CEDH, Commission (plénière), SCHLUMPF c. la France, 5 octobre 1987, 11425/85
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Sur la décision
Référence : | CEDH, Commission (Plénière), 5 oct. 1987, n° 11425/85 |
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Numéro(s) : | 11425/85 |
Publication : | D.R. 53, p. 76 |
Type de document : | Recevabilité |
Date d’introduction : | 13 août 1984 |
Niveau d’importance : | Importance faible |
Opinion(s) séparée(s) : | Non |
Conclusion : | Irrecevable |
Identifiant HUDOC : | 001-24229 |
Identifiant européen : | ECLI:CE:ECHR:1987:1005DEC001142585 |
Sur les parties
- Avocat(s) :
Texte intégral
SUR LA RECEVABILITE
de la requête N° 11425/85
présentée par Fritz et Hans SCHLUMPF
contre la France
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La Commission européenne des Droits de l'Homme, siégeant en
chambre du conseil le 5 octobre 1987 en présence de
MM. C.A. NØRGAARD, Président
J.A. FROWEIN
A.S. GÖZÜBÜYÜK
A. WEITZEL
H.G. SCHERMERS
H. DANELIUS
G. BATLINER
J. CAMPINOS
H. VANDENBERGHE
Mme G.H. THUNE
Sir Basil HALL
MM. F. MARTINEZ
C.L. ROZAKIS
Mme J. LIDDY
M. H.C. KRÜGER, Secrétaire de la Commission ;
Vu l'article 25 de la Convention de Sauvegarde des Droits de
l'Homme et des Libertés fondamentales ;
Vu la requête introduite le 13 août 1984 par Fritz et Hans
SCHLUMPF contre la France et enregistrée le 20 février 1985 sous le
No de dossier 11425/85 ;
Vu le rapport prévu à l'article 40 du Règlement intérieur de
la Commission ;
Après avoir délibéré,
Rend la décision suivante :
EN FAIT
Les faits de la cause tels que présentés par les requérants
peuvent se résumer comme suit :
La requête a été introduite par MM. Fritz et Hans Schlumpf,
industriels, de nationalité suisse, nés à Omegna (Italie), demeurant à
Bâle (Suisse). Les requérants sont représentés devant la Commission
par Me Leopold Wachsmann, avocat à Strasbourg.
Le 28 octobre 1976 deux sociétés dirigées par les requérants,
la société Filature de laine peignée de Malmerspach et la société
Filature de laine peignée Gluck et Cie, ayant leur siège social en
France, furent déclarées en règlement judiciaire par le tribunal de
grande instance de Mulhouse et MMes D. et T. furent respectivement
désignés syndics. Ultérieurement le règlement judiciaire des deux
sociétés fut converti en liquidation des biens avec maintien de
MMes D. et T. comme syndics.
Le 2 mars 1977 le tribunal de grande instance de Mulhouse a
prononcé l'extension de la procédure de règlement collectif
personnellement aux requérants en application de l'article 101 de la
loi du 13 juillet 1967 qui dispose :
"En cas de règlement judiciaire ou de liquidation des biens
d'une personne morale, peut être déclaré personnellement en
règlement judiciaire ou en liquidation des biens tout
dirigeant (...) qui a
- sous le couvert de la personne morale masquant ses
agissements fait des actes de commerce dans un intérêt
personnel ;
- ou disposé des biens sociaux comme des siens propres ;
- ou poursuivi abusivement, dans son intérêt personnel,
une exploitation déficitaire qui ne pouvait conduire
qu'à la cessation des paiements de la personne morale."
Le jugement a par la suite ajouté le passif social au passif
personnel des requérants et désigné Mes D. et T. syndics.
Le 14 mars 1979 la cour d'appel de Colmar a confirmé ce
jugement. Elle a par ailleurs rejeté la demande des requérants
sollicitant le sursis à statuer jusqu'à l'issue d'une procédure
pénale alors en cours à l'encontre de ceux-ci du chef d'abus de biens
sociaux.
La cour d'appel a affirmé que "la juridiction saisie d'une
demande formée sur la base de l'article 101 de la loi du 13 juillet
1967 contre un dirigeant faisant en même temps l'objet de poursuites
pénales n'est pas tenue de surseoir à statuer jusqu'à la décision du
tribunal répressif, dès lors que les instances dont sont saisis les
deux ordres de juridictions sont indépendantes, n'appréhendent pas les
faits sous le même rapport, ne permettent pas d'en déduire les mêmes
conséquences et ne tendent pas aux mêmes fins". Elle a par ailleurs
estimé qu'en l'espèce elle était en possession d'éléments
d'appréciation suffisants pour statuer.
Le pourvoi formé par les requérants contre l'arrêt de la cour
d'appel fut rejeté par la Cour de cassation en date du 15 octobre
1980.
Dans l'actif ayant appartenu aux requérants figurait
principalement une collection de près de 550 automobiles anciennes,
collectionnées par les requérants au cours de 45 années, installées à
Mulhouse et qui furent classées pour la plupart "monuments historiques"
par décret en Conseil d'Etat du 14 avril 1978.
Le 23 décembre 1980 les syndics présentèrent au tribunal de grande
instance de Mulhouse une proposition de vente de la collection des
requérants aux fins d'autorisation conformément à l'article 88 de la loi
du 13 juillet 1967 qui dispose que "le tribunal peut, à la demande (...)
du syndic autoriser ce dernier à traiter à forfait de tout ou partie de
l'actif mobilier ou immobilier et à l'aliéner". La proposition d'achat
était faite par le maire de la ville de Mulhouse pour le compte d'une
association devant avoir pour objet le développement d'un musée de
l'automobile à Mulhouse. Le prix proposé s'élevait à 44.000.000 FF.
Les requérants sont intervenus dans l'instance pour s'opposer
à l'opération projetée. Produisant une expertise de M. C. Huet,
expert en automobiles de collection, et de la firme Christie, Manson
et Woods ayant respectivement fixé la valeur totale des voitures à
307.615.000 FF et 325.870.000 FF, ils ont soutenu que le prix proposé
de 44.000.000 FF était dérisoire et qu'ils seraient victimes d'une
spoliation si la collection était cédée au prix proposé alors que des
enchères publiques permettraient d'en obtenir une somme infiniment
supérieure.
Par ailleurs, les syndics ont fondé leur demande : sur
l'intérêt des créanciers de voir vendre la collection dans les
meilleurs délais ; sur deux expertises judiciaires effectuées par
MMes Loudmer et Poulain, commissaires priseurs à Paris, et M.
Chappelon, expert près la cour d'appel de Versailles, évaluant
respectivement la collection à 56.786.000 FF et 39.697.000 FF ; sur la
difficulté d'organiser une vente rapide aux enchères publiques ; sur
la nécessité d'éviter la dispersion de la collection et le trouble
social qu'une telle dispersion risquerait de provoquer ; enfin sur le
fait que cette offre était la seule qui ait pu être recueillie émanant
d'acheteurs français, toute exportation étant interdite.
Après avoir, dans un premier temps, rejeté la demande des syndics
estimant que l'acheteur n'était pas défini, le tribunal de grande instance
de Mulhouse a en définitive, par jugement du 8 avril 1981, autorisé la
cession de la collection à l'"Association du Musée national de
l'Automobile de Mulhouse", constituée selon déclaration à la préfecture de
police de Paris depuis le 23 mars 1981, au prix de 44.000.000 FF, malgré
les plaintes des requérants quant au caractère dérisoire du prix de
vente.
Le 9 juin 1982, la cour d'appel de Colmar a confirmé ce
jugement, rejetant l'argumentation des requérants contestant la
conformité de l'opération autorisée à la jurisprudence relative à
l'article 88 de la loi du 13 juillet 1967.
Les requérants se sont pourvus en cassation en reprenant leur
argumentation relative à l'inapplicabilité de l'article 88 de la loi
du 13 juillet 1967 en l'espèce. Ils ont par ailleurs noté dans leur
mémoire que l'acceptation de l'offre insuffisante de 44.000.000 FF a
consacré une "véritable spoliation", sans toutefois tirer de cette
affirmation un moyen de cassation.
Le 16 février 1984 la Cour de cassation a rejeté le pourvoi
des requérants contre l'arrêt de la cour d'appel. Elle a affirmé que,
vu l'incertitude sur la consistance et la valeur des véhicules de la
collection et sur l'étendue des droits acquis excluant toute garantie
au profit de l'acquéreur, la cour d'appel avait pu à juste titre
estimer que l'opération litigieuse entrait bien dans le champ
d'application de l'article 88 de la loi du 13 juillet 1967.
GRIEFS
1. Les requérants se plaignent des décisions des tribunaux français
prononçant la liquidation de leurs biens personnels. Ils allèguent une
violation de l'article 6 par. 2 de la Convention qui dispose :
"Toute personne accusée d'une infraction est présumée
innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement
établie."
Ils font valoir que les juridictions françaises en prononçant
la mise en liquidation des biens avant l'aboutissement de l'instance
pénale, ont violé le principe de la présomption d'innocence.
2. Les requérants se plaignent également d'une violation de leur
droit au respect de leur vie privée, garanti par l'article 8 de la
Convention. Ils soutiennent que la multiplicité des procédures à leur
encontre et l'expropriation dont ils ont été victimes, les ont ruinés
matériellement, moralement et physiquement.
3. Enfin, les requérants se plaignent d'une violation de
l'article 1 du Protocole additionnel qui dispose que toute personne a
droit au respect de ses biens et que nul ne peut être privé de sa
propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions
prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Ils estiment en effet que vu la différence entre la valeur
réelle de leur collection et le prix dérisoire auquel celle-ci fut
cédée, les juridictions françaises ont admis une spoliation. Ils
précisent par ailleurs que la dépossession dont ils furent victimes
n'a pas été conforme à l'article 1 du Protocole additionnel de la
Convention qui renvoie aux principes du droit international et exige
que toute dépossession soit accompagnée d'une indemnisation intégrale
préalable.
EN DROIT
1. Les requérants se plaignent que les décisions des tribunaux civils
étendant à leurs biens personnels le règlement judiciaire des sociétés
qu'ils dirigeaient, et cela avant l'aboutissement de la procédure pénale
ouverte contre eux, ont violé le principe de la présomption d'innocence
garanti par l'article 6 par. 2 (art. 6-2) de la Convention.
Il est vrai que l'article 6 par. 2 (art. 6-2) reconnaît que "toute
personne accusée d'une infraction est présumée innocente jusqu'à ce
que sa culpabilité ait été légalement établie".
Toutefois, la Commission n'est pas appelée à se prononcer sur
le point de savoir si les juridictions françaises ont violé cette
disposition en déclarant les requérants en liquidation de biens. En
effet, à supposer même que l'article 6 par. 2 (art. 6-2) soit applicable en
l'espèce, la Commission rappelle que conformément à l'article 26 (art. 26) in
fine de la Convention, elle ne peut être saisie que "dans un délai de
six mois à partir de la date de la décision interne définitive".
Dans la présente affaire la décision de la Cour de cassation
qui constitue, quant à ce grief particulier, la décision interne
définitive a été rendue le 15 octobre 1980, alors que la requête a été
soumise à la Commission le 13 août 1984, c'est-à-dire plus de six mois
après la date de cette décision. En outre, l'examen de l'affaire ne
permet de discerner aucune circonstance particulière qui ait pu
interrompre ou suspendre le cours dudit délai.
Il s'ensuit que cette partie de la requête est tardive et doit
être rejetée conformément à l'article 27 par. 3 (art. 27-3) de la Convention.
2. Les requérants se plaignent aussi d'une violation de leur
droit au respect de leur vie privée. Ils estiment que la liquidation
de leurs biens et la multiplicité de procédures relatives à celle-ci
les ont ruinés matériellement, moralement et physiquement.
La Commission note d'abord que les requérants n'ont pas soulevé ce
grief devant les juridictions internes. Elle estime pouvoir se dispenser
d'examiner si les recours offerts par le droit interne étaient en l'espèce
effectifs à cet égard. En effet, à supposer même que les requérants aient
épuisé les voies de recours internes selon les principes de droit
international généralement reconnus, l'ingérence dans leur vie privée qui
résulterait dans les circonstances particulières de l'affaire de la
liquidation de leur collection d'automobiles à laquelle ils affirment
avoir consacré 45 ans d'efforts personnels, serait toutefois justifiée au
regard de l'article 8 par. 2 (art. 8-2) qui dispose :
"Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans
l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est
prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans
une société démocratique, est nécessaire à la sécurité
nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du
pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des
infractions pénales, à la protection de la santé ou de la
morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui."
La Commission constate que la liquidation des biens des
requérants, prévue par la loi du 13 juillet 1967, constitue une mesure
nécessaire dans une société démocratique à la protection des droits
d'autrui, en l'espèce des créanciers des requérants, et au bien-être
économique du pays.
Il s'ensuit que cette partie de la requête est manifestement
mal fondée au sens de l'article 27 par. 2 (art. 27-2) de la Convention.
3. Les requérants se plaignent enfin d'une violation de leurs
droits au respect de leurs biens et soutiennent avoir été victimes
d'une spoliation.
Il est vrai que l'article 1 du Protocole (P1-1) additionnel reconnaît
à toute personne physique ou morale le droit au respect de ses biens.
Toutefois, la Commission n'est pas appelée à se prononcer sur
le point de savoir si les faits allégués par le requérant révèlent
l'apparence d'une violation de cette disposition. En effet, aux
termes de l'article 26 (art. 26) de la Convention, "la Commission ne peut être
saisie qu'après l'épuisement des voies de recours internes, tel qu'il
est entendu selon les principes de droit international généralement
reconnus".
Cette condition ne se trouve pas réalisée par le seul fait que
le requérant a soumis son cas aux différents tribunaux compétents. Il
faut encore que le grief formulé devant la Commission ait été soulevé,
au moins en substance, pendant la procédure en question. Sur ce
point, la Commission renvoie à sa jurisprudence constante (cf. par
exemple No 6861/75, déc. 14.7.75, D.R. 3 p. 147 ; Nos 5573/72 et
5670/72, déc. 16.7.76, D.R. 7 p. 8).
En l'espèce les requérants ont noté dans les conclusions et
mémoires qu'ils ont présentés devant les juridictions françaises,
qu'ils seraient victimes d'une spoliation si l'offre de 44.000.000 FF
était acceptée. Ils ont par ailleurs signalé dans la sommation du
23 octobre 1981 faite aux syndics D et T, leur volonté de saisir les
organes de la Convention européenne des Droits de l'Homme pour faire
valoir "la spoliation dont ils seraient victimes".
La Commission constate cependant que les requérants n'ont pas
soulevé devant la Cour de cassation un moyen relatif à leurs allégations
de privation de propriété alors qu'il aurait été loisible de le faire sur
la base des dispositions de la Convention et du droit national. En
effet, les moyens de cassation présentés par les requérants sur lesquels
la Cour de cassation a eu à se prononcer ne concernaient que des
irrégularités formelles des actes des syndics et l'inapplicabilité de
l'article 88 de la loi du 13 juillet 1967. La Commission estime que la
phrase "l'acceptation d'une offre aussi insuffisante eût manifestement
consacré une véritable spoliation tant des (requérants) que de leurs
créanciers" figurant dans la partie concernant les faits de l'affaire à
l'introduction du mémoire que les requérants ont présenté devant la
Cour de cassation ne suffit pas pour faire admettre que ceux-ci ont
soulevé ne fût-ce qu'en substance le grief relatif à l'article 1 du
Protocole (P1-1) additionnel.
Il s'ensuit que les requérants n'ont pas satisfait à la
condition relative à l'épuisement des voies de recours internes et que
cette partie de la requête doit être rejetée au sens de l'article 27
par. 3 (art. 27-3) de la Convention.
Quoi qu'il en soit, à supposer même que les requérants aient
satisfait à la condition de l'épuisement des voies de recours internes
quant à ce grief, la Commission rappelle sa jurisprudence selon laquelle
les saisies et ventes de biens dans le cadre d'une procédure d'exécution
forcée sont des mesures indispensables à toute vie en société sous un
régime libéral et ne sauraient en principe être considérées comme
contraires à l'article 1 du Protocole (P1-1) additionnel à moins qu'elles
n'aboutissent à dépouiller arbitrairement et injustement une personne au
profit d'une autre (Nos 8588/79 et 8589/79, déc. 12.10.82, D.R. 29 p. 64).
Or, la Commission constate qu'en l'espèce les juridictions françaises
autorisant les syndics à traiter à forfait la collection se sont
entourées d'avis d'experts quant au prix possible de la collection, de
sorte que leurs décisions ne sauraient aucunement être considérées comme
arbitraires.
Il s'ensuit que cette partie de la requête pourrait également être
rejetée comme manifestement mal fondée au sens de l'article 27 par. 2 (art.
27-2) de la Convention.
Par ces motifs, la Commission
DECLARE LA REQUETE IRRECEVABLE.
Le Secrétaire Le Président
de la Commission de la Commission
(H.C. KRÜGER) (C.A. NØRGAARD)
Textes cités dans la décision