CEDH, Cour (deuxième section), PLON (SOCIETE) c. la FRANCE, 27 mai 2003, 58148/00

  • Secret médical·
  • Gouvernement·
  • Ouvrage·
  • Médecin·
  • Vie privée·
  • Secret professionnel·
  • Diffusion·
  • Sociétés·
  • Ingérence·
  • Publication

Chronologie de l’affaire

Commentaire0

Augmentez la visibilité de votre blog juridique : vos commentaires d’arrêts peuvent très simplement apparaitre sur toutes les décisions concernées. 

Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Deuxième Section), 27 mai 2003, n° 58148/00
Numéro(s) : 58148/00
Type de document : Recevabilité
Date d’introduction : 9 juin 2000
Niveau d’importance : Importance moyenne
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusion : Recevable
Identifiant HUDOC : 001-44283
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2003:0527DEC005814800
Télécharger le PDF original fourni par la juridiction

Sur les parties

Texte intégral

DEUXIÈME SECTION

DÉCISION

SUR LA RECEVABILITÉ

de la requête no 58148/00
présentée par  PLON (SOCIETE)
contre la France

La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant le 27 mai 2003 en une chambre composée de :

MM.A.B. Baka, président,
J.-P. Costa,
L. Loucaides,

C. Bîrsan,
K. Jungwiert,
M. Ugrekhelidze,
MmeA. Mularoni, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Vu la requête susmentionnée introduite le 9 juin 2000,

Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par le requérant,

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

EN FAIT

La requérante, la société des Editions Plon, est une personne morale de droit français dont le siège social est à Paris. Elle est représentée devant la Cour par Mes Jean-Claude Zylberstein et Anne Boissard, avocats au barreau de Paris. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Ronny Abraham, Directeur des Affaires juridiques au Ministère des Affaires étrangères.

A.  Les circonstances de l’espèce

Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

1. La genèse de l’affaire

En novembre 1995, la société requérante acquit de M. Gonod, journaliste, et du Dr Gubler, médecin personnel du Président Mitterrand durant plusieurs années, les droits d’édition d’un livre intitulé « le Grand secret ». Cet ouvrage relate les relations entre le Dr Gubler et le Président Mitterrand et expose la façon dont le premier avait organisé un service médical autour du second, alors qu’il était atteint d’un cancer diagnostiqué dès 1981, quelques mois après sa première élection à la présidence de la République Française. Il raconte en particulier les difficultés qu’avaient posées au Dr Gubler la dissimulation de cette maladie, alors que le Président Mitterrand s’était engagé à faire paraître un bulletin de santé tous les six mois.

L’ouvrage devait paraître à la mi-janvier 1996, donc du vivant du Président Mitterrand. Ce dernier décéda cependant le 8 janvier 1996. Les auteurs et la société Plon décidèrent en conséquence de surseoir à sa diffusion.

Le 10 janvier 1996, le quotidien « Le Monde » publia un article révélant que le Président Mitterrand était atteint d’un cancer de la prostate depuis le début de son premier septennat, et rappelant que le public n’avait été officiellement informé de cette maladie qu’en 1992. L’article indiquait en outre que le Président François Mitterrand avait congédié le Dr Gubler en 1994, choisissant de se faire soigner par des médecines que la société requérante qualifie de « parallèles ».

Ces révélations furent amplement commentées dans les médias ; il fut notamment question de la qualité des soins reçus par le Président Mitterrand.

Un ouvrage rédigé par une ancienne conseillère du Président de la République pour la culture, intitulé « l’Année des adieux » et publié en juin 1995 chez Flammarion, avait déjà affirmé que le Président Mitterrand avait été mal soigné. Par ailleurs, peu après le décès du Président Mitterrand, un frère de celui-ci fit des déclarations dans ce sens. Le chef de cancérologie médicale de l’hôpital Pitié-Salpêtrière fit de même, affirmant sur les ondes de la station radiophonique « Europe 1 » – notamment – que « pendant des années, [le Président Mitterrand] n’a[vait] reçu que des poudres de perlimpinpin, des procédés tout à fait inefficaces pour traiter sa maladie ».

Le 12 janvier 1996, le quotidien « Le Monde » publia cependant une déclaration du président du conseil national de l’Ordre des médecins, aux termes de laquelle, « selon les informations dont [il] dispos[ait], le Président a[vait] été soigné de façon tout à fait correcte ». Par ailleurs, Mme Mitterrand et ses enfants avaient, le 11 janvier 1996, diffusé un communiqué indiquant qu’ils conservaient leur confiance à l’équipe qui avait soigné le Président.

Le Dr Gubler s’estimant mis en cause, « le Grand secret » fut diffusé le 17 janvier 1996. La quatrième de couverture est ainsi rédigée :

« Le 10 mai 1981, François Mitterrand est élu président de la République.

Le 16 novembre 1981, six mois plus tard, des examens médicaux révèlent au chef de l’Etat qu’il est atteint d’un cancer. Les statistiques lui laissent de trois mois à trois ans de vie.

Une poignée de médecins vont engager le combat contre la maladie avec pour obsession de sauver le Président et de respecter son ordre : que les Français n’en sachent rien. C’est un secret d’Etat.

Seul Claude Gubler, le médecin personnel de François Mitterrand pendant deux septennats, pouvait nous livrer le récit stupéfiant de ces années gagnées sur la mort et vécues au jour le jour.

Ces révélations bouleversent notre vision d’un homme qui dirigea la France durant quatorze années ».

2. La procédure en référé

Saisi en référé par la veuve et les enfants du Président Mitterrand – qui dénonçaient une violation du secret médical et une atteinte à l’intimité de la vie privée du Président Mitterrand et aux sentiments de ses proches –, le président du tribunal de grande instance de Paris, par une ordonnance du 18 janvier 1996, fit défense à la société requérante et au Dr Gubler de poursuivre la diffusion du livre « le Grand secret », sous astreinte de 1 000 Francs (« FRF ») par ouvrage diffusé, et commit un huissier « avec mission de se faire représenter tous documents justifiant de l’importance du tirage et du nombre d’exemplaires mis sur le marché ».

Par un arrêt du 13 mars 1996, la cour d’appel de Paris confirma cette ordonnance. Elle impartit en outre aux demandeurs un délai d’un mois pour saisir le juge du fond, précisant, d’une part, qu’en cas de saisine dudit juge, la mesure d’interdiction sous astreinte produirait ses effets jusqu’au prononcé de la décision au fond, et, d’autre part, qu’à défaut d’une telle saisine, cette mesure cesserait de prendre effet à l’expiration de ce délai.

Par un arrêt du 16 juillet 1997, la Cour de cassation rejeta les pourvois formés par la société requérante et le Dr Gubler.

3. La procédure pénale

Entre-temps, saisi par le Procureur de la République, le tribunal correctionnel de Paris, par un jugement du 5 juillet 1996, avait déclaré le Dr Gubler coupable du délit de violation du secret professionnel, et M. Gonod ainsi que M Olivier Orban – représentant légal de la société requérante –, coupables de complicité de ce même délit. Il les avait condamnés respectivement à quatre mois d’emprisonnement avec sursis, une amende de 30 000 FRF, et une amende de 60 000 FRF. Appel ne fut pas interjeté.

4. La procédure civile au fond

Parallèlement, le 4 avril 1996, la veuve du Président Mitterrand et les trois enfants de ce dernier avaient assigné le Dr Gubler et M. Orban (tant en son nom personnel qu’en sa qualité de représentant légal de la société requérante) devant le tribunal de grande instance de Paris aux fins d’obtenir l’interdiction de la reparution du « Grand secret », ou, subsidiairement, la suppression de certaines pages et paragraphes ; ils réclamaient en outre le versement de dommages-intérêts. Ils soutenaient notamment que l’ouvrage contenait des révélations constitutives de violations du secret médical, et d’atteintes à la vie privée du Président Mitterrand, de nature à porter atteinte aux sentiments et à la vie personnelle de son épouse et de ses enfants ; ils ajoutaient que certaines de ces « indiscrétions » étaient constitutives d’atteintes personnelles et directes à l’intimité de leur propre vie privée.

Par un jugement du 23 octobre 1996, le tribunal de grande instance de Paris condamna in solidum le Dr Gubler, M. Orban et la société requérante à verser 100 000 FRF de dommages-intérêts à Mme Mitterrand ainsi que 80 000 FRF à chacun des autres demandeurs, et maintint l’interdiction de diffusion du « Grand secret ».

Saisie par la société requérante, le Dr Gubler et M. Orban, la cour d’appel de Paris statua par un arrêt du 27 mai 1997. Elle mit M. Orban hors de cause, au motif que la confection et la mise en vente du « Grand secret » ne constituaient pas, sur le plan civil, une faute distincte de celle pouvant être reprochée à la société requérante. Elle déclara par ailleurs les consorts Mitterrand irrecevables en leur demande, en ce qu’elle visait la protection de la vie privée du Président Mitterrand, soulignant à cet égard que « la faculté ouverte à chacun d’interdire toute forme de divulgation de [sa vie privée] n’appartient qu’aux vivants ». La Cour constata que certains passages de l’ouvrage litigieux « cont[enaient] des violations de la vie privée des consorts Mitterrand », mais jugea que de telles violations ne pouvaient, « pour regrettables qu’elles [fussent], eu égard notamment à leur caractère ponctuel dans l’ouvrage, justifier l’interdiction de la publication de la totalité de celui-ci ».  

En revanche, motif pris de ce que le Dr Gubler avait violé le secret professionnel auquel il était tenu, la Cour d’appel condamna in solidum ce dernier et la société requérante au paiement des dommages-intérêts fixés par le jugement déféré, et confirma le maintien de l’interdiction de diffusion de l’ouvrage litigieux. L’arrêt du 27 mai 1997 précise ce qui suit :

« Considérant qu’il est établi par le jugement [du tribunal correctionnel de Paris] du 5 juillet 1996, devenu irrévocable et s’imposant aux juridictions civiles, que M. Gubler a violé le secret professionnel auquel il est tenu ;

Qu’il est à juste titre rappelé par cette décision que le délit de violation du secret professionnel est institué non seulement dans l’intérêt général, mais également dans l’intérêt des particuliers, pour garantir la sécurité des confidences que ceux-ci sont dans la nécessité de faire à certaines personnes du fait de leur état et de leur profession ; que le secret médical trouve son fondement dans la relation de confiance indispensable à l’acte médical qui assure au malade que ce qu’il confie ou laisse voir ou entendre ou comprendre à son médecin, confident nécessaire, ne sera pas révélé par celui-ci ;

Considérant que selon l’article 4 alinéa 2 du code de déontologie médicale, le secret médical couvre « tout ce qui est venu à la connaissance du médecin dans l’exercice de sa profession, c’est-à-dire non seulement ce qui lui a été confié, mais aussi ce qu’il a vu, entendu ou compris » ;

Considérant que la présence de M. Gubler auprès de M. François Mitterrand n’ayant eu d’autres causes que sa fonction de médecin traitant, tous les éléments qu’il relate dans son livre, appris ou constatés à l’occasion de l’exercice de sa profession, relèvent du secret médical auquel il est tenu envers son patient, même s’ils peuvent également constituer, par ailleurs, une atteinte à la vie privée ou à l’intimité de cel[ui]-ci ;

Considérant que les consorts Mitterrand ont recueilli dans la succession de M. François Mitterrand le droit d’agir à l’encontre des appelants ; que si la publication du livre « le Grand secret » est intervenue postérieurement au décès, il convient d’observer qu’elle était l’objet même du contrat d’édition du 8 novembre 1995, antérieur au décès ;

Que les consorts Mitterrand trouvent, dès lors, dans la succession de leur auteur, outre le droit à réparation pour les violations du secret médical résultant de la communication de ce secret à M. Gonod, en mai-juin 1995, puis à M. Orban, courant novembre 1995, comme l’a retenu la juridiction pénale, celui d’obtenir indemnisation des conséquences de la publication décidée le 8 novembre 1995, possibilité qui n’est pas exclue par le jugement du 17 juillet 1995 et n’est pas contraire à l’autorité de la chose jugée par cette décision ».     

Par un arrêt du 14 décembre 1999, la Cour de cassation rejeta le pourvoi formé par M. Orban et la société requérante. Au moyen fondé sur l’article 10 de la Convention soulevé par ces derniers, la Cour de cassation répondit comme il suit :

« (...) attendu que la cour d’appel a retenu que toutes les informations publiées avaient été recueillies par M. Gubler à l’occasion de son activité de médecin personnel de François Mitterrand, de sorte qu’elles relevaient du secret médical – pussent-elles constituer, en outre, une atteinte au respect dû à la vie privée ; qu’ayant constaté que la violation du secret médical était établie par un jugement pénal, les juges du second degré, qui ont retenu que l’exercice de la liberté d’expression pouvait donner lieu à certaines restrictions, notamment pour la protection des droits d’autrui, ont légalement justifié leur décision en décidant, souverainement, que la cessation de la diffusion de l’ouvrage était seule de nature à mettre fin à l’infraction pénale et au préjudice subi, qu’ils ont souverainement évalué (...) ».

Accueillant en revanche partiellement le pourvoi formé par les consorts Mitterrand, la Cour cassa et annula l’arrêt du 27 mai 1997 en ce qu’il mettait M. Orban hors de cause et renvoya sur ce point la cause et les parties devant la cour d’appel de Paris autrement composée. L’issue de cet aspect de la procédure n’a pas été précisé par les parties.

B.  Le droit interne pertinent

L’obligation des médecins au secret médical est prévue par les articles suivants du code de déontologie médicale :

Article 4

« Le secret professionnel, institué dans l’intérêt des patients, s’impose à tout médecin dans les conditions établies par la loi.

Le secret couvre tout ce qui est venu à la connaissance du médecin dans l’exercice de sa profession, c’est-à-dire non seulement ce qui lui a été confié, mais aussi ce qu’il a vu, entendu ou compris. »

Article 72

« Le médecin doit veiller à ce que les personnes qui l’assistent dans son exercice soient instruites de leurs obligations en matière de secret professionnel et s’y conforment.

Il doit veiller à ce qu’aucune atteinte ne soit portée par son entourage au secret qui s’attache à sa correspondance professionnelle.  »

Article 73

« Le médecin doit protéger contre toute indiscrétion les documents médicaux concernant les personnes qu’il a soignées ou examinées, quels que soient le contenu et le support de ces documents.

Il en va de même des informations médicales dont il peut être le détenteur.

Le médecin doit faire en sorte, lorsqu’il utilise son expérience ou ses documents à des fins de publication scientifique ou d’enseignement, que l’identification des personnes ne soit pas possible. A défaut, leur accord doit être obtenu.  »

La violation du secret professionnel est constitutive d’une infraction prévue et réprimée par l’article 226-13 du code pénal, aux termes duquel :

« La révélation d’une information à caractère secret par une personne qui en est dépositaire soit par état ou par profession, soit en raison d’une fonction ou d’une mission temporaire, est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. »

Selon la Cour de cassation, « ce que la loi a voulu garantir, c’est la sécurité des confidences qu’un particulier est dans la nécessité de faire à une personne dont l’état ou la profession, dans un intérêt général et d’ordre public, fait d’elle un confident nécessaire » (Cass. crim. 19 novembre 1985, Bull. crim. no 364). La haute juridiction a précisé que « l’obligation au secret professionnel, établie par l’article 226-13 du Code pénal, pour assurer la confiance nécessaire à l’exercice de certaines professions ou de certaines fonctions, s’impose aux médecins, hormis les cas où la loi en dispose autrement, comme un devoir de leur état, [et que], sous cette seule réserve, elle est générale et absolue » (Cass. crim. 8 avril 1998 Bull. no 138), « et il n’appartient à personne de les en affranchir » (Cass. crim 5 juin 1985 Bull. no 218). Dans le cadre d’une affaire concernant un avocat, elle a jugé que « l’obligation au secret professionnel établie par l’article 226-13 du code pénal s’impose aux avocats comme un devoir de leur fonction [et que] la connaissance par d’autres personne de faits couverts par le secret n’est pas de nature à enlever à ces faits leur caractère confidentiel et secret » (Cass. crim. 16 mai 2000, Bull. no 192).

L’article 226-14 du code pénal précise cependant ce qui suit :

« L’article 226-13 n’est pas applicable dans les cas où la loi impose ou autorise la révélation du secret. En outre, il n’est pas applicable :

1º A celui qui informe les autorités judiciaires, médicales ou administratives de privations ou de sévices, y compris lorsqu’il s’agit d’atteintes sexuelles dont il a eu connaissance et qui ont été infligés à un mineur de quinze ans ou à une personne qui n’est pas en mesure de se protéger en raison de son âge ou de son état physique ou psychique ;

2º Au médecin qui, avec l’accord de la victime, porte à la connaissance du procureur de la République les sévices qu’il a constatés dans l’exercice de sa profession et qui lui permettent de présumer que des violences sexuelles de toute nature ont été commises.

3º Aux professionnels de la santé ou de l’action sociale qui informent le préfet et, à Paris, le préfet de police du caractère dangereux pour elles-mêmes ou pour autrui des personnes qui les consultent et dont ils savent qu’elles détiennent une arme ou qu’elles ont manifesté leur intention d’en acquérir une.

Aucune sanction disciplinaire ne peut être prononcée du fait du signalement de sévices par le médecin aux autorités compétentes dans les conditions prévues au présent article. »

La Cour de cassation admet que le professionnel mis en cause dans sa compétence ou dans son intégrité puisse être amené à transgresser le secret pour apporter la preuve de la qualité de son intervention ou de sa bonne foi (Cass. Crim. 20 décembre 1967, Bull. no 338). Selon le Gouvernement, cela ne serait cependant possible qu’à la condition que la révélation se limite aux strictes exigences de sa défense devant une juridiction et ne prenne pas la forme d’une divulgation publique délibérée ; le Gouvernement renvoie à cet égard – sans le produire ni en fournir les références de publication – à un arrêt Watelet de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 19 décembre 1885. La société requérante produit quant à elle un arrêt du 22 mai 2002, dans lequel la  première chambre civile de la Cour de cassation a jugé que, par l’effet de l’article 901 du code civil [aux termes duquel « pour faire une donation (...) il faut être sain d’esprit »] qui vaut autorisation au sens de l’article 226-14 du code pénal, le professionnel est déchargé de son obligation au secret relativement aux faits dont il a eu connaissance dans l’exercice de sa profession ; (...) la finalité du secret professionnel étant la protection du non-professionnel qui les a confiés, leur révélation peut être faite non seulement à ce dernier mais également aux personnes ayant un intérêt légitime à faire valoir cette protection ».  

GRIEF

Invoquant l’article 10 de la Convention, la société requérante dénonce une violation de son droit à la liberté d’expression. Elle soutient que l’interdiction qui lui fut faite par les juridictions internes de poursuivre la diffusion de l’ouvrage intitulé « le Grand secret » n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ». Elle ajoute que sa condamnation en sus au paiement de dommages-intérêts « exorbitant[s] » n’est pas proportionnée au but poursuivi.

EN DROIT

1.  La société requérante dénonce une violation de son droit à la liberté d’expression. Elle soutient que l’interdiction qui lui fut faite par les juridictions internes de poursuivre la diffusion de l’ouvrage intitulé « le Grand secret » n’était pas « nécessaire dans une société démocratique » ; elle ajoute que sa condamnation en sus au paiement de dommages-intérêts « exorbitant[s] » n’est pas proportionnée au but poursuivi. Elle invoque l’article 10 de la Convention, aux termes duquel :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

2.  Le Gouvernement reconnaît que les mesures dénoncées constituent une ingérence de l’autorité publique dans l’exercice de la liberté d’expression de la société requérante.

Le Gouvernement soutient en revanche que cette ingérence était prévue par la loi. Il souligne à cet égard que la société requérante ne pouvait ignorer, compte tenu de l’abondante jurisprudence sur le secret médical, des règles de déontologie médicale et de l’article 226-13 du code pénal, que l’ouvrage écrit par le Dr Gubler, décrivant notamment l’évolution de la maladie du Président Mitterrand dont il avait été le médecin personnel, le traitement médical et les interventions chirurgicales que ce dernier a subies et ses entretiens avec le Dr Gubler et d’autres médecins, constituaient des révélations couvertes par le secret médical, susceptibles d’entraîner des poursuites pénales et une action devant les juridictions civiles.

Le Gouvernement ajoute que les mesures litigieuses poursuivaient des buts légitimes au regard du second paragraphe de l’article 10 : elles tendaient à garantir le secret médical et visaient ainsi à la « protection de la réputation ou des droits d’autrui » et à la prévention de « la divulgation d’informations confidentielles ». Le Gouvernement précise que le secret médical trouve son fondement dans l’intérêt des patients, lesquels devraient pouvoir se confier aux médecins sans réticence et être protégés contre la divulgation d’informations touchant à leur intimité et à leur vie privée. En corollaire, ledit secret viserait à la préservation de l’intérêt général de la société à voir protégée la relation de confiance fondant l’exercice de l’art médical.

Le Gouvernement estime en outre que l’ingérence litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique ». Il considère que les juridictions internes ont correctement pesé les intérêts en jeu : d’une part, le droit d’informer et d’être informé sur des questions d’intérêt général ; d’autre part,  l’atteinte portée au secret médical, lequel relèverait également de l’intérêt général. Elles auraient ainsi constaté que l’ouvrage litigieux contenait les éléments suivants : des informations d’ordre strictement médical, très détaillées, concernant les symptômes de la maladie de François Mitterrand, le récit des examens médicaux qu’il a subis ainsi que leur résultat et leur fréquence, la description d’un protocole de soins, les modalités d’application des soins, l’indication de médicaments administrés, la description de troubles physiques et des effets secondaires des médicaments, le récit du déroulement d’une opération chirurgicale, le récit d’entretiens entre le Dr Gubler et son patient et la description d’interventions, d’entretiens et de traitements réalisés par d’autres médecins ; la description des conditions dans lesquelles ont été établis certains bulletins relatifs à l’état de santé de François Mitterrand ; des informations relatives à la vie privée de l’épouse et des enfants de François Mitterrand. Les juges auraient par ailleurs précisé que, même lorsqu’ils ne se rapportent pas directement à des faits de nature médicale, les événements décrits dans l’ouvrage étaient couverts par le secret médical dans la mesure où ils n’avaient pu être portés à la connaissance du Dr Gubler qu’à l’occasion de l’exercice de sa profession.

Le Gouvernement souligne que, par un jugement du 5 juillet 1996, le tribunal correctionnel de Paris a déclaré le Dr Gubler coupable du délit de violation du secret professionnel, et M. Gonod ainsi que M. Olivier Orban – représentant légal de la société requérante –, coupables de complicité de ce même délit ; devenu définitif à défaut d’appel, ce jugement s’imposait aux juridictions civiles.

Selon le Gouvernement, la société requérante savait dès la signature du contrat d’édition que le manuscrit contenait essentiellement des informations obtenues sous le sceau du secret médical ; elle ne saurait donc prétendre avoir agi de bonne foi.

Le Gouvernement déclare ne pas méconnaître l’intérêt d’un débat public sur le droit d’information des électeurs quant aux capacités physique et intellectuelle de ceux qui les dirigent. Il considère en revanche qu’un tel débat ne justifiait pas la publication d’un livre décrivant pour l’essentiel les étapes de la maladie du Président Mitterrand, les soins reçus et l’attitude de ses proches, d’autant moins que cette publication intervenait après le décès de l’intéressé, ce qui, selon le Gouvernement, diminuait l’ « acuité » de la question.

Le Gouvernement ajoute que, parce qu’il ne vise pas uniquement à protéger l’intérêt particulier des patients mais aussi l’intérêt général de la société, le secret médical revêt un caractère général et absolu : le patient lui-même ne pourrait en délier son médecin. La société requérante ne saurait donc tirer argument d’une prétendue renonciation de François Mitterrand au secret médical.

Le Gouvernement reconnaît que le fait que François Mitterrand est décédé d’un cancer dont il souffrait depuis 1981 avait été révélé par les médias avant la publication du livre dont il est question. Cela n’enlèverait cependant rien à la circonstance que ledit ouvrage divulgue des informations médicales autrement plus précises, auxquelles le Dr Gubler n’aurait pu avoir connaissance que par le biais de l’exercice de sa profession. Le fait que le livre litigieux est diffusé sur l’Internet ne supprimerait pas le caractère illicite des informations qu’il contient : cette diffusion n’aurait été possible que par sa vente durant un jour ; les sites étant pour la plupart hébergés à l’étranger, il serait impossible pour les autorités françaises d’ « agir sur un plan juridique ».

Enfin, le Gouvernement juge les mesures prises par les juridictions internes « proportionnées aux buts poursuivis ». Il souligne que ce n’est pas la publication de l’ouvrage qui a été interdite mais la poursuite de sa diffusion. Or, d’une part, cette mesure visait à réparer le dommage causé par la violation du secret médical et, d’autre part, la condamnation pénale de la société requérante pour complicité de violation du secret médical liait le juge civil quant à l’appréciation de la faute. Selon le Gouvernement, il n’était pas possible, compte tenu de leur volume rédactionnel, de dissocier les passages révélant des faits couverts par le secret médical des autres passages du livre sans vider celui-ci de l’essentiel de son contenu et de le dénaturer : l’interdiction de la poursuite de la diffusion de la totalité de l’ouvrage était ainsi le seul moyen de mettre fin au dommage. Par ailleurs, les circonstances particulières relevées par les juridictions internes justifieraient les montants alloués aux héritiers de François Mitterrand au titre des dommages-intérêts ; il conviendrait au demeurant de relativiser ces montants dans la mesure où la société requérante aurait réalisé un bénéfice grâce à la vente de 40 000 exemplaires de l’ouvrage litigieux et où, condamnée in solidum avec le Dr Gubler, elle n’en serait concrètement débitrice qu’à hauteur de 50 %.

3.  La société requérante réplique en substance que l’ingérence litigieuse n’était pas « prévue par la loi ». Selon elle, il n’était prévisible, au vu du droit positif, ni que le contenu de l’ouvrage litigieux entre en conflit avec le secret médical, ni que les héritiers de François Mitterrand puissent agir contre elle devant les juridictions civiles alors que la publication dudit ouvrage était postérieure au décès de ce dernier.

A cet égard, la société requérante souligne en premier lieu que, s’il est incontestable que le secret médical est protégé par l’article 226-13 du code pénal et que sa violation constitue un délit, il n’est pas évident que le patient ne puisse en délier son médecin ; ainsi, selon la doctrine, il ne serait opposable ni au malade ni, en principe, à ses ayants-droit (elle se réfère à cet égard à l’ouvrage du professeur P. Kayser, La protection de la vie privée par le droit, Economica, 3ème édition, § 214, ainsi qu’à des « opinions convergentes » de MM. N.J. Mazen in Gazette du Palais 1975, pp. 468-474, et R. Savatier in Dalloz 1957, pp. 445-447). Or François Mitterrand aurait officiellement délié le Dr Gubler de son obligation en lui demandant pendant des années de publier ses bulletins de santé, aurait plus largement exprimé le désir de rendre publiques toutes les questions relatives à sa santé, et aurait répondu « faites comme bon vous semble ; annoncez ce que vous voudrez » à un autre des ses médecins qui lui demandait comment il convenait de communiquer sur sa maladie (la société requérante se réfère à cet égard à une interview du Professeur Bernard Debré, publiée en janvier 1996 par l’hebdomadaire VSD). Le secret médical ne serait d’ailleurs pas aussi général et absolu que le prétend le Gouvernement. Ainsi, notamment, la  première chambre civile de la Cour de cassation aurait jugé que, « par l’effet de l’article 901 du code civil [aux termes duquel « pour faire une donation (...) il faut être sain d’esprit »] qui vaut autorisation au sens de l’article 226-14 du code pénal, le professionnel est déchargé de son obligation au secret relativement aux faits dont il a eu connaissance dans l’exercice de sa profession » (arrêt du 22 mai 2002).

Deuxièmement, la jurisprudence admettrait qu’un médecin, objet d’attaques, se défende nonobstant le secret professionnel auquel il est astreint (Cass. Crim. 20 décembre 1967, Bull. no 338) ; or, précisément, les compétence et l’honneur du Dr Gubler auraient été mis en cause par les médias (la société requérante produit un article du Monde, du 11 janvier 1996, relatant les critiques formulées par le frère du Président quant à la façon dont ce dernier avait été soigné).

Troisièmement, selon la société requérante, lorsque la victime d’une infraction décède avant d’avoir elle-même introduit une action en réparation, son droit à réparation, entré dans son patrimoine avant le décès, est transmis à ses héritiers. Il serait en revanche « tout à fait contestable » que les héritiers d’un patient soient recevables à se plaindre au civil d’une violation du secret médical survenue postérieurement au décès : en la matière comme dans le domaine du respect de la vie privée, l’action civile – à la différence de l’action publique – s’éteindrait au décès de la personne concernée, seule titulaire du droit d’agir. Or, en l’espèce, la publication litigieuse était postérieure au décès de François Mitterrand.

La société requérante déduit en outre de ce qui précède que l’ingérence litigieuse ne poursuivait pas un « but légitime » : d’une part, le but tenant de la « fonction sociale » du secret médical ne pourrait justifier une condamnation au profit d’héritiers ; d’autre part, la protection des intérêts privés de François Mitterrand ne sauraient être invoqués dans la mesure où le droit d’agir au civil se serait éteint avec son décès. 

La société requérante ajoute que l’ingérence litigieuse n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ». Elle souligne en premier lieu que l’ouvrage litigieux soulevait des questions d’intérêt général : il participait au droit des citoyens – à l’égard desquels le Président Mitterrand avait volontairement contracté une obligation de « transparence médicale » – à être informés sur un « mensonge d’Etat », et s’inscrivait dans le débat plus général de la santé des dirigeants en exercice. L’étendue des révélations contenues dans ledit ouvrage n’enlèverait rien à ceci ; la société requérante estime à cet égard qu’il appartenait au Dr Gubler et à son éditeur de décider des informations à fournir au public sur la santé du Président (elle se réfère su ce point à l’arrêt Fressoz et Roire c. France du 21 janvier 1999 [GC], no 29183/95, CEDH 1999-I). Elle soutient ensuite que le débat n’avait pas perdu de son acuité après le décès de François Mitterrand ; de nombreuses personnalités l’auraient d’ailleurs animé bien après la publication dont il est question. En second lieu, la société requérante expose que les informations figurant dans l’ouvrage litigieux ont fait l’objet d’une très importante diffusion : il y eut une « pré-publication » dans le magazine Paris-Match le 16 janvier 1996 (lequel fut diffusé à un million d’exemplaires), 40 000 copies furent vendues avant que le juge des référés ordonne la saisie, et, le 13 mars 1996, lorsque la cour d’appel décida de maintenir la saisie,  le livre était diffusé sur l’Internet et avait fait l’objet de nombreux commentaires dans les médias. Se référant à l’arrêt Vereniging Weekblad Bluf ! c. Pays-Bas du 9 février 1995 (série A no 306-A), elle en déduit que l’interdiction de sa diffusion ne se justifiait pas.

Selon la société requérante, cette ingérence est en tout état de cause disproportionnée, puisqu’elle consiste en une interdiction de publication générale et absolue, illimitée dans le temps et assortie de surcroît d’une condamnation à de lourds dommages-intérêts, dans le but non de réparer une atteinte à l’intérêt général (réalisée par le jugement du tribunal correctionnel du 5 juillet 1996) mais de protéger les intérêts particuliers des « proches de la victime ». La société requérante précise en particulier que, contrairement à ce que soutient le Gouvernement, le juge civil n’était pas lié par la condamnation pénale de son PDG pour complicité de violation du secret médical. Ledit juge n’était saisi que d’intérêts particuliers : il lui revenait uniquement d’évaluer et de réparer le dommage subi par François Mitterrand au jour de son décès du fait de l’atteinte portée à sa vie privée au travers de la violation du secret médical. Or, le droit d’une personne à agir en violation de sa vie privée disparaîtrait à son décès ; une différence de traitement à cet égard du droit à l’information selon que l’atteinte à la vie privée du défunt est ou non perpétrée au travers d’une violation du secret médical ne serait fondée sur aucune « raison objective » au sens de l’arrêt Du Roy et Malaurie c. France du 3 octobre 2000 (no 34000/96, CEDH 2000-X). La société requérante juge « particulièrement pervers » l’argument du Gouvernement selon lequel l’interdiction totale de la diffusion se justifiait par le fait que se limiter à occulter les passages entrant en conflit avec le secret médical eût abouti à vider le livre de l’essentiel de son contenu et à le dénaturer ; cela reviendrait à légitimer la censure totale d’un écrit par le fait qu’une censure partielle porte atteinte au droit que l’auteur de cet écrit tient du code de la propriété intellectuelle de ne pas voir dénaturer son œuvre. Enfin, la société requérante souligne que le juge civil a alloué 340 000 francs de dommages-intérêts aux héritiers de François Mitterrand, soit une somme plus qu’importante pour un préjudice qu’ils n’ont pas directement subi et alors même que la diffusion de l’ouvrage avait été interdite en référé.

4.  La Cour estime que la requête soulève des questions de fait et de droit au regard de la Convention qui nécessitent un examen au fond. Elle conclut par conséquent qu’elle n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Constatant par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour estime qu’il y a lieu de la déclarer recevable.

Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,

Déclare la requête recevable, tous moyens de fond réservés.

S. DolléA.B. Baka
GreffièrePrésident

Extraits similaires
highlight
Extraits similaires
Extraits les plus copiés
Extraits similaires
Inscrivez-vous gratuitement pour imprimer votre décision
CEDH, Cour (deuxième section), PLON (SOCIETE) c. la FRANCE, 27 mai 2003, 58148/00