séparément par rapport à ceux des autres requérantes, le recours de la société Bensider est irrecevable parce que cette dernière ne remplit pas les conditions indiquées dans l’article 33, alinéa 2, du traité CECA. En effet, à la date de son dépôt, la requérante n’exerçait pas habituellement l’activité de distribution et ne possédait donc pas la qualité appropriée pour agir. Elle a ensuite négligé de démontrer in limine litis l’existence d’un détournement de pouvoir à son égard.

A l’issue de cette analyse, il nous semble superflu d’apprécier l’exception d’irrecevabilité du recours de la société Bensider du point de vue de l’incapacité d’agir de la requérante par rapport aux règles et à la pratique en vigueur en Italie. De plus: un semblable examen ne serait même pas décisif parce que, comme nous l’avons observé plus haut, dans le système judiciaire de la Communauté, le défaut éventuel de capacité pour agir selon la loi nationale n’empêche pas qu’un droit d’action devant notre Cour soit reconnu au requérant.

7.

Pour toutes les observations qui précèdent, nous proposons à la Cour de déclarer irrecevable le recours déposé au greffe le 25 février 1984: en ce qui concerne la société à responsabilité limitée Bensider, pour défaut des conditions de procédure fixées par l’article 33, alinéa 2, du traité CECA; en ce qui concerne les six entreprises belges, pour violation des délais de procédure.

Conformément au critère applicable en cas de perte du procès, les dépens — y compris ceux, demeurés réservés, de la procédure d’urgence — doivent être mis à la charge des requérantes.


( 1 ) Traduit de l’italien.

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