CEDH, Cour (première section), PATUREL c. FRANCE, 7 octobre 2004, 54968/00

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Chronologie de l’affaire

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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Première Section), 7 oct. 2004, n° 54968/00
Numéro(s) : 54968/00
Type de document : Recevabilité
Date d’introduction : 6 décembre 1999
Niveau d’importance : Importance faible
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusions : Partiellement recevable ; Partiellement irrecevable
Identifiant HUDOC : 001-67203
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2004:1007DEC005496800
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Sur les parties

Texte intégral

PREMIÈRE SECTION

DÉCISION

SUR LA RECEVABILITÉ

de la requête no 54968/00
présentée par Christian PATUREL
contre la France

La Cour européenne des Droits de l'Homme (première section), siégeant le 7 octobre 2004 en une chambre composée de :

MM.C.L. Rozakis, président,
J.-P. Costa,
MmesF. Tulkens,
N. Vajić,
S. Botoucharova,
MM.A. Kovler,
K. Hajiyev, juges,
et de M. S. Nielsen, greffier de section,

Vu la requête susmentionnée introduite le 6 décembre 1999,

Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par le requérant,

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

EN FAIT

Le requérant, M. Christian Paturel, est un ressortissant français, né en 1947 et résidant à Croth (France).

Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

En février 1996, le requérant fit paraître un ouvrage intitulé « Sectes, Religions et Libertés Publiques ». Ce livre fut édité à compte d'auteur par la maison d'édition « La pensée universelle ».

Le 30 avril 1996, le requérant et sa maison d'édition firent l'objet d'une citation directe devant le tribunal correctionnel de Paris, délivrée à la demande de l'Union nationale des associations de défense de la famille et de l'individu (UNADFI), pour diffamation.

Par jugement du 25 mars 1997, le tribunal correctionnel de Paris déclara le requérant et le directeur de publication coupables de diffamation envers un particulier, en l'espèce l'UNADFI, en raison du contenu de cinq passages du livre, passages rédigés comme suit :

1er passage : « 244. L'ADFI naît à Rennes, en 1974, à l'initiative du Dr Champollion et du psychiatre André Badiche. Elle déclare immédiatement son attachement aux théories pseudo-scientifiques des psychiatres américains, notamment John Clark, Louis West et Margaret Singer visant à une « normalisation de la société ». Cette dernière serait mise en péril par les nouveaux mouvements sectaires.

245. On retrouve toujours cette idée qui animait les mouvements antisémites et antimaçonniques, savoir : la dénonciation d'une minorité occulte qui détiendrait la réalité du pouvoir, de la  finance et qui serait à l'origine des malheurs de la société (crises économiques, chômage, guerres ...).

La démarche n'est ni originale, ni nouvelle. Le message n'a guère varié au fil des siècles. Le mouvement anti-sectes s'inscrit dans une continuité historique remarquable et participe de ces forces occultes, souterraines qui ont toujours véhiculé une idéologie de l'exclusion basée sur la haine, la discrimination religieuse, l'intoxication et la manipulation des foules, le mensonge et les préjugés.

246. Cette idéologie de la honte a produit des fruits pourris à certaines époques historiques : massacre des Cathares, Saint Barthélémy, révocation de l'Edit de Nantes, affaire Dreyfus, mesures antisémites du régime de Vichy ... Rappelons, à propos de Vichy, l'excellent ouvrage de ... Henri Amouroux : « quarante millions de pétainistes ». Ce livre décrit, avec beaucoup d'honnêteté, de discernement l'état de la société française de l'époque.

247. Aujourd'hui, ces mouvements resurgissent sous un habillage différent, désignent des cibles nouvelles : « les sectes » et s'appuient sur tout un arsenal pseudo‑scientifique provenant d'un courant marginal (extrêmement marginal) de la psychiatrie américaine.

Il est vrai qu'un antisémitisme primaire n'est plus de mise après l'Holocauste et ses six millions de malheureuses victimes. Quant aux Maçons, leur représentation au sein du gouvernement interdit aujourd'hui toute attaque, critique ou persécution. Dès lors, les sectes constituent le seul « gibier autorisé ».

248. Les religions minoritaires représentent un danger pour l'église catholique. Elles risquent d'attirer les personnes désireuses de mener une vie spirituelle. En Italie, l'Eglise catholique voit chaque année 10 000 fidèles rejoindre les rangs des chrétiens Témoins de Jéhovah. Rome, dans sa colère, accuse ces derniers d'appartenir à une secte, de recourir au « prosélytisme sauvage » ... Dès lors, les mobiles qui sont à l'origine des crimes et délits qui sont commis, en violation des droits de l'homme et libertés fondamentales, sont facilement décelables.

249. L'ADFI est la « courroie de transmission » qui véhicule l'idéologie totalitaire des psychiatres américains. Elle tente régulièrement, notamment à l'occasion des élections politiques, d'imposer ses thèses aux autorités publiques, médias et population, d'accréditer sa « dernière Croisade ».

L'ADFI France figure fréquemment dans l'organe d'information publié par l'AFF (American Family Foundation) : « The Advisor ». Elle participe activement aux multiples colloques qui réunissent toutes les associations anti-sectes du monde : Heverlee (Belgique) 1977, Paris 1980, Bonn 1981, Arlington (Etats-Unis) 1982, Wingspread (Etats-Unis) 1985, Barcelone 1987 et 1993. Les bulletins intérieurs de l'ADFI publient régulièrement des extraits relatifs aux « recherches » et « travaux » de Clark. Ce dernier, dans son égarement, dénonce les barrières juridiques que nos sociétés démocratiques et libérales osent dresser pour contrarier ses ambitions, objectifs, projets, conceptions personnels.

250. La méthode dite de deprogramming préconisée par Clark et défendue par l'ADFI, présente une très grande similitude avec les techniques soviétiques en vigueur aux belles heures du communisme : internement psychiatrique des dissidents, injections massives de substances chimiques ...

L'ADFI traduit, distribue et diffuse largement ces études américaines. Ainsi, un bulletin d'information de 1978 déclare : « (...) par le biais des UDAF (Union Départementale des Associations Familiales) », le Président de l'ADFI « compte faire parvenir à l'UNAF le rapport Clark et par cette voie au Ministère de la Santé (...) ». Le Président de l'ADFI possède « actuellement une conférence faite à des psychiatres en Allemagne par le Docteur Clark. Ce serait son dernier texte. Ce rapport date de février 1978. Il est à la traduction, outil de première importance qui sera à divulguer au maximum (...) » ».

Quand on pense que Clark a proposé, en 1983, un plan visant à faire disparaître les « nouvelles religions » (les chrétiens Témoins de Jéhovah, âgés à l'époque de 110 ans, faisaient-ils partie de ce génocide cultuel ?), il y a lieu d'être inquiet pour les libertés publiques en France. »

2ème passage : « 255. Evénements, précisons-le qui sont condamnés par la quasi‑unanimité des mouvements minoritaires mais qui permettent à l'ADFI et consœurs de justifier leurs thèses totalitaires et leurs propositions expéditives.

256. Mais, autrefois, sous l'autorité de l'Eglise catholique, n'accusait-on pas les Juifs de procéder à des meurtres rituels ? La sinistre chasse aux sorcières des XVIe et XVIIe siècles qui a conduit au bûcher plus de 100 000 femmes, ne jouait-elle pas sur la peur des populations ? Les Maçons n'étaient-ils pas condamnés pour leurs pratiques sataniques ?

257. Au niveau des libertés publiques, de la tolérance, de la paix sociale, l'ADFI pollue le climat français. Elle se livre à une véritable intoxication mentale et exploite au maximum le façonnage des esprits résultant d'une dénomination séculaire de l'Eglise catholique.

258. Précisons que le siège social de l'ADFI est très fréquenté par les membres du clergé. Fidèle à sa politique machiavélique à double visage : dur dans les pays où règne la dictature et doux dans les Etats où les libertés sont solidement établies, le Vatican est présent, de façon discrète, au sein de cet organe de combat en la personne, notamment, de l'abbé Trouslard. Ce dernier joue un rôle très actif dans cette structure où il représente sa hiérarchie.

Que les événements viennent à évoluer favorablement pour les intérêts de Rome et la présence de cet éminent abbé sera assimilée à un engagement sans réserve, total et généreux de Rome. Qu'inversement, l'ADFI soit condamnée par les autorités publiques, voire dissoute, et le « Saint-Siège » sera en mesure de condamner les initiatives d'un « franc-tireur », d'un « irresponsable ». L'art de s'accommoder aux circonstances (précédent de l'Action française le 20/12/1926 voir no 56).

259. En soi, la présence de prêtres est rassurante pour l'opinion publique et surtout pour les familles qui sont inquiètes par le départ d'un enfant vers une structure marginale appelée « secte ». La détresse morale, la solitude, la sincérité de ces parents sont légitimes et compréhensibles. Les agents de l'ADFI, avec beaucoup d'habileté et d'expérience, savent « exploiter le terrain », accentuer jusqu'à la panique la crainte des parents et faire de ces malheureux de futurs membres, des témoins émouvants lors d'émissions particulièrement médiatisées. Mais, ces techniques ne relèvent-elles pas de la manipulation, de l'exploitation d'une situation de faiblesse ?

260. Il arrive souvent que les parents ne soulèvent aucun grief quant à l'adhésion de leur enfant à un groupe minoritaire. Le conflit apparaît après l'intervention des agents de ... l'association anti-sectes.

L'ADFI, et derrière elle l'Eglise catholique, savent récupérer les détresses humaines. Il existe effectivement, qui oserait le nier, des structures d'accueil particulièrement  dangereuses et nocives pour la jeunesse. Ces dernières ne constituent toutefois qu'une extrême minorité et ne sont pas représentatives de cet univers cultuel et philosophique englobé sous le terme générique de « sectes ».

261. La dangerosité de certains mouvements doit être combattue avec âpreté, énergie, constance. Sur ce plan, une association anti-sectes pourrait, sous certaines garanties, assumer un rôle utile.

262. Mais, l'ADFI et autres consœurs, compte tenu de leur filiation américaine, de leur fondement idéologique, de leurs thèses psychiatriques dépourvues de tout support scientifique, de leurs méthodes exécrables et totalitaires, ne correspondent nullement au modèle souhaitable pour agir dans un domaine aussi délicat et ... passionnel. 

263. L'ADFI est un instrument entre les mains du Vatican et la servante d'une idéologie controversée. La présence en son sein de libres penseurs, de rationalistes athées, de laïcs sincères ne modifie nullement les données du problème. Elle confirme simplement l'extrême habilité du Vatican à fédérer, sous sa houlette et dans ses intérêts exclusifs, des aspirations diverses. Le précédent du MRP après la Libération est instructif (voir no 109 et suivants). »

3ème passage : « 289. Avec un tel acte de naissance (des psychiatres qui ont été rejetés par leurs confrères) et un tel parrain (le Vatican), nous pouvons nous attendre au pire.

Effectivement, les méthodes utilisées sont d'inspiration machiavélique.

290. La mainmise est exercée sur de nombreux médias qui véhiculent, sans aucun égard pour la déontologie du journalisme, des slogans éculés et mensongers. L'opinion publique est l'objet d'une véritable manipulation qui repose sur la désinformation, l'exploitation abusive de drames (Guyana) dont la responsabilité est honteusement imputée aux nouveaux mouvements religieux, le refus du contradictoire qui accrédite ainsi l'idée d'une Vérité incontestable, l'incitation à la haine pour tout ce qui s'écarte de la « normalité socio‑religieuse (voir no 564 et suivants) ».

4ème passage : « 299. Les atteintes les plus graves aux droits de l'homme ont été commises lors de la mise en pratique de la redoutable méthode de « deprogramming » imaginée par certains psychiatres américains qui inspirent toujours les dirigeants de l'ADFI. L'Eglise catholique en la circonstance a pu apporter sa longue et riche expérience de ... l'Inquisition.

300. Pour ne citer que quelques tristes cas français, évoquons :

- Brigitte Backeland qui est devenue membre de l'Eglise de l'unification (Moon) à l'âge de 18 ans. Elle est enlevée près de Rouen et soumise à un dur traitement durant près de quatre mois. La jeune femme a porté plainte pour : coups et blessures volontaires, menaces de mort, tentatives de viol (au pluriel).

- Claire Chateau et Christine Ion, toutes deux moonistes, sont enlevées près de Besançon et se voient infliger les mêmes séances de deprogramming.

- Maria Crapanzano (scientologie) connaît semblable infortune près de Marseille. Un certificat médical délivré avec beaucoup de complaisance (le médecin ne l'ayant jamais examinée) et signé de la date du lendemain ordonne son internement psychiatrique.

- Dans le cadre de cette folie orchestrée par l'ADFI, une jeune femme n'appartenant à aucun groupement minoritaire, parti politique, secte, club sportif, association quelconque ... est victime de ces méthodes honteuses, barbares et révoltantes.

- Anne-Catherine Bouvier de Cachard est amoureuse d'un modeste « roturier » d'origine portugaise. Cette perte de discernement, selon la famille, ne peut s'expliquer que par l'adhésion à une secte. Pourtant, les amoureux de Peynet ne constituent pas une secte ! Ce groupe est largement majoritaire.

Avec l'aide de l'ADFI, d'un prêtre et d'un commando, l'opération est conçue et rapidement exécutée. Kidnappée, droguée, la jeune femme est « soignée » aux neuroleptiques, thérapeutiques, adaptée aux patients présentant de graves troubles psychiques.

Cette affaire s'est déroulée en 1990 près de Châlons-sur-Marne et s'est achevée en 1992 par l'inculpation de deux membres de la famille et d'un prêtre. »

5ème passage : « 355. Terminons par l'évocation de la Firephim (Fédération des religions et des philosophies minoritaires) qui a été créée en 1993 et qui regroupe de nombreux mouvements philosophiques et religieux. Dans son communiqué de presse, cette association indiquait : « Les Nouveaux Mouvements Philosophiques et Religieux se rassemblent passant outre leurs points de divergence, et coordonnent leurs actions afin de lutter contre les injustices, les fausses informations, l'intolérance et toutes les formes de discriminations dont ils font l'objet. La Firephim s'insurge contre le financement par les Pouvoirs Publics d'associations type ADFI, qui sous des dehors très respectables utilisent des fonds publics pour inciter à la haine, à la violence, et orchestrer des campagnes d'intolérance (...) » »

Le tribunal les condamna à payer respectivement 20 000 et 10 000 francs d'amende, ainsi qu'à verser un franc à titre de dommages-intérêts à la partie civile, outre une publication de la condamnation dans deux journaux choisis par la partie civile.

Le tribunal s'exprima notamment comme suit :

« Les imputations diffamatoires sont réputées, de droit, faites avec intention de nuire, mais elles peuvent être justifiées lorsque leur auteur établit sa bonne foi en prouvant qu'il a poursuivi un but légitime, étranger à toute animosité personnelle, qu'il s'est conformé à un certain nombre d'exigences, en particulier de sérieux de l'enquête et de prudence dans l'expression.

En l'espèce, s'il est parfaitement légitime de consacrer un ouvrage aux dérives pouvant résulter de la lutte contre le phénomène sectaire, les autres critères requis font en revanche défaut.

Le tribunal constate en effet que pour justifier ses allégations à l'encontre de l'UNADFI, Monsieur Paturel produit de nombreuses pièces, essentiellement constituées, d'une part de publications ou de notes émanant d'associations ou d'auteurs dénonçant l'activité de l'UNADFI, d'autre part de coupures de presse faisant état du rôle de la plaignante auprès de familles d'adeptes de groupes qualifiés de « sectes ».

Or, ces articles de presse et publications ne revêtent aucun caractère probant, quand bien même n'auraient-ils donné lieu à aucune contestation de la part de la partie civile dont l'absence de réaction ne serait, en tout état de cause, aucunement significative d'un quelconque acquiescement et ne saurait conférer aux propos litigieux la qualité de vérité révélée.

Il résulte d'ailleurs des documents communiqués par l'UNADFI que l'un des articles, intitulé « Clinique de WELLSPRING - Le goulag psy américain » paru dans le « BULLETIN DE LIAISON POUR LA VERITE SUR LES ASSOCIATIONS ANTI RELIGIEUSES (BULLEVAR) », a précisément été jugé diffamatoire à l'égard de la partie civile par jugement de la 1o chambre du tribunal de grande instance de Paris en date du 30 octobre 1996.

On relèvera également que Monsieur Paturel verse aux débats diverses pièces qui ne concernent pas spécifiquement l'UNADFI, ou qui sont sans rapport direct avec les imputations retenues comme diffamatoires, mais dont le prévenu déduit de façon péremptoire qu'elles établissent la preuve des accusations formulées à l'encontre de la partie civile. Ainsi en est-il, à titre d'exemple :

- de la documentation relative à l'association américaine « CAN », qualifiée d'anti‑secte, qui aurait fait l'objet d'une condamnation judiciaire et qui aurait diffusé un ouvrage sur le « déprogramming », préfacé par un membre de l'association plaignante.

- d'une lettre adressée par la « Coordination nationale des victimes de l'Organisation des Témoins de Jéhovah » au Procureur de la République de Privas critiquant une décision favorable prise à l'égard des membres de cette Association, au cours d'une audience s'étant déroulée au tribunal correctionnel de cette ville.

- du compte rendu d'un colloque portant sur « L'actualité des Associations cultuelles », stigmatisant l'attitude défavorable à l'égard de cette manifestation de la part d'un groupe de pression, sur lequel aucun élément d'identification n'est au demeurant fourni.

- d'un arrêt de la Chambre d'Accusation de Nancy en date du 18 mai 1993, relatif aux faits de séquestration de personne, violences volontaires, et complicité de ces délits, commis au préjudice de Madame [C.], aux termes duquel l'ADFI n'est mentionnée qu'en référence au soupçon émis par le « Comité français des scientologues contre la discrimination », quant à une manipulation de la famille de la victime par la plaignante, et ne figure nullement parmi les nombreuses personnes inculpées, notamment au titre d'une éventuelle complicité.

Il apparaît en réalité que les griefs articulés à l'encontre de l'UNADFI par Monsieur Paturel ne sont corroborés par aucun élément sérieux ni objectif : le prévenu a au contraire procédé par voie d'affirmation, d'analogie et d'amalgame pour attribuer à la partie civile la commission d'actes particulièrement graves contre les personnes, ainsi qu'une influence pernicieuse auprès des médias et des pouvoirs publics : or, le caractère controversé, et même passionnel du thème choisi par le prévenu imposait précisément à ce dernier de mener une enquête rigoureuse et de vérifier soigneusement les assertions énoncées, et ce d'autant plus que son ouvrage se présentait comme l'œuvre d'un « avocat spécialiste en droit public et libertés publiques. »

Force est cependant de constater que la présentation unilatérale contenue dans les passages poursuivis a relevé d'un parti pris délibérément hostile à l'association requérante, et n'a été équilibrée par aucun contrepoids. Monsieur Paturel n'ayant notamment pas cherché à recueillir la position des représentants de l'UNADFI sur les propos qu'il s'apprêtait à faire publier.

Les extraits litigieux sont par ailleurs empreints d'une animosité personnelle évidente, renforcée par l'appartenance non contestée de Monsieur Paturel à l'association des témoins de Jéhovah, rangée par la partie civile au nombre de sectes ; on observera en outre que seule l'UNADFI, à l'exclusion des autres associations poursuivant le même but, est citée dans l'ouvrage incriminé.

Enfin, loin de se limiter à la critique, légitime dans une démocratie, de certaines idées et méthodes pouvant être considérées comme dangereuses pour les libertés individuelles, notamment au regard de la publication, début 1996, du rapport parlementaire sur les sectes, Monsieur Paturel a largement excédé les limites autorisées dans le cadre de ce débat, en employant à l'adresse de la partie civile des termes particulièrement violents et outranciers, exclusifs de toute prudence et de mesure dans l'expression.

Le bénéfice de la bonne foi ne peut donc être accordé au prévenu, et le délit apparaît constitué. »

Par arrêt du 15 octobre 1997, sur appel du requérant, la cour d'appel de Paris confirma le jugement. Sur le fond, elle s'exprima notamment comme suit :

« La Cour constate qu'à ce stade de la procédure, et après que les premiers juges aient relevé que les prévenus n'ont pas fait d'offre de preuve, ces derniers ne contestent pas le caractère diffamatoire des propos incriminés, au demeurant parfaitement démontré par le jugement déféré, mais sollicitent à leur profit la reconnaissance de la bonne foi, et invoquent à leur profit la Convention européenne des Droits de l'Homme, avec laquelle le jugement déféré serait en contradiction ;

Si le but poursuivi par les prévenus, à savoir la dénonciation des abus susceptibles d'être commis au nom de la lutte contre le phénomène sectaire, paraît parfaitement légitime, les autres critères requis pour bénéficier de la bonne foi ne sont, comme l'ont noté à juste titre les premiers juges, pas réunis en l'espèce ;

- le sérieux de l'enquête, vis-à-vis duquel le public serait d'autant plus en droit d'être exigeant que l'auteur se définit en page de garde de son ouvrage comme « avocat spécialiste en droit public et libertés publiques » et qui s'emploie à souligner le caractère juridique et sérieux de son ouvrage, fait manifestement défaut ; à cet égard, les attestations diverses tendancieusement présentées par les prévenus comme venant à leur appui du contenu de l'ouvrage en cause, alors qu'elles se bornent à en accuser formellement réception, fragilisent plus qu'elles ne renforcent l'argumentation des prévenus ;

De même l'accumulation de pièces constituées de copies de courriers ou notes variées de diverses ADFI, le cas échéant annotées de commentaires critiques manuscrits, ne sauraient, en dépit de leur volume, suffire à conférer à la méthode utilisée par l'auteur pour soutenir sa thèse le sérieux exigé d'un juriste se présentant comme uniquement animé par le souci du respect des libertés publiques ;

Force est donc de constater, indépendamment de l'analyse précise passage par passage, développée dans le jugement déféré et que la Cour reprend à son compte concernant l'absence de sérieux de l'enquête effectuée par Michel Morel, que les investigations auxquelles le prévenu dit s'être livré pour rédiger les passages incriminés sont manifestement à la fois partiales et dénuées de toute mesure dans leur formulation, mais aussi non contradictoires ;

Enfin, l'animosité personnelle des prévenus à l'égard de la partie civile résulte à l'évidence de ce qu'alors que l'ouvrage en cause s'emploie à donner une image d'objectivité et de distance sur un réel problème de société, à savoir les abus auxquels sont susceptibles de donner lieu l'action des associations et des pouvoirs publics à l'égard du phénomène des sectes, l'Union nationale des Associations de Défense de la Famille et de l'Individu est, dans l'ouvrage en question, la cible unique de ses mises en cause, et ce dans des termes d'autant plus outrageants qu'ils visent manifestement à dévaluer l'action de la partie civile en lui prêtant précisément les défauts des sectes ;

L'invocation par les prévenus du texte de la Convention européenne des Droits de l'Homme et de Sauvegarde des Libertés Fondamentales et de la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l'Homme, au nom du droit à l'information et de la liberté d'opinion, est en l'espèce inopérante, voire abusive :

- l'affirmation dans leurs écritures de ce que la France, concernant le phénomène sectaire, ne remplit pas les conditions fixées par cette Convention aux seuls motifs que l'A.D.F.I., (en réalité l'UNION NATIONALE DES ASSOCIATIONS DE DEFENSE DE LA FAMILLE ET DE L'INDIVIDU), est subventionnée par l'Etat français, jouit d'un véritable monopole au niveau des médias, diffuse un message intolérant et agit aux fins d'éliminer toutes les minorités religieuses et philosophiques, dont le caractère parfaitement péremptoire et délibérément excessif vient en écho aux passages du livre visé dans la prévention, se révèle sans objet au regard des textes fondant la prévention (...) »

Par arrêt du 5 octobre 1999, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant. Elle estima tout d'abord que la cour d'appel avait justifié sa décision quant à la qualité de partie civile de l'UNADFI en raison d'un préjudice personnel et direct. Par ailleurs, répondant aux moyens tirés, notamment, des articles 6 § 1, 9, 10 et 14 de la Convention, la Cour de cassation indiqua :

« Attendu que les énonciations de l'arrêt attaqué et l'examen des pièces de procédure mettent la Cour de cassation en mesure de s'assurer que la cour d'appel par des motifs répondant aux conclusions dont elle était saisie a écarté à bon droit l'exception de bonne foi dès lors qu'elle a relevé par des motifs exempts d'insuffisance ou de contradiction , nonobstant des énonciations surabondantes, les circonstances desquelles elle a déduit l'absence d'enquête sérieuse et le défaut de prudence dans l'expression ;

Qu'ainsi la cour d'appel a justifié sa décision tant au regard des textes légaux que des textes conventionnels visés au moyen (...) »

GRIEFS

1.  Invoquant l'article 6 § 1 de la Convention, le requérant se plaint, d'une part, de la recevabilité de la partie civile en son action devant les juridictions internes et, d'autre part, de ce que son appartenance religieuse aurait constitué une circonstance aggravante excluant toute bonne foi de sa part.

2.  Il allègue en outre une violation de l'article 9 de la Convention en raison de sa condamnation pour diffamation.

3. Il estime que cette condamnation a également violé l'article 10 de la Convention.

4.  Enfin, il se dit victime de discrimination au sens de l'article 14 de la Convention.


EN DROIT

1. Le requérant se plaint de sa condamnation pour diffamation. Il invoque l'article 9 de la Convention, lequel se lit ainsi :

Article 9

« 1.  Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites.

2.  La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »

Le Gouvernement rappelle que, selon la Cour, si la liberté religieuse relève d'abord du for intérieur, elle implique également celle de manifester sa religion, non seulement de manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont on partage la foi, mais également individuellement et en privé (Kokkinakis c. Grèce, arrêt du 25 mai 1993, série A no 260-A, p. 17, § 31). L'article 9 énumère diverses formes que peut prendre la manifestation d'une religion ou d'une conviction, à savoir le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites. Néanmoins, il ne protège pas n'importe quel acte motivé ou inspiré par une religion ou conviction. Du reste, un individu peut, dans l'exercice de sa liberté de manifester sa religion, avoir à tenir compte de sa situation particulière (Kalaç c. Turquie, arrêt du 1er juillet 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-IV, § 27).

Par ailleurs, il considère que les décisions rendues par les juridictions internes n'empêchent pas le requérant d'exercer librement sa religion et qu'aucune atteinte à sa liberté religieuse ne peut être reprochée aux autorités françaises. Il estime que la condamnation du requérant n'est aucunement fondée sur ses choix religieux, la sanction pénale reposant sur le seul caractère diffamatoire des propos tenus dans son livre. Le Gouvernement précise que les juridictions se sont fondées exclusivement sur l'absence d'enquête sérieuse et sur le défaut de prudence dans l'expression. Seul le tribunal de grande instance de Paris a fait référence à l'appartenance religieuse du requérant, uniquement pour compléter les éléments retenus pour justifier l'existence d'une animosité personnelle du requérant à l'égard de l'UNADFI. Il ajoute que cet élément, qui n'a pas été repris par la cour d'appel, n'a pas été déterminant pour justifier la condamnation du requérant.

Enfin, le Gouvernement se réfère à une décision de la Cour déclarant irrecevable, pour absence de qualité de victime des requérants, une requête présentée par trois témoins de Jéhovah contestant la reconnaissance d'utilité publique reconnue à l'UNADFI, qui, selon eux, portait atteinte à leur liberté de pensée, de conscience et de religion, ainsi qu'à leur droit à la liberté d'association (Gluchowski  c. France (déc.), no 44789/98, 14 décembre 1999).

Le requérant expose que son ouvrage visait à alimenter contradictoirement un débat public, ainsi qu'à assurer la défense de ses convictions et choix religieux. Il estime que sa condamnation pénale a constitué une entrave au droit fondamental permettant à tout individu de défendre ses croyances en les faisant connaître à autrui.

Il précise que la présidente du tribunal de grande instance lui a demandé à l'audience s'il était témoin de Jéhovah, que le jugement du tribunal mentionne son « appartenance non contestée à l'association des témoins de Jéhovah » et que la cour d'appel puis la Cour de cassation ont « confirmé en toutes ses dispositions le jugement entrepris ». Il se plaint de l'évocation expresse de son appartenance religieuse dans une instance judiciaire diligentée au sein d'un Etat laïc.

Par ailleurs, il conteste tout à la fois les critiques d'« absence d'enquête sérieuse » et de « défaut de prudence dans l'expression », rappelant les nombreuses pièces sur lesquelles se fonde son ouvrage. Il rappelle que la liberté d'expression et d'opinion est un droit fondamental. Toute minorité doit pouvoir s'exprimer, se défendre et se faire connaître.

Enfin, le requérant précise que l'argument tiré de la décision Gluchowski c. France (précitée) n'est pas pertinent, cette requête ayant été déclarée irrecevable faute d'intérêt à agir et la question de l'attitude de l'Etat français à l'égard des organismes chargés de lutter contre les minorités n'ayant pas été tranchée.

La Cour estime, à la lumière de l'ensemble des arguments des parties, que ce grief pose de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l'examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond ; il s'ensuit que ce grief ne saurait être déclaré manifestement mal fondé, au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d'irrecevabilité n'a été relevé.

2. Le requérant estime également que sa condamnation a violé l'article 10 de la Convention, dont les dispositions prévoient ce qui suit :

Article 10

« 1.  Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations.

2.  L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. »

Le Gouvernement reconnaît en l'espèce l'ingérence des autorités publiques dans la liberté d'expression du requérant, cette ingérence résultant de sa condamnation pour diffamation. Il rappelle cependant que cette ingérence peut se justifier si elle est  prévue par la loi, vise un but légitime et est nécessaire dans une société démocratique (Lingens c. Autriche, arrêt du 8 juillet 1986, série A no 103, pp. 24-25, §§ 34-37 ; Colombani et autres c. France, no 51279/99, § 61, CEDH 2002-V).

Il estime que cette ingérence était effectivement prévue par la loi, cette dernière étant suffisamment accessible et prévisible, les règles juridiques ayant servi de base au prononcé des condamnations à l'encontre du requérant ayant valeur législative (articles 29 et 32 de la loi du 29 juillet 1881).

Il considère qu'elle poursuivait un but légitime, les décisions visant « à la protection de la réputation ou des droits d'autrui », en l'espèce à protéger l'association UNADFI contre la diffamation. Pour apprécier la proportionnalité de l'ingérence aux buts légitimes, si la Cour doit apprécier le caractère pertinent et suffisant des motifs invoqués, ce contrôle ne l'autorise pas à se substituer aux juridictions nationales. Le Gouvernement estime qu'en l'occurrence les juridictions internes ont correctement évalué les intérêts en jeu, relevant les passages du livre portant gravement atteinte à la réputation de l'UNADFI.

Le requérant estime que l'ingérence de l'Etat français ne fait aucun doute. Il considère notamment que sa condamnation a gravement porté atteinte à sa liberté d'expression, relevant que le livre n'a pas pu être diffusé normalement et que de nombreux exemplaires ont été détruits. Il considère également que le droit des citoyens à recevoir l'information a été bafoué, alors que ses écrits n'ont pas porté gravement atteinte à la réputation de l'association.

La Cour estime, à la lumière de l'ensemble des arguments des parties, que ce grief pose de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l'examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond ; il s'ensuit que ce grief ne saurait être déclaré manifestement mal fondé, au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d'irrecevabilité n'a été relevé.

3. Le requérant se plaint également d'une violation des articles 6 § 1 et 14 de la Convention, dont les dispositions pertinentes se lisent ainsi :

Article 6 § 1

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »

Article 14

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

La Cour constate tout d'abord que les griefs se confondent en partie avec ceux invoqués au regard des articles 9 et 10 de la Convention et, partant, qu'ils ne justifient pas un examen séparé sur ce point. Pour le surplus, compte tenu de l'ensemble des éléments en sa possession, et dans la mesure où elle était compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour n'a relevé aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par les articles 6 et 14 de la Convention.

Par ces motifs, la Cour, à l'unanimité,

Déclare recevables, tous moyens de fond réservés, les griefs du requérant tirés des articles 9 et 10 de la Convention ;

Déclare la requête irrecevable pour le surplus.

Søren NielsenChristos Rozakis
GreffierPrésident

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Textes cités dans la décision

  1. Loi du 29 juillet 1881
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CEDH, Cour (première section), PATUREL c. FRANCE, 7 octobre 2004, 54968/00