CEDH, Cour (grande chambre), SLOVÉNIE c. CROATIE, 18 novembre 2020, 54155/16

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Chronologie de l’affaire

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Revue Jade · 28 février 2024

Photo©ifeelstock - stock.adobe.com La plupart des conventions universelles[1] et régionales[2] en matière de protection des droits de l'homme prévoient une procédure selon laquelle un État peut introduire une requête contre un autre État partie s'il estime que ce dernier ne s'acquitte pas de ses obligations en vertu de l'instrument en question. L'article 33 de la Convention européenne des droits de l'homme habilite toute Haute Partie contractante à « saisir la Cour de tout manquement aux dispositions de la Convention et de ses protocoles qu'elle croira pouvoir être imputé à une autre …

 

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L'introduction d'une requête individuelle par une banque n'étant pas recevable, la Cour EDH ne peut examiner sur le fondement de l'article 33 de la Convention une requête étatique alléguant une violation d'un droit à l'égard de cette personne morale (16 décembre) Arrêt Slovénie c. Croatie, requête n°54155/16 En vertu des principes généraux relatifs à la compétence des tribunaux internationaux, la Cour EDH peut rejeter une requête étatique sans la déclarer recevable s'il est clair, dès le départ, que cette requête n'est pas étayée ou qu'elle ne répond pas aux exigences d'une véritable …

 
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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Grande Chambre), 18 nov. 2020, n° 54155/16
Numéro(s) : 54155/16
Type de document : Recevabilité
Date d’introduction : 15 septembre 2016
Jurisprudence de Strasbourg : Al-Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse [GC], n° 5809/08, 21 juin 2016
Ärztekammer für Wien et Dorner c. Autriche, n° 8895/10, §§ 35-36, 16 février 2016
Chypre c. Turquie, n° 25781/94, décision de la Commission du 28 juin 1996, DR 86-A
Chypre c. Turquie, n° 8007/77, décision de la Commission du 10 juillet 1978, DR 13
Chypre c. Turquie, nos 6780/74 et 6950/75, décision de la Commission du 26 mai 1975, DR 2
Chypre c. Turquie (satisfaction équitable) [GC], n° 25781/94, §§ 43-46, 12 mai 2014
Compagnie maritime de la République islamique d'Iran c. Turquie, n° 40998/98, §§ 78-82, CEDH 2007 V
Ljubljanska Banka D.D. c. Croatie (déc.), n° 29003/07, §§ 53-55, 12 mai 2015
Djokaba Lambi Longa c. Pays-Bas (déc.), n° 33917/12, §§ 68-84, 9 octobre 2012
France, Norvège, Danemark, Suède et Pays-Bas c. Turquie, nos 9940-9944/82, décision de la Commission du 6 décembre 1983, DR 35
Géorgie c. Russie (II) (déc.), n° 38263/08, §§ 64 et 79, 13 décembre 2011
Gorraiz Lizarraga et autres c. Espagne, no 62543/00, § 35, CEDH 2004 III
JKP Vodovod Kraljevo c. Serbie (déc.), nos 57691/09 et 19719/10, §§ 24-25, 16 octobre 2018
Johnston et autres c. Irlande, 18 décembre 1986, § 57, série A n° 112
Károly Nagy c. Hongrie [GC], n° 56665/09, §§ 77-78, 14 septembre 2017
Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], n° 18030/11, §§ 118-122 et 125, CEDH 2016
Mihalache c. Roumanie [GC], n° 54012/10, § 92, 8 juillet 2019
Naït-Liman c. Suisse [GC], n° 51357/07, § 174, 15 mars 2018
Naku c. Lituanie et Suède, n° 26126/07, §§ 78-79, 8 novembre 2016
Österreichischer Rundfunk c. Autriche, n° 35841/02, §§ 48-54, 7 décembre 2006
Radio France et autres c. France (déc.), n° 53984/00, § 26, CEDH 2003-X
R. Kačapor et autres c. Serbie, nos 2269/06, 3041/06, 3042/06, 3043/06, 3045/06 et 3046/06, §§ 97-99, 15 janvier 2008
Rustamov c. Russie, n° 11209/10, §§ 183-184, 3 juillet 2012
Kozlova et Smirnova c. Lettonie (déc.), n° 57381/00, CEDH 2001-XI
Sotirov et autres c. Bulgarie (déc.), n° 13999/05, 5 juillet 2011
Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, §§ 47-48, CEDH 2005
Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 47, CEDH 2013 (extraits)
Références à des textes internationaux :
La Cour internationale de Justice, avis consultatif du 28 mai 1951 relatif aux réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide;La Cour interaméricaine des droits de l’homme, avis consultatif OC-2/82 du 24 septembre 1982 sur les effets de réserves à l’entrée en vigueur de la Convention américaine des droits de l’homme (articles 74 et 75);Le Comité des droits de l’homme de l’ONU, Observation générale n° 24 sur les questions touchant les réserves formulées au moment de la ratification du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ou des Protocoles facultatifs y relatifs ou de l’adhésion à ces instruments, ou en rapport avec des déclarations formulées au titre de l’article 41;Articles 31 à 33 de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités
Organisations mentionnées :
  • Cour de justice de l'Union européenne
  • Cour internationale de Justice
Niveau d’importance : Publiée au Recueil
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusion : Irrecevable
Identifiant HUDOC : 001-207014
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2020:1118DEC005415516
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Sur les parties

Texte intégral

GRANDE CHAMBRE

DÉCISION

Requête no 54155/16
SLOVÉNIE contre CROATIE

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant le 18 novembre 2020 en une Grande Chambre composée de :

 Robert Spano, président,
 Linos-Alexandre Sicilianos,
 Jon Fridrik Kjølbro,
 Ksenija Turković,
 Angelika Nußberger,
 Paul Lemmens,
 Síofra O’Leary,
 Vincent A. De Gaetano,
 Helen Keller,
 Branko Lubarda,
 Pere Pastor Vilanova,
 Alena Poláčková,
 Marko Bošnjak,
 Latif Hüseynov,
 Jovan Ilievski,
 Lado Chanturia,
 Arnfinn Bårdsen, juges,

et de Johan Callewaert, adjoint au greffier,

Après en avoir délibéré le 12 juin 2019 et le 18 novembre 2020, rend la décision suivante :

PROCÉDURE

1.  La présente requête interétatique a été introduite par le gouvernement de la République de Slovénie contre le gouvernement de la République de Croatie le 15 septembre 2016 en vertu de l’article 33 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le gouvernement slovène (« le gouvernement requérant ») a été représenté par son agent, Mme N. Pintar Gosenca. Le gouvernement croate (« le gouvernement défendeur »), a été représenté par son agent, Mme Š. Stažnik.

3.  La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 51 § 1 du règlement de la Cour ; « le règlement »). Le 18 décembre 2018, à la lumière des observations produites par les deux gouvernements, la chambre s’est dessaisie en faveur de la Grande Chambre, aucune des parties ne s’y étant opposée (article 30 de la Convention).

4.  Une audience sur la recevabilité de la requête s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 12 juin 2019 (articles 51 § 5 et 71 § 1 du règlement).

Ont comparu :

–  pour le gouvernement défendeur :

Mme Š. Stažnik,  agente,

Me J. McBride,

Mme N. Katić, conseils,

Mme L. Barberić, 

Mme A. Krmek, conseillers ;

–  pour le gouvernement requérant :

Mme N. Pintar Gosenca,  agente,

Mme A. Polak Petrič,

Me B. Juratowitch QC,

Mme M. Menard,

M. D. Müller, conseils,

M. M. Dragonja,

Mme M. Prevc,

Mme E. Lap, 

M.  B. Pucelj,

Mme K. Rejec Longar,  conseillers.

5.  La Cour a entendu en leurs déclarations Me McBride, Mme Polak Petrič et Me Juratowitch QC. Mme Stažnik, Me McBride et Me Juratowitch QC ont ensuite répondu aux questions posées par les juges.

EN FAIT

  1. Le contexte général de l’affaire

6.  Le contexte factuel et juridique général de l’affaire, tel que la Cour l’a établi dans les affaires Kovačić et autres c. Slovénie ([GC], nos 44574/98, 45133/98 et 48316/99, §§ 27-31, 3 octobre 2008), Ališić et autres c. Bosnie-Herzégovine, Croatie, Serbie, Slovénie et l’ex-République yougoslave de Macédoine ([GC], no 60642/08, CEDH 2014), et Ljubljanska banka d.d. ((déc.), no 29003/07, 12 mai 2015), peut se résumer comme suit.

7.  Avant les réformes économiques qui furent conduites en République fédérative socialiste de Yougoslavie (« la RFSY ») en 1989-1990, le système bancaire commercial de ce pays était composé de banques « de base » et de banques « associées ». Bien que dotée d’une personnalité juridique propre, chaque banque de base était intégrée dans la structure organisationnelle de l’une des neuf banques associées de la RFSY. En règle générale, les banques de base avaient pour fondatrices et propriétaires des sociétés en propriété sociale sises dans l’entité territoriale où elles étaient implantées, c’est-à-dire dans l’une des républiques (la Bosnie-Herzégovine, la Croatie, la Macédoine, le Monténégro, la Serbie et la Slovénie) ou provinces autonomes (le Kosovo et la Voïvodine), qui constituaient la RFSY. Fleurons du modèle yougoslave d’autogestion, les sociétés en propriété sociale ne relevaient ni d’un régime de propriété privée ni d’un régime de propriété publique, mais d’un régime de propriété détenue collectivement par leurs employés, qui en assuraient la direction selon une conception communiste de l’organisation du travail. Pour former une banque associée, il fallait au moins deux banques de base.

8.  La Banque de Ljubljana (en langues slovène et croate Ljubljanska banka) fut créée en 1955 selon le droit de la République populaire de Slovénie d’alors. En 1969, elle ouvrit une agence à Zagreb, dans ce qui était alors la République socialiste de Croatie. De 1978 au 1er janvier 1990, la Banque de Ljubljana à Ljubljana (ci-après « l’agence principale de la Banque de Ljubljana ») fonctionna comme une « banque associée » (en langue slovène Ljubljanska banka – združena banka) et était constituée de la Banque de base de Ljubljana à Sarajevo, de la Banque de base de Ljubljana à Zagreb, de la Banque de base de Ljubljana à Skopje et d’un certain nombre d’autres banques de base. Pendant cette même période, l’agence de la Banque de Ljubljana à Zagreb fonctionna comme une « banque de base », c’est-à-dire comme la Banque de base de Ljubljana à Zagreb (en langue croate Ljubljanska banka – Osnovna banka Zagreb), et était dotée selon le droit de la République socialiste de Croatie d’alors d’une personnalité juridique propre. Elle était toutefois intégrée dans la structure organisationnelle de la Banque de Ljubljana.

9.  Dans le cadre des réformes de 1989-1990, la RFSY mit fin au système des banques de base et des banques associées décrit ci‑dessus. La modification de la réglementation bancaire permit à certaines banques de base d’opter pour leur autonomie, tandis que d’autres devinrent des succursales (non dotées de la personnalité juridique) des anciennes banques associées auxquelles elles étaient auparavant rattachées.

10.  Le 19 décembre 1989, l’agence principale de la Banque de Ljubljana fut convertie en société par actions (en langue slovène delniška družba, « d.d. ») et réimmatriculée dans la République socialiste de Slovénie d’alors. Le changement fut inscrit au registre des sociétés commerciales le même jour et prit effet le 1er janvier 1990.

11.  Le 29 décembre 1989, la banque de base de Ljubljana à Zagreb fut réimmatriculée, avec effet à compter du 1er janvier 1990, sous le nom d’Agence principale de Zagreb (en langue slovène Ljubljanska banka d.d. Ljubljana – Glavna podružnica Zagreb ; en langue croate Ljubljanska banka d.d. Ljubljana – Glavna filijala Zagreb) dans les registres des sociétés commerciales des ex-républiques socialistes de Slovénie et de Croatie, en tant que succursale de la Banque de Ljubljana (en langue slovène del podjetja ; en langue croate dio poduzeća), dépourvue de personnalité juridique.

12.  Peu après avoir déclaré son indépendance le 25 juin 1991, la Slovénie nationalisa la Banque de Ljubljana puis, en 1994, elle la restructura à la suite d’une modification apportée en 1994 à la loi constitutionnelle de 1991 relative à l’Acte constitutionnel fondamental sur la souveraineté et l’indépendance de la République de Slovénie. La plupart des actifs de cette banque – mais pas tous – et une partie de son passif furent transférés à une nouvelle banque, la Nouvelle Banque de Ljubljana (Nova Ljubljanska banka). L’ancienne Banque de Ljubljana fut initialement administrée par l’Agence pour la restructuration du secteur bancaire slovène. Elle se trouve désormais sous le contrôle du Fonds pour la succession, une agence gouvernementale slovène.

  1. Les litiges visés par la présente requête

13.  La requête par laquelle la Slovénie a saisi la Cour concernait initialement vingt-six litiges civils individuels que la Banque de Ljubljana et/ou l’Agence principale à Zagreb de la Banque de Ljubljana (désignées collectivement ci-après « Banque de Ljubljana ») avaient portés devant les tribunaux croates. Le 2 février 2017, le gouvernement requérant y a ajouté dix-sept litiges similaires. Dans ses observations complémentaires du 12 juillet 2017, produites en réponse à celles du gouvernement défendeur, il a ajouté cinq litiges supplémentaires à ceux visés par la présente requête, ce qui porte leur nombre total à quarante-huit.

14.  Le gouvernement requérant expose qu’à partir de 1991 la Banque de Ljubljana a formé devant les tribunaux croates des actions à caractère civil contre ses débiteurs croates qui, selon elle, avaient fait défaut. En 1994, plus de quatre-vingts litiges de ce type auraient été pendants devant les tribunaux croates. Ils auraient concerné le non-remboursement ainsi que des retards de paiement de créances résultant de prêts et de garanties qui auraient été principalement accordés à des sociétés opérant dans les secteurs de l’agriculture et de l’alimentation en Croatie. Ces procédures judiciaires auraient duré en moyenne dix-huit années, voire plus. Dans plus de la moitié de tous ces quatre-vingts litiges, les débiteurs auraient fait l’objet d’une procédure de faillite ou de liquidation, ce qui aurait fait échec au recouvrement des créances de la Banque de Ljubljana.

15.  Le gouvernement requérant ajoute que depuis 2004 les tribunaux croates, dont la Cour constitutionnelle, ne reconnaissent à la Banque de Ljubljana aucune qualité pour agir. Il dit que, selon l’interprétation retenue par eux, les créances que la Banque de Ljubljana détenait sur différentes sociétés croates en vertu de prêts qu’elle leur avait consentis à l’époque de l’ex-Yougoslavie avaient été cédées à la Nouvelle Banque de Ljubljana par l’effet de l’entrée en vigueur, le 27 juillet 1994, des modifications apportées en 1994 à la loi constitutionnelle slovène de 1991, en particulier à son article 22 b), paragraphe 1 (paragraphe 18 ci-dessous). Les tribunaux croates en auraient conclu que la Banque de Ljubljana n’avait pas qualité pour les saisir pour obtenir le remboursement de ces prêts. Le gouvernement requérant estime que cette interprétation est arbitraire parce que, selon lui, la cession des créances en question n’était que partielle et que c’était toujours la Banque de Ljubljana qui était créancière des débiteurs croates. Le gouvernement défendeur considère quant à lui que cette interprétation retenue par les tribunaux croates n’est pas universelle et ne s’applique qu’à certains cas précis, lorsque le droit le justifie.

16.  Le gouvernement requérant répartit en quatre catégories les litiges individuels visés par la présente requête : premièrement, plusieurs litiges dans lesquels la Cour constitutionnelle croate aurait confirmé les décisions du juge inférieur concluant que la Banque de Ljubljana n’avait pas qualité pour demander le recouvrement des créances ; deuxièmement, les litiges qui seraient toujours en cours mais dans le cadre desquels les parties défenderesses auraient tiré argument de cette jurisprudence de la Cour constitutionnelle, litiges qui, d’une manière ou d’une autre, n’auraient aucune chance d’aboutir ; troisièmement, les procédures similaires qui se seraient soldées par un rejet des prétentions de la Banque de Ljubljana ; et, quatrièmement, plusieurs actions par lesquelles la Banque de Ljubljana serait parvenue à obtenir des tribunaux croates des décisions en sa faveur mais sans avoir pu les faire exécuter pour d’autres raisons.

17.  Le gouvernement défendeur expose qu’une grande partie des dossiers des procédures dans les litiges individuels évoqués par la Slovénie ont été détruits au fil des ans, conformément aux règles internes croates en matière de tenue des archives judiciaires.

cadre et pratique juridiques

  1. Le droit interne slovène pertinent

18.  L’article 22 b) de la loi constitutionnelle de 1991 relative à l’Acte constitutionnel fondamental sur la souveraineté et l’indépendance de la République de Slovénie (Ustavni zakon za izvedbo Temeljne ustavne listine o samostojnosti in neodvisnosti Republike Slovenije, Journal officiel de la République de Slovénie no 1/91, telle que modifiée par la loi constitutionnelle de 1994 (Ustavni zakon o dopolnitvah Ustavnega zakona za izvedbo Temeljne ustavne listine o samostojnosti in neodvisnosti Republike Slovenije, Journal officiel de la République de Slovénie no 45/94) et entrée en vigueur le 27 juillet, est ainsi libellé :

« La Banque de Ljubljana d.d., Ljubljana, et la Banque de crédit de Maribor d.d., Maribor, transfèrent leurs activités et actifs respectifs aux nouvelles banques constituées en vertu des dispositions de la présente loi constitutionnelle.

Sans préjudice des dispositions du paragraphe précédent, la Banque de Ljubljana d.d., Ljubljana, et la Banque de crédit de Maribor d.d., Maribor :

i) demeurent tenues à toutes les obligations susceptibles de résulter de la responsabilité solidaire instaurée par le « nouvel accord financier » et de toutes les autres obligations susceptibles de résulter des relations avec la Banque nationale de Yougoslavie et l’ex-RFSY lorsque les créanciers sont [domiciliés] sur le territoire d’autres républiques de l’ex-RFSY ;

ii) conservent la part pertinente des créances susceptibles d’en résulter ;

iii)  demeurent tenues aux obligations contractées au titre des comptes à vue en devises et des comptes d’épargne en devises auxquels la République de Slovénie n’a pas accordé sa garantie en vertu de l’article 19 de la présente loi ;

iv)  demeurent tenues, tant envers la Banque nationale de Yougoslavie qu’envers les créanciers étrangers, aux obligations que la RFSY a garanties et dont les éléments d’actif ont été utilisés par des bénéficiaires finaux domiciliés sur le territoire d’autres républiques de l’ex-RFSY ;

v)  conservent les créances correspondant à ces obligations.

La Banque de Ljubljana d.d., Ljubljana, maintient ses liens avec ses succursales et agences implantées dans les autres républiques qui se sont constituées sur le territoire de l’ex-RFSY et conserve la part correspondante des créances détenues sur la Banque nationale de Yougoslavie au titre des comptes d’épargne en devises. »

19.  L’article 25 de la loi bancaire de 2015 (Zakon o bančništvu, ZBan-2, Uradni list RS, št. 25/15) se lit ainsi :

« 1) Toute banque prend la forme juridique d’une société par actions ou d’une société par actions européenne.

2) Sauf si la présente loi en dispose autrement, les règles découlant de la loi sur les sociétés relatives aux sociétés par actions et aux sociétés par actions européennes s’appliquent aux banques. »

20.  Les dispositions pertinentes de la loi de 2006 sur les sociétés (Zakon o gospodarskih družbah, ZGD-1, Uradni list RS, št. 65/09, avec d’autres modifications) sont ainsi libellées :

Article 3

« 1) Aux fins de la présente loi, une société est une personne morale qui exerce une activité lucrative de manière indépendante et exclusive.

(2) Aux fins de la présente loi, une activité lucrative se définit par toute activité commerciale tendant au profit.

3) Les sociétés visées au paragraphe 1) du présent article prennent l’une des formes juridiques suivantes :

– société de personnes : société en nom collectif ou société en commandite simple ; ou

– société de capitaux : société à responsabilité limitée, société par actions, société en commandite par actions ou société par actions européenne.

4) Les sociétés visées au paragraphe précédent sont réputées être des sociétés quand bien même une partie de leur activité poursuivrait un but non lucratif.

5) Une personne physique ou une personne morale peut créer une société ou un groupement d’intérêt économique, sauf si la loi en dispose autrement. (...) »

Article 7

« 1) (...) [u]ne société est responsable de [ses] dettes à hauteur de la totalité de [ses] actifs.

2) La loi précise à partir de quel moment et selon quelles modalités les associés d’une société sont solidairement responsables des dettes de celle-ci. »

Article 8

« 1) Nonobstant l’article précédent, les associés d’une société sont également responsables des dettes de celle-ci dans les cas suivants :

– s’ils ont abusé de la personnalité morale de la société à des fins qu’il leur aurait été interdit de poursuivre en qualité de personnes physiques ;

– s’ils ont abusé de la personnalité morale de la société aux fins de nuire à leurs créanciers ou à ceux de la société ;

– si, en violation de la loi, ils ont fait usage des actifs que la société détenait en tant que personne morale comme s’il s’agissait des leurs ; ou

– si, pour leur propre profit ou pour celui d’autrui, ils ont réduit les actifs de la société alors qu’ils savaient ou auraient dû savoir que celle-ci ne serait pas en mesure d’honorer ses dettes envers des tiers. (...)»

Article 9 (1)

« Les dispositions de cette partie de la présente loi s’appliquent à toutes les sociétés, sauf disposition expresse contraire. (...) »

Article 168

« 1) Une société par actions est une société dont le capital est divisé en actions.

2) Elle est responsable de ses dettes à hauteur de la totalité de ses actifs.

3) Les actionnaires d’une société par actions ne sont pas tenus pour responsables des dettes de celle-ci. »

Article 169

« Une société par actions peut être formée par une ou plusieurs personnes physiques ou morales, lesquelles en adoptent les statuts. »

Article 265 (1)

« La direction de la société conduit de manière indépendante et sous sa propre responsabilité les opérations commerciales de la société. »

Article 266 (1)

« La direction agit pour le compte de la société et représente celle-ci. (...) »

Article 292 (1)

« Les actionnaires d’une société exercent leurs droits sur les questions relatives à celle-ci lors de l’assemblée générale, sauf si la présente loi en dispose autrement. »

Article 293 (6)

« (...) L’assemblée générale ne peut statuer sur des questions concernant la conduite des opérations commerciales, sauf si la direction en fait la demande. »

21.  Les dispositions pertinentes de la loi de 1993 relative aux services d’intérêt économique public (Zakon o gospodarskih javnih službah, ZGJS, Uradni list RS, št. 32/93) sont ainsi rédigées :

Article 1

« La présente loi définit les modalités et formes d’exploitation des services d’intérêt économique public.

Les services d’intérêt économique public fournissent des biens matériels publics qui sont considérés comme des produits et prestations dont la fourniture permanente et ininterrompue dans l’intérêt public doit être assurée par la République de Slovénie ou par les communes ou les autres collectivités locales afin de répondre aux besoins du public qui ne peuvent pas être satisfaits par le marché. »

Article 2

« Les services d’intérêt économique public sont définis par la loi (...) »

Article 6

« La Slovénie (l’État) ou la collectivité locale fournit les services d’intérêt économique public sous l’une des formes juridiques suivantes :

–  une unité d’utilité publique, lorsqu’il ne serait pas rentable ou rationnel de créer une société publique ou d’octroyer une concession en raison de la faible importance ou des caractéristiques du service ;

–  une agence de service public, lorsque les prestations comportent au moins un service d’intérêt économique public qui, de par sa nature, ne peut pas être exploité de manière rentable ou n’a pas vocation à l’être ;

–  une société publique, lorsque au moins un service d’intérêt économique public de plus grande importance est exploité ou lorsque la nature monopolistique de l’activité l’exige, si celle-ci peut être exploitée de manière rentable ; ou

–  l’octroi de concessions.

Les agences de service public et les sociétés publiques doivent établir un programme de bonne gestion que leur fondateur devra approuver.

Les concessionnaires et personnes morales de droit privé dont l’État détient une partie du capital aux fins de la fourniture de services d’intérêt économique public fonctionnent selon les mêmes modalités que celles prévues pour les prestations de services publics. »

  1. Le droit international pertinent
    1. Interprétation des traités internationaux

22.  La Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités dispose dans ses parties pertinentes en l’espèce :

Article 31
Règle générale d’interprétation

« 1.  Un traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but.

2.  Aux fins de l’interprétation d’un traité, le contexte comprend, outre le texte, préambule et annexes inclus :

a)  Tout accord ayant rapport au traité et qui est intervenu entre toutes les parties à l’occasion de la conclusion du traité ;

b)  Tout instrument établi par une ou plusieurs parties à l’occasion de la conclusion du traité et accepté par les autres parties en tant qu’instrument ayant rapport au traité.

3.  Il sera tenu compte, en même temps que du contexte :

a)  De tout accord ultérieur intervenu entre les parties au sujet de l’interprétation du traité ou de l’application de ses dispositions ;

b)  De toute pratique ultérieurement suivie dans l’application du traité par laquelle est établi l’accord des parties à l’égard de l’interprétation du traité ;

c)  De toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties.

4.  Un terme sera entendu dans un sens particulier s’il est établi que telle était l’intention des parties. »

Article 32
Moyens complémentaires d’interprétation

« Il peut être fait appel à des moyens complémentaires d’interprétation, et notamment aux travaux préparatoires et aux circonstances dans lesquelles le traité a été conclu, en vue, soit de confirmer le sens résultant de l’application de l’article 31, soit de déterminer le sens lorsque l’interprétation donnée conformément à l’article 31 :

a)  Laisse le sens ambigu ou obscur ; ou

b)  Conduit à un résultat qui est manifestement absurde ou déraisonnable. »

  1. La spécificité des traités en matière de droits de l’homme

a)      La Cour internationale de Justice

23.  Dans son avis consultatif du 28 mai 1951 relatif aux réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (CIJ Recueil 1951, p. 23), la Cour internationale de justice s’est exprimée ainsi :

« (...) Dans une telle convention, les États contractants n’ont pas d’intérêts propres ; ils ont seulement tous et chacun, un intérêt commun, celui de préserver les fins supérieures qui sont la raison d’être de la convention. Il en résulte que l’on ne saurait, pour une convention de ce type, parler d’avantages ou de désavantages individuels des États, non plus que d’un exact équilibre contractuel à maintenir entre les droits et les charges (...) »

b)     La Cour interaméricaine des droits de l’homme

24.  Dans son avis consultatif OC-2/82 du 24 septembre 1982 sur les effets de réserves à l’entrée en vigueur de la Convention américaine des droits de l’homme (articles 74 et 75) (série A, no 2, § 29), la Cour interaméricaine des droits de l’homme a déclaré :

« La Cour doit souligner (...) que les traités modernes de protection des droits de l’homme (...) ne sont pas des traités multilatéraux classiques conclus aux fins d’un échange réciproque de droits pour le bénéfice mutuel des États contractants. Ces traités ont pour objet et pour but de protéger les droits fondamentaux des êtres humains, quelle que soit leur nationalité, tant à l’égard de l’État dont ils sont ressortissants qu’à l’égard de tous les autres États contractants. Un État qui conclut un traité de protection des droits de l’homme est réputé se soumettre à un ordre juridique dans le cadre duquel, pour le bien commun, il assume diverses obligations à l’égard non pas d’autres États mais de toutes les personnes relevant de sa juridiction (...) »

c)      Le Comité des droits de l’homme de l’ONU

25.  Dans l’Observation générale no 24 qu’il a adoptée à sa 1382e séance (cinquante-deuxième session) le 4 novembre 1994 sur les questions touchant les réserves formulées au moment de la ratification du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ou des Protocoles facultatifs y relatifs ou de l’adhésion à ces instruments, ou en rapport avec des déclarations formulées au titre de l’article 41 (CCPR/C/21/Rev.1/Add.6, § 17), le Comité a estimé :

« (...) [C]’est la Convention de Vienne sur le droit des traités qui donne la définition des réserves et prévoit l’application du critère de la compatibilité avec l’objet et le but en l’absence d’autres dispositions spécifiques. Mais le Comité est d’avis que les dispositions de la Convention concernant le rôle des objections des États aux réserves ne permettent pas de régler le problème des réserves émises à l’égard des instruments relatifs aux droits de l’homme. Ces instruments (...) ne constituent pas un réseau d’échanges d’obligations interétatiques. Ils visent à reconnaître des droits aux individus. Le principe de la réciprocité interétatique ne s’applique pas (...) »

  1. Éléments pertinents du droit de l’Union européenne

26.  Dans l’affaire Bank Mellat c. Conseil (Affaire T-496/10, arrêt du 29 janvier 2013, EU:T:2013:39), une banque commerciale iranienne détenue par l’État iranien demanda au Tribunal de l’Union européenne l’annulation totale ou partielle de plusieurs règlements et décisions du Conseil sur la base desquels elle faisait l’objet de sanctions dans le cadre général des mesures restrictives qui avaient été prises contre l’Iran en vue d’empêcher la prolifération nucléaire. La banque requérante voyait dans ces mesures une violation des droits fondamentaux garantis dans l’ordre juridique de l’Union européenne. La Commission européenne et le Conseil de l’Union européenne soutenaient que les personnes morales constituant des émanations d’États tiers, à l’instar de la banque requérante qui selon eux était une émanation de l’État iranien, ne pouvaient pas se prévaloir des protections et garanties offertes par le droit de l’Union européenne. Le Tribunal rejeta cette thèse par les motifs suivants :

« 36. À cet égard, il convient d’observer, en premier lieu, que ni la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (JO 2010, C 83, p. 389) ni le droit primaire de l’Union ne prévoient de dispositions excluant les personnes morales qui sont des émanations des États du bénéfice de la protection des droits fondamentaux. Au contraire, les dispositions de ladite charte qui sont pertinentes par rapport aux moyens soulevés par la requérante, et notamment ses articles 17, 41 et 47, garantissent les droits de « [t]oute personne », formulation qui inclut des personnes morales telles que la requérante.

37. Le Conseil et la Commission invoquent néanmoins, dans ce contexte, l’article 34 de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la « CEDH »), qui n’admet pas la recevabilité des requêtes présentées devant la Cour européenne des droits de l’homme par des organisations gouvernementales.

38. Or, d’une part, l’article 34 de la CEDH est une disposition procédurale qui n’est pas applicable aux procédures devant le juge de l’Union. D’autre part, selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, le but de cette disposition est d’éviter qu’un État partie à la CEDH soit à la fois requérant et défendeur devant ladite Cour (voir, en ce sens, Cour. eur. D. H., arrêt Compagnie de navigation de la République islamique d’Iran c. Turquie du 13 décembre 2007, Recueil des arrêts et décisions, 2007-V, § 81). Ce raisonnement n’est pas applicable au cas d’espèce.

39. Le Conseil et la Commission font également valoir que la règle qu’ils invoquent est justifiée par le fait qu’un État est garant du respect des droits fondamentaux sur son territoire, mais ne peut pas bénéficier de tels droits.

40. Toutefois, à supposer même que cette justification trouve à s’appliquer en ce qui concerne une situation interne, la circonstance selon laquelle un État est le garant du respect des droits fondamentaux sur son propre territoire est sans pertinence s’agissant de l’étendue des droits dont peuvent bénéficier des personnes morales qui sont des émanations de ce même État sur le territoire des États tiers.

41. Au vu de ce qui précède, il y a lieu de considérer que le droit de l’Union ne comporte pas de règle empêchant des personnes morales qui sont des émanations des États tiers d’invoquer à leur profit les protections et garanties liées aux droits fondamentaux. Ces mêmes droits peuvent donc être invoqués par lesdites personnes devant le juge de l’Union pour autant qu’ils soient compatibles avec leur qualité de personne morale.

42. Au demeurant et en tout état de cause, le Conseil et la Commission n’ont pas avancé d’éléments permettant d’établir que la requérante était effectivement une émanation de l’État iranien, à savoir une entité qui participait à l’exercice de la puissance publique ou qui gérait un service public sous le contrôle des autorités (voir, en ce sens, Cour. eur. D. H., arrêt Compagnie de navigation de la République islamique d’Iran c. Turquie, point 38 supra, § 79).

43. À cet égard, tout d’abord, le Conseil soutient que la requérante gère un service public sous le contrôle des autorités iraniennes dans la mesure où elle fournit des services financiers qui sont nécessaires pour le fonctionnement de l’économie iranienne. Or, il ne conteste pas les allégations de la requérante selon lesquelles lesdits services représentent des activités commerciales exercées dans un secteur concurrentiel et soumises au droit commun. Dans ces circonstances, le fait que lesdites activités soient nécessaires pour le fonctionnement de l’économie d’un État ne leur confère pas, à lui seul, la qualité de service public.

44. Ensuite, la Commission soutient que la circonstance selon laquelle la requérante est impliquée dans la prolifération nucléaire démontre qu’elle participe à l’exercice de la puissance publique. Or, en procédant de la sorte, la Commission prend pour prémisse factuelle une circonstance dont la réalité est contestée par la requérante et qui est au cœur même des débats devant le Tribunal. De surcroît, la prétendue implication de la requérante dans la prolifération nucléaire, telle qu’exposée dans les actes attaqués, ne relève pas de l’exercice des pouvoirs étatiques, mais des transactions commerciales effectuées avec des entités participant à la prolifération nucléaire. Partant, cette allégation ne justifie pas que la requérante soit qualifiée d’émanation de l’État iranien.

45. Enfin, la Commission estime que la requérante est une émanation de l’État iranien en raison de la participation de ce dernier à son capital. Or, outre le fait que, selon les indications fournies par la requérante et non contestées par le Conseil et la Commission, la participation en cause n’est que minoritaire, elle n’implique pas, à elle seule, que la requérante participe à l’exercice de la puissance publique ou gère un service public.

46. Au vu de tout ce qui précède, il y a lieu de conclure que la requérante peut invoquer à son profit les protections et garanties liées aux droits fondamentaux. »

27.  Le Conseil forma un pourvoi devant la Cour de justice de l’Union européenne. Il y estimait notamment le Tribunal avait commis une erreur de droit en concluant que, même s’il avait été établi que la banque était une émanation de l’État iranien, celle-ci pouvait néanmoins invoquer à son profit devant les tribunaux de l’Union européenne les protections et garanties liées aux droits fondamentaux. Il s’appuyait en particulier sur l’article 34 de la Convention, soulignant que la raison d’être de cette disposition était qu’un État ne pouvait pas jouir de droits fondamentaux. Il contestait également la conclusion du Tribunal selon laquelle rien ne permettait de dire que Bank Mellat fût en réalité une organisation gouvernementale. La Cour de justice rejeta ces arguments (Conseil c. Bank Mellat, Affaire C-176/13 P, arrêt du 18 février 2016, EU:C:2016:96) :

«  48. Il y a lieu de relever que le recours introduit par Bank Mellat s’inscrit dans le cadre de l’article 275, second alinéa, [du traité relatif au fonctionnement de l’Union européenne] (...)

49. Bank Mellat fait valoir des moyens tirés d’une violation de ses droits de la défense et de son droit à une protection juridictionnelle effective. De tels droits peuvent être invoqués par toute personne physique ou toute entité formant un recours devant les juridictions de l’Union.

50. Il en va de même des moyens tirés d’une violation des formes substantielles, tel celui tiré d’une violation de l’obligation de motivation d’un acte.

51. S’agissant de moyens tirés d’une erreur manifeste d’appréciation ou d’une violation du principe général de proportionnalité, il y a lieu de constater que la possibilité, pour une entité étatique, de les invoquer est une question qui a trait au fond du litige (...)

52. Eu égard à ces éléments, il y a lieu de rejeter le moyen du Conseil sans qu’il soit nécessaire d’examiner l’argument tiré d’une erreur du Tribunal lorsque celui-ci a jugé qu’il n’était pas établi que Bank Mellat était une entité étatique, cet argument étant inopérant. »

28.  Dans une autre affaire, similaire, le Conseil et la Commission ne contestèrent pas le droit pour la société requérante elle-même de demander l’annulation des mesures litigieuses : ils refusèrent seulement de lui reconnaître certains des droits fondamentaux sur lesquels elle s’était appuyée pour demander l’annulation. Le Tribunal rejeta cette thèse, qui visait au rejet pour irrecevabilité du moyen en question alors que, selon lui, ce dernier avait trait au fond. Le Conseil forma un pourvoi devant la Cour de justice, soutenant que, si une entité constituant une organisation gouvernementale au sens de l’article 34 de la Convention ne saurait être bénéficiaire du droit fondamental à la protection de la propriété ni d’autres droits fondamentaux, elle n’a pas qualité (locus standi) pour invoquer une prétendue violation de ces droits devant le Tribunal. La Cour de justice dit ceci (Conseil c. Manufacturing Support & Procurement Kala Naft Co., Tehran, affaire C‑348/12 P, arrêt du 28 novembre 2013, EU:C:2013:772) :

« 50. (...) le recours de Kala Naft s’inscrivait dans le cadre de l’article 275, second alinéa [du traité relatif au fonctionnement de l’Union européenne]. Cette société avait la qualité pour contester, devant le juge de l’Union, son inscription sur la liste figurant dans les actes litigieux, cette inscription la concernant directement et individuellement au sens de l’article 263, quatrième alinéa, [du traité relatif au fonctionnement de l’Union européenne]. Son intérêt à agir ne pouvait, de ce fait, être contesté.

51. C’est dès lors à bon droit que le Tribunal a considéré, au point 45 de l’arrêt attaqué, que l’argumentation relative à la possibilité, pour Kala Naft, d’invoquer les protections et les garanties liées aux droits fondamentaux ne concernait pas la recevabilité du recours ni même d’un moyen, mais avait trait au fond du litige. »

29.  Enfin, dans l’affaire Petro Suisse Intertrade Co. SA c. Conseil (Affaires jointes T‑156/13 et T‑373/14, arrêt du 18 septembre 2015, EU:T:2015:646), le Tribunal confirma l’interprétation qu’il convenait de donner à l’arrêt susmentionné :

« 39. En outre, dans l’arrêt du 28 novembre 2013, Conseil/Manufacturing Support & Procurement Kala Naft (...), la Cour a écarté l’argument d’irrecevabilité soulevé par le Conseil et la Commission selon lequel la requérante dans l’affaire en cause, Manufacturing Support & Procurement Kala Naft Co., en tant qu’émanation de l’État iranien, ne bénéficiait pas de la protection des droits fondamentaux. La Cour a ainsi confirmé, en substance, qu’une entité qui était une émanation d’un État tiers était recevable, en invoquant le cas échéant les garanties liées aux droits fondamentaux, à former un recours en annulation contre les mesures restrictives adoptées à son égard. »

30.  Cette jurisprudence a été reprise, aussi bien par le Tribunal que par la Cour de justice de l’Union européenne, dans plusieurs affaires similaires relatives à des sociétés qui pouvaient être assimilées à des émanations de l’État iranien et contestaient les mesures restrictives qui leur avaient été imposées (voir, entre autres, Sina Bank c. Conseil, affaire T-67/12, arrêt du Tribunal du 4 juin 2014, points 56-62, Bank of Industry and Mine c. Conseil, affaire T-10/13, arrêt du Tribunal du 29 avril 2015, par. 57-58, Conseil c. Bank Saderat Iran, affaire C‑200/13 P, arrêt de la Cour de justice du 21 avril 2016, point 50). Dans l’arrêt Bank of Industry and Mine, le Tribunal jugea :

« 57. Toutefois, à supposer même que cette justification trouve à s’appliquer en ce qui concerne une situation interne, la circonstance selon laquelle un État est le garant du respect des droits fondamentaux sur son propre territoire est sans pertinence s’agissant de l’étendue des droits dont peuvent bénéficier des personnes morales qui sont des émanations de ce même État sur le territoire des États tiers (arrêt Bank Melli Iran/Conseil, point 53 supra, EU:T:2013:397, point 69).

58. Au vu de ce qui précède, il y a lieu de considérer que le droit de l’Union ne comporte pas de règle empêchant des personnes morales qui sont des émanations des États tiers d’invoquer à leur profit les protections et les garanties liées aux droits fondamentaux. Par conséquent, même à supposer que la requérante, en tant qu’entité publique, soit une émanation de l’État iranien, elle peut invoquer ces mêmes droits devant le juge de l’Union, pour autant qu’ils soient compatibles avec sa qualité de personne morale (voir, en ce sens, arrêt Bank Melli Iran/Conseil, point 53 supra, EU:T:2013:397, point 70). »

GRIEFS

31.  Le gouvernement requérant se plaint que, par un comportement arbitraire et illégal systématique qui selon lui s’analyse en une pratique administrative, les autorités croates ont empêché et continuent ainsi d’empêcher la Banque de Ljubljana de faire valoir et de recouvrer ses créances sur ses débiteurs croates en Croatie. Il soutient que cette pratique consiste, premièrement, en une interprétation arbitraire systématique du droit slovène pertinent en vertu de laquelle les juridictions croates refuseraient de reconnaître à la Banque de Ljubljana toute qualité pour les saisir de ces prétentions ; deuxièmement, en une ingérence de membres du pouvoir exécutif de l’État croate dans les procédures judiciaires ; troisièmement, en l’adoption systématique de manœuvres dilatoires au contentieux et en l’exploitation de diverses autres lacunes procédurales ; et, quatrièmement, en un refus des juridictions croates d’exécuter des décisions de justice définitives rendues en faveur de la Banque de Ljubljana. Il allègue des violations multiples des articles 6 § 1, 13 et 14 de la Convention, ainsi que de l’article 1 du Protocole no 1. Sur le terrain de l’article 41 de la Convention, il demande également au titre de la satisfaction équitable une somme correspondant aux pertes que la Banque de Ljubljana aurait subies à raison des violations alléguées.

EN DROIT

32.  Le gouvernement défendeur oppose aux griefs susmentionnés trois exceptions préliminaires d’irrecevabilité de la présente requête. Premièrement, il soutient que la requête est en elle-même incompatible avec l’article 33 de la Convention parce que, selon lui, le gouvernement requérant ne peut saisir la Cour par le biais d’une procédure interétatique. Deuxièmement, il estime que la requête doit être rejetée, la règle de l’épuisement des voies de recours internes, tel qu’il est entendu « selon les principes de droit international généralement reconnus », au sens de l’article 35 § 1 de la Convention, n’ayant pas été respectée. Troisièmement, il argue que la requête a été introduite après l’expiration du délai de six mois fixé par cette même disposition.

  1. Sur l’exception d’incompatibilité de la requête avec l’article 33 de la Convention

33.  S’appuyant sur la décision par laquelle la Cour avait conclu dans l’affaire Ljubljanska banka d.d. c. Croatie ((déc.), no 29003/07, 12 mai 2015) que la Banque de Ljubljana n’était pas une « organisation non gouvernementale » au sens de l’article 34 de la Convention et qu’elle ne pouvait donc pas saisir la Cour d’une requête individuelle, le gouvernement défendeur soutient que la Convention fait donc également obstacle à ce que le gouvernement requérant défende les droits de cette personne morale dans le cadre de la procédure interétatique prévue par l’article 33. Le gouvernement requérant repousse cette exception, ajoutant que dans ses observations initiales il avait soutenu que la Cour ne pouvait l’examiner au stade de la procédure consacré à la recevabilité.

34.  Les dispositions de la Convention pertinentes en l’espèce se lisent ainsi :

Article 1

« Les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la (...) Convention : »

Article 19

« Afin d’assurer le respect des engagements résultant pour les Hautes Parties contractantes de la présente Convention et de ses protocoles, il est institué une Cour européenne des droits de l’homme, ci-dessous nommée « la Cour » (...) »

Article 32

« 1.  La compétence de la Cour s’étend à toutes les questions concernant l’interprétation et l’application de la Convention et de ses Protocoles qui lui seront soumises dans les conditions prévues par les articles 33, 34, 46 et 47.

2.  En cas de contestation sur le point de savoir si la Cour est compétente, la Cour décide. »

Article 33

« Toute Haute Partie contractante peut saisir la Cour de tout manquement aux dispositions de la Convention et de ses Protocoles qu’elle croira pouvoir être imputé à une autre Haute Partie contractante. »

Article 34

« La Cour peut être saisie d’une requête par toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses Protocoles. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à n’entraver par aucune mesure l’exercice efficace de ce droit. »

Article 35

« 1.  La Cour ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes, tel qu’il est entendu selon les principes de droit international généralement reconnus, et dans un délai de six mois à partir de la date de la décision interne définitive.

2.  La Cour ne retient aucune requête individuelle introduite en application de l’article 34, lorsque

(...)

b)  elle est essentiellement la même qu’une requête précédemment examinée par la Cour ou déjà soumise à une autre instance internationale d’enquête ou de règlement, et si elle ne contient pas de faits nouveaux.

3.  La Cour déclare irrecevable toute requête individuelle introduite en application de l’article 34 lorsqu’elle estime :

a)  que la requête est incompatible avec les dispositions de la Convention ou de ses Protocoles, manifestement mal fondée ou abusive ; (...) »

35.  Avant de se prononcer sur la compatibilité de la présente requête avec l’article 33 de la Convention, la Cour recherchera si les dispositions pertinentes de la Convention lui permettent d’examiner cette exception au stade de la recevabilité.

  1. La Cour peut-elle examiner la présente exception au stade de la recevabilité ?
    1. Thèses des parties

a)      Le gouvernement croate

36.  Le gouvernement défendeur estime que l’éventail des questions préliminaires que la Cour est en droit d’examiner au stade de la recevabilité d’une affaire interétatique ne se limite pas à celles visées à l’article 35 § 1 de la Convention. Il argue que si, en théorie, il est vrai que dans une affaire interétatique la Cour ne peut s’assurer du respect que des deux conditions de recevabilité procédurales formelles posées par l’article 35 § 1, à savoir l’épuisement des voies de recours internes et le respect du délai de six mois, elle a toutefois compétence, dès ce stade préliminaire, pour rechercher si on peut considérer que la requête n’est pas du tout étayée ou si les éléments constitutifs d’une « allégation » véritable aux fins de l’article 33 de la Convention font autrement défaut. Il invoque plusieurs arrêts et décisions rendus par la Cour et la Commission européenne des droits de l’homme (« la Commission ») dans des affaires interétatiques où ces deux organes auraient reconnu qu’ils pouvaient, au stade de la recevabilité, se livrer à une analyse de la recevabilité allant au-delà de l’examen des deux critères énoncés à l’article 35 § 1. Il en déduit que la Cour peut, et doit, rechercher s’il existe ou non un commencement de preuve du respect de la règle de l’épuisement, ou s’il existe ou non, pour commencer, suffisamment d’éléments pour procéder à un examen judiciaire de l’affaire. Il estime que, en tout état de cause, il n’y a pas lieu de réserver la question de l’interprétation de la compétence de la Cour au sens de l’article 33 pour la trancher au stade du fond.

37.  Le gouvernement défendeur considère en outre que la question essentielle qui se pose en l’espèce est celle de la « compétence » au sens de l’article 32 de la Convention. Il indique que, aux termes du paragraphe 1 de cette disposition, la compétence de la Cour s’étend à toutes les questions concernant l’interprétation et l’application de la Convention et de ses protocoles qui lui sont soumises dans les conditions prévues par l’article 33, et que l’étendue des attributions que cette dernière disposition confère à la Cour est forcément une question de ce type. Il estime en outre qu’un différend entre les parties sur la question de savoir si le gouvernement requérant peut introduire une requête en vertu de l’article 33 de la Convention est une « contestation sur le point de savoir si la Cour est compétente », au sens de l’article 32 § 2, et que la Convention n’empêche pas la Cour de trancher cette question au stade de la recevabilité.

b)     Le gouvernement slovène

38.  Dans ses observations écrites, le gouvernement requérant expose que, dans une affaire interétatique, toutes les questions autres que celles visées à l’article 35 § 1 doivent être réservées pour le stade postérieur à la recevabilité et examinées en même temps que le fond de l’affaire. Autrement dit, il estime que le défaut d’épuisement des voies de recours internes et le non-respect du délai de six mois sont les seuls motifs pour lesquels une requête interétatique peut être déclarée irrecevable au stade préliminaire. Il soutient que, à l’inverse, la Cour ne peut pas se livrer à un « examen préliminaire du fond » de l’affaire et déclarer la requête irrecevable pour l’un quelconque des trois motifs se rapportant au fond visés à l’article 35 – par exemple l’incompatibilité avec les dispositions de la Convention ou de ses protocoles, le défaut manifeste de fondement ou le caractère abusif de la requête. Il en conclut que la Cour n’a pas compétence pour examiner la question de la compatibilité de la requête avec l’article 33 de la Convention au stade de la procédure consacré à la recevabilité et que l’examen de cette question doit être réservé pour un stade ultérieur.

39.  Cependant, à l’audience du 12 juin 2019, le gouvernement requérant a admis que la question de l’interprétation de toute disposition de la Convention, y compris l’article 33, et donc de la compatibilité de la présente requête avec cette disposition, était une question de « compétence » au sens de l’article 32 § 1, et que le second paragraphe de ce même article permettait à la Cour de l’examiner au stade de la recevabilité.

  1. Appréciation de la Cour

40.  D’un côté, il ressort clairement du libellé explicite des dispositions de l’article 35 §§ 2 et 3 de la Convention – qui autorisent la Cour à déclarer irrecevable toute requête qui est essentiellement la même qu’une requête précédemment examinée par elle ou déjà soumise à une autre instance internationale d’enquête ou de règlement ou qui est incompatible avec les dispositions de la Convention, manifestement mal fondée ou abusive – que ces dispositions ne valent que pour les requêtes individuelles prévues par l’article 34 et qu’elles ne s’appliquent donc pas aux requêtes interétatiques introduites en vertu de l’article 33 de la Convention (Chypre c. Turquie, nos 6780/74 et 6950/75, décision de la Commission du 26 mai 1975, Décisions et rapports (DR) 2, p. 125, p. 151, France, Norvège, Danemark, Suède et Pays-Bas c. Turquie, nos 9940-9944/82, décision de la Commission du 6 décembre 1983, DR 35, p. 143, p. 189, et Géorgie c. Russie (II) (déc.), no 38263/08, §§ 64 et 79, 13 décembre 2011). En conséquence, comme le gouvernement requérant le fait remarquer à juste titre, les seuls motifs pour lesquels une requête interétatique peut être rejetée au stade de la recevabilité sur le fondement de l’article 35 sont le défaut d’épuisement des voies de recours internes et le non-respect du délai de six mois, qui sont visés au paragraphe 1 de cet article.

41.  D’un autre côté, les organes de la Convention n’ont jamais donné aux dispositions procédurales de la Convention une interprétation restrictive qui exclurait toute possibilité de procéder à une analyse préliminaire de la teneur d’une affaire en dehors du cadre de l’article 35 § 1. Ainsi, la Cour a dit à maintes reprises que, en dépit de son caractère particulier d’instrument de protection des droits de l’homme, la Convention est un traité international à interpréter conformément aux normes et principes du droit international public (voir, par exemple, Al-Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse [GC], no 5809/08, § 134, 21 juin 2016, et Naït-Liman c. Suisse [GC], no 51357/07, § 174, 15 mars 2018). Aussi, le libellé des articles 33 et 35 ne saurait être interprété d’une manière qui empêcherait la Cour d’établir dès le stade préliminaire, en vertu des principes généraux régissant l’exercice de la compétence des juridictions internationales, si elle a compétence pour examiner l’affaire dont elle est saisie (Géorgie c. Russie, décision précitée, § 64). S’il renvoie à l’article 34, le libellé de l’article 35 §§ 2 et 3 n’exclut pas l’application d’une règle générale permettant de déclarer irrecevable une requête interétatique s’il apparaît clairement d’emblée que celle-ci n’est pas du tout étayée ou que les éléments constitutifs d’une allégation véritable aux fins de l’article 33 de la Convention font autrement défaut (France, Norvège, Danemark, Suède et Pays-Bas c. Turquie, décision précitée, pp. 188-189). La Cour estime en outre qu’une telle approche est aussi conforme au principe de l’économie procédurale.

42.  En suivant le raisonnement énoncé ci-dessus, les organes de la Convention se sont prononcés, dès le stade de la recevabilité, sur des questions préliminaires telles que la qualité pour agir du gouvernement requérant en tant que représentant légitime de l’État concerné (Chypre c. Turquie, nos 6780/74 et 6950/75, décision précitée, pp. 148-149, et Chypre c. Turquie, no 8007/77, décision de la Commission du 10 juillet 1978, DR 13, p. 85, pp. 221-223) ; la compétence ratione loci des organes de la Convention (Chypre c. Turquie, nos 6780/74 et 6950/75, décision précitée, pp. 148-149, et Chypre c. Turquie, no 8007/77, décision précitée, pp. 221-223) ; le point de savoir si l’État défendeur peut à première vue passer pour avoir exercé sa juridiction (Chypre c. Turquie, no 25781/94, décision de la Commission du 28 juin 1996, DR 86-B, p. 104, pp. 130-131) ; l’existence d’un commencement de preuve d’une violation de la Convention au vu des éléments produits par les parties (France, Norvège, Danemark, Suède et Pays-Bas c. Turquie, décision précitée, pp. 187-189), et l’existence entre les parties d’un « compromis spécial », au sens de l’article 55 actuel de la Convention, qui pourrait faire obstacle à l’examen de l’affaire par les organes de la Convention (Chypre c. Turquie, no 25781/94, décision précitée, pp. 137-138). De plus, si la Convention elle-même ne permet pas de rejeter une requête interétatique au stade de la recevabilité pour « abus du droit de recours », la Commission n’en a pas moins examiné la teneur de plusieurs requêtes à la lumière d’un principe général, dont elle avait présumé l’existence, selon lequel le droit de saisir une instance internationale ne devait pas donner lieu à des abus manifestes (Chypre c. Turquie, nos 6780/74 et 6950/75, décision précitée, p. 151, Chypre c. Turquie, no 8007/77, décision précitée, pp. 229-230, et Chypre c. Turquie, no 25781/94, décision précitée, p. 135).

43.  Pour ce qui est des circonstances particulières de l’espèce, la Cour considère que la principale question préliminaire qui se pose dans le cas d’espèce – à savoir si elle peut examiner une requête interétatique défendant les droits d’une personne morale qui a priori n’est pas « non gouvernementale » – ne tombe sous le coup d’aucun des critères d’irrecevabilité énoncés à l’article 35 de la Convention, tels que les organes de la Convention les ont toujours interprétés dans leur jurisprudence constante. Tout d’abord, elle estime qu’il y a lieu d’établir une distinction entre cette question et celle de la compatibilité ratione personae de la requête avec la Convention. Contrairement à l’affaire individuelle Ljubljanska banka d.d précitée, dans laquelle il a été jugé que la banque requérante, de par sa nature même, ne pouvait pas introduire une requête en vertu de l’article 34 au motif qu’elle n’avait pas suffisamment d’indépendance institutionnelle et opérationnelle vis-à-vis de l’État, le gouvernement slovène peut sans aucun doute introduire une requête interétatique sur le fondement de l’article 33 ; de plus, il n’a pas à être lésé d’une quelconque manière – même indirectement – par les violations alléguées (voir, à cet égard, Chypre c. Turquie (satisfaction équitable) [GC], no 25781/94, § 46, CEDH 2014). Nul n’a jamais soutenu non plus que ces violations alléguées n’étaient pas attribuables aux autorités de la Haute Partie contractante défenderesse (voir, a contrario, Naku c. Lituanie et Suède, no 26126/07, §§ 78-79, 8 novembre 2016, Rustamov c. Russie, no 11209/10, §§ 183-184, 3 juillet 2012, Djokaba Lambi Longa c. Pays-Bas (déc.), no 33917/12, §§ 68-84, 9 octobre 2012, ou Sotirov et autres c. Bulgarie (déc.), no 13999/05, 5 juillet 2011). Par ailleurs, quand bien même la principale question préliminaire qui se pose dans le cas d’espèce serait directement rattachée à l’objet de la requête, il y a lieu d’établir une distinction entre cette question et celle de la compatibilité ratione materiae car ce critère d’irrecevabilité a toujours été interprété comme renvoyant exclusivement au contenu matériel des droits garantis par la Convention et ses Protocoles (voir, par exemple, Károly Nagy c. Hongrie [GC], no 56665/09, §§ 77-78, 14 septembre 2017, ou en cas de réserve valide en ce qui concerne un État défendeur spécifique, Kozlova et Smirnova c. Lettonie (déc.), no 57381/00, CEDH 2001-XI).

44.  À l’instar des deux parties, la Cour estime que la question principale qui se pose en l’espèce se rapporte non pas à la recevabilité au sens étroit de ce terme, mais à sa compétence, au sens de l’article 32 de la Convention. D’ailleurs, la question de savoir si la Convention, en tant que traité de protection des droits de l’homme, peut créer des droits fondamentaux pour les personnes morales détenues ou administrées par l’État dépasse les limites du mécanisme de la Convention et relève d’une problématique générale de droit international, en particulier à la lumière de la spécificité universellement reconnue aux traités de ce type (paragraphes 23-25 ci-dessus).

  1. Conclusion

45.  Dès lors, la Cour estime qu’il existe une réelle « contestation sur le point de savoir si [elle] est compétente », au sens de l’article 32 § 2 de la Convention, contestation qui peut être tranchée à n’importe quel stade de la procédure. Elle n’a donc pas besoin de déclarer la présente requête recevable avant d’examiner la principale question qui se pose en l’espèce.

  1. L’article 33 de la Convention, eu égard à sa portée, permet-il à un gouvernement requérant de défendre les droits d’une organisation qui n’est pas « non gouvernementale » au sens de l’article 34 ?
    1. Thèses des parties

a)      Le gouvernement croate

46.  Le gouvernement défendeur expose que la Cour a établi une distinction entre deux catégories de requêtes interétatiques introduites en vertu de l’article 33 de la Convention : celles portant sur des questions générales et tendant à défendre l’ordre public européen, et celles par lesquelles l’État requérant reproche à une autre Partie contractante des violations des droits fondamentaux d’une ou plusieurs personnes clairement identifiées ou identifiables (Chypre c. Turquie (satisfaction équitable), précité, §§ 44-45, et Géorgie c. Russie (satisfaction équitable) [GC], no 13255/07, § 21, 31 janvier 2019). Il estime que les griefs formulés par la Slovénie en l’espèce ne peuvent pas relever de la première catégorie car à ses yeux rien ne prouve que les décisions que les juridictions internes ont rendues en ce qui concerne la qualité pour agir d’une banque dans le cadre de procédures et de voies d’exécution à caractère civil risqueraient de mettre en péril l’ordre public européen au point de justifier une procédure interétatique. Il ajoute que l’adhésion de la Croatie à l’Union européenne montre qu’elle a mis son système judiciaire aux normes de cette dernière. Il en conclut que la présente requête ne peut qu’être réputée appartenir à la seconde catégorie d’affaires interétatiques, dans lesquelles sont formulés des griefs « comparables en substance non seulement à ceux soulevés dans une requête individuelle introduite en vertu de l’article 34 de la Convention mais aussi à ceux qui peuvent être présentés dans le cadre de la protection diplomatique » (Chypre c. Turquie, précité, § 45).

47.  S’appuyant sur la jurisprudence de la Cour, ainsi que sur celle de la Cour interaméricaine des droits de l’homme, de la Cour internationale de justice et du Comité des droits de l’homme de l’ONU, le gouvernement défendeur estime que tout différend interétatique dans le cadre de n’importe quel mécanisme de protection des droits de l’homme existant au niveau international ou supranational doit se rattacher à une apparence de violation de droits fondamentaux d’un individu. Il considère qu’en adhérant à de tels mécanismes, les États contractants assument des obligations non pas les uns envers les autres mais à l’égard de toutes les personnes relevant de leur juridiction, et que ces obligations sont étrangères à toute idée de réciprocité. Ce seraient les individus, et non les États, qui seraient protégés par les traités en matière de droits de l’homme, lesquels ne créeraient aucun droit subjectif pour les Hautes Parties contractantes elles-mêmes et ne tendraient pas à la protection des propres intérêts de ces dernières.

48.  À la lumière du principe général susmentionné, le gouvernement défendeur soutient qu’une organisation gouvernementale qui ne peut pas saisir la Cour d’une requête individuelle en vertu de l’article 34 ne peut pas se voir reconnaître la qualité de « victime » d’une violation d’un quelconque droit tiré de la Convention. Il rejette l’idée que les dispositions pertinentes de la Convention puissent être interprétées d’une manière qui dissocierait l’existence de droits matériels de la disponibilité d’une voie de recours, et qui créerait ainsi deux catégories de victimes : celles dont les droits pourraient être protégés au moyen du mécanisme de recours individuel prévu par l’article 34 et celles qui jouiraient des mêmes droits mais ne pourraient être protégées qu’au moyen d’une procédure interétatique sur le fondement de l’article 33. Selon lui, le fait que l’article 34 limite le droit de recours individuel à « toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers », alors que les dispositions matérielles de la Convention créent des droits pour « toute personne », ne permet pas de fonder une telle distinction. Le but réel du libellé restrictif de l’article 34 serait de définir limitativement qui a qualité pour saisir la Cour, et cette définition non seulement énumérerait les types de personnes aptes à être requérants, mais, contrairement à l’article 33, exigerait aussi de ces mêmes personnes qu’elles aient la qualité de « victime », ce qui ferait ainsi échec à l’actio popularis.

49.  Le gouvernement défendeur considère que l’absence des organisations gouvernementales parmi les types de victimes possibles de violations de la Convention énumérés à l’article 34 montre que les rédacteurs de celle-ci n’envisageaient pas de protéger les droits de ces entités. Il dit que, si les auteurs de la Convention avaient effectivement eu l’intention de garantir des droits fondamentaux à ces dernières, on ne voit pas bien pourquoi elles auraient été exclues du champ d’application de l’article 34.

50.  Le gouvernement défendeur écarte la possibilité d’établir une distinction entre, d’une part, les organes de l’État stricto sensu, lesquels seraient exclus des garanties de la Convention, et, d’autre part, les autres entités détenues ou administrées par l’État, qui bénéficieraient d’une protection par le biais de l’article 33. Il estime que dans des affaires comme la présente espèce, où l’entité n’a pas suffisamment d’indépendance institutionnelle et opérationnelle vis-à-vis de l’État slovène et est formellement la propriété d’un Fonds pour la succession administré par l’État, toute somme que la Cour octroierait au titre de la satisfaction équitable en vertu de l’article 41 de la Convention ne serait pas versée à une victime individuelle mais resterait entre les mains de l’État, ce qui serait contraire à la finalité essentielle de la procédure interétatique. Il affirme qu’une requête interétatique de cette nature ne vise en réalité qu’à protéger les intérêts économiques et financiers de l’État et qu’ainsi, dans le cas d’espèce par exemple, le gouvernement slovène cherche en définitive à faciliter le remboursement des fonds d’épargne évoqués dans l’arrêt Ališić et autres c. Bosnie-Herzégovine, Croatie, Serbie, Slovénie et l’ex-République yougoslave de Macédoine ([GC], no 60642/08, CEDH 2014). Il ajoute qu’il serait illogique à cette fin de ne pas traiter sur le même pied une organisation gouvernementale de l’État défendeur et une organisation gouvernementale d’une autre Partie contractante ou d’un pays tiers (y compris les collectivités territoriales et autres entités similaires).

51.  Enfin, le gouvernement défendeur reconnaît l’existence d’une jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne qui permet aux sociétés détenues par des États étrangers de saisir directement les juridictions de l’Union européenne (paragraphes 26-30 ci-dessus). Il estime cependant que cette jurisprudence est dépourvue de pertinence en l’espèce, surtout, explique-t-il, parce que le Tribunal a expressément admis ne pas être lié par les règles procédurales de la Convention.

52.  En somme, le gouvernement défendeur avance que le gouvernement requérant cherche à faire de la Cour une instance de règlement d’un différend interétatique non tranché, ce qui serait contraire au sens et au but de la Convention en tant que traité de protection des droits de l’homme. Il considère que, dès lors que les droits et intérêts de personnes morales telles que la Banque de Ljubljana ne peuvent être protégés au moyen d’une requête interétatique fondée sur l’article 33, il n’y a aucune « allégation véritable » aux fins de cette disposition, et que l’examen d’une telle requête outrepasserait la compétence que la Convention confère à la Cour.

b)     Le gouvernement slovène

53.  Le gouvernement requérant admet que, comme la Cour l’a dit dans sa décision précitée Ljubljanska banka d.d., la Banque de Ljubljana « doit être considérée comme une organisation gouvernementale aux fins de l’article 34 de la Convention » et que, dès lors, elle « n’a pas qualité pour saisir la Cour d’une requête individuelle ». Selon lui, il ne faut en aucun cas pour autant en conclure que cette banque ne peut jouir d’aucun des droits fondamentaux découlant de la Convention. En réalité, la question de savoir si une personne morale peut bénéficier des droits matériels garantis par la Convention et celle de savoir si, d’un point de vue procédural, elle a qualité pour saisir directement la Cour seraient deux questions différentes qu’il ne faudrait pas confondre.

54.  À l’appui de sa thèse, le gouvernement requérant avance trois séries d’arguments. Premièrement, rappelant l’historique du mécanisme de la Convention, il expose que, avant le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11, la Commission n’avait compétence pour connaître des requêtes individuelles que si l’État contractant en question avait formulé une déclaration formelle reconnaissant cette compétence, ce qu’il pouvait faire pour une durée déterminée. Il ajoute qu’un État contractant qui n’avait pas produit pareille déclaration n’en demeurait pas moins lié par l’article 1 de la Convention. Il indique que les personnes physiques et les personnes morales qui relevaient de la juridiction d’un tel État contractant jouissaient des droits matériels découlant de la Convention et que ces droits pouvaient donc être violés par celui-ci. Il en conclut que l’existence d’un droit matériel et la disponibilité d’une voie de recours au regard de la Convention sont deux questions totalement indépendantes.

55.  Deuxièmement, le gouvernement requérant appelle l’attention de la Cour sur la disparité terminologique entre l’article 34 et les articles garantissant des droits fondamentaux spécifiques. Selon lui, si l’article 34 limite la possibilité de former un recours individuel à « toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers », les autres articles ne sont pas libellés aussi restrictivement. Ainsi, les articles 1, 6 § 1 et 13 de la Convention créeraient des droits pour « toute personne » (« everyone » en anglais), tandis que l’article 1 du Protocole no 1 protégerait le droit de propriété de « toute personne physique ou morale » (« every natural or legal person »). Le gouvernement requérant estime que, si les auteurs de la Convention avaient eu l’intention de limiter la jouissance de ces droits aux seules entités non gouvernementales, ils auraient employé un libellé similaire à celui de l’article 34. Il ne voit aucune raison de priver les entités détenues ou administrées par l’État de la protection matérielle de la Convention. Il en conclut que pareilles entités – parmi lesquelles figure la Banque de Ljubljana – peuvent se prétendre « victimes » de violations des droits en question.

56.  Le gouvernement requérant reconnaît que les entités de ce type ne devraient pas toutes bénéficier des garanties de la Convention et du recours au mécanisme de requête interétatique prévu à l’article 33. Il indique qu’une institution de l’État au sens strict (par exemple les services du parquet) serait donc manifestement exclue de ce mécanisme car, explique-t-il, elle fait partie de l’État et exerce des prérogatives de puissance publique au nom de celui-ci. Il ajoute qu’il devrait s’agir du seul critère déterminant lorsqu’il faut statuer sur l’applicabilité de l’article 33. En conséquence, une personne morale qui ne serait ni un organe ni un élément constitutif de l’État en question et qui ne serait pas titulaire de prérogatives de puissance publique devrait pouvoir être protégée par le recours à ce mécanisme, quand bien même elle ne serait pas qualifiée d’organisation « non gouvernementale » au sens de l’article 34 en raison d’un manque d’« indépendance institutionnelle et opérationnelle suffisante ».

57.  Troisièmement, le gouvernement requérant rappelle la jurisprudence de la Cour selon laquelle, d’après l’analyse faite par lui, c’est surtout pour empêcher les Parties contractantes d’être à la fois requérantes et défenderesses devant la Cour que les requêtes individuelles introduites par leurs organes ou leurs sociétés publiques sont irrecevables (Compagnie de navigation de la République islamique d’Iran c. Turquie, no 40998/98, § 81, CEDH 2007‑V). Il estime cependant que cette considération est dépourvue de pertinence en l’espèce, la Banque de Ljubljana appartenant à un État contractant autre que l’État défendeur. Il se réfère aussi à plusieurs arrêts rendus par le Tribunal et la Cour de justice de l’Union européenne (paragraphes 26-30 ci-dessus), selon lesquels, d’après lui, une personne morale entièrement détenue par une entité d’un État étranger jouit de droits fondamentaux et peut réclamer la protection juridique qui découle effectivement de ceux-ci.

58.  Le gouvernement requérant combat l’argument selon lequel il a introduit la présente requête pour protéger ses propres intérêts financiers. À cet égard, il se réfère à la jurisprudence constante de la Cour relative au respect du « voile social », qui établirait une nette distinction entre les droits d’une société et ceux de ses actionnaires. Il en conclut que, même dans l’hypothèse où la protection des droits d’une société publique profiterait aussi à l’État qui la détient, les intérêts économiques éventuellement en jeu n’auraient aucune pertinence. Ainsi, en l’espèce, la Slovénie agirait en sa capacité non pas d’actionnaire de la Banque de Ljubljana, mais de Haute Partie contractante exerçant le droit procédural que lui confère l’article 33 de la Convention de mettre en jeu la responsabilité internationale de la Croatie à raison des violations des droits de l’homme, et donc des atteintes à l’ordre public européen que cette dernière aurait commises.

59. Le gouvernement requérant conclut de ce qui précède que l’article 33 de la Convention permet à la Cour de statuer sur les affaires interétatiques tendant à la protection des droits d’entités détenues ou administrées par l’État pourvu que celles-ci ne soient ni des organes ni des éléments constitutifs des États en question, quand bien même elles ne seraient pas qualifiées de « non gouvernementales » au sens de l’article 34.

  1. Appréciation de la Cour

60.  En l’espèce, la Cour doit tout d’abord déterminer si elle peut examiner une requête interétatique qu’une Haute Partie contractante a introduite en vue de protéger les droits et intérêts d’une personne morale qui ne peut pas être qualifiée d’« organisation non gouvernementale » au sens de l’article 34 de la Convention et qui ne peut donc pas former une requête individuelle. Les principes jurisprudentiels pertinents qui régissent l’interprétation de la Convention en tant que traité international peuvent être résumés comme suit (Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, §§ 118-122 et 125, 8 novembre 2016, avec d’autres références) :

a)    En tant que traité international, la Convention doit s’interpréter à la lumière des règles d’interprétation prévues par les articles 31 à 33 de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités (paragraphe 22 ci-dessus). Conformément à ces règles, la Cour doit rechercher le sens ordinaire à attribuer aux termes dans leur contexte et à la lumière de l’objet et du but de la disposition dont ils sont tirés.

b)    Il faut aussi tenir compte de ce que le contexte de la disposition est celui d’un traité visant la protection effective des droits individuels de l’homme et de ce que la Convention doit se lire comme un tout et s’interpréter en veillant à l’harmonie et à la cohérence interne de ses différentes dispositions.

c)     L’objet et le but de la Convention, en sa qualité d’instrument de protection des droits de l’homme, appellent à comprendre et à appliquer ses dispositions d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives, et non théoriques et illusoires. De plus, de par cette qualité, la Convention déborde le cadre de la simple réciprocité entre États contractants.

d)    Pour interpréter la Convention, il peut aussi être fait appel à des moyens complémentaires d’interprétation, notamment à ses travaux préparatoires, soit pour confirmer un sens déterminé conformément à d’autres méthodes, soit pour établir le sens lorsqu’il serait autrement ambigu, obscur ou manifestement absurde ou déraisonnable.

61.  La Cour rappelle également qu’aux termes de l’article 34 de la Convention une personne morale « qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses Protocoles » peut la saisir d’une requête individuelle pourvu qu’il s’agisse d’une « organisation non gouvernementale » au sens de cette disposition. L’idée qui sous-tend ce principe est d’empêcher une Partie contractante d’être à la fois requérante et défenderesse devant la Cour. La notion d’« organisation gouvernementale » par opposition à celle d’« organisation non gouvernementale » au sens de l’article 34 englobe les personnes morales qui participent à l’exercice de la puissance publique ou qui gèrent un service public sous le contrôle des autorités. Elle s’applique non seulement aux organes centraux de l’État mais aussi à ses entités décentralisées exerçant des « missions de service public » quel que soit leur degré d’autonomie vis-à-vis de ces organes ; elle s’applique de la même manière aux autorités régionales et locales, y compris aux communes. Pour déterminer si une personne morale donnée relève de l’une des deux catégories ci-dessus, il y a lieu de prendre en considération son statut juridique et, le cas échéant, les prérogatives que celui-ci lui donne, la nature de l’activité qu’elle exerce et le contexte dans lequel celle-ci s’inscrit, et son degré d’indépendance par rapport aux autorités politiques (Ärztekammer für Wien et Dorner c. Autriche, no 8895/10, § 35, 16 février 2016, ainsi que Österreichischer Rundfunk c. Autriche, no 35841/02, §§ 48-54, 7 décembre 2006, Radio France et autres c. France (déc.), no 53984/00, § 26, CEDH 2003-X, et Compagnie de navigation de la République islamique d’Iran, précité, §§ 78-81).

62.  Pour ce qui est des sociétés, la Cour a jugé qu’elles étaient « non gouvernementales », aux fins de l’article 34, dès lors qu’elles étaient régies essentiellement par le droit des sociétés, qu’elles ne jouissaient d’aucune prérogative de puissance publique ni de pouvoirs autres que ceux conférés par le droit privé ordinaire dans l’exercice de leurs activités, et qu’elles relevaient des juridictions judiciaires et non administratives. La Cour a également tenu compte du fait qu’une société requérante se livrait à des activités commerciales et qu’elle n’exerçait non plus un rôle de service public ni ne détenait un monopole dans un secteur concurrentiel (Ärztekammer für Wien et Dorner, précité, § 36, avec d’autres références).

63.  Cependant, aucun des éléments susmentionnés ne peut à lui seul passer pour déterminant : la Cour a toujours tenu compte de toutes les circonstances de fait et de droit pertinentes dans leur ensemble. Ainsi, au regard du contexte historique et juridique de certains États contractants, elle a par exemple appliqué essentiellement le même critère général que celui qu’elle avait retenu en ce qui concerne la question de la responsabilité de l’État, sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 de la Convention, à raison des dettes de sociétés publiques, critère qui consiste à rechercher si la société en question jouissait d’une « indépendance institutionnelle et opérationnelle suffisante vis-à-vis de l’État » (R. Kačapor et autres c. Serbie, nos 2269/06 et 5 autres, §§ 97-99, 15 janvier 2008, Ljubljanska banka d.d., décision précitée, § 53, JKP Vodovod Kraljevo c. Serbie (déc.), nos 57691/09 et 19719/10, § 24, 16 octobre 2018 ; à comparer avec l’arrêt Ališić et autres, précité, §§ 114-115). À cet égard, la Cour estime que les notions juridiques employées à l’article 34 de la Convention doivent être interprétées de manière autonome, indépendamment des notions pertinentes de droit interne (voir, mutatis mutandis, Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 47, 7 novembre 2013, et Gorraiz Lizarraga et autres c. Espagne, no 62543/00, § 35, CEDH 2004‑III). Dès lors, le fait qu’en droit interne une société requérante soit immatriculée en tant que personne morale distincte de l’État n’est pas déterminant au regard de la question de savoir si elle est ou non une entité « non gouvernementale » au sens de l’article 34 (Ljubljanska banka d.d., décision précitée, § 54, et JKP Vodovod Kraljevo, décision précitée, § 25).

64.  S’il reconnaît que les personnes morales ne devraient pas toutes bénéficier des garanties matérielles de la Convention et de la possibilité de recourir au mécanisme de requête interétatique prévu par l’article 33, le gouvernement requérant estime que des critères différents devraient s’appliquer selon que la requête est individuelle ou interétatique. Il considère que si le principal critère retenu pour déterminer si une organisation peut introduire une requête individuelle en vertu de l’article 34 resterait ainsi le même que celui retenu aujourd’hui – c’est-à-dire, en substance, celui de l’« indépendance institutionnelle et opérationnelle suffisante vis-à-vis de l’État » –, les seules personnes morales qui seraient exclues du bénéfice du mécanisme interétatique prévu par l’article 33 seraient les personnes morales de droit public au sens strict, c’est-à-dire les organes de l’État en question exerçant au nom de ce dernier des prérogatives de puissance publique. Il ajoute que les autres personnes morales qui ne pourraient pas être qualifiées de « non gouvernementales » au sens de l’article 34 auraient toujours la faculté de faire défendre leurs droits par un État contractant au moyen d’une requête interétatique (paragraphe 55 ci-dessus). La Cour n’est pas convaincue par cette approche, pour trois raisons.

65.  Premièrement, d’après un principe général d’interprétation bien établi de la Convention, celle-ci doit se lire comme un tout et doit s’interpréter de manière à promouvoir la cohérence interne et l’harmonie entre ses différentes dispositions (voir, parmi beaucoup d’autres, Johnston et autres c. Irlande, 18 décembre 1986, § 57, série A no 112, Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, §§ 47-48, CEDH 2005-X, et Mihalache c. Roumanie [GC], no 54012/10, § 92, 8 juillet 2019). La Cour estime que la cohérence interne de la Convention est un principe important qui vaut non seulement pour les droits matériels consacrés dans le titre I de la Convention mais aussi pour les dispositions en matière de juridiction et de procédure – en l’espèce les articles 1, 33 et 34.

66.  Deuxièmement, la Cour doit tenir compte de la spécificité – universellement reconnue en droit international – de la Convention en tant qu’instrument de protection effective des droits de l’homme. Comme la Cour internationale de justice l’a dit dans son avis consultatif du 28 mai 1951, la logique particulière des traités de protection des droits de l’homme est que les États contractants n’ont pas d’intérêts propres et qu’ils ne cherchent pas à protéger leurs avantages individuels : ils sont censés tendre vers un intérêt commun objectif qui est la protection des droits de chacun (paragraphe 23 ci-dessus). La Cour se réfère également aux extraits pertinents suivants de la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme et du Comité des droits de l’homme de l’ONU : « [u]n État qui conclut un traité de protection des droits de l’homme est réputé se soumettre à un ordre juridique dans le cadre duquel, pour le bien commun, il assume diverses obligations à l’égard non pas d’autres États mais de toutes les personnes relevant de sa juridiction » ; ces traités « visent à reconnaître des droits aux individus » et « [l]e principe de la réciprocité interétatique ne s’applique pas » (paragraphes 24-25 ci-dessus). De plus, elle a elle-même dit que, compte tenu de la nature de la Convention, même dans une affaire interétatique, c’est toujours l’individu, et non l’État, qui est directement ou indirectement touché et principalement « lésé » par la violation d’un ou de plusieurs des droits de la Convention (Chypre c. Turquie, précité, § 46). Autrement dit, seuls les personnes physiques, les groupes de particuliers et les personnes morales pouvant être qualifiées d’« organisations non gouvernementales » au sens de l’article 34 peuvent être titulaires des droits découlant de la Convention, mais pas un État contractant ni une personne morale qui doit être regardée comme une organisation gouvernementale (paragraphes 61-62 ci-dessus). Toute autre conclusion serait contraire à l’objectif fondamental qui sous-tend la Convention et qui ressort à la fois de son article 1 et de son préambule.

67.  Troisièmement, en ce qui concerne le but spécifique que poursuit l’article 33 de la Convention, la Cour rappelle qu’il existe deux catégories essentielles de griefs étatiques : ceux qui portent sur des questions générales et tendent à protéger l’ordre public européen et ceux par lesquels l’État requérant dénonce des violations par une autre Partie contractante des droits fondamentaux d’une ou plusieurs personnes clairement identifiées ou identifiables. Les seconds sont comparables en substance non seulement à ceux qui sont soulevés dans une requête individuelle introduite en vertu de l’article 34 de la Convention mais aussi à ceux qui peuvent être présentés dans le cadre de la protection diplomatique (Chypre c. Turquie, précité, §§ 43-45). La Cour estime, avec le gouvernement défendeur, que la présente requête, qui vise la protection des intérêts d’une personne morale particulière mis en jeu dans le cadre de quarante-huit procédures juridictionnelles précisément définies et l’obtention pour le compte de cette personne morale d’une satisfaction équitable au titre de l’article 41, relève de la seconde et non de la première des catégories d’affaires interétatiques. Elle considère toutefois que cette distinction n’est pas déterminante dans le cadre de la présente requête : comme elle l’a déjà dit, c’est en tout état de cause l’individu et non l’État qui est directement ou indirectement touché et principalement « lésé » par la violation des droits découlant de la Convention (paragraphe 66 ci-dessus). Dès lors, si une satisfaction équitable est accordée dans une affaire interétatique, elle doit toujours l’être au profit de victimes individuelles et non de l’État (Chypre c. Turquie, précité, § 46). Cependant, dans l’hypothèse où la Cour conclurait à la violation d’un ou de plusieurs droits tirés de la Convention dans une affaire qu’un État introduirait en vertu de l’article 33 pour le compte d’une personne morale qui ne présenterait pas vis-à-vis de lui une indépendance institutionnelle et opérationnelle suffisante, et où elle octroierait une somme au titre de la satisfaction équitable, le bénéficiaire final de son arrêt serait en définitive cet État lui-même et personne d’autre.

68.  Dans ses observations, le gouvernement requérant se réfère à l’arrêt Compagnie de navigation de la République islamique d’Iran précité, dans lequel la Cour a reconnu la qualité pour agir d’une société publique iranienne qui pourtant relevait du droit public. Sur ce point, la Cour a déjà dit que l’expression « organisation non gouvernementale » employée à l’article 34 de la Convention ne pouvait pas être interprétée d’une manière qui exclurait uniquement les organisations « gouvernementales » qui peuvent être considérées comme faisant partie de l’État défendeur ou comme se trouvant sous le strict contrôle de celui-ci. Aux fins de l’article 34, la notion d’« organisation gouvernementale » englobe toute personne morale qui participe à l’exercice de la puissance publique ou qui gère un service public sous le contrôle des autorités. Pour déterminer si une personne morale donnée relève de cette catégorie, il y a lieu de prendre en considération son statut juridique et, le cas échéant, les prérogatives qu’il lui donne, la nature de l’activité qu’elle exerce et le contexte dans lequel celle-ci s’inscrit, et son degré d’indépendance par rapport aux autorités politiques (ibidem, § 79). Par ailleurs, cette règle s’applique quand bien même la requête serait introduite par une entité « gouvernementale » d’un État qui n’est pas partie à la Convention (ibidem, § 81, et Ljubljanska banka d.d., décision précitée, § 55). Dans l’affaire Compagnie de navigation de la République islamique d’Iran, la Cour a reconnu la qualité pour agir de la société requérante une fois établi que celle-ci était suffisamment indépendante pour être qualifiée de « non gouvernementale » aux fins de l’article 34, à l’aune des critères découlant de sa propre jurisprudence, indépendamment de la « nationalité » de cette entreprise (ibidem, §§ 78-82). Cet arrêt suit donc la logique globale d’une interprétation uniforme des dispositions de la Convention, qui respecte la cohérence interne de celle-ci.

69.  Quant aux références que le gouvernement requérant fait à des arrêts rendus par le Tribunal et la Cour de justice de l’Union européenne (paragraphes 26-30 et 57 ci-dessus), la Cour rappelle que les conditions de recevabilité devant elle de tel ou tel grief peuvent être différentes de celles applicables devant les tribunaux de l’Union européenne. Dès lors, elle ne considère pas que ces arrêts cités puissent, en eux-mêmes, avoir une influence déterminante sur l’interprétation de l’article 34 de la Convention. À cet égard, elle rappelle que, dans l’arrêt qu’il a rendu le 29 janvier 2013 en l’affaire Bank Mellat c. Conseil (paragraphe 26 ci-dessus), le Tribunal de l’Union européenne a reconnu que « l’article 34 de la CEDH [était] une disposition procédurale qui n’[était] pas applicable aux procédures devant le juge de l’Union ».

  1. Conclusion

70.  À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que l’article 33 de la Convention ne permet pas à un gouvernement requérant de défendre les droits d’une personne morale qui ne pourrait pas être qualifiée d’« organisation non gouvernementale » ni dès lors introduire une requête individuelle en vertu de l’article 34.

  1. La Cour peut-elle examiner la présente requête sur le fondement de l’article 33 de la Convention ?
    1. Thèses des parties

a)      Le gouvernement croate

71.  Le gouvernement défendeur indique que l’affaire Ljubljanska banka d.d. précitée portait sur un cas individuel dans lequel certaines des violations visées par la présente requête étaient alléguées et argue que la partie adverse tente tout bonnement de contourner la décision d’irrecevabilité rendue par la Cour en reprenant les mêmes griefs et en cherchant à les formuler de nouveau par le biais de la procédure interétatique, au mépris de la finalité profonde de cette procédure et de la Convention dans son ensemble.

72.  À cet égard, le gouvernement défendeur expose que, dans la décision Ljubljanska banka d.d., la Cour a déjà établi fermement et sans ambiguïté que la Banque de Ljubljana ne jouissait pas d’une indépendance institutionnelle et opérationnelle suffisante vis-à-vis de l’État slovène et n’était donc pas une « organisation non gouvernementale » au sens de l’article 34 de la Convention. Il souscrit à cette conclusion, expliquant que, par nature, cette entité n’est pas « non gouvernementale » : elle serait non pas une entité commerciale mais une instance de réclamation qui aurait pour seule tâche le recouvrement de créances ; elle n’aurait aucun client ni aucun actionnaire actif autre que l’État ; et elle serait placée sous le contrôle du Fonds pour la succession, un organisme gouvernemental slovène. Il en conclut que la Slovénie cherche à protéger non pas les droits de l’homme individuels garantis par la Convention mais ses propres intérêts économiques et financiers, et que la présente requête est donc incompatible avec l’article 33.

b)     Le gouvernement slovène

73.  Le gouvernement requérant considère qu’il ne faut pas conclure de la décision d’irrecevabilité rendue dans l’affaire Ljubljanska banka d.d. que la Banque de Ljubljana n’a pas la qualité de « victime ». Certes, dans cette décision, la Cour aurait dit que cette personne morale devait, « aux fins de l’article 34 de la Convention, être considérée comme une organisation gouvernementale » (§ 54). Or, elle n’aurait pas examiné la qualité de la Banque de Ljubljana pour les besoins d’une quelconque autre disposition de la Convention, en l’occurrence l’article 33. Cette décision devrait donc être interprétée restrictivement et elle ne préjugerait en aucun cas de la recevabilité de la présente requête interétatique. La présente affaire ne serait pas non plus comparable à l’affaire Ališić et autres précitée, dans laquelle la principale question qui se posait aurait été non pas le degré et la nature de l’autonomie de la Banque de Ljubljana mais la responsabilité en droit international de la Slovénie (et de plusieurs autres États).

74.  Le gouvernement requérant soutient que, en tout état de cause, ce n’est pas simplement parce qu’un État possède une entreprise que celle-ci doit être assimilée à lui. La Cour elle-même aurait reconnu que « bien que [la Banque de Ljubljana] ne [jouît] pas d’une indépendance institutionnelle et opérationnelle suffisante vis-à-vis de l’État, c’était une personne morale distincte » (Ljubljanska banka d.d., décision précitée, § 54). La Banque de Ljubljana, qui aurait pour seule activité la gestion de son propre actif et de son propre passif, n’aurait jamais fonctionné comme une partie constitutive de l’État slovène et n’aurait jamais exercé la moindre mission de service public ni aucune prérogative de puissance publique, et ce même après que l’État en était devenu l’actionnaire principal. Elle ne peut prendre de mesures contraignantes pour des tiers. Elle resterait une personne morale distincte, administrée conformément à la loi slovène sur les sociétés, et l’État n’exercerait que les droits et obligations habituels d’un actionnaire d’une société par actions. Le Fonds pour la succession ferait valoir ses droits lors de l’assemblée générale conformément aux règles ordinaires du droit des sociétés mais il lui serait interdit d’avoir la moindre influence sur la direction de la banque. Enfin, les actes de la Banque de Ljubljana ne relèveraient pas des tribunaux administratifs. Dans ces conditions, cette banque jouirait vis-à-vis de l’État slovène d’une indépendance suffisante qui lui permettrait de faire défendre ses droits par ce dernier au moyen du mécanisme prévu par l’article 33 de la Convention.

75.  Le gouvernement requérant ajoute que les quarante-huit affaires à l’origine de la présente requête ont toutes pour objet des dettes de sociétés croates qui seraient nées de transactions conclues avec la banque à l’époque où celle-ci n’était pas détenue par l’État. Il estime que, si la Cour venait à faire preuve de rigidité et à refuser à la Banque de Ljubljana toute qualité pour agir sur le terrain de la Convention, les nombreuses banques nationalisées à la suite de la crise financière puis ultérieurement de nouveau privatisées tantôt perdraient, tantôt acquerraient le bénéfice des droits matériels découlant de la Convention selon les entités qui les détiendraient à tel ou tel moment.

  1. Appréciation de la Cour

76.  La Cour a dit qu’il existait une corrélation systémique directe entre les articles 33 et 34 de la Convention en ce qu’une organisation qui n’est pas « non gouvernementale » au sens de l’article 34 ne peut faire défendre ses droits par un État au moyen du mécanisme prévu par l’article 33 (paragraphe 70 ci-dessus). Concernant les circonstances de la présente affaire, elle rappelle ce qu’elle a conclu dans l’arrêt Ališić et autres précité :

« 114.  La Grande Chambre ayant conclu que la Ljubljanska Banka Ljubljana et Investbanka étaient et demeurent responsables des « anciens » fonds d’épargne en devises déposés dans leurs succursales bosniennes respectives, elle doit rechercher, comme l’a fait la chambre, si le non‑paiement par ces banques de leurs dettes à l’égard des requérants est imputable à la Slovénie et à la Serbie. À cet égard, la Cour rappelle qu’un État peut être tenu aux dettes contractées par une société publique, fût-elle dotée d’une personnalité juridique autonome, dès lors qu’elle ne jouit pas vis-à-vis de l’État d’une indépendance institutionnelle et opérationnelle suffisante pour que celui-ci puisse se trouver exonéré de sa responsabilité au regard de la Convention (...) Dans les affaires précitées, pour apprécier si l’État était effectivement responsable de pareilles dettes, la Cour s’est fondée sur les principaux critères suivants : le statut juridique (de droit public ou de droit privé) de la société concernée, la nature de ses activités (missions de service public ou activités commerciales ordinaires), le cadre d’exercice de ses activités (monopole ou secteur hautement réglementé), et son indépendance institutionnelle (mesurée à l’aune du niveau de participation de l’État au capital social) et opérationnelle (appréciée au regard de l’étendue de la surveillance et du contrôle exercés sur elle par l’État).

115.  Dans certaines affaires, la Cour a également recherché si l’État était directement responsable des difficultés financières de la société concernée, s’il avait détourné, au détriment de celle-ci ou de ses partenaires, des fonds appartenant à la société et s’il avait porté atteinte à son indépendance ou abusé d’une autre manière de sa personnalité morale (...). Enfin, la Cour a jugé que les sociétés en propriété collective, très répandues en RFSY et encore courantes en Serbie, ne jouissaient généralement pas vis-à-vis de l’État d’une « indépendance institutionnelle et opérationnelle suffisante » pour que celui-ci puisse se trouver exonéré de sa responsabilité au regard de la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, R. Kačapor et autres c. Serbie, nos 2269/06, 3041/06, 3042/06, 3043/06, 3045/06 et 3046/06, §§ 96-99, 15 janvier 2008, et Zastava It Turs c. Serbie (déc.), no 24922/12, §§ 19-23, 9 avril 2013).

116.  (...) [La Cour] note que la Ljubljanska Banka Ljubljana appartient à l’État slovène et qu’elle est contrôlée par un organisme gouvernemental slovène, le Fonds pour la succession (...) Le fait que la Slovénie ait apporté à la loi constitutionnelle de 1991 une modification par laquelle la plupart des actifs de la Ljubljanska Banka Ljubljana ont été transférés à une nouvelle banque au détriment de la première et de ses partenaires (...) revêt par ailleurs une importance cruciale. Cette opération démontre en effet que l’État slovène a disposé à sa guise des actifs de la Ljubljanska Banka Ljubljana (...) En conséquence, la Grande Chambre approuve et fait sienne la conclusion de la chambre selon laquelle il existe des motifs suffisants pour imputer à la Slovénie la responsabilité des dettes de la Ljubljanska Banka Ljubljana à l’égard de Mme Ališić et de M. Sadžak (...) »

77.  Dans la décision précitée Ljubljanska banka d.d., la Cour s’est référée aux constats susmentionnés pour étayer les conclusions suivantes :

« 53.  Bien que ces constats aient été formulés au sujet de la responsabilité de l’État au titre de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention pour les dettes d’entreprises d’État, la Cour a déjà dit que des conclusions tirées dans ce contexte s’appliquaient avec la même force lorsqu’il s’agissait de rechercher si une entreprise (d’État) pouvait être considérée comme une « organisation non gouvernementale » au sens de l’article 34 de la Convention (comparer avec Zastava It Turs c. Serbie (déc.), [no 24922/12], §§ 21-23, [9 avril 2013], et avec R. Kačapor et autres c. Serbie, nos 2269/06 [et 5 autres], §§ 97-99, 15 janvier 2008).

54.  La Cour estime dès lors que, bien que la banque requérante soit une personne morale distincte, elle ne jouit pas d’une indépendance institutionnelle et opérationnelle suffisante par rapport à l’État et doit être considérée comme une organisation gouvernementale aux fins de l’article 34 de la Convention (...) Elle n’a donc pas qualité pour saisir la Cour d’une requête individuelle. »

78.  À la lumière des observations des parties et de l’ensemble des éléments dont elle dispose, la Cour ne voit aucune raison de s’écarter de ces conclusions. Elle rappelle que pour déterminer si une personne morale donnée est une organisation « gouvernementale » ou « non gouvernementale », il y a lieu de prendre en considération son statut juridique et, le cas échéant, les prérogatives que celui-ci lui donne, la nature de l’activité qu’elle exerce et le contexte dans lequel s’inscrit celle-ci, et son degré d’indépendance par rapport aux autorités politiques (Compagnie de navigation de la République islamique d’Iran, précité, § 79). Compte tenu de ces critères, elle relève une nouvelle fois que, si la Banque de Ljubljana est une personne morale distincte qui ne participe pas à l’exercice de prérogatives de puissance publique, elle est la propriété de l’État slovène, lequel a disposé à sa guise des actifs de cette banque, et qu’elle se trouve sous le contrôle du Fonds pour la succession, un organisme gouvernemental slovène. Même si, comme le dit le gouvernement requérant, la Banque de Ljubljana est organisée sous la forme d’une société par actions régie par le droit des sociétés et ne relève pas de la compétence des tribunaux administratifs (paragraphe 74 ci-dessus), le gouvernement requérant ne conteste pas l’assertion du gouvernement défendeur selon laquelle cette banque n’a aucun client ni aucun actionnaire actif autre que l’État (paragraphe 72 ci-dessus). De plus, dans l’arrêt Ališić et autres précité, la Cour a dit que l’État slovène était responsable des dettes de la succursale en question de la Banque de Ljubljana à l’égard de deux des requérants (§ 116). Bien que ces constats aient été formulés sur le terrain de la responsabilité de l’État au titre de l’article 1 du Protocole no 1, elle y voit un élément important s’agissant de déterminer si une personne morale peut ou non être qualifiée de « non gouvernementale ». Elle en conclut que la Banque de Ljubljana ne jouissait pas vis-à-vis de l’État d’une indépendance institutionnelle et opérationnelle suffisante et qu’elle ne peut pas être regardée comme une « organisation non gouvernementale » au sens de l’article 34.

  1. Conclusion

79.  La Cour rappelle que, n’étant pas une « organisation non gouvernementale » au sens de l’article 34 de la Convention, la Banque de Ljubljana n’a pas qualité pour introduire une requête individuelle. En conséquence, elle ne peut examiner sur le fondement de l’article 33 une requête interétatique dans laquelle est soulevée à l’égard de cette personne morale une allégation de violation d’un droit tiré de la Convention. Dès lors, la Cour estime qu’elle n’a pas compétence pour connaître de la présente affaire.

  1. Sur les autres exceptions préliminaireS

80.  Le gouvernement défendeur formule à titre préliminaire deux autres exceptions d’irrecevabilité sur le terrain de l’article 35 § 1, plaidant le non-épuisement des voies de recours internes et l’inobservation du délai de six mois. Au vu de la conclusion à laquelle elle est parvenue au paragraphe 79 ci-dessus, la Cour estime qu’un examen séparé de ces exceptions ne s’impose pas.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À LA MAJORITÉ,

Dit qu’elle n’a pas compétence pour connaître de la requête.

Fait en français et en anglais puis communiqué par écrit le 16 décembre 2020.

 Johan Callewaert  Robert Spano
Adjoint au Greffier Président

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CEDH, Cour (grande chambre), SLOVÉNIE c. CROATIE, 18 novembre 2020, 54155/16