CEDH, Cour (cinquième section), V.F. c. FRANCE, 29 novembre 2011, 7196/10

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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Cinquième Section), 29 nov. 2011, n° 7196/10
Numéro(s) : 7196/10
Type de document : Recevabilité
Date d’introduction : 4 février 2010
Jurisprudence de Strasbourg : B.L. c. France (dec.), no 25037/09, 17 mai 2011
E. Collins et A. Akaziebie c. Suède (déc.), no 23944/05, 8 mars 2007
Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 116, Recueil des arrêts et décisions 1998 VIII
Rantsev c. Chypre et Russie, no 25965/04, CEDH 2010 ... (extraits)
Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 67, CEDH 2000-V
Siliadin c. France (no 73316/01, § 117, CEDH 2005 VII
Références à des textes internationaux :
Article 3 (a) du Protocole de Palerme;Article 4 (a) de la Convention sur la traite des êtres humains
Niveau d’importance : Importance moyenne
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusion : Irrecevable
Identifiant HUDOC : 001-108003
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2011:1129DEC000719610
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Sur les parties

Texte intégral

CINQUIÈME SECTION

DÉCISION

Requête no 7196/10
V.F.
contre la France

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant le 29 novembre 2011 en une chambre composée de :

Dean Spielmann, président,
Elisabet Fura,
Karel Jungwiert,
Mark Villiger,
Ann Power-Forde,
Ganna Yudkivska,
André Potocki, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Vu la requête susmentionnée introduite le 4 février 2010,

Vu la mesure provisoire indiquée au gouvernement défendeur en vertu de l’article 39 du règlement de la Cour,

Vu la décision de traiter en priorité la requête en vertu de l’article 41 du règlement de la Cour,

Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par la requérante,

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

EN FAIT

La requérante, Mme V. F., est une ressortissante nigériane, née en 1989 et résidant à Paris. Le président de la chambre a ordonné la non-divulgation de son identité en vertu de l’article 47 § 3 du règlement. Elle a été représentée devant la Cour par Me E. Bera, avocat à Paris. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme E. Belliard, directrice des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

A.  Les circonstances de l’espèce

Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

La requérante est née et a vécu avec sa famille à Okuru dans l’Etat de Rivers. En 2003 et 2004, des combats entraînèrent le déplacement de milliers de personnes. Elle fuit à Lagos avec ses frères et son père mais ils perdirent la trace de la mère. Une fois à Lagos, la requérante s’égara et ne put retrouver sa famille. Agée de quinze ans, sans éducation ni famille pour la soutenir financièrement, elle se résigna à la prostitution pour survivre. Elle se rendit ainsi à Benin City où elle rencontra des « filles » avec qui elle partagea un appartement et commença à se prostituer dans une boîte de nuit. Elle y resta près d’un an. C’est à cette époque qu’elle rencontra un homme se faisant appeler « Joe » et qui lui proposa de « l’aide ». Il lui présenta « Grace » qui la reçut, la nourrit puis l’interrogea sur sa famille et son histoire. Celle-ci lui proposa de travailler pour elle et de l’entretenir en échange. En 2007, « Grace » informa certaines filles qu’elles auraient l’opportunité de partir en France avec « Joe ».

La requérante explique avoir été soumise à une cérémonie rituelle durant laquelle « Grace » lui préleva des bouts d’ongles et quelques cheveux. Ce rite avait pour but de s’assurer sa loyauté. Elle contracta à cette occasion une dette colossale. La requérante se vit octroyer des faux papiers et elle fut emmenée au Togo par « Joe ».

Dans un premier récit présenté à la Cour le 28 avril 2011, la requérante expliqua qu’elle vécut un an dans un hôtel avec « Joe », qu’il l’entretenait ‑ la nourrissait et l’hébergeait ‑ et qu’en contrepartie, elle se prostituait. Il récoltait l’argent, la gardant dans une position de dépendance. En décembre 2007, « Joe » l’emmena en France où une « Madame » la prit en charge.

Dans les observations complémentaires versées au dossier le 31 mai 2011, la requérante mentionne avoir seulement transité par le Togo et être arrivée directement en France avec les autres jeunes femmes. Elle n’évoque plus de « Madame ».

Arrivée en France le 1er janvier 2008, elle fut obligée de se prostituer rue Saint-Denis à Paris. La requérante explique qu’elle fut installée dans une « chambre minuscule » qu’elle partageait avec trois autres jeunes femmes, puis fut logée au « Comfort Hotel » près de la station de métro Château d’eau à Paris. La requérante précise que durant cette période « Joe » pouvait la forcer à prendre jusqu’à quinze clients par jour. Elle indique d’autres noms d’hôtels dans lesquels elle logea, dans d’autres arrondissements de la capitale.

Suite au passage à tabac de l’une de ses partenaires d’infortune, la requérante décida de s’enfuir. Elle erra dans les rues jusqu’à rencontrer les membres de l’association « Les amis du bus des femmes » qui la dirigèrent vers un foyer où elle put rester durant deux jours. Le foyer ne pouvant l’accueillir au-delà de cette période, la requérante retourna dans la rue, loin du secteur de « Joe » et rencontra d’autres femmes nigérianes qui l’hébergèrent. Elle déclare qu’à ce jour, elle se prostitue toujours en compagnie de ces femmes.

Sur les demandes d’asile de la requérante

La requérante déposa une demande d’asile auprès de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) qui la rejeta le 15 mai 2008, au motif que :

« [la requérante] n’a apporté aucun élément sérieux concernant les événements survenus à Okuru au cours de l’année 2004, alors même que des doutes existent quant à son établissement effectif dans l’Etat de Rivers, faute de garanties suffisantes quant à l’origine et l’authenticité de l’acte de naissance qu’elle produit afin d’étayer ses dires sur ce point ; que son parcours ultérieur de 2004 à 2008 est extrêmement nébuleux alors qu’elle se réfère uniquement à la situation générale d’insécurité prévalant au Nigeria ainsi qu’à des raisons de convenance personnelle afin de justifier son départ du pays ; qu’en outre, ses conditions d’arrivée en France apparaissent dénuées de toute crédibilité ; que, pour l’ensemble de ces raisons, les déclarations écrites et orales de l’intéressée ne permettent pas d’établir la réalité des faits allégués et ne font état d’aucune crainte personnelle et actuelle de persécutions ou de menaces au sens des dispositions relatives à l’asile (...) »

Elle forma un recours contre cette décision le 20 juin 2008. Celui-ci fut rejeté par la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), le 28 août 2008, pour les raisons suivantes :

« Considérant qu’à l’appui de son recours, Melle [V. F.], qui est de nationalité Nigériane, se borne à reprendre les termes de sa demande initiale en ajoutant qu’elle éprouve des craintes à l’égard des dirigeants du réseau de prostitution qu’elle a fui lors de son départ du Nigeria ; que toutefois, la requérante n’a à aucun moment allégué devant l’Office [OFPRA] de telles craintes, notamment lors de l’entretien qui lui a été accordé, au cours duquel elle a été interrogée sur la nature de ses craintes actuelles ; qu’au demeurant, lesdites craintes énoncées à l’appui du recours sont rapportées en des termes extrêmement vagues ; qu’ainsi, la requête de Melle V. F. ne présente aucun élément sérieux susceptible de remettre en cause les motifs de la décision du directeur général de l’Office (...) »

La requérante fut interpellée le 7 janvier 2010 et placée en garde à vue durant vingt-quatre heures pour racolage. Durant sa garde à vue, elle déclara n’avoir « payé personne pour faire le trajet » entre le Nigeria et la France ; elle expliqua qu’elle avait été hébergée dans un hôtel par un homme pendant un mois à son arrivée mais que celui-ci avait disparu, la laissant seule. Elle affirma se prostituer à son compte depuis février 2008 et « ne donne[r] l’argent à personne », ni n’en envoyer à l’étranger.

Un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière lui fut notifié le 8 janvier 2010 et elle fut placée, le même jour, en rétention administrative en vue de son renvoi vers le Nigeria. Le 10 janvier 2010, le juge des libertés et de la détention prolongea sa rétention pour une durée de quinze jours. Un laissez-passer fut délivré par le consulat du Nigeria.

Le 4 février 2010, la requérante saisit la Cour et formula une demande de suspension de la mesure de reconduite à la frontière sur le fondement de l’article 39 du règlement. Le même jour, le président de la section à laquelle l’affaire fut attribuée décida d’indiquer au gouvernement français, en application de la disposition précitée, qu’il était souhaitable de ne pas expulser la requérante vers le Nigeria pour la durée de la procédure devant la Cour.

B.  Le droit interne et international pertinent

1.  Les Conventions internationales pertinentes

La Cour renvoie aux paragraphes 146 à 174 de l’affaire Rantsev c. Chypre et Russie (no 25965/04, CEDH 2010‑... (extraits)) concernant le droit international pertinent en matière de traite des êtres humains, notamment pour les dispositions pertinentes de la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains entrée en vigueur pour la France le 1er mai 2008, et le Protocole dit « de Palerme », additionnel à la convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, du 17 novembre 2000, ratifié par la France le 29 octobre 2002.

2.  Le code pénal

Suite à l’adoption de la loi dite de « sécurité intérieure » du 18 mars 2003, la France a intégré la définition de la traite des êtres humains dans le code pénal. Cette infraction est définie par l’article 225-4-1 du code pénal comme un délit, passible du tribunal correctionnel, punie de sept ans d’emprisonnement et de 150 000 euros (EUR) d’amende. L’infraction de traite devient un crime, lorsqu’elle est commise en bande organisée.

Article 225-4-1

« La traite des êtres humains est le fait, en échange d’une rémunération ou de tout autre avantage ou d’une promesse de rémunération ou d’avantage, de recruter une personne, de la transporter, de la transférer, de l’héberger ou de l’accueillir, pour la mettre à sa disposition ou à la disposition d’un tiers, même non identifié, afin soit de permettre la commission contre cette personne des infractions de proxénétisme, d’agression ou d’atteintes sexuelles, d’exploitation de la mendicité, de conditions de travail ou d’hébergement contraires à sa dignité, soit de contraindre cette personne à commettre tout crime ou délit. (...) »

3.  Le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA)

Le CESEDA contient les dispositions relatives à la protection des personnes encourant un risque de mauvais traitement en cas de retour dans leur pays mais ne pouvant prétendre au statut de réfugié.

« Chapitre II : La protection subsidiaire.

Article L. 712-1

Sous réserve des dispositions de l’article L. 712-2, le bénéfice de la protection subsidiaire est accordé à toute personne qui ne remplit pas les conditions pour se voir reconnaître la qualité de réfugié mentionnées à l’article L. 711-1 et qui établit qu’elle est exposée dans son pays à l’une des menaces graves suivantes : (...)

b)  La torture ou des peines ou traitements inhumains ou dégradants ; (...) »

La directive 2004/81/CE qui organise la prise en charge par les Etats membres de l’Union européenne des victimes de la traite désirant collaborer avec les autorités fut transposée dans le CESEDA. Ce code prévoit donc les dispositions relatives à la protection juridique et à l’aide matérielle que les Etats doivent apporter aux victimes de la traite. Le Chapitre VI prévoit les dispositions applicables aux personnes ayant déposé plainte pour les infractions en rapport avec la traite des êtres humains, témoigné dans une procédure pénale ou bénéficiant de mesures de protection.

Article L. 316-1

« Sauf si sa présence constitue une menace à l’ordre public, une carte de séjour temporaire portant la mention « vie privée et familiale » peut être délivrée à l’étranger qui dépose plainte contre une personne qu’il accuse d’avoir commis à son encontre les infractions visées aux articles 225-4-1 à 225-4-6 et 225-5 à 225-10 du code pénal ou témoigne dans une procédure pénale concernant une personne poursuivie pour ces mêmes infractions. La condition prévue à l’article L. 311-7 n’est pas exigée. Cette carte de séjour temporaire ouvre droit à l’exercice d’une activité professionnelle.

En cas de condamnation définitive de la personne mise en cause, une carte de résident peut être délivrée à l’étranger ayant déposé plainte ou témoigné. »

Ces personnes bénéficient d’un délai de réflexion de trente jours pour décider de coopérer ou non avec les autorités dans le cadre d’une procédure pénale. Si elles acceptent, elles se voient ensuite délivrer un titre de séjour de six mois renouvelable.

4.  La jurisprudence de la cour nationale du droit d’asile (CNDA)

La CNDA (ex-commission de recours des réfugiés (CRR)) a accordé la protection subsidiaire à de multiples occasions dans des affaires concernant des requérantes nigérianes ayant été enrôlées dans des réseaux de traite des êtres humains entre la France et le Nigeria, qui avaient contracté une dette à l’issue d’un rituel vaudou intimidant et avaient été obligées de se prostituer. (CRR du 27 septembre 2007, no 595256 ; CNDA du 28 janvier 2008, no 582698 ; CNDA du 27 novembre 2008, no 627584 ; CNDA du 23 octobre 2009, no 09000931-642112 ; CNDA du 23 octobre 2009, no 09006467). La CRR considéra par ailleurs que les menaces provenant des réseaux de prostitution ou mafieux justifiaient l’octroi d’une protection et que la relocalisation n’était pas envisageable pour les victimes de la traite au Nigeria. Dans une décision du 13 mai 2005 (no 498308, Mlle SO), la CRR décida :

« (...) il résulte de l’instruction que l’identité de Melle SO est désormais connue des membres d’un réseau de prostitution Nigérian duquel elle a pu se soustraire ; que le chapitre 21 du code criminel de 1990 applicable dans les Etats fédérés du sud du Nigeria et dans celui de Lagos dont elle est originaire, ne criminalise pas la prostitution ; qu’elle s’expose donc à ce que le réseau dont elle a été victime l’oblige à pratiquer cette activité pour acquitter la dette contractée ; que si cette même disposition pénale criminalise le proxénétisme, l’absence de moyens efficaces consentis à l’autorité judiciaire, le degré de corruption des forces de police et l’implication des autorités coutumières dans ce trafic, constituent autant de freins à des poursuites pénales effectives ; que la requérante ne peut donc utilement se prévaloir de la protection des autorités dans l’Etat fédéré de Lagos ; que par dérogation au code susmentionné, les lois de l’Etat d’Edo sanctionnent la prostitution d’une peine de deux ans de réclusion ; que Melle SO ne peut dès lors se prévaloir d’une protection dans cet autre Etat fédéré (...)

[E]n vertu de l’application de la charia dans les douze Etats fédérés du nord du Nigeria, de très lourdes peines sont effectivement appliquées à l’encontre de personnes soupçonnées de liens avec la prostitution ; qu’ainsi la requérante ne peut pas non plus obtenir une protection dans cette zone de la fédération Nigériane (...) »

De même, la CNDA accrédita la thèse de l’emprise d’un réseau de prostitution concernant une jeune femme sans famille (CNDA 16 juillet 2009, 636560/08017016, Mlle K.) :

« [I]l résulte de l’instruction que Melle K., se trouvant sans famille, est tombée sous la coupe d’un réseau pour être livrée à la prostitution ; que ce réseau a ensuite organisé son voyage pour la France où elle a été séquestrée ; qu’elle a réussi à s’enfuir ; que, si ces circonstances n’entrent pas dans le champ de la Convention de Genève, elle établit être exposée dans son pays à l’une des menaces graves visées par les dispositions du b) de l’article L. 712-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile ; que, dès lors, Melle K. est fondée à se prévaloir du bénéfice de la protection subsidiaire »

5.  Les rapports internationaux concernant le phénomène de la traite des êtres humains au Nigeria

De nombreux rapports établissent que le Nigeria est un pays source pour le trafic d’êtres humains à destination de l’Europe, notamment de la France, pour la prostitution. Les victimes sont recrutées dans les zones rurales du pays, principalement dans l’Etat d’Edo.

Pour recruter des jeunes femmes, les trafiquants leur font souvent de fausses promesses de travail à l’étranger. Ils les rendent débitrices d’une forte dette. Les trafiquants ont habituellement recours aux pratiques traditionnelles, un rituel vaudou appelé « juju », s’apparentant à de la magie et fondé sur des croyances ancestrales pour s’assurer leur silence et leur soumission. (Rapport sur les pays d’origine du 6 avril 2011 du UK Home Office ; Trafficking in Persons, rapport du Département d’Etat des Etats‑Unis (« USSD ») de 2010 ; Migration in Nigeria, A country profile, 2010, Organisation internationale pour les migrations ; Combating Trafficking in Persons: A Case Study of Nigeria 2008, European Journal of Scientific Research ; Human Trafficking in Nigeria; Root Causes and Recommendations, 2006, UNESCO Policy Paper no 140.2.).

Le USSD constata par ailleurs que la législation du Nigeria est conforme aux standards minimum encadrant la lutte contre la traite. En 2009, vingt‑cinq personnes impliquées dans les réseaux ont été condamnées et mille cent neuf victimes ont bénéficié d’une protection. Le Gouvernement a continué à produire des efforts pour sensibiliser l’opinion publique concernant ce phénomène et il a alloué sept millions de dollars à l’Agence nationale pour l’interdiction du trafic des êtres humains (NAPTIP).

Lors d’une mission d’enquête au Nigeria, du 9 au 17 juin 2010, le service d’immigration danois, constata, après avoir rencontré le chef de mission de l’Organisation internationale pour les migrations (IOM), que cette organisation, NAPTIP et les organisations non gouvernementales sur place travaillaient de concert à la réception des femmes victimes de la traite qui sont renvoyées au Nigeria. Il ressort du rapport publié en juin 2010 que les victimes sont prises en charge de façon adéquate dès leur arrivée à l’aéroport de Lagos et dirigées vers des centres d’accueil. L’ensemble des intervenants préconisent toutefois que l’IOM et NAPTIP soient prévenus en amont du retour.

GRIEFS

Invoquant les articles 3 et 4 de la Convention, la requérante se plaint du fait qu’en cas d’expulsion vers le Nigeria, elle risque d’être à nouveau enrôlée dans le réseau de prostitution auquel elle a échappé et serait exposée à leurs représailles, sans que les autorités nigérianes puissent la protéger. Elle estime que la France est soumise à l’obligation de ne pas expulser les victimes potentielles de la traite. Elle conteste aussi l’existence d’une réelle protection de ces victimes par les autorités françaises.

Invoquant l’article 13, combiné aux articles 3 et 4 de la Convention, la requérante estime que la cour nationale du droit d’asile n’a pas suffisamment pris en compte ses déclarations concernant les risques qu’elle alléguait.

EN DROIT

1.  La requérante considère que la mise à exécution de son renvoi vers le Nigeria l’exposerait au risque d’être réenrôlée et elle estime à ce titre que la France avait l’obligation de prévenir cette situation. Elle invoque l’article 4 de la Convention qui est ainsi libellé :

Article 4

« 1.  Nul ne peut être tenu en esclavage ni en servitude.

2.  Nul ne peut être astreint à accomplir un travail forcé ou obligatoire.

(...) »

a)  Thèses des parties

Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes dans la mesure où la requérante n’a pas formé de recours devant le tribunal administratif contre l’arrêté de reconduite à la frontière dont elle fit l’objet, le 8 janvier 2010. En effet, ce recours permet au juge administratif d’exercer un contrôle sur la légalité de cette décision, celui-ci pouvant annuler l’arrêté prononçant la reconduite à la frontière en cas de non‑conformité de l’acte avec les dispositions de la Convention. La requérante aurait ainsi pu invoquer ses griefs relevant de la Convention devant cette juridiction.

Le Gouvernement questionne ensuite principalement la crédibilité du récit de la requérante qui, selon lui, présente une troublante similitude avec d’autres affaires pendantes devant la Cour. Il observe que les faits tels qu’ils sont exposés par la requérante apparaissent stéréotypés et reprennent, à quelques nuances près, les termes contenus dans les différents rapports internationaux traitant des réseaux de prostitution au Nigeria.

Rappelant l’arrêt Siliadin c. France (no 73316/01, § 117, CEDH 2005‑VII), le Gouvernement relève que la Cour a jugé que l’article 4 de la Convention implique l’idée d’une contrainte, physique ou morale ; qu’il doit s’agir « d’un travail exigé (...) sous la menace d’une peine quelconque » et, de plus, contraire à la volonté de l’intéressé pour lequel celui-ci « ne s’est pas offert de son plein gré ». Il considère cependant que le caractère flou, lacunaire et non crédible des déclarations de la requérante exclut que soit avérée la preuve selon laquelle elle serait susceptible, en cas de retour au Nigeria, d’être tenue en esclavage ou astreinte à un travail forcé au sens de l’article 4 de la Convention.

Le Gouvernement rappelle que les griefs soulevés par la requérante ont été examinés par les services de l’OFPRA puis par la CNDA et par les services de la préfecture ayant prononcé la mesure d’éloignement. Aucun de ces organes ne fut convaincu ni par ses allégations, ni par les documents joints à la demande, de la réalité des risques qu’elle prétend encourir en cas de retour au Nigeria. Le Gouvernement ajoute que la requérante n’a pas fait mention, devant l’OFPRA, d’un réseau de prostitution et a seulement mentionné un « homme blanc » qui l’aurait emmenée en France. Ce n’est que dans le cadre de son recours devant la CNDA qu’elle évoqua de nouvelles craintes relatives aux dirigeants d’un réseau de prostitution. Il précise que même lors de ce recours, la requérante s’est surtout limitée à décrire ses risques dans des termes vagues.

Le Gouvernement met en exergue le fait que le récit de la requérante devant la Cour n’est pas consistant avec les éléments qu’elle a présentés aux autorités internes. A titre d’exemple, le Gouvernement met en lumière le fait que, devant la CNDA, la requérante a exposé avoir été enrôlée au Nigeria alors que, devant la Cour, elle prétend que ce n’est qu’une fois en France qu’elle s’est retrouvée piégée dans le réseau, du fait de circonstances malencontreuses.

Le Gouvernement rappelle que la CNDA a, à de nombreuses reprises, octroyé le statut de réfugié à des victimes de la traite de nationalité nigériane. Ainsi, si la requérante avait pu établir la réalité de l’existence d’un réseau justifiant ses craintes, elle aurait sans aucun doute bénéficié de la protection des autorités.

A cet égard, le Gouvernement précise qu’il ressort des informations transmises par les autorités françaises en poste au Nigeria qu’il n’existe pas de réseaux sur place tellement organisés que la vie de la requérante serait en danger d’être à nouveau enrôlée dès son arrivée. Le Gouvernement ajoute que plus que la prostitution, la pauvreté est la raison des départs massifs constatés au Nigeria, dont celui de la requérante.

Concernant plus particulièrement l’obligation des autorités françaises de protéger les victimes de la traite, le Gouvernement note que la requérante a omis de déposer une plainte auprès des autorités judiciaires contre les membres du réseau de prostitution comme le permet l’article L. 225-4 du code pénal et bénéficier ainsi des dispositions de l’article L. 316-1 du CESEDA. Le Gouvernement estime en conséquence que la requérante fait preuve de mauvaise foi lorsqu’elle prétend qu’il n’existe pas, en France, de mécanisme de protection des femmes victimes de la traite.

La requérante, quant à elle, explique qu’elle fut séparée de sa famille à l’âge de quinze ans et dut se prostituer pour survivre. Si elle retournait au Nigeria, elle serait très rapidement récupérée par le réseau auquel elle a réussi à échapper et contrainte à se prostituer à nouveau pour le réseau afin d’honorer sa dette.

La requérante rappelle que seulement 5 % des prostituées en France sont « indépendantes » et qu’en conséquence 95 % sont concernées par les réseaux de traite. Elle estime que les autorités françaises n’ont pas pris suffisamment en considération la difficulté de démonstration de la réalité d’un enrôlement comme celui qu’elle dénonce, ni de l’emprise sous laquelle elle se trouvait encore lorsqu’elle a formulé sa demande d’asile et a été interrogée par l’OFPRA et la CNDA. La CNDA a d’ailleurs jugé à plusieurs reprises qu’il était avéré que même si le proxénétisme est criminalisé au Nigeria, les poursuites judiciaires sont extrêmement rares et inefficaces et que les victimes de la traite ne peuvent se prévaloir d’une protection des autorités (voir droit pertinent ci-dessus).

Enfin, elle ajoute que loin d’être stéréotypé, son récit est plutôt fatalement similaire à celui d’autres victimes de la traite au Nigeria, pays où ce phénomène est endémique.

Elle explique que son intégration dans un pays dans lequel elle n’a plus de lien familial ou social serait extrêmement difficile, rendant d’autant plus probable son réenrôlement du fait de sa vulnérabilité.

b)  Les tiers intervenants

Le Aire Centre (organisation non gouvernementale britannique dont la mission est de promouvoir le droit européen et d’assister les populations marginalisées et les personnes vulnérables dans la revendication de ces droits) et le ATLeP (réseau d’avocats et représentants du monde associatif au Royaume-Uni travaillant sur les questions de traite des êtres humains) furent autorisés à intervenir dans la procédure et soumirent des observations communes concernant le phénomène de la traite au Nigeria. Ils présentèrent des données collectées au cours d’une mission d’enquête dans ce pays, au mois de février 2011. Selon ces deux organisations, la plupart des victimes de la traite sont originaires de l’Etat d’Edo. Une grande pression repose sur les jeunes filles nigérianes afin d’encourager leur départ vers l’Europe et soutenir financièrement leur famille. Les trafiquants d’êtres humains au Nigeria ont souvent des liens avec les réseaux internationaux du crime organisé et seuls les « petits poissons » demeurent au Nigeria.

L’ensemble des sources contactées par les tiers intervenants affirment que la demande de prostituées émane des « Madame », basées en Europe. Elles se reposent sur leurs contacts au Nigeria pour recruter les filles et pour exiger le remboursement de leur dette en cas de retour. Ces « Madame » sont souvent des femmes qui ont elles-mêmes été victimes de la traite et sont devenues trafiquantes.

Lors de leur recrutement, les jeunes filles sont victimes de tromperie et se voient promettre un emploi ou une formation en Europe. Cela concerne principalement les jeunes filles originaires des régions rurales, puisque des campagnes extensives d’information sur la traite sont régulièrement menées en ville. Cependant, même dans le cas des zones urbaines, les jeunes filles qui acceptent volontairement de partir n’ont pas conscience de la mesure du réseau et des conditions de travail.

Les victimes sont transportées par avion, bateau ou route et font escale en Afrique de l’ouest ou du nord : Benin, Togo, Ghana, Côte d’Ivoire, Guinée, Mali, Niger, Libye ou Maroc.

Les victimes sont liées à leurs trafiquants par une dette importante qu’elles doivent rembourser. La somme due varie entre 40 000 et 60 000 EUR. Les trafiquants utilisent des rituels religieux, appelés « juju » ou « vaudou » fondés sur les croyances superstitieuses des victimes qui sont ainsi moralement liées au réseau et craignent les représailles. Cette crainte les empêche souvent de dénoncer le réseau ou de coopérer avec les autorités locales ou étrangères. Le rite se déroule de la façon suivante : les trafiquants rédigent un contrat et le font valider par un prêtre traditionnel lors d’une cérémonie durant laquelle des poils pubiens, ongles, sang, etc., sont prélevés du corps de la victime et des objets lui appartenant sont collectés. La victime se retrouve ainsi liée par la peur et prête serment de ne pas trahir le réseau. Ce rituel est une pratique toujours largement répandue en 2011.

En ce qui concerne la protection des victimes des réseaux de prostitution au Nigeria, la loi interdit tout trafic d’être humain et impose aux coupables des peines pouvant aller jusqu’à dix ans d’emprisonnement. Une agence fédérale, NAPTIP, a aussi été créée en vue de prévenir le trafic, enquêter sur les réseaux et poursuivre les responsables. Cependant, aucune mesure de prévention ou de protection n’est réellement utilisée.

Par ailleurs, les poursuites sont rarement efficaces puisque les autorités en Europe coopèrent peu et tout élément de preuve devrait être communiqué par le canal diplomatique pour en assurer la recevabilité, procédure lourde à laquelle il est peu ou pas recouru. De plus, la corruption est massive et endémique, à tous les niveaux du gouvernement et parmi les forces de sécurité. Enfin, il n’existe pas de système de protection des victimes au Nigeria ; leur participation dans le processus de poursuite est donc très faible.

En ce qui concerne les femmes expulsées d’un pays d’Europe et renvoyées au Nigeria, elles sont rarement identifiées dès leur arrivée, comme victimes de la traite, et la plupart seront interpellées et placées en garde à vue, les autorités Nigérianes n’étant jamais prévenues de l’expulsion de ces victimes.

La crainte du « juju » est souvent une cause de réintégration dans le réseau et de deuxième ou troisième départ pour l’Europe pour celles qui n’ont pas réussi à rembourser toute leur dette. Les sources locales confirment que le risque de réenrôlement est réel et de nombreuses femmes disparaissent à nouveau une fois rentrées dans leurs familles. Elles rappellent que les femmes retournées d’Europe et endettées sont stigmatisées et rejetées par leurs familles. Or, il est quasiment impossible de subsister au Nigeria en dehors du réseau familial, rendant la relocalisation inconcevable et le retour dans le réseau inéluctable.

c)  Appréciation de la Cour

La Cour n’estime pas nécessaire de trancher la question de l’épuisement des voies de recours internes puisque le grief est irrecevable pour les raisons suivantes.

Concernant l’applicabilité de l’article 4, la Cour observe, à l’instar de l’affaire Rantsev précitée (§ 282), que la traite des êtres humains menace la dignité humaine et les libertés fondamentales des personnes qui en sont victimes. Elle ne saurait, à cet égard, être considérée comme compatible avec les principes d’une société démocratique et les valeurs portées par la Convention. La Cour considère donc que la traite des êtres humains, au sens de l’article 3 (a) du Protocole de Palerme et l’article 4 (a) de la Convention sur la traite des êtres humains, relève bien du champ d’application de l’article 4 de la Convention.

La Cour observe qu’avec les articles 2 et 3, l’article 4 de la Convention consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe (Siliadin, précité, § 82, et Rantsev, précité, § 283). La Cour rappelle que le premier paragraphe de l’article 4 ne prévoit pas de restrictions, ce en quoi il contraste avec la majorité des clauses normatives de la Convention et des Protocoles nos 1 et 4, et d’après l’article 15 § 2 il ne souffre nulle dérogation, même en cas de guerre ou d’autre danger public menaçant la vie de la nation (Siliadin, précité, § 112, et Rantsev, précité, § 283).

La Cour constate que le fait que la requérante ait été emmenée en France par le biais d’un réseau de prostitution n’est pas discuté, elle estime donc que l’article 4 est applicable en l’espèce.

i.  Sur l’obligation positive de l’Etat de prévenir le trafic sur son territoire

La Cour réaffirme que la lutte contre la traite des êtres humains ne s’entend pas seulement de l’obligation faite aux Etats de criminaliser et poursuivre le trafic, mais aussi de prendre des mesures visant à prévenir ce phénomène et en protéger les victimes avérées ou potentielles. Ainsi, l’article 4 met, dans certaines circonstances, à la charge des Etats l’obligation de mettre en œuvre toute mesure concrète de protection si les autorités savaient ou auraient dû savoir qu’un individu risquait, de manière réelle et immédiate, d’être enrôlé dans un réseau de prostitution. La violation de l’article 4 serait encourue si l’Etat, dans le cas où il est démontré qu’il avait connaissance d’une telle situation, n’avait pas pris, dans le cadre de ses pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, auraient sans doute pallié ce risque (Rantsev, précité, §§ 285‑286, et, mutatis mutandis, Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 116, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII).

Concernant l’obligation faite aux Etats d’élaborer une législation permettant d’incriminer les infractions relatives à la traite des êtres humains, la Cour constate que le code pénal interdit expressément le trafic à des fins d’exploitation sexuelle. La législation française permet à toute victime de la traite de s’adresser aux autorités et obtenir une protection en échange de la dénonciation de membres d’un réseau. Le CESEDA contient à ce titre des dispositions relatives à la protection juridique et à l’aide matérielle auxquelles les victimes peuvent prétendre si elles souhaitent porter plainte ou témoigner dans une procédure impliquant les membres d’un réseau (voir droit pertinent ci-dessus).

Concernant l’obligation pour l’Etat de prendre toute mesure de protection de la requérante en tant que victime de la traite, la Cour constate qu’elle ne peut être imposée que si les autorités savaient ou auraient dû savoir que l’intéressée avait été enrôlée dans le réseau (Rantsev, précité). A ce propos, il ressort des éléments de l’espèce que la requérante n’a mentionné le trafic ni dans sa demande d’asile, ni lors de l’entretien avec l’officier de protection de l’OFPRA. Elle évoqua le réseau en cause devant la CNDA mais dans des termes qualifiés « d’extrêmement vagues » par cette juridiction. La Cour note que la requérante pointe la difficulté pour les victimes de la traite de dénoncer les réseaux dans leur demande d’asile quand elles sont toujours sous l’emprise de leurs membres. Toutefois, il ne ressort pas des éléments au dossier que telle était la situation de la requérante lorsqu’elle a été interrogée par les officiers de l’OFPRA puis à la CNDA. De plus, la Cour note que la CNDA a accordé la protection subsidiaire à de nombreuses reprises à des femmes nigérianes invoquant leur enrôlement dans un réseau et leur soumission par le rituel du « juju ». La question de la traite des femmes et encore plus spécifiquement des réseaux de prostitution entre la France et le Nigeria est un phénomène que la juridiction française statuant sur les demandes d’asile prend particulièrement au sérieux, l’appréhension de la situation par la CNDA peut donc difficilement être contestée (voir le droit pertinent ci-dessus et, à titre d’exemple, la décision de comité de trois juges du 17 mai 2011, B.L. c. France, no 25037/09). Enfin, la Cour constate que la requérante ne fit pas non plus mention du réseau de prostitution lors de son interrogatoire alors qu’elle était placée en garde à vue pour racolage, le 7 janvier 2010. Lorsque les officiers de police l’interrogèrent au sujet d’un potentiel réseau, elle déclara qu’elle n’avait « payé personne pour faire le trajet » depuis le Nigeria et qu’elle se prostituait à son compte depuis février 2008.

La Cour, bien que consciente de l’importance du phénomène de la traite des femmes nigérianes en France et des difficultés pour ces personnes à se faire connaître des autorités en vue d’obtenir une protection, ne peut que constater, au vu de ce qui précède, que la requérante n’a pas tenté d’interpeller les autorités sur sa situation. Elle est donc d’avis que les éléments exposés par la requérante ne suffisent pas à prouver que les autorités de police savaient ou auraient dû savoir que la requérante était une victime d’un réseau de traite des êtres humains au moment où elles ont décidé de son éloignement. En conséquence, il ne peut être considéré que les autorités ont failli à mettre en œuvre des mesures efficaces et adéquates pour protéger la requérante.

Partant, la Cour estime que cet aspect du grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

ii.  Sur l’obligation positive de l’Etat de prévenir le réenrôlement dans le réseau de prostitution au Nigeria

La Cour note que la question de l’application extraterritoriale de l’article 4 de la Convention à cet aspect du grief pourrait se poser, notamment au regard du caractère intangible et absolu de cette disposition. Cependant, elle estime qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer en l’espèce puisque le grief est, en tout état de cause, irrecevable.

La question en l’espèce est de savoir si les autorités françaises savaient, ou auraient dû savoir, que la requérante risquait d’être réenrôlée dans un réseau de prostitution en cas de renvoi vers le Nigeria. La Cour constate que la requérante n’a pas démontré le risque imminent de réenrôlement qui pèserait sur elle dès son arrivée à l’aéroport, ne faisant notamment pas état de menaces ou de représailles qu’elle aurait subies de la part des membres du réseau depuis qu’elle l’a quitté et alors même qu’elle n’a pas remboursé sa dette. La Cour considère cependant qu’un risque de réenrôlement pourrait exister si la relocalisation de la requérante n’était pas possible. Elle observe en effet qu’il ressort des observations soumises par les tiers intervenants que les femmes expulsées d’un pays d’Europe et renvoyées au Nigeria sont souvent stigmatisées et rejetées par leurs familles ou communautés, généralement parce qu’elles n’ont pas remboursé leur dette. De plus, les rapports internationaux disponibles (voir droit pertinent ci-dessus) mettent en lumière la difficulté de subsister au Nigeria en dehors d’un lien communautaire, de même que de se relocaliser en dehors de tout lien social. Cette approche fut plusieurs fois accréditée par la CNDA qui considéra que la relocalisation n’était pas envisageable au Nigeria du fait de l’organisation en communautés (voir droit pertinent ci-dessus). La relocalisation est particulièrement malaisée pour les jeunes femmes seules retournées d’Europe et qui n’ont pas de formation ou d’éducation leur permettant d’être indépendantes.

En ce qui concerne les faits de l’espèce, la Cour constate que la requérante vivait, depuis l’âge de quinze ans, livrée à elle-même et que, sans soutien familial à son retour ni formation professionnelle, sa relocalisation et sa réintégration dans la société nigériane seront difficiles. La Cour rappelle toutefois que le fait que sa situation soit moins favorable dans ce pays n’est pas déterminant (mutatis mutandis, E. Collins et A. Akaziebie c. Suède (déc.), no 23944/05, 8 mars 2007). Elle note de plus que, devant les autorités nationales, la requérante n’a pas développé d’argument leur permettant d’évaluer ses craintes en cas de retour au Nigeria. Ainsi, à l’instar de ce qui a été jugé ci-dessus, la Cour constate que la requérante a failli à interpeller les autorités sur sa situation et sur le risque potentiel de réenrôlement dans un réseau de traite. La Cour est en effet d’avis que, dans le cas particulier de l’espèce, faute d’éléments tangibles faisant craindre une violation de l’article 4 de la Convention, les autorités n’avaient pas l’obligation de renoncer à l’expulsion de la requérante.

Enfin, la Cour relève, au regard des observations soumises par les tiers intervenants ainsi que du rapport du département d’Etat américain sur le trafic d’êtres humains (voir droit pertinent ci-dessus), que la législation du Nigeria en matière de prévention de la prostitution et de lutte contre les réseaux, si elle n’est pas aboutie, démontre cependant des avancées considérables. Le Nigeria a fourni de grands efforts de sensibilisation de l’opinion publique face au phénomène et des procédures judiciaires sont régulièrement engagées contre les personnes impliquées dans les réseaux. Le Nigeria a par ailleurs créé une agence destinée à apporter une assistance et une protection aux victimes de ces réseaux. Il ressort des rapports internationaux que cette agence collabore étroitement avec l’OIM et des organisations non gouvernementales locales spécialisées dans l’accueil des victimes de la traite retournées au Nigeria. Ces organismes parviennent à prévenir le réenrôlement des victimes à condition qu’ils soient prévenus du retour des jeunes femmes (voir droit pertinent ci-dessus). Ainsi, il est envisageable que la requérante bénéficie d’une assistance à son retour.

Au vu de ce qui précède, la Cour estime que cet aspect du grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

2.  La requérante allègue ensuite qu’en cas de renvoi au Nigeria, elle serait exposée aux représailles du réseau de prostitution auquel elle a échappé et que les autorités nigérianes ne seront pas en mesure de lui assurer une protection adéquate. Elle invoque à ce titre l’article 3 de la

Convention qui est ainsi libellé :

Article 3

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

Le Gouvernement réitère son argument selon lequel le récit de la requérante est dénué de crédibilité et qu’elle ne réussit pas à convaincre, au vu du peu d’éléments rapportés, du risque personnel direct et sérieux qu’elle encourrait en cas de retour au Nigeria. Il soulève l’inconsistance du récit qui diffère de ce qui a été exposé aux autorités internes.

La requérante rappelle qu’elle n’a plus de lien familial ou social au Nigeria et qu’ainsi, dans un pays où il est difficile de survivre sans soutien communautaire, elle serait exposée à une situation d’une exceptionnelle gravité. Elle ajoute qu’il serait aisé pour les membres du réseau de la repérer dès son retour et qu’elle subirait leurs représailles puisqu’elle n’a pas remboursé la totalité de sa dette et que, contrairement à la plupart des jeunes femmes enrôlées, elle n’a pas de proches contre qui les vengeances auraient pu s’abattre avant son éventuel retour.

Elle souligne enfin qu’il serait particulièrement traumatisant de la reconduire dans un pays où elle a subi, dès son jeune âge, des traitements d’une exceptionnelle gravité. Elle fournit à ce titre un certificat médical datant du 13 août 2010 dans lequel un médecin psychiatre de l’hôpital de Grigny atteste que la requérante présente « un état dépressif sévère avec des caractéristiques mélancoliques et psychotiques, évoluant depuis trois ans ».

La Cour considère que les arguments développés dans son récit et les craintes évoquées par la requérante en cas de retour au Nigeria sont liés à l’article 4, et découlent de son intégration dans le réseau de prostitution. Ainsi, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer séparément sur le grief relevant de l’article 3 puisque sa substance a été examinée sous l’angle de l’article 4 de la Convention. En conséquence, la Cour considère que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

3.  La requérante invoque enfin l’article 13 de la Convention, combiné aux articles 3 et 4, pour contester la décision de la Cour nationale du droit d’asile. Elle considère en effet que cette dernière n’a pas suffisamment pris en compte ses déclarations concernant les risques qu’elle alléguait, relevant des articles 3 et 4 de la Convention. L’article 13 de la Convention se lit comme suit :

Article 13

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

Le Gouvernement note que la situation de la requérante a été étudiée par l’OFPRA puis par la CNDA. Elle rappelle que la CNDA est très attentive aux situations de potentielle traite des êtres humains et qu’il ne peut être mis en doute qu’elle a examiné de façon approfondie les risques invoqués par la requérante. Le Gouvernement précise que le fait qu’elle n’ait pas convaincu les juges et les autorités compétentes, en raison de déclarations contradictoires et peu étayées, ne saurait remettre en cause l’effectivité des recours dont elle a pu bénéficier. Il ajoute que la CNDA fait expressément référence au problème du réseau de prostitution dans sa décision du 20 juin 2008 concernant la requérante et que c’est après étude de l’affaire que la juridiction a estimé que la requérante ne saurait bénéficier de la protection subsidiaire.

La requérante quant à elle estime que la CNDA n’a pas fait un examen suffisamment approfondi de sa situation personnelle au regard du phénomène de la traite au Nigeria. Elle n’a notamment pas envisagé la pression exercée par le réseau à la fois sur le territoire français et au Nigeria.

La Cour rappelle que l’article 13 de la Convention ne s’applique qu’en présence d’allégations de violations de la Convention constituant des griefs défendables au sens de sa jurisprudence (notamment Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 67, CEDH 2000-V). Tel n’est pas le cas des griefs tirés des articles 3 et 4 de la Convention, les éléments figurant au dossier ne permettant pas de considérer que l’Etat défendeur a failli à ses obligations au regard de ces dispositions.

Il s’ensuit que ce grief doit également être rejeté comme manifestement mal fondé, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

Par ces motifs, la Cour, à la majorité,

Déclare la requête irrecevable.

Claudia WesterdiekDean Spielmann
GreffièrePrésident

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CEDH, Cour (cinquième section), V.F. c. FRANCE, 29 novembre 2011, 7196/10