Tribunal Judiciaire de Nanterre, 30 janvier 2020, n° 19/02833

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Chronologie de l’affaire

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www.alerionavocats.com · 16 novembre 2023

La loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 a instauré, en France, un devoir dit de « vigilance » s'imposant aux plus grandes entreprises en matière environnementale, sociale et de gouvernance. Le régime codifié aux articles L. 225-102-4 et 5 du Code de commerce, impose aux sociétés employant au moins 5 000 salariés en France – maison mère et filiales confondues – ou 10 000 salariés dans le monde, notamment, d'établir et mettre en œuvre un « plan de vigilance ». Le non-respect de ces obligations est susceptible d'engager la responsabilité des sociétés en cause. L'Union européenne s'inspire de …

 

Virginie Mercier · Bulletin Joly Sociétés · 1er juin 2023

Arnaud Casado · Bulletin Joly Travail · 1er janvier 2022
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Sur la décision

Référence :
TJ Nanterre, 30 janv. 2020, n° 19/02833
Numéro(s) : 19/02833

Sur les parties

Texte intégral

TRIBUNAL JUDICIAIRE DE NANTERRE

REFERES

ORDONNANCE DE REFERE RENDUE LE 30 Janvier 2020

N°R.G. : 19/02833 – N° Portalis DB3R-W-B7D-VIPX

N° :

DEMANDERESSES L’Association “Les Amis de la Terre France”prise en la L’Association “Les Amis de la Terre France” prise en la personne de son président personne de son président Monsieur Z A 47 avenue Pasteur Monsieur Z A 93100 MONTREUIL L’Association “The National Association of Professionnal Environmentalists” L’Association “The National Association of Professionnal (NAPE)prise en la personne de Environmentalists” (NAPE) prise en la personne de son son président Monsieur X président Monsieur X K K D L M N, L’Association “F G Block 256, Zana, H I PO 29909 à Kampala J”J”pris (OUGANDA) e en la personne de son directeur exécutif Monsieur L’Association “F G H I J”prise en B C la personne de son directeur exécutif Monsieur B C D E, […], c/ Buwate off Najjera Kampala PO 34913 S.A. TOTAL (OUGANDA)

représentées par Me Louis COFFLARD, avocat au barreau de PARIS, vestiaire : A0826

DÉFENDERESSE

La société TOTAL S.A 2, […]

représentée par Me Antonin LEVY et Me Ophélia CLAUDE, ANTONIN LEVY & ASSOCIES AARPI, avocats au barreau de PARIS, vestiaire : G0612

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COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président : Catherine PAUTRAT, Présidente du tribunal de grande instance de NANTERRE, tenant l’audience des référés

Assesseurs: Pascale LOUE-WILLIAUME, 1 vice-présidenteère Agnès LATREILLE, vice-présidente

Greffiers: Souria LOUGHRAIEB, greffier lors des débats, Claire AMSTUTZ, greffier lors de la mise à disposition

Statuant publiquement en premier ressort par ordonnance contradictoire mise à disposition au greffe du tribunal, conformément à l’avis donné à l’issue des débats.

Nous, après avoir entendu les parties présentes ou leurs conseils, à l’audience du 12 décembre 2019, avons mis l’affaire en délibéré à ce jour :

La société TOTAL SA,-première entreprise française en termes de bénéfices cumulés sur dix ans-

, avec un chiffre d’affaires de près de 210 milliards de dollars en 2018 et plus de 104 000 salariés,est la société de tête,cotée sur le marché Euronext Paris,d’un groupe de 1.191 sociétés,au 31 décembre 2018.C’est un acteur majeur de l’énergie, présent sur cinq continents et dans plus de 130 pays. Les activités du Groupe couvrent l’exploration et la production de pétrole et de gaz, le raffinage, la pétrochimie, la production d’électricité bas carbone et la distribution d’énergie sous diverses formes, dont les produits pétroliers et l’électricité, jusqu’au client final.

En Ouganda, la société TOTAL SA détient à 100% une filiale TOTAL E&P Uganda B.V. (ci- après, « TEPU ») qui a pour activité l’exploration et la production de pétrole.

D’importants gisements de pétrole ont été découverts en 2006, en bordure et dans le lac Albert situé à l’Ouest de l’Ouganda.

Deux projets pétroliers sont en cours de réalisation dans cette région, effectués par une joint- venture composée de TEPU, du groupe chinois China National Offshore Oil Company (ci- après, « CNOOC ») et de la filiale ougandaise du groupe britannique Tullow Oil.

Le premier, dit projet TILENGA vise à exploiter six champs pétroliers notamment au sein de l’aire naturelle protégée des Murchison Falls en mettant en place une usine de traitement du brut, des canalisations enterrées et des infrastructures dans les districts de Buliisa et de Nwoya. TEPU est l’opérateur du projet TILENGA. Le second, dit projet EACOP, qui implique les mêmes acteurs, consiste à construire un oléoduc géant de plus de 1 400 km (« East African Crude Oil Pipeline », ci-après « EACOP ») traversant l’Ouganda et la Tanzanie afin de transporter le pétrole qui sera extrait aux abords du Lac Albert jusqu’à un port sur la cote tanzanienne.

Pour la réalisation de ces projets, TEPU, CNOOC et la filiale ougandaise du groupe britannique Tullow Oil ont conclu en décembre 2016 avec le gouvernement ougandais un document cadre d’acquisition des terres, de compensation et de réinstallation des personnes concernées par ces

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projets pétroliers, intitulé « Land acquisition and Resettlement Framework », (ci-après « LARF

»).

Il constitue un cadre général d’expropriation et s’exerce à travers des plans de réinstallations détaillés successifs dénommés « RAP ». TEPU a retenu les services de la société Atacama Consulting afin de mettre en œuvre les procédures de relocalisation et d’expropriation, dans le cadre du LARF.

Dans le cadre du projet Tilenga, la phase de préparation se déroule par le biais de cinq plans de réinstallation (ci-après « RAP »)susceptibles de concerner des milliers de personnes.

Des associations, dont Les Amis de la Terre France, The National Association of Professional Environmentalists, et F G H I J considèrent que dès la mise en œuvre du premier plan de réinstallation du projet TILENGA, des atteintes aux droits humains et environnementaux se sont produites, lesquelles se poursuivraient au cours de la mise en place des autres phases de ce projet et du projet EACOP.

Le 20 mars 2019, la société TOTAL SA a publié notamment son plan de vigilance, intégré dans son document de référence 2018.

Par lettre en date du 24 juin 2019, les associations « Les Amis de la Terre France », The National Association of Professional Environmentalists » et « F G H I J, Y, […]) et Navigators of developpement association (NAVODA) ont saisi la société TOTAL SA d’une mise en demeure « aux fins de satisfaire à ses obligations en matière de vigilance eu égard tant aux insuffisances de son plan que de sa mise en œuvre effective ainsi que de sa publication ».

La société TOTAL SA leur a adressé une réponse dans une lettre datée du 24 septembre 2019.

Les associations Les Amis de la Terre France, The National Association of Professional Environmentalists, et F G H I J ont assigné en référé la société TOTAL SA selon acte d’huissier du 29 octobre 2019.

L’affaire fixée à l’audience du 6 novembre 2019 a été renvoyée en formation collégiale conformément aux dispositions de l’article 487 du code de procédure civile à l’audience du 12 décembre 2019.

Dans le dernier état de leurs conclusions soutenues à cette audience, les associations Les Amis de la Terre France, The National Association of Professional Environmentalists, et F G H I J demandent àla formation collégiale de la juridiction statuant en référé de:

P SE DECLARER compétent ;

P DIRE ET JUGER les associations demanderesses recevables dans leur action ;

A TITRE PRINCIPAL : P DIRE ET JUGER que la méconnaissance par la société TOTAL SA de ses obligations de vigilance constitue un trouble manifestement illicite au sens de l’article 809 du Code de procédure civile ;

P DIRE ET JUGER que des actions urgentes doivent être ordonnées pour faire cesser un trouble manifestement illicite résultant de la méconnaissance par la société TOTAL SA de ses obligations en matière de vigilance ;

A TITRE SUBSIDIAIRE : P DIRE ET JUGER que la méconnaissance par la société TOTAL SA de ses obligations de vigilance justifie que des mesures soit ordonnées en urgence sur le fondement de l’article 808 du

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Code de procédure civile ;

P DIRE ET JUGER que l’existence du différend justifie que des actions urgentes soient ordonnées ;

P ENJOINDRE à la société TOTAL SA en vertu du II de l’article L. 225-102-4 du Code de commerce, sous astreinte de 50 000 euros par jour de retard, et dans un délai de 15 jours à compter de l’ordonnance à intervenir :

(1) d’établir et publier dans son plan de vigilance, à inclure dans son prochain rapport de gestion mentionné au deuxième alinéa de l’article L. 225-100 du Code de commerce l’ensemble des mesures de vigilance prévues aux 2° à 5° de l’article L. 225-104 I propres à prévenir les risques identifiés dans la cartographie des risques et prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement résultant des activités de la société Total Exploration

& Production Uganda B.V et Total East F Midstream B. V, filiales détenues à 100 % par la société TOTAL SA, et leurs sous-traitants, notamment Atacama Consulting Ltd et Newplan Ltd dans la conduite des projets Tilenga et EACOP, incluant notamment :

% une cartographie des risques conforme à l’article L. 225-102-4 I 1°, comprenant une analyse hiérarchisée des risques ainsi que les risques identifiés résultant des activités de Total Exploration & Production Uganda B.V et Total East F Midstream B. V, filiales détenues à 100 % par la société TOTAL SA, et leurs sous-traitants, notamment Atacama Consulting Ltd et Newplan Ltd dans la conduite des projets Tilenga et EACOP ;

% une procédure d’évaluation régulière conforme à l’article L. 225-102-4 I 2°, de la situation de Total Exploration & Production Uganda B.V V et Total East F Midstream B. V, filiales détenues à 100 % par la société TOTAL SA, et leurs sous- traitants, notamment Atacama Consulting Ltd et Newplan Ltd, avec lesquels une relation commerciale est établie et au regard des risques identifiés dans la cartographie des risques conforme à l’article L. 225-102-4 I 1° dans la conduite des projets Tilenga et EACOP ;

% les actions adaptées d’atténuation des risques ou de prévention des risques identifiés dans la cartographie des risques conforme à l’article L. 225-102-4 I 1°, résultant des activités de Total Exploration & Production Uganda B.V V et Total East F Midstream B. V, filiales détenues à 100 % par la société TOTAL SA, et leurs sous-traitants, notamment Atacama Consulting Ltd et Newplan Ltd, dans la conduite des projets Tilenga et EACOP, notamment celles des ESIA, du LARF et des RAP ;

% le mécanisme d’alertes et de recueil des signalements relatifs à l’existence ou à la réalisation des risques identifiés dans la cartographie des risques conforme à l’article L. 225-102-4 I 1°, résultant des activités de Total Exploration & Production Uganda B.V, V et Total East F Midstream B. V, filiales détenues à 100 % par la société TOTAL SA, et leurs sous-traitants, notamment Atacama Consulting Ltd et Newplan Ltd dans la conduite des projets Tilenga et EACOP ;

% le dispositif de suivi des mesures mises en œuvre et d’évaluation de leur efficacité résultant des activités de Total Exploration & Production Uganda B.V, V et Total East F Midstream B. V, filiales détenues à 100 % par la société TOTAL SA, et leurs sous-traitants, notamment Atacama Consulting Ltd et Newplan Ltd dans la conduite des projets Tilenga et EACOP ;

(2) de mettre en œuvre, de manière effective, son plan de vigilance conformément aux dispositions du I. de l’article L. 225-102-4 du code de commerce, et plus particulièrement les mesures de vigilance raisonnable afférentes aux Projets Tilenga et EACOP, le cas échéant via un

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ordre donné à Total Exploration & Production Uganda B.V, V et Total East F Midstream B. V, filiales détenues à 100 % par la société TOTAL SA, et leurs sous-traitants, notamment Atacama Consulting Ltd et Newplan Ltd, et notamment :

% le Principe n°10 du LARF en garantissant que les populations qui ont été privées du droit de cultiver leurs terres reçoivent une nourriture suffisante avant qu’elles ne puissent restaurer leurs moyens de subsistances par l’exploitation de terres grâce à la compensation octroyée ; A ce titre, il est demandé à la société Total SA de procéder à des livraisons de nourriture en quantité suffisante (adaptée à la taille des foyers) aux personnes affectées jusqu’à ce qu’elles retrouvent des moyens de subsistance grâce à la compensation octroyée ;

% les principes n°6 et 7 du LARF en garantissant que les populations reçoivent une juste et préalable compensation avant qu’elles ne soient privées du droit de cultiver leurs terres;

% le Principe n°8 du LARF en garantissant que le choix d’option pour une compensation en nature soit effectif et que les compensations en espèces permettent l’acquisition de terres assurant aux populations expropriées des revenus équivalents ;

% le Principe n°4 du LARF en garantissant une participation effective des populations affectées aux prises de décisions relatives aux projets Tilenga et EACOP ;

% des mécanismes de traitement des plaintes indépendants des projets Tilenga et EACOP conformément aux stipulations du LARF ;

A TITRE INFINIMENT SUBSIDIAIRE : P ACCUEILLIR la demande de passerelle fondée sur l’article 811 du Code de procédure civile ;

P ORDONNER le renvoi de l’affaire à une audience afin qu’il soit statué au fond ;

EN TOUT ETAT DE CAUSE :

P CONDAMNER la société TOTAL SA à verser aux associations demanderesses la somme de 5 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile et aux dépens.

La société TOTAL SA, dans le dernier état de ses conclusions soutenues à cette audience, demande àla formation collégiale de la juridiction statuant en référé de :

P SE DECLARER incompétent au profit du Tribunal de commerce de Nanterre ;

Subsidiairement : P DECLARER IRRECEVABLE pour défaut d’intérêt à agir les associations Les Amis de la Terre France, The National Association of Professional Environmentalists, et F G H I J ;

Très subsidiairement : P DECLARER IRRECEVABLES les demandes suivantes relatives à l’application du LARF :

- de mettre en œuvre, de manière effective, son plan de vigilance conformément aux dispositions du I. de l’article L. 225-102-4 du Code de commerce, et plus particulièrement les mesures de vigilance raisonnable afférentes aux Projets Tilenga et EACOP, le cas échéant via un ordre donné à Total Exploration & Production Uganda B.V, V et Total East F Midstream B. V, filiales détenues à 100 % par la société TOTAL SA, et leurs sous-traitants, notamment Atacama Consulting Ltd et Newplan Ltd, et notamment :

- le Principe n°10 du LARF en garantissant que les populations qui ont été privées du droit de cultiver leurs terres reçoivent une nourriture suffisante avant qu’elles ne puissent restaurer

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leurs moyens de subsistances par l’exploitation de terres grâce à la compensation octroyée ; A ce titre, il est demandé à Total SA de procéder à des livraisons de nourriture en quantité suffisante (adaptée à la taille des foyers) aux personnes affectées jusqu’à ce qu’elles retrouvent des moyens de subsistance grâce à la compensation octroyée ;

- les principes n°6 et 7 du LARF en garantissant que les populations reçoivent une juste et préalable compensation avant qu’elles ne soient privées du droit de cultiver leurs terres

- le Principe n°8 du LARF en garantissant que le choix d’option pour une compensation en nature soit effectif et que les compensations en espèces permettent l’acquisition de terres assurant aux populations expropriées des revenus équivalents ;

- le Principe n°4 du LARF en garantissant une participation effective des populations affectées aux prises de décisions relatives aux projets Tilenga et EACOP ; des mécanismes de traitement des plaintes indépendants des projets Tilenga et EACOP conformément aux stipulations du LARF;

P CONSTATER l’absence de trouble manifestement illicite et de dommage imminent ; P CONSTATER l’absence d’urgence et l’existence d’une contestation sérieuse ;

P DEBOUTER les associations Les Amis de la Terre France, The National Association of Professional Environmentalists, et F G H I J de toutes leurs demandes ; P CONDAMNER solidairement les associations Les Amis de la Terre France, The National Association of Professional Environmentalists, et F G H I J à lui verser la somme de 5.000 euros et aux dépens.

MOTIFS DE LA DECISION

sur l’exception d’incompétence

La société TOTAL SA soulève une exception d’incompétence au profit du tribunal de commerce de Nanterre. Elle considère que les actions relatives au plan de vigilance des sociétés commerciales se rattachant directement à la gestion d’une société commerciale, relèvent de la compétence exclusive du tribunal de commerce, conformément aux dispositions de l’article L. 721-3 2 ° du code de commerce, dérogeant aux dispositions de l’article L 211-3 du code de l’organisation judiciaire cité par les demanderesses. Elle expose que les faits objet du litige, qui portent sur la conformité et l’adéquation du plan de vigilance, se rattachent par un lien direct à la gestion des sociétés commerciales, abstraction faite de la qualité des parties, dès lors que le plan de vigilance d’une société commerciale est décrit et reflété dans le rapport de gestion qu’elle doit établir. Elle ajoute que les dispositions légales relatives à ce plan de vigilance s’inscrivent dans la section 3 intitulée « des assemblées d’actionnaires » du chapitre du code de commerce relatif aux sociétés anonymes et suivent celles relatives à l’établissement du rapport de gestion. Elle considère que l’élaboration et l’adoption du plan de vigilance constituent des actes de gestion fondamentaux pour la société, ce plan étant établi sous l’autorité du conseil d’administration ou du directoire. Elle ajoute que tant le plan que le compte-rendu de sa mise en œuvre effective sont rendus publics et inclus dans le rapport de gestion mentionné au deuxième alinéa de l’article L.225-100 du code de commerce, lequel prévoit la présentation de ces éléments à l’assemblée par le conseil d’administration ou le directoire. Elle souligne que l’intérêt social est l’objectif de la gestion d’une société et que les actions relatives à l’élaboration et à la mise en oeuvre du plan de vigilance font partie intégrante de cette gestion. Elle considère que le seul fait que l’action soit ouverte à des tiers ne change pas la nature de l’acte qui concerne la gestion de la société.

Les associations concluent au rejet de l’exception, soutenant que ce litige relève de la compétence exclusive du tribunal de grande instance (désormais dénommé tribunal judiciaire)sur le fondement de l’article L 211-3 du code de l’organisation judiciaire. Elles font tout d’abord état du droit d’option prévu à l’article L 721-3 du code de commerce en leur qualité de demandeur non

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commerçant .Elles considèrent ensuite que la nature des sanctions susceptibles d’être prises en cas de manquements s’agissant des amendes civiles d’une part et de la responsabilité civile au titre du préjudice corporel d’autre part caractérisent l’intention du législateur de confier les contentieux relatifs à la loi Devoir de vigilance au seul tribunal de grande instance. Elles contestent l’application à la présente action des dispositions de l’article L. 721-3 2 ° du code de commerce, considérant qu’il ne s’agit pas d’un contentieux objectivement commercial, les obligations découlant de la loi Devoir de vigilance n’ayant pas un lien direct avec la gestion et le fonctionnement d’une société commerciale mais étant de nature purement civiles susceptibles d’engager la responsabilité civile de la société commerciale. Elles arguent que la juridiction commerciale est une juridiction d’exception destinée à ce que les affaires commerciales soient jugées par des commerçants. En application de l’article L.211-3 du code de l’organisation judiciaire, le tribunal de grande instance (désormais dénommé tribunal judiciaire) est compétent pour connaître de toutes les affaires civiles et commerciales pour lesquelles compétence n’est pas attribuée, en raison de leur nature ou du montant de la demande, à une autre juridiction.

L’article L 721-3 du code de commerce donne compétence exclusive aux tribunaux de commerce pour connaître : 1° Des contestations relatives aux engagements entre commerçants, entre établissements de crédit, entre sociétés de financement ou entre eux ;

2° De celles relatives aux sociétés commerciales ;

3° De celles relatives aux actes de commerce entre toutes personnes.

L’article L.225-102-4 du code de commerce énonce que : I.-Toute société qui emploie, à la clôture de deux exercices consécutifs, au moins cinq mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français, ou au moins dix mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français ou à l’étranger, établit et met en œuvre de manière effective un plan de vigilance.

Les filiales ou sociétés contrôlées qui dépassent les seuils mentionnés au premier alinéa sont réputées satisfaire aux obligations prévues au présent article dès lors que la société qui les contrôle, au sens de l’article L. 233-3, établit et met en œuvre un plan de vigilance relatif à l’activité de la société et de l’ensemble des filiales ou sociétés qu’elle contrôle.

Le plan comporte les mesures de vigilance raisonnable propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement, résultant des activités de la société et de celles des sociétés qu’elle contrôle au sens du II de l’article L. 233-16, directement ou indirectement, ainsi que des activités des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie, lorsque ces activités sont rattachées à cette relation.

Le plan a vocation à être élaboré en association avec les parties prenantes de la société, le cas échéant dans le cadre d’initiatives pluripartites au sein de filières ou à l’échelle territoriale. Il comprend les mesures suivantes :

1° Une cartographie des risques destinée à leur identification, leur analyse et leur hiérarchisation ;

2° Des procédures d’évaluation régulière de la situation des filiales, des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie, au regard de la cartographie des risques ;

3° Des actions adaptées d’atténuation des risques ou de prévention des atteintes graves ;

4° Un mécanisme d’alerte et de recueil des signalements relatifs à l’existence ou à la réalisation des risques, établi en concertation avec les organisations syndicales représentatives dans ladite société ;

5° Un dispositif de suivi des mesures mises en œuvre et d’évaluation de leur efficacité. Le plan de vigilance et le compte rendu de sa mise en œuvre effective sont rendus publics et inclus dans le rapport de gestion mentionné au deuxième alinéa de l’article L. 225-100 .

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Un décret en Conseil d’Etat peut compléter les mesures de vigilance prévues aux 1° à 5° du présent article. Il peut préciser les modalités d’élaboration et de mise en œuvre du plan de vigilance, le cas échéant dans le cadre d’initiatives pluripartites au sein de filières ou à l’échelle territoriale.

II.-Lorsqu’une société mise en demeure de respecter les obligations prévues au I n’y satisfait pas dans un délai de trois mois à compter de la mise en demeure, la juridiction compétente peut, à la demande de toute personne justifiant d’un intérêt à agir, lui enjoindre, le cas échéant sous astreinte, de les respecter. Le président du tribunal, statuant en référé, peut être saisi aux mêmes fins.

S’agissant tout d’abord du droit d’option que les demanderesses font valoir, et contrairement à leurs allégations lors des débats à l’audience, le texte en question ne mentionne pas une pluralité de juridictions, rendant ainsi inopérante l’option évoquée qui n’est pas prévue dans ces dispositions. Au surplus, le droit d’option ouvert par la jurisprudence à la partie demanderesse qui n’est pas commerçante ne peut s’exercer que dans le cadre d’une action en justice portant sur la contestation d’un acte qu’elle a conclu avec un commerçant.

En l’espèce l’action des associations tend à enjoindre à la société TOTAL de respecter les obligations relatives à l’établissement, la publication et la mise en œuvre effective des mesures de vigilance conformément aux dispositions de l’article L 225-102-4 II du code de commerce . Elle ne porte donc pas sur un acte auquel ces associations sont parties mais incombant exclusivement à la société défenderesse.

C’est pourquoi il n’existe pas s’agissant de la présente action,de droit d’option ouvert aux associations, les autorisant à désigner le tribunal judiciaire comme juridiction compétente.

Pour soutenir qu’il existe une compétence exclusive du tribunal de commerce en application des dispositions de l’article L 721-3 2° du code de commerce, la société TOTAL SA considère que les demandes qui tendent à poser des injonctions relatives au plan de vigilance se rattachent directement à la gestion de la société, ce plan s’intégrant dans le rapport de gestion et faisant partie également du fonctionnement de l’entreprise.

En réponse, les associations considèrent que les litiges visés par les dispositions de l’article L 721-3 2° du code de commerce, s’agissant du lien direct avec la gestion d’une société commerciale ne concernent que des différends relatifs à l’existence, au fonctionnement ou à la dissolution de la société lorsqu’est en cause l’existence ou l’application du pacte social, tandis que les obligations de la société recherchées au titre de la loi Devoir de vigilance propres à engager sa responsabilité civile dépassent la question relative au fonctionnement de cette société en ce qu’elles visent la protection des droits humains.

Les dispositions de l’article L 721-3 2° du code de commerce donnent compétence exclusive à la juridiction consulaire s’agissant des contestations relatives aux sociétés commerciales.

Ces contestations s’entendent de toutes les questions relatives notamment au fonctionnement des société commerciales quelle que soit la qualité de commerçant ou non des parties au litige.

Il s’agit donc de rechercher si les faits objet de la demande se rapportent ou non par un lien direct à la gestion de la société.

Il convient de relever que les dispositions de l’article L 225-102-4, sur lesquelles les associations fondent leur action sont inscrites dans le code de commerce, dans son titre II portant dispositions particulières aux diverses sociétés commerciales, dans le chapître V concernant les sociétés anonymes et plus particulièrement la section 3 relative aux assemblées d’actionnaires.

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De plus, l’élaboration du plan de vigilance incombe à la société-mère ou à la société qui contrôle ses sous-traitants. En effet, les dispositions précitées prescrivent qu’il comporte les mesures de vigilance raisonnables propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement résultant des activités de la société et de celles des sociétés qu’elle contrôle au sens du II de l’article L.233-16, directement ou indirectement, ainsi que des activités des sous- traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie, lorsque ces activités sont rattachées à cette relation.

Ces dispositions prévoient également que le plan de vigilance ainsi que le compte-rendu de sa mise en œuvre effective sont inclus dans le rapport de gestion mentionné à l’article L.225-100 alinéa deux du code de commerce, au titre des informations annuelles extra-financières présentées à l’assemblée générale des actionnaires par le conseil d’administration ou le directoire avant que l’assemblée générale délibère et statue.

Ce dispositif est donc au cœur de la vie sociale, avec une éventuelle incidence sur le pacte social dès lors que ces informations sont soumises à ses organes décisionnels.

Enfin, la mise en œuvre du plan de vigilance implique l’organisation (actions d’atténuation, de prévention et d’alerte) et le fonctionnement de la société (suivi des mesures et évaluation de leur efficacité) soit par un contrôle de ses filiales, soit par l’influence exercée sur ses sous-traitants.

Le plan de vigilance et son compte rendu de mise en œuvre font ainsi partie intégrante de la gestion de la société. Au demeurant, les dispositions de l’article 1833 alinéa deux du code civil dans sa rédaction issue de la loi du 22 mai 2019 énoncent que la société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité.

Au regard des obligations incombant aux sociétés commerciales au titre du devoir de vigilance, l’élaboration et la mise en œuvre du plan de vigilance participent donc directement du fonctionnement de ces sociétés.

Le fait que le plan de vigilance ait vocation à être élaboré avec les parties prenantes de la société civile, que les informations soient rendues publiques ou que toute personne disposant d’un intérêt à agir puisse introduire une instance ne remettent pas en cause le domaine dans lequel s’inscrivent ces obligations qui relèvent de la gestion d’une société commerciale.

Pour soutenir que le tribunal de grande instance, devenu le tribunal judiciaire, est compétent, les associations demanderesses invoquent également la nature des sanctions susceptibles d’être prises en cas de manquement, s’agissant d’une part des amendes civiles et d’autre part de la réparation du préjudice corporel relevant de la compétence exclusive du tribunal de grande instance.

Cependant, les dispositions légales assortissant la mise en œuvre du plan de vigilance d’une telle amende civile ont fait l’objet d’une censure du Conseil constitutionnel dans sa décision du 23 mai 2017, si bien que cet argument ne peut plus être invoqué en faveur d’une compétence du tribunal de grande instance. En outre, les dispositions de l’article L 442-6 III du code de commerce invoquées par les associations, dans leur rédaction antérieure à l’ordonnance du 24 avril 2019, prévoyaient expressément que tant les juridictions civiles que commerciales

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pouvaient prononcer de telles amendes civiles.

Enfin, la présente action fondée sur les dispositions de l’article L 225-102-4 I et II du code de commerce tend à enjoindre à la société TOTAL SA de respecter les obligations relatives à l’établissement,la publication et la mise en œuvre effective des mesures de vigilance. Elle est distincte de l’action en responsabilité laquelle est prévue par des dispositions distinctes à l’article L 225-102-5 du même code.

Par conséquent, au vu de l’ensemble de ces éléments il convient de recevoir la société TOTAL SA en son exception et de se déclarer incompétent au profit du tribunal de commerce de Nanterre statuant en référé.

PAR CES MOTIFS

Renvoyons l’affaire devant le tribunal de commerce de Nanterre statuant en référé,

Disons que le dossier sera transmis à la diligence du greffe à la juridiction de renvoi,

Réservons les dépens.

FAIT A NANTERRE, le 30 Janvier 2020.

LE GREFFIER, LE PRESIDENT.

Claire AMSTUTZ, Catherine PAUTRAT, Présidente du tribunal judiciaire de NANTERRE

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Tribunal Judiciaire de Nanterre, 30 janvier 2020, n° 19/02833