CEDH, Cour (chambre), AFFAIRE DELCOURT c. BELGIQUE, 17 janvier 1970, 2689/65

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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Chambre), 17 janv. 1970, n° 2689/65
Numéro(s) : 2689/65
Publication : A11
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : Arrêt affaire linguistique belge du 23 juillet 1968, série A no 6, p. 33
Arrêt Matznetter du 10 novembre 1969, série A no 10, par. 13
Arrêt Neumeister du 27 juin 1968, série A no 8, paras. 19, 22, 23
Arrêt Wemhoff du 27 juin 1968, série A no 7, paras. 8, 18, 20
Références à des textes internationaux :
Arrêté du Prince souverain du 15 mars 1815, Article 39;Code judiciaire 1967, Article 1109
Organisation mentionnée :
  • Comité des Ministres
Niveau d’importance : Importance élevée
Opinion(s) séparée(s) : Oui
Conclusion : Non-violation de l'Art. 6-1
Identifiant HUDOC : 001-62025
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:1970:0117JUD000268965
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Texte intégral

COUR (CHAMBRE)

AFFAIRE DELCOURT c. BELGIQUE

(Requête no 2689/65)

ARRÊT

STRASBOURG

17 janvier 1970



En l’affaire Delcourt,

La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément aux dispositions de l’article 43 (art. 43) de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et des articles 21 et 22 du Règlement de la Cour, en une Chambre composée de MM. les Juges:

Sir Humphrey WALDOCK, Président

H. ROLIN

T. WOLD

M. ZEKIA

A. FAVRE

J. CREMONA

G. WIARDA

ainsi que de MM. M.-A. EISSEN, Greffier, et J. F. SMYTH, Greffier adjoint,

Rend l’arrêt suivant:

PROCEDURE

1. L’affaire Delcourt a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme ("la Commission"). A son origine se trouve une requête dont un ressortissant belge, Emile Delcourt, avait saisi la Commission le 20 décembre 1965, en vertu de l’article 25 (art. 25) de la Convention, et qui était dirigée contre le Royaume de Belgique.

La demande de la Commission, qui s’accompagnait du rapport prévu à l’article 31 (art. 31) de la Convention, a été déposée au Greffe de la Cour le 5 février 1969, dans le délai de trois mois institué par les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47). Elle renvoyait aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) et à la déclaration par laquelle le Royaume de Belgique a reconnu la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46).

2. Le 4 mars 1969, le Président de la Cour a procédé, en présence du Greffier, au tirage au sort des noms de six des sept Juges appelés à former la Chambre compétente, M. Henri Rolin, Juge élu de nationalité belge, siégeant d’office en vertu de l’article 43 (art. 43) de la Convention; le Président a également tiré au sort les noms de trois Juges suppléants. Un des Juges désignés comme membres effectifs de la Chambre a été empêché par la suite de participer à l’examen de l’affaire; il a été remplacé par le premier Juge suppléant.

3. Le 10 mars 1969, le Président de la Chambre a chargé le Greffier d’inviter la Commission à produire une série de documents qui ont été versés au dossier le 19 mars 1969.

4. Le Président de la Chambre a recueilli, le 20 mars 1969, l’opinion de l’Agent du Gouvernement du Royaume de Belgique ("le Gouvernement"), ainsi que celle des Délégués de la Commission, au sujet de la procédure à suivre. Par une ordonnance du même jour, il a décidé que la Commission présenterait un mémoire dans un délai devant expirer le 31 mai 1969 et que le Gouvernement disposerait, pour son mémoire en réponse, d’un délai s’étendant jusqu’au 21 juillet 1969. Les mémoires respectifs de la Commission et du Gouvernement sont parvenus au Greffe dans les délais impartis.

5. Par une ordonnance du 31 juillet 1969, le Président de la Chambre a fixé au 29 septembre 1969 la date d’ouverture des audiences, après avoir consulté à ce sujet l’Agent du Gouvernement et les Délégués de la Commission par l’intermédiaire du Greffier.

6. Le 24 septembre 1969, la Cour a tenu à Strasbourg une réunion consacrée à la préparation de la phase orale de la procédure. A cette occasion, elle a décidé d’inviter l’Agent du Gouvernement et les Délégués de la Commission à lui fournir des pièces et renseignements complémentaires qu’elle a recueillis lors des audiences publiques.

7. Celles-ci ont commencé dans l’après-midi du 29 septembre 1969 à Strasbourg au Palais des Droits de l’Homme; elles se sont poursuivies le 30 septembre.

Ont comparu devant la Cour:

- pour la Commission:

M. M. Sørensen,  Délégué principal, et

MM. C.T. Eustathiades et T. Balta, Délégués;

- pour le Gouvernement:

M. J. De Meyer, Professeur

à l’Université de Louvain, Assesseur au Conseil                                          

d’État,   Agent et Conseil, assisté de

Me J. Faurès, Bâtonnier

à la Cour de cassation, Conseil.

La Cour a entendu en leurs déclarations et conclusions MM. Sørensen, De Meyer et Faurès. Le 30 septembre 1969, elle a posé aux représentants du Gouvernement plusieurs questions auxquelles ils ont répondu le jour même. La clôture provisoire des débats a été prononcée le 30 septembre à 17 heures 25.

8. Après avoir délibéré en chambre du conseil, la Cour rend le présent arrêt.

EN FAIT

9. La demande de la Commission a pour objet d’obtenir une décision de la Cour sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent ou non, de la part du Royaume de Belgique, une violation des obligations qui lui incombent aux termes de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention.

10. Les faits de la cause, tels qu’ils ressortent du rapport et du mémoire de la Commission, du mémoire du Gouvernement, des documents produits et des déclarations orales des comparants, peuvent se résumer ainsi:

11. Émile Delcourt, ressortissant belge né le 28 décembre 1924, administrateur de sociétés, a son domicile à Waterloo. A l’époque à laquelle il a saisi la Commission (20 décembre 1965), il se trouvait détenu à la prison centrale de Louvain.

12. Poursuivi par le parquet de Bruges pour extorsion, escroquerie et abus de confiance, le requérant fut arrêté le 23 novembre 1963, puis inculpé d’une série d’actes d’escroquerie, d’abus de confiance, de faux et usage de faux, d’émission de chèques sans provision et de traites frauduleuses ainsi que de grivèlerie.

Le 21 septembre 1964, le Tribunal correctionnel de Bruges le déclara coupable quant à trente-six des quarante-trois chefs d’inculpation et lui infligea un an d’emprisonnement et deux mille francs belges d’amende.

Le 17 mars 1965, la Cour d’appel de Gand réforma ce jugement que Delcourt et le ministère public avaient attaqué auprès d’elles les 25 et 26 septembre 1964. Elle considéra comme établies toutes les préventions, y compris celles dont l’intéressé avait été acquitté en première instance, souligna la gravité des faits et releva qu’il s’agissait d’un récidiviste. En conséquence, elle porta la peine principale à cinq ans d’emprisonnement; elle décida en outre qu’après l’avoir purgée le condamné serait "mis à la disposition du gouvernement" pendant dix années, accueillant sur ce point une demande du parquet que le Tribunal de Bruges avait repoussée.

Les 17 et 23 mars 1965, le requérant se pourvut en cassation contre l’arrêt de la Cour d’appel et contre le jugement du Tribunal correctionnel. Il déposa un mémoire le 20 mai 1965; le parquet d’appel n’usa pas de son droit de présenter un contre-mémoire. Une audience publique se déroula devant la 2ème Chambre de la Cour de cassation le 21 juin 1965; le requérant y assista mais non son avocat. La Cour entendit M. le Conseiller de Bersaques en son rapport, puis M. l’Avocat général Dumon en ses conclusions qui tendaient au rejet des deux pourvois. Elle statua en ce sens le jour même après avoir délibéré en chambre du conseil.

13. Dans la requête qu’il a introduite devant la Commission le 20 décembre 1965 (no 2689/65), Delcourt se plaignait du jugement du 21 septembre 1964 et des arrêts des 17 mars et 21 juin 1965. Protestant de son innocence et alléguant la violation des articles 5, 6, 7 et 14 (art. 5, art. 6, art. 7, art. 14) de la Convention, il formulait de très nombreux griefs qui furent presque tous déclarés irrecevables par la Commission les 7 février et 6 avril 1967. A cette dernière date, la Commission retint cependant l’un d’entre eux, relatif au point de savoir si la présence d’un membre du ministère public de la Cour de cassation au délibéré de celle-ci était compatible avec le principe de l’"égalité des armes" et, partant, avec l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention.

L’Avocat général Dumon avait en effet assisté à ces délibérations en vertu de l’article 39 d’un arrêté du Prince souverain du 15 mars 1815, aux termes duquel "(...) en matière de cassation le ministère public a le droit d’assister à la délibération lorsqu’elle n’a pas lieu à l’instant et dans la même salle d’audience, mais il n’a pas voix délibérative". On peut noter que l’arrêté en question a été remplacé récemment par certaines dispositions du nouveau Code judiciaire (loi 1du 10 octobre 1967), lequel n’était pas encore en vigueur quand la Cour de cassation a repoussé les pourvois du requérant. L’article 1109 de ce code consacre, en substance, la même règle que le texte précité.

14. À la suite de la décision du 6 avril 1967 déclarant recevable le grief susmentionné, une sous-commission a établi les faits de la cause.

15. Devant la Commission et la sous-commission, le requérant a soutenu que la présence d’un membre du ministère public de la Cour de cassation au délibéré du 21 juin 1965 avait enfreint l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention. Sans contester l’existence d’une importante différence entre les rôles respectifs du parquet de cassation et du parquet des juridictions du fond, il a souligné que le premier assume parfois la qualité de partie en vertu de la loi, encore qu’il n’en ait pas été ainsi en l’espèce. En outre, le procureur général à la Cour de cassation exercerait sa surveillance sur les procureurs généraux établis auprès des cours d’appel (article 154 de la loi du 18 juin 1869); un lien organique fort puissant l’unirait donc à eux, ses subordonnés, même si dans la pratique le contrôle dont il s’agit revêt à l’heure actuelle un caractère assez discret. Au demeurant, le ministère public de cassation serait, dans l’immense majorité des cas, l’adversaire au moins potentiel des condamnés qui saisissent la cour suprême de Belgique: il conclurait d’habitude au rejet de leurs pourvois et sa thèse serait presque toujours - comme en l’occurrence - adoptée par les magistrats du siège. Or, après avoir exposé cette thèse à la fin de l’audience publique, il participerait aux délibérations secrètes de la Cour en l’absence des intéressés. Il en résulterait une atteinte aux droits de la défense et notamment au principe de l’égalité des armes, tel qu’il se dégagerait des avis formulés par la Commission dans les affaires Ofner, Hopfinger, Pataki et Dunshirn (requêtes no 524/59, 617/59, 596/59 et 789/60, Annuaire de la Convention, no 6, pp. 697 à 707 et 731 à 733). Le requérant a précisé qu’il n’entendait pas pour autant émettre le moindre doute quant à l’intransigeante conscience avec laquelle la Cour de cassation s’acquitte de ses tâches, ni insinuer que le parquet puisse tenter indûment d’influencer ladite cour dans un sens étranger à la stricte justice. En d’autres termes, Delcourt ne s’en prendrait pas à des hommes, mais bien à une institution qui donnerait l’avantage au ministère public. Assurément, la législation litigieuse remonte à plus d’un siècle et demi et le Parlement belge a estimé par deux fois ne pas devoir la modifier. Elle daterait cependant d’une époque d’absolutisme monarchique dont elle porterait l’empreinte; d’ailleurs, l’introduction de la Convention dans le droit interne d’un État contractant entraînerait nécessairement "la découverte incessante de nouveaux points de controverse que le législateur national n’avait pas aperçus".

Dans des observations du 8 décembre 1967, postérieures de près de deux ans au dépôt de la requête, Delcourt s’est plaint en outre de n’avoir pu répondre aux conclusions du ministère public de cassation: il n’en aurait pas reçu communication avant l’audience du 21 juin 1965, au cours de laquelle il n’aurait pas non plus eu la parole en dernier lieu.

Le requérant a demandé la révision de la législation incriminée et l’octroi d’une indemnité.

16. À la suite de l’échec de la tentative de règlement amiable à laquelle la sous-commission compétente avait procédé, la Commission plénière a rédigé le rapport prévu à l’article 31 (art. 31) de la Convention. Adopté le 1er octobre 1968, ce document a été transmis au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe le 5 décembre 1968. La Commission y exprime, par sept voix contre six, l’avis que l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention n’a pas été violé en l’espèce. Deux membres de la majorité ont formulé conjointement une opinion concordante et les six membres de la minorité une opinion dissidente collective.

17. Après la saisine de la Cour, le requérant a repris et développé certains de ses arguments antérieurs dans une note que la Commission a jointe à son mémoire. En ce qui concerne son grief principal, il a déclaré se rallier à l’opinion de la minorité de la Commission.

Arguments de la Commission et du Gouvernement

18. A la différence du Gouvernement, la Commission unanime considère que l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention s’applique en l’espèce à la procédure de cassation.

D’après la majorité de la Commission, cependant, la présence d’un membre du ministère public de la Cour de cassation au délibéré du 21 juin 1965 n’était pas incompatible avec ce texte. En effet, la cour suprême de Belgique ne connaîtrait pas du fond des affaires (article 95 de la Constitution et article 17 de la loi du 4 août 1832): sauf dans des cas exceptionnels, étrangers à la cause, elle aurait pour seul rôle de trancher des questions de droit. Quant à son parquet, il se bornerait à l’assister dans l’accomplissement de sa fonction. D’ordinaire, il n’exercerait pas l’action publique et n’aurait pas la qualité de partie (article 37 de l’arrêté du Prince souverain du 15 mars 1815). Il jouirait dans presque tous les cas d’une entière indépendance par rapport au ministre de la Justice et ne disposerait d’aucun pouvoir de commandement à l’égard du parquet des juridictions du fond, titulaire habituel de l’action publique. Dès lors, sa participation au délibéré de la Cour de cassation n’enfreindrait pas le principe de l’égalité des armes, même si on l’examine à la lumière de la jurisprudence de la Commission (affaires Ofner, Hopfinger, Pataki et Dunshirn).

Les Délégués ont signalé à l’attention de la Cour l’opinion dissidente collective de six membres de la Commission. Ceux-ci estiment que ladite participation ne répondait pas aux exigences de l’article 6 par. 1 (art. 6-1).

La Commission ne croit pas devoir se prononcer sur les "nouveaux" griefs figurant dans les observations de Delcourt du 8 décembre 1967 (par. 15, supra); le requérant ne les aurait formulés que comme des aspects particuliers du principe de l’égalité des armes, dont la majorité de la Commission n’aperçoit aucune violation.

Dans son mémoire du 22 mai 1969 et à l’audience du 29 septembre 1969, la Commission a demandé à la Cour

"de décider si, au cours de la procédure qui s’est déroulée devant la Cour de cassation belge dans l’affaire Delcourt le 21 juin 1965, l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention, dans la mesure où cette disposition exige un procès équitable, a été violé ou non par le fait que le représentant du ministère public a participé au délibéré de la Cour de cassation."

19. Le Gouvernement ne conteste pas qu’un membre du ministère public de la Cour de cassation, après avoir conclu lors des débats oraux au rejet des pourvois du requérant, a assisté au délibéré du 21 juin 1965 avec voix consultative, mais il soutient qu’il n’en est résulté aucune atteinte au droit garanti par l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention.

En effet, la cour suprême de Belgique ne connaîtrait pas du fond des affaires (article 95 de la Constitution et article 17 de la loi du 4 août 1832). Malgré sa nature judiciaire, consacrée par une longue évolution, elle accomplirait une mission qui n’aurait jamais cessé d’avoir certains rapports avec l’activité législative. Instituée dans l’intérêt de la loi, elle jugerait les jugements et non les individus, sous réserve de quelques exceptions étrangères à l’espèce. Il ne lui incomberait donc pas de statuer sur des litiges relatifs à des droits et obligations de caractère civil, ni sur le bien-fondé d’accusations en matière pénale, au sens de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) tel que les organes chargés de veiller au respect de la Convention l’ont interprété dans une série de décisions.

Quant au parquet de cassation, il se distinguerait radicalement du parquet des juridictions du fond. En règle générale, il n’aurait pas la qualité de partie (article 37 de l’arrêté du 15 mars 1815); dans les cas, très rares, où il l’assume en vertu de la loi et où il meut l’action publique, les délibérations se dérouleraient en son absence (article 39 de l’arrêté du 15 mars 1815). Indifférent à la question de la culpabilité des prévenus, il ne serait ni leur adversaire ni un rouage de l’accusation. Rien ne l’empêcherait, par exemple, d’inviter la Cour à repousser un pourvoi formé par un parquet d’appel, ni de soulever d’office un moyen tendant à la cassation d’un verdict de condamnation; des statistiques prouveraient qu’il en est souvent ainsi. Le ministère public de cassation ne serait par conséquent pas solidaire du parquet des juridictions du fond, à l’égard duquel son chef exercerait d’ailleurs, en pratique, une simple surveillance doctrinale et scientifique exclusive du moindre pouvoir de commandement (article 154 de la loi du 18 juin 1869). En outre, il jouirait d’une entière indépendance dans ses relations avec le ministre de la Justice.

Bref, son rôle s’inscrirait dans le cadre des fonctions de la Cour elle-même: d’ordinaire, il consisterait sans plus à fournir a celle-ci une aide technique et objective destinée à assurer l’observation des lois, l’unité de la jurisprudence et une bonne rédaction des arrêts. En somme, le parquet de cassation s’"intégrerait" et s’"identifierait" à la Cour autant que les magistrats du siège. Dans ces conditions, la présence de l’un de ses membres au délibéré n’aurait pas rompu l’égalité des armes au détriment du requérant. Une certaine inégalité aurait bien régné en l’occurrence, mais au profit de Delcourt: contrairement à ce dernier, le parquet des juridictions du fond dont émanaient les décisions attaquées n’aurait pas eu la faculté de développer sa thèse à l’audience du 21 juin 1965 (article 34 de l’arrêté du 15 mars 1815); il ne se serait pas même prévalu de son droit de répondre par écrit au mémoire que le requérant avait déposé le 20 mai 1965. De l’avis du Gouvernement l’affaire Delcourt ne saurait se comparer aux affaires Pataki et Dunshirn; elle se rapprocherait plutôt des affaires Ofner et Hopfinger, dans lesquelles la Commission et le Comité des Ministres n’ont constaté aucune violation de l’article 6 (art. 6).

Au demeurant, la législation litigieuse, vieille de plus d’un siècle et demi, n’aurait jamais donné lieu à des critiques dans la doctrine et le barreau belges, pourtant fort attentifs à tout ce qui a trait aux droits de la défense. A deux reprises, le Parlement aurait expressément résolu de la maintenir, la première fois sans changement (élaboration de la loi du 19 avril 1949), la seconde en substance et après avoir examiné le problème sous l’angle de la Convention (article 1109 du Code judiciaire de 1967). Ces circonstances créeraient en quelque sorte une présomption favorable à la compatibilité de ladite législation avec l’article 6 par. 1 (art. 6-1); elles montreraient aussi que la participation du parquet de cassation aux délibérés de la cour suprême ne prête pas à des abus.

Quant aux "nouveaux" griefs de Delcourt, ils seraient irrecevables pour ne pas avoir figuré dans la requête initiale. Le Gouvernement les estime du reste injustifiés: d’après lui, c’est précisément parce que le parquet de cassation n’a pas la qualité de partie qu’il formule ses conclusions à la fin de la procédure orale, sans les communiquer par avance aux intéressés.

Dans son mémoire du 17 juillet 1969 et à l’audience du 30 septembre 1969, le Gouvernement a demandé à la Cour

"(de) dire que, eu égard au rôle attribué par la loi belge au procureur général près la Cour de cassation et au statut particulier qui est le sien dans l’organisation judiciaire belge, sa présence avec voix non délibérative aux délibérations de la Cour, telle qu’elle est expressément prévue par cette législation, n’est pas de nature à enfreindre le principe de l’"égalité des armes", lorsque, comme en l’espèce, le procureur général n’est pas lui-même partie à la cause en qualité de demandeur;

(de) décider en conséquence que lors de la procédure qui s’est déroulée devant la Cour de cassation de Belgique, le 21 juin 1965, dans l’affaire Delcourt, il n’y a pas eu violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention du fait que le représentant du ministère public, M. l’Avocat géneral Dumon, a été présent au délibéré des juges".

EN DROIT

20. Par sa décision du 6 avril 1967, la Commission n’a déclaré recevable la requête de Delcourt que sur un point: celui de savoir si la participation d’un membre du ministère public au délibéré de la Cour de cassation de Belgique, le 21 juin 1965, a porté atteinte au droits et libertés garantis par la Convention.

Pendant l’examen du fond de l’affaire par la Commission, le requérant s’est plaint en outre de ne pas avoir eu connaissance des conclusions du parquet de cassation avant l’audience et de ne pas avoir eu la parole le dernier.

La Cour statuera d’abord sur le grief initial de l’intéressé. Elle recherchera ensuite s’il y a lieu de prendre en considération les deux "nouveaux" griefs de Delcourt et, dans l’affirmative, de les accueillir ou au contraire de les rejeter.

21. Une seule disposition de la Convention entre en ligne de compte en l’espèce. Il s’agit de l’article 6 par. 1 (art. 6-1), aux termes duquel "toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...)".

I. SUR L’APPLICABILITÉ DE L’ARTICLE 6 PAR. 1 (Art. 6-1) DE LA CONVENTION

22. Lors des débats oraux des 29 et 30 septembre 1969, les représentants du Gouvernement belge ont fait valoir en substance que la Cour de cassation, quand elle se prononce comme en l’espèce sur un pourvoi formé contre une décision judiciaire par l’une des parties en cause, ne décide ni d’une contestation relative à des droits et obligations de caractère civil, ni du bien-fondé d’une accusation en matière pénale, au sens du texte précité.

Au contraire, la Commission unanime considère que l’article 6 par. 1 (art. 6-1) est applicable; son Délégué principal en a exposé les raisons à la Cour.

23. La Cour reconnaît qu’il peut être malaisé de délimiter avec précision le champ d’application du paragraphe 1er de l’article 6 (art. 6-1). La Commission a rendu à ce sujet une série de décisions d’espèce dont le Gouvernement belge a tiré argument mais sur lesquelles il n’appartient pas à la Cour d’exprimer un avis en l’occurrence. La Cour a elle aussi eu l’occasion de s’occuper de certains aspects du problème. Elle a jugé que la procédure à laquelle obéit, en Autriche, l’examen des demandes de mise en liberté provisoire, ne tombe pas sous le coup de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) (arrêt Neumeister du 27 juin 1968, "En Droit", paragraphes 22 et 23; arrêt Matznetter du 10 novembre 1969, "En Droit", paragraphe 13). Dans une autre affaire, elle a examiné, mais n’a pas estimé nécessaire de trancher, la question de savoir si elle devait, en vérifiant le respect du "délai raisonnable" visé à l’article 6 par. 1 (art. 6-1), prendre en considération la durée d’une instance de cassation (arrêt Wemhoff du 27 juin 1968, "En Droit", paragraphes 18 et 20; cf. aussi l’arrêt Neumeister, "En Droit", paragraphe 19). Il lui incombe maintenant de se prononcer, quoique sous un angle différent, sur l’applicabilité de l’article 6 (art. 6) à une telle instance.

24. La thèse du Gouvernement belge s’appuie, pour l’essentiel, sur les mots "bien-fondé de toute accusation", qui circonscrivent le champ d’application de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) en matière pénale. D’après l’article 95 de la Constitution belge, la Cour de cassation "ne connaît pas du fond des affaires (...)". Il n’y aurait par conséquent devant elle, à proprement parler, ni "accusation" ni défense: celles-ci cesseraient d’exister dès l’instant où les juges du fond statuent en dernier ressort, sauf à renaître éventuellement si la Cour de cassation renvoie l’affaire à une juridiction inférieure après avoir censuré la décision attaquée. Du reste, la Cour de cassation ne vérifierait pas la matérialité des infractions dont prévenus ou accusés ont à répondre et ne jugerait pas des individus, mais des jugements dont elle se bornerait à contrôler la légalité. Elle n’apprécierait donc pas le "bien-fondé" d’une accusation. Il n’en irait autrement que dans certains cas exceptionnels, étrangers à la cause.

25. La Cour ne peut souscrire à cette opinion. Les décisions judiciaires touchent toujours des personnes. En matière pénale, spécialement, prévenus et accusés ne s’effacent pas de la scène quand la sentence des juges du fond donne lieu à un pourvoi. Bien qu’il doive seulement confirmer ou annuler cette sentence, et non la réformer ou s’y substituer, un arrêt de la Cour de cassation peut rejaillir à des degrés divers sur la situation juridique de l’intéressé. Ce dernier perd, selon le cas, la qualité de condamné ou le bénéfice de son acquittement, du moins à titre provisoire, s’il y a cassation assortie d’un renvoi à une juridiction de jugement. L’arrêt a parfois des répercussions encore plus directes sur le sort du prévenu ou de l’accusé. Si la cour suprême rejette le pourvoi, l’acquittement ou la condamnation acquiert un caractère définitif. Si elle l’accueille sans ordonner de renvoi, par exemple parce que la loi n’érige pas en délit le fait qui a donné lieu à condamnation (cf. l’article 429 du Code d’instruction criminelle et la jurisprudence s’y rapportant), la Cour met un terme aux poursuites par sa propre décision.

Au surplus, le mot "bien-fondé", figurant dans la version française de l’article 6 par. 1 (art. 6-1), vise non seulement le bien-fondé de l’accusation en fait, mais aussi son bien-fondé en droit. Or, le contrôle de légalité auquel se livre la Cour de cassation peut l’amener à conclure que les juridictions inférieures, en examinant et jugeant les faits qui se trouvent à la base d’une accusation, ont violé soit la loi pénale, soit les formes de procédure substantielles ou prescrites à peine de nullité (cf. p. ex. l’article 17 de la loi du 4 août 1832); au moins dans la première hypothèse, l’accusation se révèle sans conteste mal fondée. Même l’interprétation littérale avancée par le Gouvernement ne saurait donc avoir pour conséquence de soustraire d’emblée les instances de cassation au domaine de l’article 6 par. 1 (art. 6-1).

La Cour constate d’ailleurs que le texte anglais de l’article 6 (art. 6) ne contient pas l’équivalent du mot "bien-fondé": il utilise l’expression, beaucoup plus large, de "determination of any criminal charge" ("décision sur toute accusation en matière pénale"). Or, une accusation pénale n’est pas vraiment "determined" aussi longtemps que le verdict d’acquittement ou de condamnation n’est pas définitif. La procédure pénale forme un tout et doit, normalement, s’achever par une décision exécutoire. L’instance de cassation en constitue une phase particulière dont l’importance peut se révéler capitale pour l’accusé. Partant, on concevrait mal qu’elle échappe à l’empire de l’article 6 par. 1 (art. 6-1).

Certes, l’article 6 (art. 6) de la Convention n’astreint pas les États contractants à créer des cours d’appel ou de cassation. Néanmoins, un État qui se dote de juridictions de cette nature a l’obligation de veiller à ce que les justiciables jouissent auprès d’elles des garanties fondamentales de l’article 6 (art. 6) (cf., mutatis mutandis, l’arrêt du 23 juillet 1968 sur le fond de l’affaire relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique, p. 33, in fine). De graves conséquences risqueraient de découler de la solution contraire; le Délégué principal de la Commission les a signalées avec raison et la Cour ne saurait les perdre de vue. Dans une société démocratique au sens de la Convention, le droit à une bonne administration de la justice occupe une place si éminente qu’une interprétation restrictive de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) ne correspondrait pas au but et à l’objet de cette disposition (cf., mutatis mutandis, l’arrêt Wemhoff du 27 juin 1968, En Droit, paragraphe 8).

26. L’article 6 par. 1 (art. 6-1) s’applique donc bien à la procédure de cassation. La manière dont il s’y applique dépend toutefois à l’évidence des particularités de cette procédure. Ainsi, pour déterminer si Delcourt a été victime d’une violation de l’article 6 (art. 6), il y a lieu de rechercher quelles sont, en droit comme dans la pratique, les fonctions exercées dans une affaire de ce genre par la Cour de cassation de Belgique et par son parquet.

II. SUR LE GRIEF PRINCIPAL DU REQUÉRANT

27. Le requérant se plaint au premier chef du fait qu’un membre du ministère public de la Cour de cassation a participé au délibéré de celle-ci le 21 juin 1965 après avoir présenté ses conclusions à l’audience. Cette participation était sans nul doute conforme à la législation belge en vigueur à l’époque: aux termes de l’article 39 de l’arrêté du Prince souverain du 15 mars 1815, "en matière de cassation le ministère public (avait) le droit d’assister à la délibération lorsqu’elle (n’avait) pas lieu à l’instant et dans la même salle d’audience, mais il (n’avait) pas voix délibérative". La Cour se trouve dès lors appelée à se prononcer d’abord sur la compatibilité de l’article 39 de l’arrêté du 15 mars 1815 avec l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention.

28. En développant leurs thèses respectives, Commission et Gouvernement se sont placés pour l’essentiel sur le terrain du principe dit de l’"égalité des armes". La Cour examinera cependant le problème à la lumière de l’ensemble du paragraphe 1 de l’article 6 (art. 6-1). En effet, le principe de l’égalité des armes n’épuise pas le contenu de ce paragraphe; il ne constitue qu’un aspect de la notion plus large de procès équitable devant un tribunal indépendant et impartial (cf. l’arrêt Neumeister du 27 juin 1968, En Droit, paragraphe 22).

29. Les pourvois dont la Cour de cassation fut saisie dans cette affaire émanaient tous deux de Delcourt; selon le droit belge, la partie défenderesse n’était pas le ministère public de cassation mais le parquet sur réquisition duquel les juridictions du fond avaient rendu les décisions attaquées, à savoir le procureur du Roi de Bruges et le procureur général à la Cour d’appel de Gand. Le requérant pouvait donc prétendre, en vertu de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention, à une entière égalité de traitement par rapport au parquet de ces juridictions. Or, les renseignements non contestés fournis à la Cour montrent qu’il n’a subi aucune discrimination à cet égard. Bien mieux: les parquets de première instance et d’appel n’ont pas usé de leur droit de répondre par écrit au mémoire de Delcourt, et la législation applicable ne leur offrait pas la faculté de comparaître à l’audience devant la Cour de cassation, ni moins encore celle d’assister au délibéré.

Quant au parquet de la Cour belge de cassation, à la différence du parquet des juridictions du fond, il n’exerce pas, en règle générale, l’action publique, ne saisit pas lui-même la Cour, n’a pas non plus la qualité de défendeur et "ne peut" par conséquent "être considéré comme partie" (article 37 de l’arrêté du 15 mars 1815). Il n’en va autrement que dans des cas exceptionnels, étrangers à la présente affaire; dans ces cas, le parquet de cassation n’assiste pas au délibéré des magistrats du siège.

Il ne résulte pourtant pas encore nécessairement de ce qui précède que les griefs de Delcourt manquent de justification. La Cour doit donc examiner de près la situation et les fonctions réelles du ministère public de cassation.

30. Une série d’éléments permettent de comprendre la manière de voir du requérant et l’opinion de la minorité de la Commission.

En premier lieu, la nette distinction que l’on doit établir, d’après le Gouvernement belge, entre le parquet de cassation et celui des juridictions du fond, ne ressort pas toujours très clairement des textes légaux. Les mêmes vocables, tel le terme "ministère public", servent à désigner des institutions différentes, ce qui prête aisément à confusion. De plus, les parquets de première instance, d’appel et de cassation semblent former à certains égards un corps unique. Ainsi, l’article 154 de la loi du 18 juin 1869, remplacé récemment par l’article 400 du Code judiciaire de 1967, dispose que le procureur général à la Cour de cassation "exerce sa surveillance sur les procureurs généraux près les cours d’appel". Seul un examen de la pratique révèle que ce contrôle ne comporte aucun pouvoir d’immixtion dans la conduite d’affaires déterminées, mais uniquement celui de donner des avis généraux de nature doctrinale.

A s’en tenir à une vue superficielle des choses, on pourrait aller jusqu’à se demander si la distinction susmentionnée reflète fidèlement la réalité. En effet, le parquet de cassation a parfois la qualité de partie demanderesse; il lui arrive, par exemple, d’intenter une action publique ou disciplinaire contre des magistrats (cf. aussi l’article 90 de la Constitution, relatif à la mise en jugement des ministres). En outre, ses membres se recrutent parfois parmi ceux du parquet des juridictions du fond. Aussi se peut-il que certains justiciables aient assez naturellement tendance à considérer comme un adversaire un procureur ou avocat général qui se prononce pour le rejet de leurs pourvois. Ils peuvent y être d’autant plus enclins qu’ils se voient souvent privés d’un véritable débat contradictoire devant la cour suprême, car le parquet de première instance ou d’appel exerce très rarement le droit de réponse, d’ailleurs limité, que la loi lui confère dans les instances de cassation. Et l’on conçoit qu’ils puissent éprouver une impression d’inégalité si, après avoir entendu un membre du parquet de cassation conclure dans un sens défavorable à leur thèse à l’issue de l’audience publique, ils le voient se retirer avec les magistrats du siège afin d’assister au délibéré dans le secret de la chambre du conseil.

Sur ce dernier point, la législation belge peut en effet paraître de prime abord "insolite" - pour reprendre un terme dont s’est servi l’un des représentants du Gouvernement défendeur - et elle ne semble pas avoir aujourd’hui d’équivalent dans les autres États membres du Conseil de l’Europe, du moins en matière pénale. Il n’est pas sans intérêt de noter en outre que l’avocat général de la Cour de Justice des Communautés européennes, dont les fonctions ressemblent beaucoup à celles du parquet de la Cour de cassation de Belgique, ne participe pas aux délibérés.

31. Les considérations qui précèdent ont une certaine importance qu’il ne faut pas sous-estimer. Si l’on se réfère à l’adage "justice must not only be done; it must also be seen to be done", elles permettent de douter que le système litigieux soit très heureux. Elles ne suffisent cependant pas à établir l’existence d’une atteinte au droit à un procès équitable. En regardant au-delà des apparences, la Cour n’aperçoit aucune réalité contraire à ce droit.

32. En premier lieu, il est constant que le parquet de cassation jouit d’une entière indépendance à l’égard du ministre de la Justice, sauf dans des cas exceptionnels étrangers à l’espèce. Ainsi, le ministre n’a pas le pouvoir de l’obliger à conclure dans tel sens déterminé, alors qu’il a celui de requérir l’ouverture de poursuites pénales par le ministère public des juridictions de première instance et d’appel.

D’autre part, comme il a été souligné plus haut, le procureur général à la Cour de cassation n’exerce sur les magistrats du parquet de ces juridictions qu’une surveillance doctrinale et ne leur adresse ni injonctions ni instructions. Spécialement, il n’a pas compétence pour provoquer ou empêcher le déclenchement d’une action publique devant les juridictions inférieures, ni pour intervenir à un stade quelconque dans la conduite d’une action déjà engagée auprès d’elles, ni pour ordonner à un parquet d’appel de former ou retirer un pourvoi.

33. Le parquet de cassation n’est pas davantage l’adversaire virtuel des accusés et prévenus dont la condamnation ou l’acquittement peuvent donner lieu à un pourvoi, et il ne devient pas leur adversaire effectif quand il conclut devant la Cour au rejet de leur thèse. Assurément, les magistrats des parquets de première instance et d’appel n’ont pas non plus la qualité d’accusateurs publics: l’article 4 du titre VIII du décret des 16 et et 24 août 1790 le précise expressis verbis. Eux aussi doivent servir en toute objectivité un intérêt général, et notamment veiller à l’observation des lois qui concernent l’ordre public; il ne faut les considérer comme parties à l’instance qu’au sens formel et procédural. En matière pénale, leur tâche ne se confond pourtant nullement avec celle du parquet de cassation. Elle consiste en effet, avant tout, à rechercher et poursuivre les crimes et délits afin de protéger la sûreté publique (cf. p. ex. les articles 22 et 271 du Code d’instruction criminelle). Le parquet de cassation, lui, défend un intérêt différent, celui qui s’attache au respect de la légalité par les juges et non à la constatation de la culpabilité ou de l’innocence des accusés et des prévenus.

Le ministère public de cassation joue d’ailleurs au civil un rôle voisin de celui qui lui incombe au criminel. Or, nul ne saurait songer sérieusement à soutenir qu’il se mue en adversaire d’un plaideur avec l’argumentation duquel ses propres conclusions ne concordent pas.

34. Même en l’absence de partie poursuivante, il est vrai, un procès ne serait pas équitable s’il se déroulait dans des conditions de nature à placer injustement un accusé dans une situation désavantageuse. Un examen attentif de la législation litigieuse, telle qu’elle est appliquée dans la pratique, ne révèle cependant aucun résultat de ce genre. Le ministère public de la Cour de cassation est en somme un auxiliaire et un conseiller de la Cour; il exerce une fonction parajudiciaire. Par les avis qu’il exprime en son âme et conscience, il aide la Cour à contrôler la légalité des décisions attaquées et à assurer l’unité de la jurisprudence.

L’examen du dossier montre qu’il ne s’agit point là de simples données abstraites et théoriques, mais bien d’une réalité tangible. Les statistiques citées à l’audience du 30 septembre 1969 sont très frappantes à cet égard: elles révèlent qu’il arrive fréquemment au parquet de cassation soit de conclure au rejet des pourvois formés par le ministère public de première instance ou d’appel contre une sentence d’acquittement, ou à l’admission du pourvoi d’un condamné, soit même de soulever d’office des moyens qu’un condamné n’a pas invoqués, a présentés tardivement ou n’a pas libellés avec la clarté nécessaire.

35. Quant à l’indépendance et à l’impartialité de la Cour de cassation elle-même, elles ne sauraient elles non plus souffrir de la présence d’un membre du parquet au délibéré puisque, comme on l’a vu, le procureur général lui aussi est indépendant et impartial.

36. Au demeurant, le système litigieux remonte à plus d’un siècle et demi. Certes, l’ancienneté d’une norme juridique interne ne saurait justifier un manquement aux exigences actuelles du droit international, mais elle peut éventuellement étayer l’opinion que pareil manquement n’existe pas. La Cour estime que tel est le cas. Elle relève à ce sujet qu’un parlement issu d’élections libres a délibérément décidé, à deux reprises, de maintenir ledit système, la première fois sans changement (travaux préparatoires de la loi du 19 avril 1949), la seconde en substance et après avoir étudié le problème sous l’angle de la Convention (élaboration du nouveau Code judiciaire). En outre, l’opportunité et l’équité de la règle énoncée à l’article 39 de l’arrêté du 15 mars 1815, puis à l’article 1109 du Code judiciaire de 1967 - telle qu’on l’applique en pratique - paraissent n’avoir jamais été discutées par le barreau et l’opinion publique belges. Ce large consensus ne se comprendrait guère si l’on doutait en Belgique de l’indépendance et de l’impartialité des hommes qui oeuvrent au sein du parquet de cassation, si l’on contestait la valeur de leur apport à la jurisprudence de la cour suprême ou si leur participation au délibéré des magistrats du siège passait pour avoir ouvert la porte, fût-ce dans une seule affaire, à des injustices ou à des abus.

37. La Cour aboutit donc à la conclusion que le système prévu par l’article 39 de l’arrêté du 15 mars 1815, tel qu’il était appliqué dans la pratique, n’était pas incompatible avec l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention.

38. Concernant l’application de ce système en l’espèce, la Cour n’aperçoit aucune raison de constater que le parquet de cassation ait méconnu au détriment de Delcourt, à l’audience ou lors du délibéré, le devoir d’impartialité et d’objectivité inhérent à ses fonctions.

III. SUR LES "NOUVEAUX GRIEFS" DU REQUÉRANT

39. Le requérant ne s’en prend pas seulement à la participation d’un avocat général au délibéré de la Cour de cassation; il se plaint en outre de ne pas avoir eu l’occasion de répondre aux conclusions du parquet, car elles ne lui ont pas été communiquées avant l’audience du 21 juin 1965 de laquelle il n’a pas non plus eu la parole le dernier.

40. Le Gouvernement belge conteste la recevabilité de ces "nouveaux griefs" en soulignant que Delcourt a négligé de les soulever avant l’examen du fond de l’affaire par la Commission.

Cette objection doit être écartée. Sans doute les moyens dont il s’agit ne figuraient-ils pas expressément dans la requête et les mémoires initiaux de l’intéressé, mais ils présentaient une connexité manifeste avec ceux qui s’y trouvaient exposés. Dès l’origine, Delcourt a prétendu que la présence d’un membre du ministère public au délibéré du 21 juin 1965 avait violé l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention. Ses "nouveaux griefs", formulés par la suite, concernaient les conclusions prises par ce magistrat immédiatement avant sa participation au délibéré. Ils avaient donc trait eux aussi au rôle du parquet de cassation et sont, par nature, étroitement liés aux faits formant l’objet du grief primitif, que la Commission avait retenu par sa décision du 6 avril 1967; de fait, le requérant les a invoqués, pour l’essentiel, afin d’étayer ce grief. La Commission elle-même les a d’ailleurs interprétés ainsi dans son rapport. En conséquence, la Cour considère qu’il serait trop formaliste et, dès lors, injustifié de ne pas les prendre en considération.

41. Les "nouveaux griefs" du requérant doivent pourtant être rejetés comme dénués de fondement. Si le parquet de cassation exprime son avis à l’issue de l’audience, sans le notifier préalablement aux parties, cela tient à la nature même de sa tâche, telle que la Cour l’a décrite plus haut en se prononçant sur le grief principal de Delcourt. L’article 6 (art. 6) de la Convention n’exige pas, fût-ce par implication, qu’un accusé ait la faculté de répondre aux conclusions purement juridiques d’un magistrat indépendant, attaché à la cour suprême de Belgique en qualité d’auxiliaire et de conseiller.

42. Vu la nature de la procédure de la Cour de cassation de Belgique, il n’est donc pas établi que la cause du requérant n’ait pas été entendu équitablement devant cette juridiction.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu en l’espèce violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention.

Fait en français et en anglais, le texte français faisant foi, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg, le dix-sept janvier mil neuf cent soixante-dix.

Sir Humphrey WALDOCK

Président

M.-A. EISSEN

Greffier

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Textes cités dans la décision

  1. Constitution du 4 octobre 1958
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CEDH, Cour (chambre), AFFAIRE DELCOURT c. BELGIQUE, 17 janvier 1970, 2689/65