CEDH, Commission, SOCIETE LES TRAVAUX DU MIDI c. la FRANCE, 2 juillet 1991, 12275/86
Chronologie de l’affaire
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Sur la décision
Référence : | CEDH, Commission, 2 juill. 1991, n° 12275/86 |
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Numéro(s) : | 12275/86 |
Publication : | D.R. n° 70, p. 47 |
Type de document : | Recevabilité |
Date d’introduction : | 7 juillet 1986 |
Niveau d’importance : | Importance faible |
Opinion(s) séparée(s) : | Non |
Conclusion : | Irrecevable |
Identifiant HUDOC : | 001-24607 |
Identifiant européen : | ECLI:CE:ECHR:1991:0702DEC001227586 |
Sur les parties
- Avocat(s) :
Texte intégral
SUR LA RECEVABILITE
de la requête N° 12275/86
présentée par la société
LES TRAVAUX DU MIDI
contre la France
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La Commission européenne des Droits de l'Homme, siégeant en
chambre du conseil le 2 juillet 1991 en présence de
MM. C.A. NØRGAARD, Président
J.A. FROWEIN
S. TRECHSEL
F. ERMACORA
G. JÖRUNDSSON
A. WEITZEL
J.C. SOYER
H.G. SCHERMERS
H. DANELIUS
Mme G.H. THUNE
Sir Basil HALL
MM. F. MARTINEZ
C.L. ROZAKIS
Mme J. LIDDY
MM. J.C. GEUS
M.P. PELLONPÄÄ
M. H.C. KRÜGER, Secrétaire de la Commission ;
Vu l'article 25 de la Convention de Sauvegarde des Droits de
l'Homme et des Libertés fondamentales ;
Vu la requête introduite le 7 juillet 1986 par la société LES
TRAVAUX DU MIDI contre la France et enregistrée le 9 juillet 1986
sous le No de dossier 12275/86 ;
Vu le rapport prévu à l'article 47 du Règlement intérieur de
la Commission ;
- i -
12275/86
Vu les observations présentées par le Gouvernement français le
20 août 1989 ;
Vu les observations en réponse présentées par la société
requérante le 14 décembre 1989 ;
Vu les observations développées par les parties à l'audience
du 2 juillet 1991 ;
Après avoir délibéré,
Rend la décision suivante :
EN FAIT
Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par les
parties, peuvent se résumer comme suit.
La société requérante, une société anonyme dénommée "Les
Travaux du Midi", est une entreprise de travaux publics. Elle est
représentée par son président-directeur général, M. Patrick Vetillart,
et a son siège social à Marseille. Devant la Commission la société
requérante est représentée par Maître G. Flecheux, avocat au barreau
de Paris.
Suite à un appel d'offres restreint lancé en mars 1974 pour la
construction de la première tranche de l'hôpital d'Agen, la société
requérante a été déclarée attributaire de plusieurs lots concernant la
construction du gros-oeuvre, des pièces en préfabriqué et des
coffrages spéciaux pour un montant total de 18.028.910 F.
Compte tenu d'importants retards dans l'exécution des
travaux, retards dont la société requérante ne s'estimait pas
responsable, elle formula le 11 juin 1979 des réserves à l'égard des
décomptes définitifs signés par elle les 16 et 28 mai 1979.
Par lettre en date du 12 novembre 1979, et en l'absence d'un
règlement amiable du problème, la société requérante demanda au
centre hospitalier d'Agen une indemnité de 12.586.805 F, en
réparation des incidences subies par elle au cours des travaux
d'exécution de la première tranche d'hôpital et qui concernait
notamment des problèmes de main-d'oeuvre ainsi qu'un alourdissement
considérable des charges.
Devant le refus du directeur du centre hospitalier d'Agen, la
société requérante saisit le tribunal administratif de Bordeaux, aux
fins de voir annuler la décision de rejet du 24 décembre 1979 et
d'obtenir la condamnation du centre hospitalier d'Agen au paiement de
l'indemnité en réparation réclamée, augmentée des sommes résultant du
jeu de la formule de révision des prix et des intérêts de droit. En
outre et à titre subsidiaire, la société requérante sollicitait le
recours à une mesure d'expertise.
Par jugement en date du 9 juillet 1981, le tribunal
administratif de Bordeaux rejeta ce recours.
La société requérante fit alors appel de ce jugement devant le
Conseil d'Etat.
Toutefois, par arrêt en date du 15 novembre 1985, le Conseil
d'Etat rejeta l'appel de la société requérante au motif qu'il
résultait des pièces du dossier que la société requérante avait
accepté par voie d'avenant les modifications apportées aux
stipulations du marché et été rémunérée pour les travaux
supplémentaires qui lui avaient été demandés. Après avoir ainsi
examiné une à une toutes les prétentions de la société requérante et
les avoir rejetées, le Conseil d'Etat décida d'infliger à la société
une amende pour recours abusif.
A cet égard, la motivation fut la suivante :
"Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que c'est à
bon droit que par le jugement attaqué, le tribunal administratif de
Bordeaux a rejeté la demande de la société requérante ;
Considérant qu'aux termes de l'article 57-1 ajouté au décret
du 30 juillet 1963 par l'article 28 du décret du 20 janvier 1978 "dans
le cas de requêtes jugées abusives, son auteur encourt une amende qui
ne peut excéder 10.000 F" ; qu'en l'espèce, la requête de la société
"Les Travaux du Midi" présente un caractère abusif ; qu'il y a lieu de
condamner la société "Les Travaux du Midi" à payer une amende de
5.000 F."
L'arrêt du Conseil d'Etat en date du 15 novembre 1985 a été
notifié à la société requérante par le secrétaire du contentieux du
Conseil d'Etat le 10 janvier 1986 et reçu par la société requérante le
13 janvier 1986.
GRIEFS
La société requérante se plaint d'avoir été condamnée par le
Conseil d'Etat à payer une amende de 5.000 francs pour recours abusif.
Elle précise qu'à aucun moment, ni au stade de l'instruction
devant le tribunal administratif, ni lors du prononcé du jugement de
première instance, ni même enfin au cours de l'instruction devant le
Conseil d'Etat qui a duré quatre ans, le caractère abusif pas plus que
la possibilité d'une condamnation pour requête jugée abusive n'ont été
évoqués de quelque manière que ce soit.
Elle n'aurait pas, de ce fait, bénéficié d'un procès équitable
conformément à ce que garantit l'article 6 par. 1 de la Convention.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
La présente requête a été introduite le 7 juillet 1986 et
enregistrée le 9 juillet 1986.
Le 16 mars 1989, la Commission a décidé, en application de
l'article 42 par. 2 b), devenu article 48 par. 2 b) de son Règlement
intérieur, de porter la requête à la connaissance du Gouvernement
défendeur et de l'inviter à présenter par écrit des observations sur
sa recevabilité et son bien-fondé.
Le 30 juin 1989, le Gouvernement défendeur a demandé une
prorogation de délai au 31 juillet 1989, puis le 3 août 1989 une
nouvelle prorogation de délai au 15 septembre 1989, prorogations qui
lui ont été accordées par le Président de la Commission.
Les observations du Gouvernement défendeur ont été présentées
le 20 aôut 1989.
Le 7 novembre 1989, le conseil de la société requérante a
demandé une prorogation de délai au 16 décembre 1989, prorogation qui
lui a été accordée par le Président de la Commission.
Les observations de la société requérante ont été présentées
le 14 décembre 1989.
Le 11 avril 1991, la Commission a décidé d'inviter les parties
à présenter leurs observations au cours d'une audience contradictoire.
A l'audience du 2 juillet 1991, les parties étaient ainsi
représentées :
Pour le Gouvernement :
- M. Luc CHOCHEYRAS, Conseiller de tribunal administratif, détaché à
la Sous-direction des Droits de l'Homme de la
Direction des affaires juridiques du Ministère
des Affaires Etrangères, en qualité d'Agent du
Gouvernement français ;
- Mlle Michèle PICARD, Magistrat détaché à la Sous-direction des Droits
de l'Homme de la Direction des affaires
juridiques du Ministère des Affaires Etrangères,
- M. Laurent TRUCHOT, Magistrat à la Direction des affaires civiles et
du Sceau du Ministère de la Justice, en qualité
de conseils.
Pour la société requérante :
Maître Georges FLECHEUX, avocat au barreau de Paris, assisté de
Maître Jean-Nicolas CLEMENT, avocat au barreau de Paris.
EN DROIT
La société requérante se plaint de ce que le Conseil d'Etat
lui a infligé une amende de 5.000 francs pour recours abusif. Elle
n'aurait pas, de ce fait, bénéficié d'un procès équitable, en
violation de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention.
Le Gouvernement défendeur soulève d'emblée l'inapplicabilité
de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention au cas d'espèce.
Selon lui, le Conseil d'Etat, en infligeant l'amende pour recours
abusif n'a ni tranché une "contestation sur des droits et obligations
de caractère civil", ni "décidé du bien-fondé d'une accusation en
matière pénale".
Ainsi, il soutient que l'amende infligée à la société
requérante a pour objet de sanctionner l'exercice abusif du droit
d'ester en justice, droit qui n'a jamais été considéré dans la
jurisprudence des organes de la Convention comme revêtant un caractère
civil au sens de l'article 6 (art. 6) de la Convention. Par ailleurs,
il dénie tout caractère pénal à ladite amende au motif,
principalement, qu'au regard du droit interne, la matière est
totalement étrangère au droit pénal et à la procédure pénale, et que
le manquement que l'amende a pour objet de sanctionner ne présente
aucune des caractéristiques de l'infraction pénale.
A titre subsidiaire, le Gouvernement observe que le droit
d'accès à un tribunal n'a pas été violé, notamment du fait de la
modicité de l'amende, et que les droits de la défense n'ont pas été
méconnus car l'instruction concernant l'amende est nécessairement
confondue avec l'instruction concernant le bien-fondé de la requête.
La société requérante, quant à elle, conteste ce point de vue
et plaide l'applicabilité de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la
Convention à la procédure en cause. Pour la société requérante,
l'amende est une pénalité de nature patrimoniale qui a
incontestablement le caractère d'une sanction. Selon elle, l'amende
pour recours abusif entre dans le champ d'application de l'article 6
(art. 6) de la Convention en raison, non seulement de son caractère de
pénalité patrimoniale afférente à l'exercice d'un droit de caractère
civil, mais également au titre de la sanction pénale.
Elle déplore le fait de n'avoir pu à aucun moment de la
procédure se défendre contre la condamnation au paiement de cette
amende que lui a infligé le Conseil d'Etat, dans la mesure où ni le
caractère abusif ni l'infliction d'une amende pour recours abusif
n'ont été évoqués de quelque manière que ce soit par la partie adverse
ou les juridictions administratives. Enfin, elle critique l'absence
de motivation de la décision en cause.
Quant à la question de savoir si les dispositions de l'article
6 (art. 6) de la Convention sont applicables à la situation dénoncée, la
Commission estime qu'elle peut rester ici indécise car même si l'on
devait répondre par l'affirmative à cette question, le grief de la
société requérante est, en tout état de cause, irrecevable pour les
motifs exposés ci-après.
La question qui se pose en l'occurrence à la Commission est de
savoir si la société requérante a bénéficié d'un procès équitable, au
sens de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention, d'une part, en
raison de sa condamnation à une amende pour recours abusif devant le
Conseil d'Etat, en application de l'article 57-1 ajouté au décret du
30 juillet 1963, par l'article 28 du décret du 20 janvier 1978,
d'autre part, en raison de ce que l'arrêt du Conseil d'Etat du 15
novembre 1985 ne donne aucune motivation spécifique quant à l'aspect
abusif du recours.
La Commission et la Cour ont affirmé à plusieurs reprises
(Cour Eur. D.H., arrêt Delcourt du 17 janvier 1970, série A n° 11,
p. 14, par. 25 et arrêt Monnell et Morris du 2 mars 1987, série A
n° 115, p. 21, par. 5, et N° 8603/79 et autres, Crociani, Palmiotti,
Tanassi et Lefebvre d'Ovidio c/Italie, déc. 18.12.80, D.R. 22 p. 147),
que l'article 6 (art. 6) de la Convention n'astreint pas les Etats
contractants à créer des cours d'appel ou de cassation. Néanmoins, un
Etat qui se dote de juridictions de cette nature a l'obligation de
veiller à ce que les justiciables jouissent auprès d'elles des
garanties fondamentales de l'article 6 (art. 6) (voir mutatis
mutandis, Cour Eur. D.H., arrêt dans l'affaire "Relative à certains
aspects du régime linguistique de l'enseignement en Belgique" du 23
juillet 1968, série A n° 6, p. 33, par. 9).
La Commission observe que l'article 6 (art. 6) n'interdit pas
aux Etats contractants d'édicter les réglementations régissant l'accès
des justiciables à une juridiction de recours, pourvu que ces
réglementations aient pour but d'assurer une bonne administration de
la justice (No 6916/75, déc. 8.10.76, D.R. 6 p. 107 ; No 8407/78, déc.
6.5.80, D.R. 20 p. 179). La réglementation relative à la saisine
d'une juridiction de recours vise assurément la bonne administration
de la justice (voir mutatis mutandis No 11122/84, déc. 2.12.85, D.R.
45 p. 246 et No 10857/84, déc. 15.7.86, D.R. 48 p. 106).
La réglementation contestée en l'occurrence est celle qui, en
matière de recours jugé abusif, autorise la juridiction administrative
à condamner la partie qui succombe à une amende qui ne saurait excéder
10.000 francs. Il s'agit là d'un système similaire à ceux en vigueur
dans d'autres Etats contractants, et dont le but est de se prémunir
contre des plaideurs téméraires, assurant ainsi une bonne
administration de la justice en évitant de la sorte l'engorgement du
rôle des juridictions, source d'allongement des procédures.
Par ailleurs, une autre question pourrait se poser si le
montant exigé de l'intéressé était tel qu'il constituerait une réelle
entrave à l'accès aux tribunaux, ainsi que cela pourrait se produire
en matière de cautio judicatum solvi (voir No 6958/75, déc. 10.12.75,
D.R. 3 p. 155 et No 7973/77, déc. 28.2.79, D.R. 17 p. 74).
En l'espèce on ne saurait affirmer que cette réglementation a
eu un effet dissuasif sur la société requérante puisqu'elle a pu
saisir le Conseil d'Etat, ce qu'elle n'a d'ailleurs soutenu à aucun
moment.
Il est vrai que le Conseil d'Etat ne s'explique pas de manière
spécifique sur le caractère abusif du recours. Dans son dispositif,
cette juridiction, après avoir rejeté les divers griefs soulevés, se
borne à prononcer la condamnation de la demanderesse en application de
l'article 57-1 du décret du 30 juillet 1963.
La Commission reconnaît que, dans certaines circonstances
particulières, l'absence de motivation d'un jugement peut mettre en
jeu le droit à un procès équitable que garantit l'article 6 par. 1
(art. 6-1) de la Convention (voir Hatjianastasiou c/Grèce, rapp.
Comm. 6.6.91, par. 50, à paraître). Tel n'est toutefois pas le cas en
l'espèce.
En effet, il ressort de l'arrêt du Conseil d'Etat que celui-ci
a amplement examiné les moyens qui lui étaient soumis et les a, soit
écartés, soit considérés comme non fondés, estimant que la juridiction
inférieure avait à bon droit donné l'appréciation des différents
éléments de preuve qui lui étaient soumis.
En particulier, le Conseil d'Etat estima que la société
requérante n'était pas fondée à réclamer des indemnités alors qu'elle
avait signé sans réserve des avenants au contrat initial prévoyant un
allongement de la durée des travaux ainsi que l'exécution de travaux
supplémentaires en contrepartie du paiement d'un supplément de prix et
d'indemnités forfaitaires.
C'est donc après un examen approfondi que le Conseil d'Etat a
rejeté le pourvoi et jugé celui-ci abusif, en usant de considérants
qui justifient non seulement le rejet au principal mais aussi le
caractère abusif du recours. Rien ne permet donc de conclure qu'en
faisant application à la présente affaire de l'article 57-1 du décret
de 1963, le Conseil d'Etat a pris une décision arbitraire ou que par
ailleurs il y aurait eu entrave à l'accès aux tribunaux. Pour ce qui
est de la procédure concernant l'imposition de l'amende, il est vrai
que le Conseil d'Etat n'a pas donné à la société requérante l'occasion
de se prononcer d'une manière spécifique sur le caractère abusif ou
non du recours. Néanmoins, eu égard à la nature particulière de cette
amende et au lien étroit de celle-ci avec l'ensemble du litige soumis
à la censure du Conseil d'Etat, la Commission estime que l'on ne
saurait considérer la procédure appliquée en l'occurrence comme
inéquitable au sens de l'article 6 (art. 6) de la Convention.
Il s'ensuit que la requête est manifestement mal fondée et
doit être rejetée en application de l'article 27 par. 2 (art. 27-2) de la
Convention.
Par ces motifs, la Commission, à la majorité,
DECLARE LA REQUETE IRRECEVABLE.
Le Secrétaire Le Président
de la Commission de la Commission
(H.C. KRÜGER) (C.A. NØRGAARD)
Textes cités dans la décision