CEDH, Cour (chambre), AFFAIRE ANDRONICOU ET CONSTANTINOU c. CHYPRE, 9 octobre 1997, 25052/94

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Chronologie de l’affaire

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www.cabinetaci.com · 26 novembre 2014

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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Chambre), 9 oct. 1997, n° 25052/94
Numéro(s) : 25052/94
Publication : Recueil 1997-VI
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : Arrêt Airey c. Irlande du 9 octobre 1979, série A n° 32, pp. 14-15, § 26
Arrêt Aksoy c. Turquie du 18 décembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-VI, p. 2276, § 52
Arrêt Irlande c. Royaume-Uni du 18 janvier 1978, série A n° 25, p. 64, § 160
Arrêt McCann et autres c. Royaume-Uni du 27 septembre 1995, série A n° 324, pp. 45-46, §§ 147-150, pp. 58-59, § 200
Niveau d’importance : Importance moyenne
Opinion(s) séparée(s) : Oui
Conclusions : Exception préliminaire rejetée (abus de procédure) ; Exception préliminaire rejetée (non-épuisement des voies de recours internes) ; Non-violation de l'art. 2 ; Non-violation de l'art. 6-1
Identifiant HUDOC : 001-62665
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:1997:1009JUD002505294
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Sur les parties

Texte intégral

AFFAIRE ANDRONICOU ET CONSTANTINOU c. CHYPRE

(86/1996/705/897)

ARRÊT

STRASBOURG

9 octobre 1997

Cet arrêt peut subir des retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts et décisions 1997, édité par Carl Heymanns Verlag KG (Luxemburger Straße 449, D-50939 Cologne) qui se charge aussi de le diffuser, en collaboration, pour certains pays, avec les agents de vente dont la liste figure au verso.


Liste des agents de vente

Belgique : Etablissements Emile Bruylant (rue de la Régence 67,

  B-1000 Bruxelles)

Luxembourg : Librairie Promoculture (14, rue Duchscher

  (place de Paris), B.P. 1142, L-1011 Luxembourg-Gare)

Pays-Bas : B.V. Juridische Boekhandel & Antiquariaat

  A. Jongbloed & Zoon (Noordeinde 39, NL-2514 GC La Haye)


SOMMAIRE[1]

Arrêt rendu par une chambre

Chypre - homicide prétendument illégal de jeunes fiancés par les agents d'une section spéciale de la police (le MMAD) au cours d'une opération de sauvetage

I.EXCEPTIONS PRéLIMINAIRES DU GOUVERNEMENT

A.Non-épuisement des voies de recours internes

Affirmation du Gouvernement que les requérants n'ont pas engagé d'action civile en dommages-intérêts sur la foi de l'offre gracieuse d'aide judiciaire formulée par les autorités.

En l’occurrence, un recours effectif aurait consisté en des poursuites pénales dirigées contre les agents en cause – le procureur général a rejeté la demande des requérants – en outre, constat détaillé et motivé de la commission d'enquête interne après un examen exhaustif des circonstances des homicides susceptible en pratique d'ôter toute chance raisonnable pour les requérants de l'emporter dans une action civile – commission d'enquête présidée par le plus haut magistrat de l'Etat défendeur.

Conclusion : rejet (sept voix contre deux).

B.Abus de la procédure

Le refus par un requérant d'entamer ou de poursuivre des négociations sur les conditions d'un règlement amiable concernant la violation alléguée d'un droit garanti par la Convention ne saurait être interprété comme un abus du droit de recours – en l'espèce, le règlement proposé ne comportait aucune reconnaissance de la responsabilité des autorités dans la mort des fiancés, comme le voulaient les requérants.

Conclusion : rejet (unanimité).

II.ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

Réaffirmation de la jurisprudence de la Cour sur les principes régissant le recours à la force meurtrière par les forces de sécurité.

A.Application de l'article 2 aux faits en litige

Les faits établis par la Commission, lesquels ne prêtent pas à controverse, donnent une version exacte et fiable des circonstances de la cause – la Cour doit décider pour elle-même si ces faits révèlent une violation de l'article 2.


B.Préparation et contrôle de l'opération de sauvetage

La Cour a pour unique souci d'évaluer si, dans les conditions de l'espèce, les autorités ont, dans la préparation et le contrôle de l'opération de sauvetage, y compris la décision d'utiliser les agents du MMAD, déployé la vigilance voulue pour réduire au minimum toute mise en danger de la vie des fiancés – inopportun d'examiner, avec le bénéfice du recul, l’avantage d’une tactique de rechange.

Les autorités menèrent des négociations prolongées en comprenant bien qu'elles avaient affaire à un jeune couple – négociations menées d'une manière raisonnable vu les circonstances – la situation se chargeant de plus en plus de dangers, les autorités ont néanmoins raisonnablement pu conclure qu'une action décisive devait mettre un terme à l'incident compte tenu de l'échec de la phase des négociations – crainte justifiée que le jeune homme, que l'on savait armé, tuerait sa fiancée à minuit et se suiciderait – la décision de faire appel aux agents du MMAD fut prise seulement après mûre réflexion et consultation au plus haut niveau.

Si les officiers furent équipés de mitraillettes, l'utilisation de ces armes n'avait jamais été prévue – les agents avaient pour instruction claire de faire uniquement usage d'une force proportionnée et de n'ouvrir le feu que si la vie de la jeune femme ou la leur se trouvait en danger.

Vu les considérations qui précèdent, non démontré que l'opération de sauvetage n'ait pas été élaborée et organisée de manière à réduire le plus possible le risque pour la vie des fiancés.

C.L'usage de la force

L'usage de la force par les agents fut le résultat direct de la décision du jeune homme d'ouvrir le feu lorsque l'équipe de sauvetage pénétra dans l'appartement – les agents durent prendre des décisions en quelques fractions de secondes pour sauver la vie d’autrui – conviction des agents à l’époque, de bonne foi quoique erronée, que le jeune homme représentait un danger réel et imminent pour la vie de la jeune femme et la leur – de bonnes raisons dans les circonstances pour cette conviction et la conclusion des agents qu'il était nécessaire de tuer le jeune homme pour sauver la vie de la jeune femme et celle de leurs collègues – manifestement regrettable que les agents nos 2 et 4 aient utilisé une telle puissance de feu – la Cour ne saurait toutefois, en réfléchissant dans la sérénité des délibérations, substituer sa propre appréciation de la situation à celle des agents confrontés à un cruel dilemme et de la nécessité de neutraliser tout risque présenté par le jeune homme pour la vie d'autrui.

L'usage d'une force meurtrière dans ces conditions n'a pas dépassé ce qui était absolument nécessaire pour défendre la vie de la jeune femme et celle des agents.

Conclusion : non-violation (cinq voix contre quatre).

  1. ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

Allégation des requérants que l'absence d'un système d'aide judiciaire dans l'Etat défendeur aux fins d'une action civile a abouti à un déni de la possibilité de solliciter des dommages-intérêts pour la mort des fiancés – fondés à refuser l'offre gracieuse d'aide judiciaire émanant des autorités – offre non gérée de manière indépendante et arbitrairement retirée peu après.


La Cour réaffirme qu'il ne lui appartient pas de dicter les mesures à prendre par les Etats contractants pour assurer aux plaideurs un accès effectif à un tribunal – en l'espèce, l'offre gracieuse fournissait une solution pour aider les requérants à surmonter leur manque de ressources aux fins d'une action civile – les requérants ne sauraient dès lors soutenir n'avoir pas eu d'accès effectif à un tribunal.

Conclusion : non-violation (unanimité).

RÉFÉRENCES À LA JURISPRUDENCE DE LA COUR

18.1.1978, Irlande c. Royaume-Uni ; 9.10.1979, Airey c. Irlande ; 27.9.1995, McCann et autres c. Royaume-Uni ; 18.12.1996, Aksoy c. Turquie


En l'affaire Andronicou et Constantinou c. Chypre[2],

La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention ») et aux clauses pertinentes de son règlement B[3], en une chambre composée des juges dont le nom suit :

MM. R. Ryssdal, président,
N. Valticos,
MmeE. Palm,
MM.R. Pekkanen,
A.B. Baka,
G. Mifsud Bonnici,
D. Gotchev,
K. Jungwiert,
G. Pikis, juge ad hoc,

ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 23 avril et 25 août 1997,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCéDURE

1.  L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission »), puis par le gouvernement cypriote (« le Gouvernement ») les 4 juillet et 20 septembre 1996, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 § 1 et 47 de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 25052/94) dirigée contre la République de Chypre et dont quatre ressortissants de cet Etat, M. Andreas et Mme Paraskevoula Andronicou d'une part, M. Gregoris et Mme Yiolanda Constantinou d'autre part, avaient saisi la Commission le 22 août 1994 en vertu de l'article 25. Les premier et deuxième requérants étaient le père et la sœur de M. Lefteris Andronicou, décédé, les troisième et quatrième les parents de Mlle Elsie Constantinou, décédée.


La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 ainsi qu'à la déclaration cypriote reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46), la requête du Gouvernement aux articles 44 et 48 d) de la Convention. La première a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences des articles 2 et 6 de la Convention. La seconde vise à obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent une violation de l'article 2 de la Convention.

2.  En réponse à l'invitation prévue à l'article 35 § 3 d) du règlement B, les requérants ont manifesté le désir de participer à l'instance et désigné leur conseil (article 31).

3.  La chambre à constituer comprenait de plein droit M. A.N. Loizou, juge élu de nationalité cypriote (article 43 de la Convention), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 § 4 b) du règlement B). Par une lettre du 1er août 1996 au président, M. Loizou a indiqué qu'il souhaitait se récuser en vertu de l'article 24 § 3 du règlement B car il avait présidé la commission d'enquête concernant les événements à l'origine de la requête. Le 17 septembre 1996, l'agent du Gouvernement a informé le greffier que M. Georghios Pikis, président de la Cour suprême de Chypre, avait été désigné en qualité de juge ad hoc (articles 43 de la Convention et 23 du règlement B).

Le 7 août 1996, le président a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir M. N. Valticos, Mme E. Palm, M. R. Pekkanen, M. A.B. Baka, M. G. Mifsud Bonnici, M. D. Gotchev et M. K. Jungwiert, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 § 5 du règlement B).

4.  En sa qualité de président de la chambre (article 21 § 6 du règlement B), M. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du Gouvernement, l'avocat des requérants et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 39 § 1 et 40). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence le 8 octobre 1996, le greffier a reçu les mémoires du Gouvernement et des requérants les 7 et 9 janvier 1997 respectivement.

5.  Ainsi qu'en avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 22 avril 1997, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.

Ont comparu :

-pour le Gouvernement
M.A. Markides, procureur général
de la République de Chypre,agent,
MmeL. Koursoumba, conseiller, service contentieux de l'Etat,
 


MmeP. Polychronidou-Orphnidou, conseiller « A »,
service contentieux de l'Etat,conseils ;

-pour la Commission
M.  S. Trechsel,délégué ;

-pour les requérants
MM.  Michael Kyprianou, Barrister-at-Law,
          Menelaos Kyprianou, Barrister-at-Law,
          K. Starmer, Barrister-at-Law,conseils.

La Cour a entendu en leurs déclarations MM. Trechsel, Michael Kyprianou et Markides.

EN FAIT

I.LES CIRCONSTANCES DE L’ESPèCE

6.  Les faits de la cause tels que la Commission les a établis dans son rapport du 23 mai 1996 ne prêtent pas à controverse. Les événements à l'origine de la requête avaient fait l'objet au niveau national de l'examen approfondi d'une commission d'enquête qui a procédé sur une période de quarante-six jours à des auditions au cours desquelles elle a recueilli les dépositions de soixante-douze témoins et examiné cent treize pièces à conviction (paragraphe 96 ci-dessous). La Commission a pu étudier le procès-verbal intégral de la procédure devant la commission d'enquête et examiné divers éléments de preuve soumis à celle-ci, dont un enregistrement vidéo de l'incident.

7.  En revanche, le Gouvernement conteste les conclusions à tirer des faits établis par la Commission, dont les constats divergent de ceux auxquels était parvenue la commission d'enquête interne.

8.  Les faits exposés ci-après s'appuient principalement sur ceux figurant dans le rapport de la Commission. Les conclusions de la commission d'enquête se trouvent reproduites aux paragraphes 123 à 139 ci-dessous.

A.Le couple décédé

9.  A l'époque des événements, Lefteris Andronicou et Elsie Constantinou étaient âgés respectivement de trente-trois et vingt-deux ans. Lefteris Andronicou avait deux enfants d'un précédent mariage dissous en 1988.


Il rencontra Elsie Constantinou pour la première fois en août 1993.  Elle travaillait à l'époque pour une boutique de mode, et lui était salarié d'une cimenterie. Le 26 novembre 1993, Elsie Constantinou s'installa dans l'appartement de Lefteris Andronicou, au rez-de-chaussée d'un immeuble du quartier de Chloraka, à Paphos. Il semblerait que les parents d'Elsie Constantinou, les troisième et quatrième requérants, n'approuvaient pas cette relation et qu'ils tentèrent de persuader leur fille de revenir chez eux. A une occasion, le père sollicita l'aide de la police. La mère d'Elsie Constantinou parvint en fait à convaincre celle-ci de quitter l'appartement de Lefteris Andronicou et de rentrer à la maison. La jeune femme passa par la suite deux semaines en Angleterre. Elle revint le 19 décembre et retourna dans l'appartement de Lefteris Andronicou.

Le couple annonça ses fiançailles dans la presse locale le 22 décembre 1993.

B.Les premières phases de l'incident 

10.  Dans la matinée du 24 décembre 1993, vers 8 h 30, trois des voisins de Lefteris Andronicou, D. Papapetru, G. Georgiu et H. Hrisanthu, entendirent les cris d’une femme appelant à l’aide de l’appartement de Lefteris Andronicou. Ils décidèrent tout d’abord de ne pas s'en mêler et D. Papapetru et G. Georgiu s’en allèrent. Comme toutefois la femme continuait à crier : « Arrête de me frapper », H. Hrisanthu, propriétaire de la boutique voisine, se résolut à faire appel à A. Trifonos, propriétaire de l’immeuble, ainsi qu’au troisième requérant, le père d’Elsie Constantinou. A un certain moment, H. Hrisanthu aperçut une femme essayant de sauter par la fenêtre et quelqu’un qui la tirait vers l’intérieur. A 10 h 30 environ, il téléphona au commissariat de police de Paphos et deux policiers furent envoyés sur les lieux.

11.  Les deux policiers sonnèrent à l’appartement, mais n'obtinrent aucune réponse. L'un d’eux, qui connaissait Lefteris Andronicou, le pria d'ouvrir, sur quoi il entendit une voix de femme crier derrière la porte close : « Lefteris, lâche ce fusil, qu’est-ce que tu veux faire ? »

12.  Les deux policiers se retirèrent et appelèrent le commissariat de Paphos par radio. D. Papapetru et G. Georgiu retournèrent alors sur place et virent une jeune femme sortir de l’appartement de Lefteris Andronicou en leur faisant des signes. Ensuite, elle retourna dans l’appartement. Il ne leur fut pas possible de déterminer si elle était rentrée de son plein gré ou si quelqu’un l’avait tirée à l’intérieur.

13.  Vers 11 h 30, I. Hatzipashalis, directeur adjoint du service des enquêtes criminelles de Paphos (« le  SEC »), accompagné d'autres policiers, arriva sur les lieux. Il frappa à la porte et parla avec Lefteris Andronicou, qui lui dit qu’il s’était disputé avec Elsie Constantinou et qu’ils s’étaient bagarrés. Il entendit alors celle-ci lui crier que Lefteris Andronicou l'avait frappée, dire à ce dernier qu'elle voulait sortir, puis lui demander pourquoi il chargeait le fusil et le pointait sur elle. I. Hatzipashalis tenta de calmer Lefteris Andronicou en lui disant que nombreux sont les couples qui se disputent et qui, finalement, règlent leur différend sans l’intervention de la police. Toutefois, lorsqu’il s’approcha de la fenêtre, Lefteris Andronicou le menaça de tirer sur lui s'il ne s'en allait pas. I. Hatzipashalis demanda à Lefteris Andronicou de lui laisser voir la jeune femme, précisant que si cette dernière lui affirmait qu’elle ne se plaignait de rien, il s’en irait. Il n’obtint pas de réponse.

14.  D. Papapetru, agissant avec l’autorisation de I. Hatzipashalis, réussit à entrer en conversation avec Lefteris Andronicou qui lui demanda des cigarettes, ajoutant : « Après, je réfléchirai à ce que je dois faire et j’ouvrirai la porte. » D. Papapetru fit passer quelques cigarettes sous la porte. A un certain moment, la jeune femme cria à D. Papapetru que Lefteris Andronicou pointait le fusil sur elle et qu’il allait faire feu. Un peu plus tard, Lefteris Andronicou tira le rideau et D. Papapetru vit qu'il tenait un fusil de chasse.

15.  Les policiers poursuivirent leurs efforts pour convaincre Lefteris Andronicou de libérer Elsie Constantinou, mais en vain. A 12 h 50, I. Hatzipashalis décida d’informer A. Nikolaidis, directeur adjoint de la police de Paphos, et G. Georgiadis, directeur du  SEC de Paphos.

16.  A. Nikolaidis, directeur adjoint de la police de Paphos, arriva sur les lieux vers 13 heures. Il s’adressa à Lefteris Andronicou qui demanda avec colère à la police de se retirer. A. Nikolaidis lui promit aide et protection et l’invita à exposer ses doléances. Lefteris Andronicou répéta que tout ce qu’il voulait c'était que la police s'en aille. Elsie Constantinou recommença à crier à l’aide, prétendant que Lefteris Andronicou l'avait frappée la veille au soir, qu'elle avait maintenant un œil gonflé qui lui faisait mal. Elle dit en sanglotant qu'elle avait peur que Lefteris Andronicou ne la tue et qu'il pointait son fusil dans sa direction. A. Nikolaidis téléphona à D. Konstantinidis, directeur de la police de Paphos.

17.  Entre-temps, le troisième requérant, père d’Elsie Constantinou, arriva sur les lieux, accompagné d’Andreas Onufriu, cousin de la jeune femme. Ils y retrouvèrent Antonis Onufriu, un autre cousin de celle-ci, qui lui aussi s’était efforcé de persuader Lefteris Andronicou de libérer la jeune femme. A. Nikolaidis commença à recueillir des renseignements sur les relations entre Lefteris Andronicou et Elsie Constantinou. Il fut établi que ces deux personnes habitaient ensemble. Toutefois, ainsi qu’il apparut au cours de la procédure devant la commission d’enquête, la police ne savait pas alors que ces deux jeunes gens venaient d'annoncer leurs fiançailles.

18.  Vers 14 h 15, D. Konstantinidis, directeur de la police de Paphos, arriva sur les lieux. Il affirma à Lefteris Andronicou qu’il n’avait rien à craindre et que les choses n’auraient pas de suites. Lefteris Andronicou exigea une nouvelle fois que tous les policiers, sans exception, se retirent.

19.  Vers 15 heures, I. Hatzipashalis, directeur adjoint du SEC de Paphos, donna à un policier l’ordre d'aller chercher des mandats d'arrêt et de perquisition au motif que Lefteris Andronicou retenait Elsie Constantinou contre sa volonté et la menaçait avec un fusil de chasse. Un juge du tribunal de Paphos délivra les mandats.

20.  D. Konstantinidis, directeur de la police de Paphos, fit le point de la situation avec le père d’Elsie Constantinou dans le magasin de H. Hrisanthu, qui servit dès lors de salle de commandement. Ainsi que A. Nikolaidis, directeur adjoint de la police de Paphos, le confirma devant la commission d’enquête, le père d’Elsie Constantinou proposa que la police se retirât et laissât la famille régler elle-même le problème.

21.  D. Konstantinidis demanda aussi l’aide de G. Poliviu, ancien employeur de Lefteris Andronicou, qui se trouvait sur les lieux. G. Poliviu téléphona à Lefteris Andronicou mais découvrit que le téléphone de celui-ci était en dérangement. Avec l’accord de D. Konstantinidis, G. Poliviu plaça sur le rebord de la fenêtre de Lefteris Andronicou un poste de téléphone appartenant à H. Hrisanthu. Il fut constaté ultérieurement que cet appareil était muni d’un haut-parleur.

22.  D. Konstantinidis téléphona à la quatrième requérante, la mère d’Elsie Constantinou, et obtint qu’elle vienne sur place. Il demanda aussi au père d’Elsie Constantinou de parler à sa fille, mais l'intéressé s'y refusa.

A un certain moment, Lefteris Andronicou demanda à G. Poliviu des cigarettes et des aliments, indiquant qu’Elsie Constantinou avait faim et qu’elle devait manger. D. Konstantinidis décida qu’aucune nourriture ne serait fournie. G. Poliviu déposa quelques cigarettes sur le rebord de la fenêtre.

23.  D. Konstantinidis eut plusieurs entretiens téléphoniques avec Lefteris Andronicou et lui promit de l'aide. Il parla aussi au téléphone avec Elsie Constantinou qui lui dit qu’elle était retenue contre sa volonté depuis 23 heures la veille. D. Konstantinidis conclut que Lefteris Andronicou ne voulait pas négocier. A 16 h 50 environ, D. Konstantinidis téléphona à A. Potamaris, directeur général de la police, et lui exposa la situation, se portant volontaire, si besoin était, pour diriger une opération de sauvetage. A. Potamaris décida toutefois d’envoyer à Chloraka la section des forces spéciales d’intervention de la police (Mihanokiniti Monada Amesis Drasis – « le MMAD ») qui, à son avis, était spécialement entraînée pour des interventions de ce genre.

24.  La mère d’Elsie Constantinou arriva, mais Lefteris Andronicou refusa de lui parler au téléphone. Elle demanda à la police de se retirer et de laisser la famille régler la question.

25.  Peu avant 17 heures arriva G. Georgiadis, directeur du  SEC de Paphos. Une foule s’était déjà rassemblée et la police avait établi un cordon interdisant l’accès tout autour de l’appartement. Aux environs de 17 heures, D. Konstantinidis, directeur de la police de Paphos, s’en alla, laissant son adjoint, A. Nikolaidis, diriger les opérations ; celui-ci, devant la commission d’enquête, affirma que c'était la première fois de sa carrière qu'il participait à une opération et à des négociations de cette nature.

26.  Vers 17 h 10, A. Potamaris, directeur général de la police, ordonna à H. Mavros de se rendre à Chloraka avec la section spécialement entraînée du MMAD, placée sous ses ordres.

27.  A. Nikolaidis, directeur adjoint de la police de Paphos, essaya à plusieurs reprises d’entrer en communication avec Lefteris Andronicou, mais la ligne de celui-ci était occupée. A un moment donné, la sœur et la nièce de Lefteris Andronicou arrivèrent et lui parlèrent à travers la porte. Il leur déclara qu’il avait peur de la police, ce que confirma Elsie Constantinou. Il demanda à sa sœur d'emmener ses enfants chez elle ; il ouvrirait la porte à son retour.

28.  Vers 18 heures, Lefteris Andronicou téléphona au Dr A. Hatzimitsi, médecin généraliste qu’il avait consultée à plusieurs reprises au cours des trois derniers mois. Il lui déclara qu’il avait battu Elsie Constantinou et que la police se trouvait devant son appartement. Il ajouta qu’il allait perdre Elsie Constantinou. Il demanda au médecin d'informer sa sœur qu’il avait laissé de l’argent sur le réfrigérateur ; en effet, une fois qu'il aurait accompli ce qu’il avait l’intention de faire, sa sœur risquait d’avoir des problèmes de santé et aurait besoin de cet argent. Le Dr A. Hatzimitsi essaya de raisonner Lefteris Andronicou qui lui dit qu’il n’avait plus envie de lui parler. Il l’avertit qu’il raccrocherait si elle essayait de le rappeler. Le Dr A. Hatzimitsi téléphona à G. Poliviu, qui lui avait présenté Lefteris Andronicou, et lui demanda d’informer la police de sa conversation avec celui-ci.

29.  A 18 h 10, A. Potamaris, directeur général de la police, téléphona à son adjoint, K. Papakostas, pour lui confier la direction de l’opération. Il ordonna également à N. Konstantinu, directeur adjoint du MMAD, de se rendre à Paphos.

30.  A 18 h 15, A. Potamaris, au cours de son entretien téléphonique quotidien avec le ministre de la Justice et de l’Ordre public, le mit au courant de l'incident.

31.  A 18 h 30 environ, Lefteris Andronicou accepta de parler au téléphone avec A. Nikolaidis, directeur adjoint de la police de Paphos. Il déclara que tout était fini avec Elsie Constantinou, qu’il s’était très mal comporté à son égard et qu’il l’avait perdue pour toujours. Il parut préoccupé par l'état de l'œil de la jeune femme et A. Nikolaidis lui proposa de la conduire chez le médecin, mais Lefteris Andronicou refusa, précisant que A. Nikolaidis devait attendre jusqu’à minuit. Andronicou ajouta qu’après qu'il aurait fêté Noël avec Elsie Constantinou, A. Nikolaidis pourrait venir la chercher à 0 h 5. A. Nikolaidis lui demanda si cela voulait dire qu’il libérerait la jeune femme, mais Lefteris Andronicou ne répondit pas. Il déclara qu'il était fatigué et raccrocha.

32.  Vers 19 h 30, H. Mavros, chef de la section du MMAD, arriva sur les lieux accompagné de trois autres agents du MMAD. Il fut mis au courant de la situation par A. Nikolaidis, directeur adjoint de la police de Paphos, qui lui dit que Lefteris Andronicou était en possession d’un fusil de chasse à deux coups. Il fut établi par la suite que le fusil ne pouvait contenir que deux cartouches à la fois. H. Mavros demanda s’il était possible que Lefteris Andronicou détînt d’autres armes et A. Nikolaidis répondit que ce n’était pas exclu. H. Mavros s’entretint aussi avec son adjoint, N. Konstantinu, qui se trouvait déjà sur les lieux. H. Mavros remarqua la présence de nombreux curieux, ce qui, selon lui, était « inacceptable ». A. Nikolaidis donna l’ordre d’éloigner certains badauds.

33.  H. Mavros demanda à A. Trifonos, propriétaire de l’immeuble, qui avait auparavant essayé lui aussi de convaincre Lefteris Andronicou de libérer Elsie Constantinou, de lui exposer la configuration des appartements. H. Mavros visita celui situé au-dessus du domicile de Lefteris Andronicou ainsi que l’appartement, sur le même palier, qui était identique à celui de Lefteris Andronicou. A. Trifonos lui fit un plan de l’appartement de ce dernier.

34.  L’appartement se composait de deux pièces et d’une salle de bain. Le salon, situé en façade, mesurait 5 m sur 3,60 m et comportait une porte et une fenêtre. Il y avait une lucarne au-dessus de la porte. La chambre à coucher et la salle de bain, situées à l’arrière, comportaient chacune une fenêtre.

35.  Peu après 19 h 30, G. Poliviu rapporta à A. Nikolaidis, directeur adjoint de la police de Paphos, que Lefteris Andronicou avait déclaré, au téléphone, au Dr A. Hatzimitsi qu’aux environs de minuit il libérerait Elsie Constantinou et se suiciderait. A. Nikolaidis transmit cette information à son directeur, D. Konstantinidis, et au directeur général adjoint de la police, K. Papakostas. Ce dernier chargea A. Nikolaidis d’agir en tant que négociateur principal puisqu’il avait gagné la confiance de Lefteris Andronicou. Il lui demanda aussi de faire participer aux négociations le Dr A. Hatzimitsi ainsi qu’un psychologue ou un psychiatre et toute autre personne pouvant avoir une influence sur Lefteris Andronicou. Finalement, A. Nikolaidis et K. Papakostas envisagèrent d’administrer des somnifères à Lefteris Andronicou.

36.  A. Nikolaidis téléphona à Lefteris Andronicou pour lui dire que la mère et la grand-mère d’Elsie Constantinou souhaitaient lui parler, mais Lefteris Andronicou refusa. Puis il téléphona au médecin du district pour avoir les coordonnées des psychiatres de l’hôpital de Paphos. Il apprit que les deux psychiatres en question habitaient Limassol. A. Nikolaidis téléphona également au pharmacien de l’hôpital de Paphos et commanda des médicaments. Le pharmacien, P. Hatzimitsis, certifia avoir fourni deux boîtes de comprimés de Lorezabam, dosés respectivement à 1 mg et 2 mg. L’hôpital ne détenait pas de comprimés dosés à 3 mg.

37.  Deux policiers furent envoyés au cabinet du Dr A. Hatzimitsi. Celle-ci s’entretint avec eux au sujet de l’appel téléphonique de Lefteris Andronicou. En réponse à leurs questions, elle déclara qu'à son avis, celui-ci n’avait pas de problèmes psychologiques. Elle ajouta qu’elle ne pensait pas pouvoir apporter une aide quelconque car l’intéressé lui avait déjà dit de ne pas le rappeler.

C.Le plan de sauvetage

38.  Vers 20 heures, H. Mavros se rendit au commissariat de police de Paphos, où il retrouva le reste de la section du MMAD. D'après la déposition des policiers devant la commission d’enquête, la section comportait deux agents que les témoins qualifièrent de « négociateurs expérimentés ». H. Mavros exposa aux membres de la section le plan visant à secourir Elsie Constantinou et à s’emparer de Lefteris Andronicou. Ce plan était fondé sur la surprise, la rapidité et la précision d’exécution. Dès que la section aurait pris position à l’extérieur de l’appartement de Lefteris Andronicou, H. Mavros avertirait le commandant de l'opération par l’intermédiaire d’un agent de liaison. Le commandant demanderait alors au négociateur d’appeler Lefteris Andronicou au téléphone. Pendant que celui-ci serait occupé à répondre au téléphone, qui se trouvait dans la pièce en façade, à gauche de la porte, quatre agents projetteraient du gaz lacrymogène dans l’appartement par les trois fenêtres. Deux autres agents enfonceraient la porte avec un bélier. Quatre agents pénétreraient dans la pièce du devant. Les deux premiers s’empareraient de Lefteris Andronicou qui, vraisemblablement, serait à moins de deux mètres de la porte. Un troisième agent se saisirait d’Elsie Constantinou. Un quatrième pénétrerait dans l’appartement pour fournir toute aide qui pourrait se révéler nécessaire. Toutes les communications se feraient par talkie-walkie sur une fréquence secrète. Les agents seraient munis de pistolets et de mitraillettes. Leur chef, H. Mavros, leur précisa que Lefteris Andronicou disposait d’un fusil de chasse à deux coups et qu’il n’était pas impossible qu’il fût en possession d’autres armes. Il leur fut enjoint de faire usage d’une force proportionnée et de ne tirer que si la vie d’Elsie Constantinou ou la leur était en danger. Si la pièce était dans l’obscurité, ils devaient utiliser les faisceaux lumineux dont leurs mitraillettes étaient équipées.

D.Les phases ultérieures de l'incident

39.  A 20 h 40, A. Potamaris, directeur général de la police, eut un entretien avec son adjoint, K. Papakostas. Il fut décidé que le directeur adjoint de la police de Paphos, A. Nikolaidis, continuerait à diriger les négociations, que deux autres négociateurs interviendraient et que la police, après avoir obtenu les avis médicaux appropriés, administrerait des somnifères à Lefteris Andronicou si celui-ci demandait de la nourriture.

40.  Alors que les entretiens entre A. Potamaris et K. Papakostas étaient encore en cours, à 20 h 50 environ, A. Nikolaidis, directeur adjoint de la police de Paphos, parla à nouveau au téléphone avec Lefteris Andronicou qui critiqua vivement la façon dont les médias rendaient compte des événements. Il refusa de laisser A. Nikolaidis parler à Elsie Constantinou ; celle-ci cria que Lefteris Andronicou allait la tuer. N. Hatziharalambus, policier qui connaissait ce dernier, s’efforça lui aussi de le convaincre de libérer la jeune femme.

41.  L’entretien entre A. Potamaris et K. Papakostas prit fin à 21 heures. K. Papakostas ordonna d'envoyer à Chloraka deux autres négociateurs des forces de police. Il téléphona aussi à A. Nikolaidis, qui lui indiqua qu’il n’avait pas réussi à entrer en rapport avec les psychiatres de l’hôpital de Paphos et que Lefteris Andronicou refusait de parler aux parents d’Elsie Constantinou. K. Papakostas chargea A. Nikolaidis de prendre contact avec des psychologues du secteur privé.

42.  Vers 21 h 30, D. Konstantinidis, directeur de la police de Paphos, et H. Mavros revinrent sur les lieux. D. Konstantinidis fut mis au courant des derniers événements par A. Nikolaidis, directeur adjoint de la police. Il téléphona à K. Papakostas, directeur général adjoint de la police, ainsi qu’au Dr A. Hatzimitsi, qui accepta de se rendre sur place.

43.  Il aperçut ensuite H. Athinodoru, dernier employeur de Lefteris Andronicou, en train de parler avec celui-ci sur son téléphone portable. H. Athinodoru avait déjà essayé plusieurs fois, sans succès, de convaincre Lefteris Andronicou de libérer Elsie Constantinou, mais ce dernier avait menacé de tirer sur elle si H. Athinodoru tentait d’entrer dans l’appartement.

44.  D. Konstantinidis, directeur de la police de Paphos, interrompit la conversation entre H. Athinodoru et Lefteris Andronicou et chargea H. Athinodoru de dire à celui-ci que la police était disposée à l’aider. Il précisa qu’il avait été autorisé par ses supérieurs à promettre à Lefteris Andronicou qu’il n’y aurait pas de suites s'il libérait Elsie Constantinou. Lefteris Andronicou aurait la possibilité de partir en voiture, accompagné d'Elsie Constantinou, s’il le souhaitait. H. Athinodoru transmit le message à Lefteris Andronicou.

45.  Dans la deuxième partie de son entretien avec Lefteris Andronicou, H. Athinodoru l'avertit qu’on risquait de le laisser sans nourriture et de le frapper. Cette menace peut être entendue dans l’enregistrement vidéo. De plus, D. Konstantinidis reconnut devant la commission d’enquête avoir entendu H. Athinodoru s’exprimer ainsi. Au cours de son témoignage, il affirma également que H. Athinodoru avait parlé au téléphone avec Elsie Constantinou et que celle-ci lui avait dit que Lefteris Andronicou pointait son fusil sur elle.

46.  D. Konstantinidis appela alors A. Potamaris, directeur général de la police, et lui rendit compte de l’entretien téléphonique entre Lefteris Andronicou et le Dr A. Hatzimitsi. Entre-temps, H. Mavros retourna au commissariat de police de Paphos et conduisit la section du MMAD dans un entrepôt situé à 200 ou 300 mètres de l’appartement, hors de vue des badauds.

47.  Le Dr A. Hatzimitsi, escortée par G. Georgiadis, chef du  SEC de Paphos, arriva sur les lieux. Elle s'entretint avec Lefteris Andronicou de la salle de commandement. Elle lui proposa de l’aider à mettre fin à l’incident de façon qu'il n'y ait pas de suites. Il refusa de la laisser entrer dans l’appartement, disant qu’il avait peur de la police. Après avoir obtenu l’autorisation de D. Konstantinidis, directeur de la police de Paphos, le Dr A. Hatzimitsi fit à Lefteris Andronicou la proposition suivante. Une voiture serait amenée devant la porte, la police se retirerait, Lefteris Andronicou abandonnerait son fusil et prendrait place dans la voiture seul ou avec Elsie Constantinou. Le médecin ou toute autre personne de qui Lefteris Andronicou souhaiterait être accompagné pourrait également monter dans la voiture. Tous pourraient alors se rendre dans un autre endroit pour négocier. Lefteris Andronicou refusa. Elsie Constantinou intervint et demanda au médecin si Lefteris Andronicou avait des problèmes psychologiques ; le médecin répondit n'avoir connaissance d’aucun problème de ce genre. Lefteris Andronicou répéta qu’il avait peur de la police et des conséquences de ses actes. Il affirma qu’il laisserait Elsie Constantinou sortir de l’appartement à 0 heure ou 0 h 5 et qu’ensuite, il se suiciderait. Pendant la conversation téléphonique, le couple se disputa et Lefteris Andronicou menaça Elsie Constantinou dans les termes suivants : « Assieds-toi et ne bouge pas. » Il dit aussi au médecin de ne plus appeler parce que cela rendait Elsie Constantinou nerveuse. A un certain moment, le Dr A. Hatzimitsi passa la communication à D. Konstantinidis, qui promit une nouvelle fois qu’il n’y aurait pas de suites.

48.  A 21 h 50, D. Konstantinidis, directeur de la police de Paphos, téléphona à K. Papakostas, directeur général adjoint de la police, et lui dit que, selon le Dr A. Hatzimitsi, Lefteris Andronicou était décidé à tuer Elsie Constantinou et à se suicider. Dans sa première déposition, ce médecin confirma à la police que telle était bien son opinion, dont elle avait fait part à D. Konstantinidis. Dans une lettre adressée à l’avocat des requérants le 28 décembre 1995, elle affirma qu’au cours de son entretien téléphonique avec Lefteris Andronicou, elle s’était convaincue qu’il était intransigeant et « capable de faire du mal à lui-même et à Elsie Constantinou ». Elle précisa, en outre, qu’il s’agissait là de l’opinion personnelle de quelqu’un qui n’était pas psychiatre. Elle déplora aussi que la police ait essayé de lui attribuer, dans l’opération, plus de responsabilités qu’elle ne pouvait en avoir. Dans son témoignage devant la commission d’enquête, alors qu’elle était interrogée par l’avocat de la police, le Dr A. Hatzimitsi réitéra sa déclaration initiale, précisant qu’il s’agissait là de son opinion personnelle.

49.  H. Athinodoru avertit D. Konstantinidis que Lefteris Andronicou avait téléphoné pour demander de la nourriture. D. Konstantinidis demanda à son adjoint, A. Nikolaidis, de téléphoner à Lefteris Andronicou, ce qui fut fait, et deux pâtés kebab furent commandés.

50.  Une personne que A. Nikolaidis ne put identifier lui avait dit avoir reçu un appel téléphonique de Lefteris Andronicou, lequel avait demandé une garantie écrite qu’il n’irait pas en prison. A. Nikolaidis rappela Lefteris Andronicou qui lui dit qu’il avait peur d’aller en prison. A. Nikolaidis lui affirma que la situation n’était pas si grave et proposa d’entrer dans l’appartement pour lui remettre une garantie écrite qu’il n’irait pas en prison. Toutefois, Lefteris Andronicou dit à A. Nikolaidis de ne pas se presser et qu’il pourrait entrer dans l’appartement à 0 h 5. A. Nikolaidis déclara alors qu’il forcerait la porte et entrerait dans l’appartement sans arme. Lefteris Andronicou l’avertit que s’il essayait de faire cela, il tuerait Elsie Constantinou et se suiciderait. A un moment, Elsie Constantinou cria que Lefteris Andronicou mentait en disant qu’il la laisserait partir.

51.  Les menaces de Lefteris Andronicou, ajoutées à l'information selon laquelle il avait voulu par le passé tuer avec son fusil de chasse quelqu’un qui avait insulté Elsie Constantinou, amenèrent A. Nikolaidis à conclure que Lefteris Andronicou avait l’intention de tuer Elsie Constantinou et de se suicider aux alentours de minuit.

52.  A 22 h 15, D. Konstantinidis, directeur de la police de Paphos, demanda par téléphone à K. Papakostas, directeur général adjoint de la police, l'autorisation d’administrer des somnifères. K. Papakostas téléphona à un médecin de l’hôpital de Nicosie et à son supérieur, A. Potamaris, qui approuvèrent ce plan, ce dont D. Konstantinidis fut dûment informé.

53.  Un policier, S. Zinonos, témoigna devant la commission d’enquête qu'il avait reçu l’ordre d’apporter de la nourriture pour Lefteris Andronicou à 22 h 20. Trois à cinq minutes après s'être mis en route, il fut appelé par radio et l’ordre fut modifié. Un autre policier, I. Pavlu, déclara, dans sa première déposition à la police, que S. Zinonos avait reçu l’ordre d’apporter de la nourriture vers 22 h 40 et que cet ordre avait été modifié quinze minutes plus tard. Devant la commission d’enquête, il indiqua que cet horaire était très approximatif, puisqu'il n’avait pas regardé sa montre lorsque S. Zinonos s’était mis en route. Il s’agissait d’une simple estimation de sa part. Il reconnut aussi qu’il était possible que l’ordre ait été modifié huit à onze minutes après le départ de S. Zinonos. Celui-ci affirma que la préparation des kebabs avait pris de dix à quinze minutes.

54.  A 22 h 30, le chef de la section du MMAD, H. Mavros, téléphona à K. Papakostas, directeur général adjoint de la police, et lui exposa le plan de sauvetage. K. Papakostas demanda s’il avait été envisagé de faire usage d’explosifs pour ouvrir la porte et de grenades déflagrantes, mais le recours à ces moyens avait été écarté de crainte de blesser Lefteris Andronicou et Elsie Constantinou. Il fut également noté que, normalement, les grenades déflagrantes explosent quatre secondes après lancement, ce qui risquait de donner à Lefteris Andronicou le temps de réagir.

55.  A 22 h 40, un autre entretien eut lieu au domicile du directeur général de la police entre celui-ci et son adjoint. Le directeur général adjoint, K. Papakostas, déclara au directeur général, A. Potamaris, que Lefteris Andronicou avait l’intention de tuer Elsie Constantinou, puis de se suicider. A 22 h 45, A. Potamaris téléphona au ministre qui exprima l’avis que « la police devait prendre une décision sur le point de savoir si les forces d’intervention devaient lancer une opération de sauvetage en se fondant sur leur appréciation de la situation et après avoir passé en revue toutes les informations pertinentes et éliminé toutes les autres possibilités ». K. Papakostas exposa alors le plan de sauvetage à A. Potamaris qui lui ordonna de retarder le plus possible l’intervention du MMAD afin que les efforts visant à convaincre Lefteris Andronicou puissent se poursuivre. La réunion prit fin à 23 heures.

56.  Lorsque la nourriture demandée par Lefteris Andronicou arriva, le Dr A. Hatzimitsi y introduisit les comprimés de Lorezabam fournis par P. Hatzimitsis, pharmacien de l’hôpital. Devant la commission d’enquête, le médecin déclara qu’elle avait introduit dans chacun des pâtés six comprimés de Lorezabam dosés à 3 mg. Elle déclara également qu’il avait été envisagé antérieurement d’employer un autre médicament, le Dormicum, mais que la police n’avait pas eu le temps de s'en procurer.

57.  Les aliments furent ensuite apportés à Lefteris Andronicou par A. Nikolaidis, directeur adjoint de la police de Paphos, qui les laissa sur le rebord de la fenêtre. Tous les policiers qui témoignèrent à ce sujet convinrent que les aliments avaient été déposés vers 23 heures. Cette version des faits fut confirmée par le témoignage du docteur A. Hatzimitsi. Dans son témoignage, Antonis Onufriu, cousin d’Elsie Constantinou, déclara qu’ils étaient arrivés vers 23 h 30. G. Poliviu, ex-employeur et ami de Lefteris Andronicou, précisa, dans sa première déposition à la police, qu’ils étaient arrivés à 23 h 15. Devant la commission d’enquête, il déclara qu'ils étaient arrivés entre 23 h 30 et 23 h 40. H. Athinodoru, dernier employeur de Lefteris Andronicou, déclara que les médicaments avaient été introduits dans les aliments vers 23 h 10, juste avant qu’il ne quitte les lieux.

58.  H. Mavros, chef de la section du MMAD, reconnut devant la commission d’enquête qu’il ne savait pas que des somnifères avaient été administrés à Lefteris Andronicou.

59.  Aux environs de 23 heures, deux autres négociateurs arrivèrent. A plusieurs reprises, on entendit Elsie Constantinou crier que Lefteris Andronicou allait la tuer.

60.  Après 23 heures, D. Konstantinidis, directeur de la police de Paphos, eut une réunion avec A. Nikolaidis, son adjoint, G. Georgiadis, directeur du SEC de Paphos, N. Konstantinu, directeur adjoint du MMAD, et H. Mavros, chef de la section du MMAD. Ils parvinrent à la conclusion que Lefteris Andronicou avait l’intention de tuer Elsie Constantinou et de se suicider à 0 heure ou 0 h 5. En conséquence, les négociations ne pouvaient pas se poursuivre et la section du MMAD devait passer à l’action. H. Mavros affirma qu’il était prêt à diriger l’opération.

61.  D. Konstantinidis, directeur de la police de Paphos, reconnut devant la commission d’enquête que bien que certaines notes eussent été prises pendant les événements, il n’avait pas participé à cette prise de notes et n’avait pas non plus consulté celles-ci avant ou pendant la réunion finale. A. Nikolaidis, directeur adjoint de la police de Paphos, fit une déclaration analogue.

62.  Tout de suite après la réunion, D. Konstantinidis téléphona au directeur général adjoint de la police, K. Papakostas, l’informant que des instructions étaient attendues de la direction générale quant à la question de savoir s’il fallait poursuivre les négociations ou pénétrer de force dans l’appartement. Si les instructions étaient de poursuivre les négociations et que, néanmoins, Elsie Constantinou soit tuée, la responsabilité en incomberait à la direction générale. K. Papakostas témoigna avoir reçu l’appel téléphonique de D. Konstantinidis à 23 h 10.

63.  H. Mavros sortit pour mettre sa section au courant de l'évolution de la situation, notamment de l'intention de Lefteris Andronicou de tuer Elsie Constantinou. La section prit alors position plus près de l’appartement de Lefteris Andronicou, derrière l’immeuble.

64.  Le directeur général adjoint de la police, K. Papakostas, rencontra son supérieur, A. Potamaris, chez ce dernier. A. Potamaris autorisa l'intervention du MMAD. K. Papakostas téléphona au directeur de la police de Paphos, D. Konstantinidis, et lui fit savoir que le plan de sauvetage avait été approuvé. K. Papakostas s'entretint ensuite avec H. Mavros, chef de la section du MMAD, qui, entre-temps, était revenu sur les lieux et les deux hommes convinrent que le plan resterait inchangé. K. Papakostas parla ensuite à D. Konstantinidis qui, auparavant, avait demandé qu’une ambulance soit envoyée sur les lieux en spécifiant que les phares de l’ambulance devaient être éteints et que sa sirène devait être débranchée afin de ne pas alerter Lefteris Andronicou. D’après les témoignages soumis à la commission d’enquête, la demande d’envoi de l’ambulance parvint à l’hôpital de Paphos à 23 h 45.

65.  H. Mavros demanda que tous les curieux soient refoulés et D. Konstantinidis donna des ordres à cet effet.

66.  Après la dernière réunion des chefs de la police, E. Parmatzia, cousine de Lefteris Andronicou, arriva sur les lieux avec son mari et sa sœur. E. Parmatzia déclara devant la commission d’enquête avoir reçu deux appels téléphoniques de Lefteris Andronicou dans le courant de la journée, disant qu’il n’ouvrirait sa porte que si la police s’en allait. Le directeur de la police de Paphos, D. Konstantinidis, appela Lefteris Andronicou par téléphone ; celui-ci parla avec E. Parmatzia mais refusa son offre de la rencontrer. Il mit également en doute son identité, puis, selon E. Parmatzia, D. Konstantinidis coupa la communication.

67.  E. Parmatzia déclara en outre que cinq à six minutes plus tard, lorsqu'elle parla avec Lefteris Andronicou sur le téléphone portable de G. Poliviu, Lefteris Andronicou réclama le retrait de la police. Le mari de E. Parmatzia témoigna avoir lui aussi parlé à Lefteris Andronicou à cette occasion.

68.  Le relevé téléphonique détaillé présenté par G. Poliviu à la commission d’enquête montre que le numéro de Lefteris Andronicou avait été appelé trois fois à partir du téléphone portable de G. Poliviu, une fois à 23 h 18, une autre à 23 h 39 et une dernière fois à 23 h 49. D’après G. Poliviu, lorsqu’il fut en communication pour la dernière fois avec Lefteris Andronicou, celui-ci lui déclara qu’il ne voulait plus être dérangé car il allait faire du café.

E.L’intervention armée

69.  Peu avant minuit, les agents de la section du MMAD prirent position, en silence, autour de l’appartement de Lefteris Andronicou. Ils furent filmés par le journaliste qui enregistrait en vidéo les événements.

70.  H. Mavros, dans son témoignage devant la commission d’enquête, précisa qu’il se tenait à soixante mètres de l’appartement. Six agents furent placés en face de celui-ci (au cours de la procédure devant la commission d’enquête, ces agents se virent attribuer les numéros 1, 2, 3, 4, 5 et 6) et deux autres agents sur la façade arrière (aux fins de l’enquête, les agents nos 7 et 8). Les agents nos 5 et 6, chargés de projeter le gaz lacrymogène dans le salon, se trouvaient à côté de la fenêtre frontale. Les agents nos 1 et 3 furent placés à droite de la porte et les agents nos 2 et 4 à gauche. Les deux hommes munis du bélier furent placés en face de la porte. Cinq autres agents du MMAD prirent position autour de l’appartement à des fins de sécurité.

71.  D. Konstantinidis, directeur de la police de Paphos, déclara que lorsque les agents eurent occupé leurs positions, il téléphona une nouvelle fois, à 23 h 55, à K. Papakostas, directeur général adjoint de la police.

72.  H. Mavros déclara avoir appelé l’agent de liaison par radio. Selon lui, l’agent de liaison appela D. Konstantinidis, le commandant de l’opération, qui ordonna à A. Nikolaidis, directeur adjoint de la police de Paphos, de téléphoner à Lefteris Andronicou. Au moment où H. Mavros apprit de l’agent de liaison que A. Nikolaidis était en communication avec Lefteris Andronicou, il donna le signal déclenchant l’intervention armée.


73.  A. Nikolaidis témoigna avoir appelé Lefteris Andronicou au téléphone lorsque D. Konstantinidis lui dit de le faire à 23 h 59 ou minuit. Lefteris Andronicou dit : « Allô ! » A. Nikolaidis essaya alors de dire quelque chose mais il entendit des coups de feu. Il cria deux ou trois fois le nom de Lefteris Andronicou mais il n’y eut pas de réponse.

74.  Les agents nos 1, 3 et 5 déclarèrent avoir entendu le téléphone de Lefteris Andronicou sonner trois fois. Ils pensèrent qu’il s’agissait de l’appel téléphonique destiné à détourner l’attention de Lefteris Andronicou. Ils n’entendirent pas la réponse de celui-ci. Puis ils entendirent le téléphone sonner une nouvelle fois et reçurent le signal : « Allez-y, allez-y, allez-y. » D’après l’agent n° 1, il y eut une minute d’intervalle entre les deux appels téléphoniques.

75.  Lorsque le signal fut donné, l’agent n° 5 tira deux projectiles à gaz lacrymogène à travers la fenêtre de la façade puis l’agent n° 6 aspergea le salon de gaz lacrymogène. L’agent n° 8 tira deux projectiles à gaz lacrymogène dans la salle de bain. L’agent n° 7, par mégarde, ainsi qu’il le déclara par la suite, tira dans la chambre à coucher deux balles réelles au lieu de balles à gaz lacrymogène.

76.  La porte fut enfoncée et l’agent n° 1 pénétra dans l’appartement. Dans son témoignage, il affirma avoir vu Lefteris Andronicou debout en face de lui, à trois ou quatre mètres de distance, pointant son fusil sur lui. Elsie Constantinou était devant Lefteris Andronicou ; tous les deux bougèrent légèrement. Lefteris Andronicou tenait son fusil par-dessus la jeune femme. L’agent n° 1 se déplaça et Lefteris Andronicou tira sur lui, l’atteignant à l’épaule droite. Il tomba en arrière, entraînant dans sa chute l’agent n° 3 qui tomba sur le sol.

77.  Il fut établi par la suite qu'après avoir tiré la première cartouche, Lefteris Andronicou tira une seconde fois, atteignant Elsie Constantinou. Les agents nos 1, 2, 3 et 5, dans leurs dépositions, affirmèrent n’avoir entendu qu’un seul coup de feu.

78.  L’agent n° 2 témoigna avoir vu les agents nos 1 et 3 tomber en arrière. Il entendit aussi l’agent n° 1 crier : « Il m’a eu. » Il crut que l’agent n° 1 avait été gravement blessé et que l’agent n° 3 avait été tué. Il entra dans l’appartement trois secondes plus tard, décidé à faire usage de sa mitraillette et non pas de son pistolet parce qu’il avait besoin de lumière. Il alluma le faisceau lumineux de son arme et aperçut Lefteris Andronicou et Elsie Constantinou dans le coin diagonalement opposé de la pièce. Les genoux de Lefteris Andronicou étaient pliés comme s’il était sur le point de s’asseoir. Elsie Constantinou se trouvait devant lui et lui faisait face. L’agent n° 2 ne pouvait voir que le côté gauche du corps de Lefteris Andronicou. Il ne remarqua pas si ce dernier tenait un fusil, mais crut qu’il en avait effectivement un. Il estima qu’il n’avait pas le temps de vérifier si ce qu’il croyait était conforme à la réalité. Il visa Lefteris Andronicou et tira deux ou trois fois. Lefteris Andronicou et Elsie Constantinou se déplacèrent et l’agent n° 2 perdit de vue le premier. Il se déplaça vers la droite et put alors voir le côté gauche de Lefteris Andronicou, lequel était assis sur le plancher, le côté droit du corps couvert par le corps de la jeune femme. L’agent n° 2 tira alors de nouveau plusieurs fois sur Lefteris Andronicou. Il s’arrêta lorsque celui-ci fut allongé sur le sol. Il voulait être sûr que Lefteris Andronicou n’était plus dangereux pour lui ni pour Elsie Constantinou. L’agent n° 2 eut l’impression que les gestes de Lefteris Andronicou étaient menaçants ; il déclara, par la suite, qu’il avait toujours visé le côté gauche du corps de celui-ci car c’était le seul visible. Il affirma avoir été entraîné à tirer pour tuer si on lui tirait dessus. Il ne put exclure la possibilité d’avoir tiré une ou deux balles alors que Lefteris Andronicou était déjà allongé sur le plancher. Il fut ultérieurement établi que l’agent n° 2 avait tiré treize balles.

79.  L’agent n° 4 déclara avoir pénétré dans l’appartement après que l’agent n° 2 eut tiré les premières balles et se fut avancé dans l’appartement. Il aperçut Lefteris Andronicou dans le coin diagonalement opposé, assis sur le plancher, les jambes étendues devant lui. Elsie Constantinou était couchée sur l’épaule droite de Lefteris Andronicou. Il ne remarqua pas si celui-ci tenait un fusil. Lorsque les tirs eurent cessé, il vit que Lefteris Andronicou était allongé sur le sol, le côté droit du corps recouvert par Elsie Constantinou. Il refusa de répondre à toute autre question au cours de l’enquête, invoquant son droit de ne pas s’incriminer lui-même. Il fut ultérieurement prouvé qu’il avait tiré seize balles.

80.  Dans l’enregistrement vidéo, dès que les policiers entrent dans l’appartement, on entend quelques – approximativement six – coups de feu distincts les uns des autres, suivis par une salve. Il fut reconnu par toutes les parties en cause qu’il s’agissait, dans tous les cas, de tirs au coup par coup et non pas de tirs automatiques.

81.  L’agent n° 1 déclara être entré de nouveau dans l’appartement après les agents nos 2 et 4. Il dirigea sa lampe sur Lefteris Andronicou, éclairé par les faisceaux lumineux des armes des agents nos 2 et 4 qui continuaient à tirer sur lui. Au moment où l’agent n° 1 entra dans la pièce, l’agent n° 2 se trouvait à sa droite et l’agent n° 4 à sa gauche. Lefteris Andronicou était assis sur le sol, le dos appuyé au mur. Elsie Constantinou couvrait une partie de son côté droit et avait le visage tourné vers le sol. L’agent n° 1 ne compta pas le nombre de coups de feu et ne remarqua pas non plus où se trouvait le fusil de Lefteris Andronicou. Il indiqua qu’il avait été entraîné à tirer pour tuer si on tirait sur lui. Il ajouta qu’il n’aurait pas cessé le tir même s’il avait été sûr que Lefteris Andronicou, assis le dos contre le mur, n’avait pas de fusil. En effet, on lui avait dit qu’il ne pouvait pas être exclu que Lefteris Andronicou fût en possession d’une autre arme, par exemple, un couteau, dont il aurait pu faire usage pour tuer la jeune femme.


82.  L’agent n° 3, selon sa déposition, pénétra dans l’appartement après l’agent n° 1 après avoir entendu deux ou trois coups de feu, pendant qu’il s'avançait vers la porte. Lorsqu’il entra, il vit Lefteris Andronicou et Elsie Constantinou dans le coin diagonalement opposé. Le premier était assis sur le sol, les jambes allongées devant lui, la seconde couvrant le côté droit de son corps. Il vit les agents nos 2 et 3 en train de tirer. Il ne compta pas les coups de feu. Il voulut se saisir d’Elsie Constantinou sans entrer dans la ligne de tir. Il dirigea son regard vers l’agent n° 4 et, avant qu’il ne regarde à nouveau les corps, les tirs cessèrent. Il vit alors que Lefteris Andronicou était couché, les genoux pliés contre le mur, la tête sur la chaîne stéréo. Elsie Constantinou était allongée sur lui, la partie droite du corps sur le côté droit de Lefteris Andronicou, couvrant la moitié du torse de celui-ci. Leurs corps ne se touchaient pas au-dessous de la ceinture. Il ne vit pas de fusil. Il prit Elsie Constantinou dans ses bras et courut vers la porte en criant : « Une ambulance, une ambulance ». Parvenu sur le seuil, il trébucha et laissa échapper la jeune femme, qui se trouva assise sur le sol. Il la remit ensuite entre les mains de deux autres agents du MMAD. Il précisa que, selon la formation qu’il avait reçue, lorsqu’il était nécessaire de tirer, on tirait toujours pour tuer.

83.  Dans l’enregistrement vidéo, au moment où Elsie Constantinou est emmenée hors de l’appartement, on entend plusieurs voix réclamant une ambulance à grands cris. Selon tous les témoins, aucune ambulance ne se trouvait toutefois sur place et Elsie Constantinou dut être emmenée à l’hôpital de Paphos dans une voiture de police, accompagnée par le Dr A. Hatzimitsi. L’ambulance arriva sur les lieux peu de temps après.

84.  Dans l'enregistrement vidéo, pendant qu’Elsie Constantinou est transportée jusqu’à la voiture de police, on entend deux autres coups de feu. L’agent n° 1 déclara que lui-même et l’agent n° 2 se rendirent compte que la porte de la chambre de l’appartement était fermée à clef. Il appela par radio l’agent n° 5, qui était muni d’un fusil pouvant servir à démolir les portes. L’agent n° 5 reconnut être entré dans l’appartement pendant que l’on emmenait Elsie Constantinou. Il tira une fois, donna un coup de pied dans la porte, et tira de nouveau. La porte ne s’ouvrit pas. Lorsqu’ils comprirent qu’il n’y avait personne à l’intérieur, ils sortirent. L’agent n° 1 rencontra H. Mavros, chef de la section du MMAD, et lui dit que Lefteris Andronicou était mort.

85.  G. Georgiadis, directeur du  SEC de Paphos, déclara avoir appris par une personne qu’il ne put identifier que Lefteris Andronicou était mort. Il s’avança jusqu’à la porte de l’appartement de celui-ci et éclaira l’intérieur avec sa lampe torche. Il vit Lefteris Andronicou gisant dans une mare de sang, mais n’entra pas à cause des gaz lacrymogènes. Il eut la certitude que Lefteris Andronicou était mort et en informa ses supérieurs. Au cours de la procédure devant la commission d’enquête, il apparut que personne ne s’approcha ensuite du corps de Lefteris Andronicou avant le Dr M. Matsakis, pathologiste de l'Etat, qui inspecta les lieux le 25 décembre 1993 à 5 heures du matin et confirma la mort de Lefteris Andronicou. Le Dr M. Matsakis estima qu’elle était survenue cinq heures plus tôt.

86.  A son arrivée à l’hôpital de Paphos, Elsie Constantinou se trouvait en état de choc profond. Elle subit une opération de quatre heures et demie, puis fut placée en salle de réanimation, où elle succomba à ses blessures à 5 h 10 environ au matin du 25 décembre 1993.

87.  L’agent n° 1 fut, lui aussi, conduit à l’hôpital de Paphos. On lui administra les premiers soins et on lui fit passer des radiographies. Bien qu'on lui eût conseillé de rester hospitalisé, il décida peu après de quitter l’hôpital.

F.Les suites immédiates

88.  Dans la matinée du 25 décembre 1993, vers 8 h 30, la police commença à photographier les lieux et à les filmer avec une caméra vidéo. Le corps de Lefteris Andronicou était à moitié nu ; il n'était vêtu que d'un pantalon au moment de sa mort. Une cartouche de chasse fut trouvée dans l’une de ses poches. Le téléphone, posé sur une table à gauche de la porte, n’était pas décroché. Sur la même table se trouvait une tasse de café à moitié pleine, un pâté kebab intact et les restes d’un deuxième kebab. La chambre à coucher était encore fermée à clef, deux trous faits par balle près de la serrure. Le fusil de Lefteris Andronicou était posé en travers des bras d’un fauteuil près de son corps. Les canons du fusil n’étaient pas abaissés pour être rechargés et il n’y avait pas de sang sur le fauteuil. Aucun des policiers en cause ne prétendit que le fusil avait été déplacé après le drame.

89.  Un officier supérieur de police, M. Onisiforu, ouvrit une enquête et un certain nombre de témoins firent des dépositions écrites. Plus tard, dans la journée, la police publia un premier communiqué de presse intitulé : « Opération pour sauver une jeune femme kidnappée ».

90.  Le 26 décembre 1993, vers 11 heures, le ministre de la Justice et de l’Ordre public participa à une réunion à la direction générale de la police. A l’issue de la réunion, il déclara aux journalistes qu’Elsie Constantinou avait été kidnappée.

91.  Le même jour, les familles de Lefteris Andronicou et d’Elsie Constantinou demandèrent l’ouverture d’une enquête judiciaire en vertu de l’article 4 du code de procédure pénale. En outre, le coroner du tribunal de Paphos fut saisi d’une demande d’enquête sur les décès de Lefteris Andronicou et d’Elsie Constantinou.

G.La commission d’enquête

92.  Le 27 décembre 1993, le conseil des ministres chargea le président de la Cour suprême, M. A.N. Loizou, juge à la Cour européenne des Droits de l’Homme, de procéder à une enquête, conformément à la loi sur les commissions d’enquête. M. A.N. Loizou reçut pour mandat « de procéder à une enquête exhaustive sur les circonstances ayant conduit à la mort de Lefteris Andronicou et d'Elsie Constantinou à Chloraka, Paphos, dans la nuit du 24 au 25 décembre 1993 ; d'établir qui, le cas échéant, en était responsable et de formuler toutes recommandations ou observations que (le président de la Cour suprême) jugerait nécessaires ».

93.  Le procureur général ordonna à M. Onisiforu de poursuivre son enquête, sans toutefois demander à disposer des pièces à conviction, étant donné qu’il ne s’agissait pas d’une enquête pénale au sens de l’article 4 du code de procédure pénale, mais bien d’une enquête interne à caractère purement administratif. De plus, le coroner décida de ne pas fixer de date d'audience.

94.  Le 29 décembre 1993, le conseil des ministres décida d’accorder à titre gracieux l'aide judiciaire aux requérants, aux fins de l’enquête, pour couvrir leurs frais de représentation et d'expertise.

95.  Les audiences devant la commission d’enquête, composée d'un seul membre, s’ouvrirent le 3 janvier 1994. Les requérants élevèrent d'emblée des objections à la constitution de la commission d’enquête car, selon eux, l’affaire devait faire l'objet d’une enquête judiciaire. La commission se déclara toutefois incompétente pour se prononcer sur la légalité de la décision du conseil des ministres qui l'avait instituée.

96.  La commission d’enquête tint quarante-six audiences, auxquelles participèrent le procureur général, au nom de la République, et les conseils des familles des défunts, de la police et du MMAD. Des instructions furent données quant au rassemblement et à la sauvegarde des pièces à conviction et quant aux examens médico-légaux pertinents. Cent treize pièces furent examinées, et soixante-douze témoins furent entendus sous serment et interrogés et contre-interrogés par toutes les parties en cause. Bien que la procédure fût publique, les agents du MMAD qui avaient pris part à l’intervention armée témoignèrent à huis clos. Leur identité ne fut communiquée qu’au président de la Cour suprême chargé de l’enquête. Le procès-verbal de celle-ci, 2 389 pages au total, fut rendu public dans son intégralité.

H.Les dépositions d'experts devant la commission d’enquête

97.  Les dépositions d’experts ci-après furent soumises à la commission d’enquête.

1.Préparation de l’opération

98.  R. Bagg, ancien colonel de l’armée israélienne, spécialiste en matière de formation de personnel affecté aux actions et négociations antiterroristes, critiqua les points suivants de l’opération de sauvetage. Selon lui, dans la plupart des affaires qui n’impliquent pas des terroristes ou des criminels endurcis, les négociations peuvent assurer la libération des personnes détenues et rendre inutile le recours à la force. En l’espèce, toutefois, certaines des principales règles de conduite des négociations n'avaient pas été respectées. D’après le témoin, celles-ci auraient pu déboucher sur un résultat beaucoup plus satisfaisant si elles avaient été fondées sur une approche « donnant-donnant ». En général, il était préférable que les négociations fussent menées par des personnes effectivement ou apparemment étrangères à la police. La police aurait pu veiller à ce qu’aucun appel non autorisé ne parvînt à Lefteris Andronicou en coupant son téléphone et en mettant une autre ligne à sa disposition. Lefteris Andronicou n’aurait pas dû pouvoir apercevoir la foule rassemblée à l’extérieur.

99.  La section du MMAD aurait dû utiliser plusieurs voies d’entrée pour son intervention armée. Un observateur aurait dû être placé devant la lucarne afin de pouvoir tenir la police au courant des déplacements de Lefteris Andronicou. Il aurait néanmoins fallu prendre de grandes précautions parce que la tête de la personne devant la lucarne aurait pu être aperçue par lui. L’intervention armée aurait dû être déclenchée plus tôt et il aurait fallu faire usage de grenades déflagrantes au lieu de gaz lacrymogène. Un jet d'eau aurait pu être dirigé dans l’appartement avec une lance à incendie afin de neutraliser Lefteris Andronicou. Dans  ce cas, bien entendu, il aurait fallu déterminer à quel endroit se trouvait exactement l'intéressé. Le témoin n’exclut pas la possibilité que les agents aient pu prendre les deux coups de feu tirés par Lefteris Andronicou pour un seul coup de feu, mais alors, ils auraient dû, par ruse, amener Lefteris Andronicou à tirer sa seconde cartouche. Des agents bien entraînés, tels que ceux du MMAD, auraient dû se rendre compte que Lefteris Andronicou n’avait pas de fusil entre les mains et, en tout état de cause, ils auraient dû tirer le moins de balles possible. Aucune balle n’aurait dû être tirée après que Lefteris Andronicou fut tombé sur le sol.

100.  W. Spalding, ancien policier américain, spécialiste de la formation en matière de gestion des situations de crise et de négociations en cas de prise d’otages, qui avait formé certains agents du MMAD, ne trouva rien à redire à la façon dont l'opération de sauvetage avait été conduite. Bien que les preneurs d’otages repoussent souvent l’échéance de leurs ultimatums, l’expiration d’un délai à un moment symbolique doit être prise plus au sérieux. Ne pas avoir tiré parti de la lucarne n’avait pas grande importance. A son avis, ce n'était pas une erreur que d’avoir fait usage de gaz lacrymogène au lieu de grenades déflagrantes. Selon W. Spalding, H. Mavros ne pouvait pas avoir eu l’intention d’attendre que les gaz lacrymogènes aient produit leur effet, car cela prenait habituellement un certain temps. Les gaz lacrymogènes avaient été projetés pour détourner l’attention de Lefteris Andronicou. Aux Etats-Unis, il y avait deux écoles de pensée quant aux voies d’entrées multiples. Bien qu’il eût lui-même tendance à préférer cette solution, d’autres l'évitaient par crainte que l’otage ne soit pris dans les tirs croisés. Dans tous les cas, il n’y avait rien à reprocher au plan du chef de la section du MMAD, M. Mavros, qui avait examiné et exclu toutes les autres solutions envisageables.

101.  W. Spalding précisa aussi qu'il avait soumis les agents du MMAD à un entraînement si poussé qu’à l’exercice, ils tiraient à balles réelles sur des ballons attachés à son corps. Il leur avait enseigné à ne faire usage de la force meurtrière qu’en dernier recours. En cas de nécessité, toutefois, les agents devaient tirer en visant le thorax et continuer à tirer jusqu’à ce que l’objectif ait cessé de constituer une menace. En l’espèce, l’emploi de la force meurtrière avait commencé à se justifier lorsque Lefteris Andronicou avait ouvert le feu. Les agents du MMAD n’avaient pas à se préoccuper du nombre de balles tirées. Le témoin, soumis au contre-interrogatoire de l’avocat des requérants, reconnut qu’il avait participé à plusieurs opérations impliquant des civils ordinaires détenant des tiers sous la menace d’une arme, dans lesquelles on était parvenu à une solution négociée.

2.Les drogues

102.  K. Konari, pharmacologue, qui analysa le pâté kebab non consommé, certifia que la quantité de Lorezabam contenue dans le pâté montrait que cinq comprimés dosés à 2 mg avaient été utilisés. Elsie Constantinou avait consommé un très gros morceau de son kebab. Le Lorezabam était un tranquillisant et un anxiolytique qui avait également des effets soporifiques. Cette drogue commençait à agir environ trente-cinq minutes après son absorption et produisait son effet maximum au bout de deux heures.

103.  P. Hatzimitsis, le pharmacien qui avait fourni les somnifères, déclara que le Lorezabam commençait à agir après une demi-heure et atteignait son effet maximum entre une et six heures après l'absorption.

104.  Le Dr A. Hatzimitsi, la généraliste qui avait introduit les somnifères dans les aliments, affirma que si Lefteris Andronicou et Elsie Constantinou avaient mangé les kebabs, la drogue aurait produit son effet au bout d’une demi-heure et ils se seraient endormis. Si du Dormicum avait été administré, ils se seraient endormis en dix minutes.


3.La chronologie des événements

105.  N. Adan, expert légiste israélien, avait établi un relevé sonore chronologique sur la base de l’enregistrement vidéo ; il déclara que le deuxième coup de feu provenant du fusil de Lefteris Andronicou avait été tiré 0,8 seconde après le premier. De l’avis du témoin, la deuxième cartouche de Lefteris Andronicou, tout comme la première, avait été tirée en direction de la porte. Le témoin était parvenu à cette conclusion en se fondant sur le petit nombre de plombs trouvés dans l’appartement. Le relevé sonore chronologique fait apparaître que plusieurs coups de feu distincts avaient été tirés après l’entrée des agents du MMAD dans l’appartement, dans l'ordre suivant : une détonation unique, une triple détonation et une double détonation. Ces coups de feu avaient débuté 5,8 secondes et avaient pris fin 8,5 secondes après le premier tir de gaz lacrymogène. Selon N. Adan, Elsie Constantinou devait avoir été blessée à ce moment-là car ses cris, que l’on entend sur la vidéo, étaient nettement plus faibles après les six détonations. Toutefois, le témoin ne put affirmer que ses cris avaient alors complètement cessé. Le relevé sonore chronologique révéla, en outre, que les cinq coups distincts furent suivis d'une salve, qui débuta onze secondes et prit fin treize secondes après le premier tir de gaz lacrymogène.

106.  Le Dr A.C. Hunt, professeur d’anatomopathologie au Royaume-Uni, ex-pathologiste du ministère de l’Intérieur et expert en anatomopathologie du Royal College of Pathologists, témoigna qu’à son avis, Elsie Constantinou devait avoir été blessée au tout début de l’action car on ne l’entendait plus crier après les premiers coups de feu. Néanmoins, il n’exclut pas qu’elle ait cessé de crier pour une autre raison ou que le bruit des coups de feu ait couvert ses cris.

4.Le décès de Lefteris Andronicou

107.  Le Dr M. Matsakis, pathologiste de l'Etat, procéda à l’autopsie de Lefteris Andronicou le 27 décembre 1993. Il dénombra sept blessures à la tête et au cou, vingt-huit blessures au thorax, à l’abdomen et au bassin, neuf au bras droit, seize au bras gauche et quatre autres blessures, toutes causées par des balles tirées par les mitraillettes des agents du MMAD. Lefteris Andronicou avait été atteint par au moins vingt-cinq balles. D’après le siège des blessures, les bras de Lefteris Andronicou avaient été interposés, pendant au moins une partie des tirs, entre les mitraillettes et son thorax. Devant la commission d’enquête, le Dr M. Matsakis déclara que ces blessures aux bras pouvaient être parmi les premières blessures subies par Lefteris Andronicou.


108.  Dans son rapport, le Dr M. Matsakis précisa aussi qu’il était possible que les blessures sur les côtés gauche et droit du corps de Lefteris Andronicou aient été causées par des balles tirées depuis différentes directions. De nombreuses balles avaient été tirées alors que Lefteris Andronicou n’était pas debout. Au moins quelques-unes de celles qui avaient pénétré dans le côté avant droit du corps (principalement l’abdomen) et étaient ressorties dans la région lombaire droite, avaient été tirées pendant que le corps de Lefteris Andronicou était allongé au sol. Devant la commission d’enquête, le Dr M. Matsakis précisa que les dernières balles avaient atteint le corps de Lefteris Andronicou alors que la partie droite de son dos était en contact avec le sol.

109.  Le Dr A.C. Hunt affirma que si Elsie Constantinou avait couvert de son corps le côté droit du corps de Lefteris Andronicou pendant les tirs, comme l’avait déclaré l’agent n° 2 du MMAD, Lefteris Andronicou n’aurait pas été blessé comme il l'avait été sur le côté droit du thorax, à l’épaule droite et à l’abdomen. Il ajouta que l’emplacement des blessures était tel qu’Elsie Constantinou ne pouvait pas avoir recouvert le côté droit de Lefteris Andronicou, contrairement à ce qu’avait affirmé l’agent n° 4. De plus, l’emplacement des blessures infligées alors que Lefteris Andronicou était déjà allongé sur le sol était en contradiction avec les témoignages des agents du MMAD selon lesquels l’abdomen de Lefteris Andronicou était sous le corps d’Elsie Constantinou.

110.  Au cours de l'audition du Dr A.C. Hunt, les parties en présence admirent que Lefteris Andronicou était déjà mort au moment où les derniers coups de feu furent tirés.

5. Le décès d’Elsie Constantinou

111.  Le Dr M. Matsakis procéda également à l’autopsie d’Elsie Constantinou le 26 décembre 1993. Deux balles, tirées par les mitraillettes des agents du MMAD, avaient pénétré dans le corps. La première était entrée dans le bas de la zone postéro-latérale gauche du thorax et était ressortie par le côté droit de la partie centrale du thorax. La seconde, qui avait pénétré au bas du dos à droite, était ressortie par le côté droit de l’abdomen. La distance entre le corps d’Elsie Constantinou et les mitraillettes devait avoir été supérieure à un mètre.

112.  Le Dr M. Matsakis constata également la présence à quatre endroits de blessures causées par les cartouches provenant du fusil de Lefteris Andronicou. Une blessure à la main droite avait été causée par un tir à bout touchant ou presque à bout portant. Selon le Dr M. Matsakis, elle était très probablement due au même coup de feu qui avait blessé l’agent n° 1. Une deuxième blessure à la main gauche avait de même été provoquée par un tir à bout touchant ou presque à bout portant. Une troisième blessure sur la partie supérieure gauche du thorax et sur l’avant de la partie supérieure gauche de l’épaule avait été provoquée par la même cartouche qui avait blessé la main gauche d’Elsie Constantinou. Cette même cartouche avait aussi occasionné une légère blessure à l’oreille gauche d’Elsie Constantinou.

113.  Des marques montraient aussi qu’Elsie Constantinou avait été frappée au visage avant sa mort.

114.  Le Dr M. Matsakis concluait dans son rapport que la mort d’Elsie Constantinou avait été causée par la blessure provoquée par la balle de mitraillette qui avait pénétré dans le poumon droit, le foie, l'estomac et la rate. Une deuxième blessure par balle de pistolet mitrailleur dans l’abdomen et les blessures par cartouche de fusil de chasse dans la partie antérieure gauche du thorax et aux mains avaient contribué à son décès.

115.  Devant la commission d’enquête, le Dr M. Matsakis précisa que la première blessure était de nature à causer à elle seule la mort d’Elsie Constantinou. Il n’y aurait eu qu'un très faible risque qu’Elsie Constantinou meure si elle avait été blessée uniquement à la partie antérieure gauche du thorax et aux mains, mais cela n’aurait pas été impossible, en ce sens que même la blessure la plus insignifiante peut provoquer la mort en cas d'infection grave. Le pathologiste fut invité à expliquer les affirmations qu'il formulait dans son rapport, à savoir que les blessures à la partie antérieure gauche et aux mains avaient contribué au décès d’Elsie Constantinou. Il répondit que celle-ci était morte car en raison de l’hémorragie, son cerveau ne recevait plus d’oxygène. Bien que la blessure principale eût occasionné une forte hémorragie, les blessures à la partie supérieure gauche du thorax et aux bras avaient aussi entraîné des pertes de sang.

116.  Le Dr F. Konstantinidis, qui avait opéré Elsie Constantinou, attesta que la patiente serait morte même si une ambulance s’était trouvée sur les lieux.

117.  Le Dr H. Fotiu, chirurgien cité à comparaître à la demande des familles des défunts et qui avait assisté à l’autopsie, admit que les blessures infligées par le fusil de Lefteris Andronicou avaient contribué à la mort d’Elsie Constantinou. Il indiqua toutefois que Elsie Constantinou serait morte de toute façon. Selon lui, elle aurait certainement survécu si elle n’avait eu que ces blessures-là ; dans ce cas, elle n’aurait dû être hospitalisée que pendant deux ou trois jours.

118.  Le Dr A.C. Hunt affirma que les blessures à la partie antérieure gauche du thorax et aux mains « n’auraient pas dû être considérées comme cause contributive. Cela reviendrait à dire (...) que quelqu’un a été décapité et qu’une jambe cassée a contribué au décès. Les blessures décrites dans le premier paragraphe sont si catastrophiques qu’aucune cause annexe n’est
nécessaire. Je n’ai jamais vu un décès résultant d’une décharge de fusil de chasse qui n'a pas pénétré dans une cavité du corps ou dans la tête ou le cou. Finalement, cette question serait plutôt du ressort du chirurgien qui a vu la blessure alors que le sujet était encore en vie ».

6.Le fusil de Lefteris Andronicou

119.  Ar. Haralambus, le policier chargé de relever les empreintes digitales, affirma que, sans aucun doute, toutes les empreintes digitales sur le fusil de Lefteris Andronicou, à l’exception de deux, étaient bien celles de celui-ci. L’une de ces deux empreintes pouvait être celle de celui-ci et l’autre non. H. Diogenus, biochimiste à l’hôpital de Nicosie, ne fut pas en mesure d'affirmer s'il y avait du sang de Lefteris Andronicou sur le fusil de celui-ci.

120.  A. Nikolaidis, policer et expert en balistique, déclara que le fusil de Lefteris Andronicou n’avait été touché par aucune balle et qu'on ne pouvait exclure que le fusil n’ait pas été posé sur le fauteuil, mais qu'il y soit tombé accidentellement. Selon le Dr M. Matsakis, pathologiste de l'Etat, le fusil de Lefteris Andronicou avait pu tomber sur le fauteuil au moment où celui-ci s'effondrait sur le sol.

121.  Le Dr A.C. Hunt déclara aussi que si Lefteris Andronicou avait tenu un fusil lorsqu’on lui tira dessus, le fusil serait tombé sur le sol. Il n'aurait pas pu tomber sur le fauteuil dans la position où il avait été trouvé. Il n’aurait pu tomber sur le fauteuil que si celui-ci s’était trouvé devant Lefteris Andronicou au moment où cet homme laissa échapper le fusil.

122.  N. Adan déclara que la position dans laquelle se trouvait le fusil de Lefteris Andronicou – canon dirigé vers la porte – et l’absence de sang, indiquaient que l'arme avait été placée là où elle se trouvait par Lefteris Andronicou. A son avis, ce dernier avait eu le temps d’agir ainsi entre le moment où il avait tiré les coups de feu et le moment où le premier agent du MMAD était entré dans la pièce.

I.Les conclusions de la commission d’enquête

123.  L’enquête prit fin le 27 avril 1994 et le rapport de la commission d’enquête, 258 pages au total, fut publié le 15 juin 1994. La commission d’enquête aboutit principalement aux conclusions suivantes.

124.  Les négociations entre la police et Lefteris Andronicou avaient été conduites au mieux, eu égard aux circonstances et, notamment, au comportement de Lefteris Andronicou. Toutes les demandes de celui-ci avaient été satisfaites, à savoir un téléphone, des cigarettes et de la nourriture. Certes, cette nourriture lui était parvenue avec un certain retard, mais ce fut de propos délibéré pour que, fatigué, il finisse par se rendre. On lui avait également garanti qu’il n’y aurait pas de suites s’il acceptait de libérer Elsie Constantinou. Toutefois, Lefteris Andronicou avait continué d'exiger, au minimum, le départ de la police. Rien ne donnait à penser qu’il éprouvait alors une hostilité particulière envers celle-ci. En tous les cas, elle aurait été extrêmement imprudente de se retirer et de laisser Elsie Constantinou entre les mains de Lefteris Andronicou.

125.  La non-intervention de psychologues, auxquels il avait été fait appel, mais en vain, n'avait aucun effet sur la validité des conclusions de la commission concernant la conduite des négociations. La police avait confié au directeur adjoint de la police de Paphos le soin d’agir en tant que principal négociateur ; il s’agissait d’un négociateur éprouvé, auquel Lefteris Andronicou fit immédiatement confiance et qui communiqua avec lui jusqu’à la fin. Etaient également présents des négociateurs compétents, membres de la police, dont les connaissances avaient été mises à profit et qui auraient pu intervenir en cas d'erreur. En outre, la police avait eu recours à toutes les personnes pouvant convaincre Lefteris Andronicou de renoncer à ses projets.

126.  Il n'avait pas été possible de tenter de prolonger les négociations car il y avait tout lieu de croire que Lefteris Andronicou était déterminé à s'en tenir à l'échéance qu'il s'était fixée. Il avait évoqué à plusieurs reprises, de façon invariable, quelque chose qui se produirait à minuit, le 24 décembre. L’importance symbolique du moment ainsi choisi ne pouvait purement et simplement être méconnue.

127.  Le rôle joué par le directeur de la police de Paphos en tant que commandant de l’opération était au-dessus de tout reproche. Des mesures avaient été prises pour essayer de disperser la foule. L'allégation de l’avocat des familles des victimes selon laquelle la police aurait laissé passer plusieurs occasions de neutraliser Lefteris Andronicou lorsqu’il avait ouvert la fenêtre pour prendre le téléphone, les cigarettes et la nourriture était totalement aberrante.

128.  La décision du directeur général de la police de faire intervenir le MMAD était réfléchie et raisonnable, et relevait de ses compétences. Toutes les informations requises lui avaient été communiquées. Rien ne laissait penser que l’intervention et le déploiement du MMAD avaient été décidés et organisés en dépit du bon sens. Le MMAD était un corps spécialement entraîné pour faire face à des situations de ce type, qui ne pouvaient pas être traitées par des policiers ordinaires. Il était faux de tenir pour acquis que le MMAD pouvait uniquement intervenir contre les terroristes ou en temps de guerre.

129.  Malgré certains témoignages en sens contraire, la commission se  déclara convaincue que la nourriture demandée par Lefteris Andronicou était arrivée vers 23 heures. Le pharmacien qui avait fourni les médicaments et le Dr A. Hatzimitsi avaient convenu que les somnifères introduits dans la nourriture auraient commencé à produire leurs effets en une demi-heure. L’autre expert, K. Konari, avait fait une distinction entre le délai nécessaire pour qu’un soporifique donné commençât à agir, soit, selon elle, à peu près trente-cinq minutes, et le délai au bout duquel ce produit atteignait son effet maximum, soit, d'après ses dires, deux heures. Toutefois, ces estimations concernaient l’administration d’une dose normale. De toute façon, même si une dose erronée ou un médicament non approprié avait été administré, comme le prétendaient les requérants, Lefteris Andronicou n'avait pas absorbé la nourriture et l’opération ne pouvait pas reposer sur ce seul élément.

130.  C'était sur la base de toutes les informations nécessaires et disponibles que la police avait estimé que Lefteris Andronicou avait l’intention de tuer Elsie Constantinou et de se suicider à minuit. Cette opinion était aussi celle du médecin de Lefteris Andronicou qui s’était longuement entretenu avec lui. Lefteris Andronicou avait déclaré mot pour mot au directeur de la police de Paphos : « Il n’y a pas de Noël pour nous, je célébrerai Noël avec Elsie et à minuit cinq, vous entrerez et l’emmènerez. » Elsie Constantinou elle-même avait affirmé que Lefteris Andronicou avait l’intention de la tuer. Ce dernier avait repoussé toutes les assurances qu'on lui avait données et chaque fois qu’on lui avait laissé entendre que quelqu’un pourrait essayer d’entrer dans l’appartement, il avait menacé de tirer.

131.  Contrairement aux dires des requérants, rien ne portait à croire que la police était pressée d’en terminer avant minuit parce que c’était la nuit de Noël. Le fait que la police n’avait pas été pleinement informée de la nature des relations entre Lefteris Andronicou et Elsie Constantinou ne pouvait avoir affecté la validité de son appréciation de la situation. Bien qu’il ait été dit qu’Elsie Constantinou avait été kidnappée, la police savait qu’à l’origine, celle-ci n’avait pas été amenée contre son gré dans l’appartement de Lefteris Andronicou.

132.  Le chef de la section du MMAD avait soigneusement inspecté les lieux, avait rassemblé des renseignements sur la disposition de l’appartement de Lefteris Andronicou et avait été pleinement informé des événements qui avaient précédé son arrivée. Il était également en possession de toutes les données qui lui avaient été communiquées par la suite ou qu’il s'était lui-même procurées. Le MMAD n'avait employé ni explosif pour forcer la porte ni grenade paralysante, ce qui démontrait que l'opération avait pour seul but de sauver la vie d'Elsie Constantinou. Il n’aurait pas été judicieux, vu les circonstances, de faire usage d’une lance à eau, de pénétrer par plusieurs points d’entrée ou de placer un observateur devant la lucarne.

133.  L’intervention armée avait été prévue pour minuit environ, dans l’espoir que l’on pourrait persuader Lefteris Andronicou de libérer Elsie Constantinou. Le chef de la section du MMAD avait compté sur l'effet de surprise, la rapidité et la précision d'action pour assurer le succès de l'opération. Selon la commission, il ne fallait pas attacher une importance
excessive au fait que certains des experts appelés à témoigner auraient organisé autrement l’intervention armée. Il importait plutôt de déterminer si le chef de la section du MMAD avait organisé l'assaut de façon « raisonnable », ce qui avait effectivement été le cas.

134.  Lefteris Andronicou n'avait pas été pris par surprise en raison d’un appel téléphonique non autorisé qu’il avait reçu juste avant l’assaut. Il avait pu répondre au téléphone sans soulever le combiné, en actionnant le haut-parleur. Lorsque le premier agent du MMAD avait pénétré dans l’appartement, il avait trouvé Lefteris Andronicou caché derrière Elsie Constantinou, pointant un fusil sur lui. Lefteris Andronicou avait tiré deux coups de feu, l’un sur l’agent du MMAD et l’autre sur Elsie Constantinou. D'après la commission d’enquête, le témoignage d’un expert selon lequel le deuxième coup de feu ne visait pas Elsie Constantinou n'était pas pertinent.

135.  La commission d’enquête rejeta la thèse selon laquelle les agents, inspirés par un désir de vengeance, seraient entrés dans l’appartement avec l’intention de tuer Lefteris Andronicou. Elle estima également que les agents du MMAD ne pouvaient exclure la possibilité que la deuxième cartouche du fusil de Lefteris Andronicou n’ait pas été tirée, puisque les deux coups de feu avaient retenti immédiatement l’un après l’autre. Lorsque les agents étaient entrés dans l’appartement, ils n'avaient pas vu si Lefteris Andronicou tenait encore son fusil. En outre, il n’était pas impossible qu’il fût en possession d’autres armes. En conséquence, la commission d’enquête ne jugea pas nécessaire de déterminer si le fusil pouvait être tombé accidentellement sur le fauteuil où il avait été trouvé. Les agents avaient vu Elsie Constantinou, dos tourné vers la porte, faisant face à Lefteris Andronicou. Elle suivait celui-ci dans ses déplacements et les agents avaient dès lors pensé qu’il se servait d’elle comme bouclier humain.

136.  Les agents avaient eu raison de commencer à tirer dès qu’ils étaient entrés dans l’appartement car ils avaient l’impression que leur vie et celle d’Elsie Constantinou étaient en péril. Tant que Lefteris Andronicou bougeait, ils avaient considéré que la menace persistait. Ils avaient continué à tirer sur le torse et la tête de Lefteris Andronicou, comme ils y avaient été entraînés, afin de le neutraliser le plus vite possible. Vingt-neuf balles avaient été tirées. Lorsque Elsie Constantinou était tombée sur l’épaule droite de Lefteris Andronicou, son corps avait laissé à découvert une partie du torse et du bassin de ce dernier. Toutes les balles avaient été tirées dans un très court laps de temps, ce qui expliquait pourquoi les deux dernières balles avaient pénétré dans le corps de Lefteris Andronicou alors que son dos était entièrement ou partiellement tout proche du sol, ou déjà en contact avec le sol. La situation était comparable à celle de l’affaire McCann, Farrell et Savage dans laquelle la Commission européenne des Droits de l’Homme avait estimé que le fait de tirer neuf coups de feu sur une personne allongée sur le sol n’engendrait aucune responsabilité lorsque le tireur avait pour

objectif de neutraliser ce qui apparaissait comme un risque. L'exercice par l’un des agents du MMAD de son droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination ne permettait de tirer aucune conclusion.

137.  La commission d’enquête estima que, compte tenu des explications données par le pathologiste de l'Etat lors de sa comparution, celui-ci avait raison de considérer que les blessures infligées à Elsie Constantinou par les plombs tirés par le fusil de Lefteris Andronicou avaient contribué à son décès. Certes, le Dr A.C. Hunt avait exprimé un avis différent, mais il avait précisé que « cette question [était] plutôt du ressort du chirurgien qui a[vait] vu la blessure alors que le sujet était encore en vie ». Le Dr H. Fotiu était également d’avis que les blessures infligées par Lefteris Andronicou avaient contribué au décès d’Elsie Constantinou. Il avait toutefois ajouté qu'elle serait morte même sans ces blessures.

138.  La commission d'enquête conclut qu’Elsie Constantinou avait été blessée par les agents du MMAD car « elle avait bougé pendant qu’ils tiraient pour la sauver ». Selon le témoignage d’un expert, la présence d’une ambulance sur les lieux n’aurait en rien modifié le sort d’Elsie Constantinou.

139.  A la lumière de ces considérations et s'appuyant notamment sur les conclusions de la Commission européenne des Droits de l’Homme sur le fond de l'affaire McCann, Farrell et Savage c. Royaume-Uni (requête n° 18984/91), la commission d’enquête conclut que le recours à la force par les agents du MMAD, qui avait abouti à la mort de Lefteris Andronicou et d’Elsie Constantinou, avait été rendu absolument nécessaire pour sauver Elsie Constantinou et assurer la légitime défense de ceux qui conduisaient l’opération de sauvetage, et relevait des exceptions énoncées à l’article 7 § 3 a) de la Constitution de la République de Chypre et à l’article 2 § 2 a) de la Convention. De plus, la façon dont l’opération avait été préparée ne révélait aucun défaut de vigilance. Bien qu’aucun acte criminel n'eût été commis et que la police ne pût être critiquée en aucune manière pour ce qui était de la conduite de l'affaire, la commission d’enquête recommanda à l’Etat d'examiner la possibilité d'un versement à titre gracieux aux familles des victimes, en invoquant l’arrêt Diáz Ruano c. Espagne rendu le 26 avril 1994 par la Cour européenne des Droits de l’Homme (série A n° 285-B).

J.Les événements ultérieurs

140.  Par lettre du 28 septembre 1994, le procureur général fit savoir à l’avocat des requérants que, compte tenu des conclusions de la commission d’enquête, les décès de Lefteris Andronicou et d’Elsie Constantinou ne donneraient pas lieu à l'ouverture d'une action pénale. Il précisa toutefois qu’il proposerait au gouvernement de verser aux héritiers des deux victimes, à titre gracieux, une « indemnisation globale et substantielle ».

141.  Le 26 octobre 1994, l’ex-épouse de Lefteris Andronicou demanda au tribunal de district de Paphos de la désigner, conjointement avec son avocat, administratrice de la succession de Lefteris Andronicou, en sa qualité de représentante des deux enfants mineurs nés de son mariage avec celui-ci. Le 7 novembre 1994, les premier et deuxième requérants formèrent opposition à cette demande, faisant valoir que la mère des enfants ne pouvait pas être nommée administratrice, et demandèrent au tribunal de ne prendre aucune mesure sans les en aviser.

142.  Le 18 janvier 1995, les premier et deuxième requérants intentèrent devant le tribunal de district de Paphos une procédure contre l’ex-épouse et l’avocat de Lefteris Andronicou, et demandèrent à être désignés administrateurs de la succession de ce dernier.

143.  Le 17 mai 1995, le procureur général offrit d’accorder aux requérants l'aide judiciaire aux fins de la procédure devant le coroner de Paphos. Une audience prévue pour le 29 mai 1995 fut ajournée à la demande de l'avocat des requérants.

144.  Le 7 juin 1995, le procureur général informa l'avocat des requérants que « l'Etat couvrirait les frais d'avocat que les personnes à charge du défunt encourraient si elles décidaient d'intenter une action civile en dommages-intérêts sur la base des faits qui ont abouti à la mort tragique d'Elsie Constantinou et de Lefteris Andronicou. »

145.  Le 20 juillet 1995, le procureur général retira les deux offres d'aide judiciaire. Les requérants et le gouvernement ne parvinrent à aucun accord sur le paiement d'une indemnité à titre gracieux.

II.LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A.La garantie du droit à la vie

146.  Le droit à la vie est garanti par l'article 7 de la Constitution de la République de Chypre, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la vie et à l'intégrité physique.

   2. Nul ne peut être privé de la vie sauf en exécution d'une sentence capitale prononcée par un tribunal compétent au cas où le délit est puni de cette peine par la loi. La loi ne peut prévoir la peine capitale qu'en cas d'assassinat, de haute trahison, de piraterie contraire au droit des gens ainsi qu'en cas d'infraction punissable de la peine capitale selon le droit militaire.

   3. La mort ne sera pas considérée comme causée au mépris du présent article dans les cas où elle résulte d'un recours à la force rendu absolument nécessaire :

a) pour assurer la défense de personnes ou de biens contre l'infliction d'un préjudice proportionné et autrement inévitable et irréparable ;

b) pour effectuer une arrestation ou empêcher l'évasion d'une personne régulièrement détenue ;

c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

B.Le statut de la Convention européenne des Droits de l'Homme en droit interne

147.  La Convention européenne des Droits de l'Homme a été intégrée au droit interne de la République de Chypre et, en vertu de l'article 169 de la Constitution, prime le droit interne.

C.Les excuses de coercition et de nécessité en droit interne

148.  L'article 16 du code pénal dispose :

« A l'exception de l'assassinat et des infractions contre l'Etat punissables de la peine capitale, ne constitue pas une infraction un acte accompli par une personne contrainte de le faire par des menaces qui, au moment de la commission de l'acte, lui donnent raisonnablement à craindre la mort dans l'instant, à condition que l'auteur de l'acte ne soit pas placé, de son plein gré ou par crainte raisonnable d'un préjudice à sa personne autre que la mort dans l'instant, dans une situation telle qu'il s'est trouvé soumis à cette contrainte. »

149.  L'article 17 du code pénal prévoit l'excuse de nécessité. Aux termes de cet article :

« Un acte ou une omission qui constitueraient dans d'autres circonstances une infraction peuvent bénéficier d'une excuse si la personne accusée peut démontrer qu'elle a accompli cet acte ou a fait cette omission seulement pour éviter des conséquences ne pouvant être évitées autrement et qui, si elles étaient survenues, auraient causé à elle-même ou à d'autres personnes qu'elle était tenue de protéger un préjudice inévitable et irréparable, qu'elle n'a rien fait au-delà de ce qui était raisonnablement nécessaire à cette fin et que le préjudice causé par cet acte ou cette omission n'était pas disproportionné au préjudice ainsi évité. »

D.Les pouvoirs d'arrestation de la police

150.  L'article 9 du code de procédure pénale énonce :

« 1. Lorsqu'ils procèdent à une arrestation, le fonctionnaire de police ou toute autre personne faisant de même touchent ou appréhendent effectivement le corps de la personne à arrêter, sauf si celle-ci par ses paroles ou ses actes se soumet à la détention.


2. Si la personne à arrêter résiste avec vigueur à la tentative de l'arrêter ou cherche à se soustraire à l'arrestation, le fonctionnaire de police ou toute autre personne effectuant l'arrestation peuvent recourir à tous les moyens nécessaires pour l'effectuer :

Sous réserve qu'aucune disposition du présent paragraphe ne passe pour justifier le recours à une force plus grande que celle raisonnable dans les circonstances où il en est fait usage ou que celle nécessaire à l'arrestation du délinquant.

3. A l'exception des cas où la personne arrêtée est prise en flagrant délit ou est poursuivie immédiatement après la commission d'une infraction, ou s'évade du lieu où elle est régulièrement détenue, le fonctionnaire de police ou toute autre personne effectuant l'arrestation doivent informer l'intéressé du motif de son arrestation. »

E.Les commissions d'enquête

151.  Conformément à l'article 2 de la loi de 1959 sur les commissions d'enquête, demeurée en vigueur après l’accession de Chypre à l’indépendance, le gouverneur est habilité à désigner une commission d'enquête et à l'investir des pouvoirs énoncés à l'article 7, qui dispose :

« Une commission désignée en vertu des dispositions de la présente loi dispose de ceux des pouvoirs suivants que l'arrêté de désignation exigé par l'article 2 de la présente loi lui confère, à savoir les pouvoirs

a) de recueillir tous les éléments de preuve, écrits ou oraux, et interroger comme témoins toutes les personnes qu'elle jugera nécessaire ou souhaitable respectivement de recueillir ou d'interroger ;

b) d'exiger qu'un témoin fasse sa déposition, écrite ou orale, sous serment ou par voie de déclaration, ce serment ou cette déclaration devant être les mêmes que ceux qui pourraient être requis du témoin s'il devait déposer devant un tribunal ;

c) de citer toute personne résidant dans la Colonie à comparaître à une réunion de la commission pour y témoigner ou pour produire tout document éventuellement en sa possession et l'interroger comme témoin ou lui faire obligation de produire tout document en sa possession, sous réserve des exceptions qui seraient équitables ;

d) de décerner un mandat pour contraindre à comparaître toute personne qui, citée à comparaître, ne se présente pas et n'excuse pas son absence de manière satisfaisante pour la commission, et de la condamner à tous les dépens que peut avoir entraînés le fait d'avoir à la contraindre à comparaître ou son refus d'obtempérer, ainsi qu'à une amende ne dépassant pas cinq livres ;

e) de condamner à une amende n'excédant pas cinq livres toute personne qui, invitée par elle à déposer sous serment ou par voie de déclaration ou à produire un document, s'y refuse et ne présente à l'appui de ce refus aucune excuse qui satisfasse la commission :

Sous réserve que, si le témoin objecte à répondre à telle ou telle question au motif qu'il contribuerait à sa propre incrimination, il ne soit pas contraint à y répondre et n'encoure aucune peine pour refus de répondre ;

f) d'admettre tout élément de preuve, écrit ou oral, qui pourrait être irrecevable dans une instance civile ou pénale ;

g) d'admettre ou exclure le public à une réunion de la commission ;

h) d'admettre ou exclure la presse à une réunion de la commission ;

i) d'allouer à toute personne qui a assisté à une réunion de la commission le ou les montants que, selon celle-ci, ladite personne peut avoir raisonnablement exposés aux fins de sa comparution. »

PROCéDURE DEVANT LA COMMISSION

152.  Dans leur requête (n° 25052/94) introduite devant la Commission le 22 août 1994, les requérants alléguaient que la mort de M. Lefteris Andronicou et de Mlle Elsie Constantinou dans les circonstances en cause constituait une violation du droit des victimes à la vie, garanti par l'article 2 de la Convention. Ils se plaignaient en outre de n'avoir pas eu accès à un tribunal pour engager une action en réparation à raison des décès survenus, au mépris de l'article 6 § 1 de la Convention.

153.  La Commission a retenu la requête le 5 juillet 1995. Dans son rapport du 23 mai 1996 (article 31), elle formule l'avis qu'il y a eu violation de l'article 2 de la Convention (quinze voix contre trois) mais non de l'article 6 § 1 (douze voix contre six). Le texte intégral de son avis et des cinq opinions séparées dont il s'accompagne figure en annexe au présent arrêt[4].

CONCLUSIONS PRÉSENTÉES À LA COUR

154.  Comme il l'avait fait au stade de la recevabilité devant la Commission, le Gouvernement soulève dans son mémoire des exceptions quant à la recevabilité de la requête, les requérants n'ayant pas selon lui épuisé les voies de recours internes à leur disposition et ayant introduit leur requête dans des conditions équivalant à un abus du droit de recours
individuel. Sur le fond des griefs formulés par les intéressés, le Gouvernement soutient, à titre subsidiaire, que les faits de la cause ne révèlent de violation ni de l'article 2 ni de l'article 6 de la Convention.

155.  De leur côté, les requérants prient la Cour de rejeter les exceptions préliminaires du Gouvernement, de constater que celui-ci a violé les articles 2 et 6 de la Convention et de leur accorder une satisfaction équitable au titre de l'article 50.

EN DROIT

I.SUR LES EXCEPTIONS PRéLIMINAIRES DU GOUVERNEMENT

A.Non-épuisement des voies de recours internes

156.  Selon le Gouvernement, les griefs que les requérants tirent des articles 2 et 6 de la Convention devraient être déclarés irrecevables car les intéressés n'ont pas engagé d'action au civil pour réclamer réparation des préjudices subis à raison du décès du couple. Le Gouvernement, par l'intermédiaire des services du procureur général, aurait pris des mesures positives pour faciliter cette action au civil en proposant à titre gracieux aux requérants le paiement de leurs frais de justice, ce qui leur aurait permis de surmonter les difficultés éventuelles dues à l'absence de régime d'aide judiciaire à Chypre pour introduire une procédure civile. Quand bien même cette absence n'a jamais été un obstacle pour un plaideur à Chypre, l'offre, une fois acceptée, aurait donné aux requérants l'occasion réelle d'intenter une action en dommages-intérêts devant un tribunal interne. Les intéressés ayant implicitement rejeté cette offre en maintenant leur requête à la Commission, le Gouvernement aurait été fondé à la retirer.

Devant la Cour, le Gouvernement soutient que les requérants ne sauraient affirmer avoir épuisé tous les recours effectifs du simple fait de leur participation à la procédure devant la commission d'enquête interne, cet organe n'étant pas habilité à octroyer réparation.

157.  Les requérants affirment que l'essentiel de leurs griefs concerne la mort infligée illégalement au couple Andronicou-Constantinou. Par conséquent, la voie de recours effective et appropriée aurait été l'ouverture de poursuites pénales contre les policiers responsables de ces homicides. Ils ont demandé aux autorités de suivre cette voie (paragraphes 95 et 140 ci-dessus), mais le procureur général s'y est refusé au vu des conclusions de la commission d'enquête.


En outre, les intéressés auraient pris une part active à la procédure devant la commission d'enquête et l'objet d'une action civile en dommages-intérêts n'aurait pas été plus large que celui de ladite commission. Au demeurant, l'absence d'un régime d'aide judiciaire dans l'Etat défendeur pour engager une procédure civile a joué en leur défaveur vu leurs maigres ressources financières. Quant à l'offre gracieuse d'aide judiciaire formulée par le procureur général, elle ne saurait passer pour remplacer un régime d'assistance judiciaire géré en toute indépendance et, du reste, l'offre a été arbitrairement retirée six semaines après avoir été formulée. Les requérants font également valoir qu'une procédure civile dans l'Etat défendeur peut durer jusqu'à huit ans, ce que nie le Gouvernement devant la Cour.

158.  La Commission, dans sa décision de recevabilité, a estimé que les requérants avaient épuisé les recours internes puisque le procureur général avait rejeté leur demande d'engager une action pénale. Devant la Cour, son délégué a déclaré que les intéressés n'avaient effectivement aucune chance de réussir dans une action civile en dommages-intérêts compte tenu des conclusions de la commission d'enquête interne.

159.  La Cour rappelle que, selon la règle de l'épuisement des voies de recours internes fixée à l'article 26 de la Convention, un requérant doit se prévaloir des recours normalement disponibles et suffisants dans l'ordre juridique interne pour lui permettre d'obtenir réparation des violations qu'il allègue. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l'effectivité et l'accessibilité voulues. Cependant, rien n'impose d'user de recours qui ne sont ni adéquats ni effectifs (arrêt Aksoy c. Turquie du 18 décembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-VI, p. 2276, § 52).

160.  La Cour relève que le mandat de la commission d'enquête interne était de procéder à une enquête exhaustive sur les circonstances ayant conduit à la mort du couple et d'établir qui, le cas échéant, en était responsable. La commission n'était pas compétente pour octroyer une réparation même si elle pouvait formuler toutes recommandations ou observations à la lumière de ses conclusions (paragraphes 92 et 151 ci-dessus). Dès lors, la totale participation des requérants à la procédure devant cet organe ne les a pas dispensés en soi de la nécessité d'utiliser les voies de recours internes susceptibles d'apaiser leurs griefs.

161.  Il faut observer à cet égard qu'à l'issue de la clôture de la procédure devant la commission d'enquête les requérants ont de fait demandé au procureur général d'ouvrir une action pénale, mais qu'ils ont essuyé un refus (paragraphe 140 ci-dessus). Ce rejet les a mis dans l'impossibilité d'obtenir d'une juridiction pénale une décision sur le point de savoir si les victimes avaient été tuées illégalement, ce qui est la substance du grief qu'ils tirent de l'article 2 de la Convention. En outre, la Cour souscrit au point de vue du
délégué de la Commission selon lequel les conclusions de la commission d'enquête – qui avait pour président le plus haut magistrat de l'Etat défendeur – pouvaient raisonnablement passer pour décisives sur la question de la responsabilité. Ladite commission est parvenue à ces conclusions dûment motivées sur la base de règles de preuve rigoureuses et après une enquête minutieuse sur les faits (paragraphes 6 et 96 ci-dessus). Certes, ces conclusions ne liaient pas une juridiction civile interne mais, en pratique, elles ôtaient probablement toute chance raisonnable de réussite à une éventuelle action civile en dommages-intérêts ouverte par les requérants. En conséquence, la décision de ces derniers de ne pas accepter l'offre gracieuse d'aide judiciaire faite par le procureur général et de ne pas engager d'action civile sur la foi de cette offre peut, dans ce contexte, passer pour justifiée.

162.  Par ces motifs, la Cour rejette l'exception préliminaire soulevée par le Gouvernement quant au non-épuisement des recours internes pour les deux griefs des requérants.

B.Abus de la procédure

163.  Le Gouvernement soutient que la décision des requérants de s'adresser à la Commission équivalait à un abus du droit de recours individuel vu son intention déclarée de les indemniser aussi généreusement que possible pour la perte de leurs êtres chers. Malgré cette déclaration d'intention et l'ouverture de négociations sur les conditions d'un règlement gracieux, les intéressés ont interrompu les discussions et introduit leur requête à la Commission.

Pour illustrer sa bonne foi quant à un règlement avec les requérants, le Gouvernement attire l'attention de la Cour sur le fait qu'une indemnisation importante avait été convenue à titre gracieux au profit des enfants de Lefteris Andronicou afin de régler une procédure engagée par leur mère. Ce règlement avait eu l'aval d'une juridiction interne.

164.  Le Gouvernement n'a pas approfondi cette exception à l'audience et ni les requérants ni le délégué de la Commission n'ont pris la parole sur ce point.

165.  Selon la Cour, le refus par un requérant d'entamer ou de poursuivre des négociations avec les autorités d'un Etat défendeur sur les conditions d'un règlement amiable concernant la violation alléguée d'un droit garanti par la Convention ne saurait être interprété comme un abus du droit de recours individuel au sens de l'article 27 § 2 de la Convention. En l'espèce, il faut également relever que le règlement proposé ne comportait aucune reconnaissance par le Gouvernement de sa responsabilité dans la mort du couple. Or les requérants avaient la ferme intention d'établir que les autorités étaient effectivement responsables du double homicide. Dans ces conditions, on ne saurait dire que leur refus de parvenir à un accord avec les autorités sur les conditions d'un règlement et leur décision de maintenir leur requête à la Commission aient constitué un abus de la procédure.

En conséquence, la seconde exception préliminaire soulevée par le Gouvernement tombe, elle aussi.

166.  Vu ses conclusions sur les exceptions préliminaires du Gouvernement, la Cour examinera à présent le bien-fondé des griefs que les requérants tirent des articles 2 et 6 de la Convention.

II.SUR LA VIOLATION ALLéGUéE DE L'ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

167.  Les requérants allèguent que l’homicide de Lefteris Andronicou et d'Elsie Constantinou, provoqué par des agents du MMAD (Mihanokiniti Monada Amesis Drasis), constitue une violation de l'article 2 de la Convention, ainsi libellé :

« 1.  Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d'une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

2.  La mort n'est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans le cas où elle résulterait d'un recours à la force rendu absolument nécessaire :

a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l'évasion d'une personne régulièrement détenue ;

c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

168.  Les requérants soutiennent que la force utilisée par les agents du MMAD et ayant conduit au décès des fiancés doit être replacée dans le contexte de la préparation, du contrôle et de la mise en œuvre de l'opération de sauvetage dans son ensemble. Vu les principes établis par la Cour dans son arrêt McCann et autres c. Royaume-Uni du 27 septembre 1995 (série A n° 324), ils affirment que les autorités n'ont pas réduit au minimum le recours à la force meurtrière dans les phases de préparation et de contrôle de leur intervention et que la violence utilisée par les agents pour exécuter l'opération de sauvetage n'était pas, vu les circonstances, strictement proportionnée à l'objectif d'arrêter Lefteris Andronicou et de sauver Elsie Constantinou. Ils prient la Cour de souscrire au constat de la Commission que les autorités de l'Etat défendeur ont violé l'article 2 de la Convention.

169.  Le Gouvernement conteste la conclusion des requérants, en soulignant qu'elle est en contradiction avec les constats de la commission d'enquête interne qui avait instruit de manière approfondie les circonstances ayant conduit à cette double mort tragique. Après avoir entendu pendant quarante-six jours les dépositions de soixante-douze témoins, y compris celles des fonctionnaires clés associés à la préparation, au contrôle et à l’exécution de l'opération de sauvetage, la commission d'enquête a conclu que toute la vigilance requise avait présidé aux phases de préparation et de contrôle et que la force utilisée par les agents nos 2 et 4 était, vu les circonstances, rigoureusement proportionnée au but de protéger la vie d'Elsie Constantinou et leur propre existence contre une menace de violence illégale. Pour parvenir à ces conclusions, le président de la commission d'enquête a tenu compte particulièrement des exigences de l'article 2 de la Convention telles qu'interprétées par la Commission européenne des Droits de l'Homme dans les décisions pertinentes. Certes, il n'avait pas alors le bénéfice de l'arrêt qu'allait rendre la Cour dans l'affaire McCann et autres (loc. cit.), mais les normes juridiques qu'il a appliquées sont pleinement conformes aux principes régissant le recours à la force meurtrière exposés dans cet arrêt.

170.  La Commission constate notamment une défaillance dans la décision des autorités qui, en préparant et en contrôlant l'opération de sauvetage, ont fait appel à des agents du MMAD pour mettre un terme à ce qui était essentiellement une querelle privée. Cette décision a conduit inévitablement à la mort des fiancés et à un usage de la force qui n'était pas absolument nécessaire dans ce contexte. La Commission en conclut que l'Etat défendeur avait méconnu l'article 2 de la Convention.

  1. L'approche de la Cour

Principes généraux

171.  La Cour rappelle que l'article 2 se place parmi les articles primordiaux de la Convention, auquel aucune dérogation au titre de l'article 15 ne saurait être autorisée en temps de paix. A l'instar de l'article 3 de la Convention, il consacre l'une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l'Europe. Il faut donc en interpréter les dispositions de manière étroite. Cette assertion est particulièrement vraie des exceptions définies au paragraphe 2 qui s'appliquent non seulement au fait de donner intentionnellement la mort, mais aussi aux situations dans lesquelles il est permis d'avoir recours à la force, ce qui peut conduire à donner la mort involontairement. Le recours à la force doit cependant être rendu « absolument nécessaire » pour atteindre l'un des objectifs mentionnés aux alinéas a), b) ou c).

A cet égard, l'emploi des termes « absolument nécessaire » figurant à l'article 2 § 2 indique qu'il faut appliquer un critère de nécessité plus strict et impérieux que celui normalement visé pour déterminer si l'intervention de l'Etat est « nécessaire dans une société démocratique » au regard du
paragraphe 2 des articles 8 à 11 de la Convention. La force utilisée doit en particulier être strictement proportionnée aux buts mentionnés au paragraphe 2 a), b) et c) de l'article 2

De surcroît, reconnaissant l'importance de cette disposition dans une société démocratique, la Cour doit se former une opinion en examinant avec la plus grande attention les cas où l'on inflige la mort, notamment lorsque l'on fait un usage délibéré de la force meurtrière, et prendre en considération non seulement les actes des agents de l'Etat qui y ont eu recours, mais également l'ensemble des circonstances de l'affaire, notamment la préparation et le contrôle des actes en question (arrêt McCann et autres précité, pp. 45–46, §§ 147–150).

172.  La Cour adopte les principes indiqués ci-dessus pour apprécier la légalité au regard de l'article 2 de la Convention des actions menées par les autorités et qui ont conduit au décès des fiancés. D'ailleurs les comparants n'ont pas contesté l'applicabilité de ces principes aux faits litigieux.

L'établissement des faits

173.  Dans la procédure devant la Cour, ni les requérants ni le Gouvernement n'ont contesté les faits tels que la Commission les a établis. Cela étant et la Commission ayant eu en mains tous les éléments clés, notamment les procès-verbaux des dépositions des témoins examinés par la commission d'enquête interne (paragraphe 6 ci-dessus), la Cour estime que les faits établis par la Commission et exposés aux paragraphes 9 à 91 ci-dessus donnent une version exacte et fiable des circonstances de la cause.

174.  En revanche, requérants et Gouvernement diffèrent radicalement quant aux conclusions à tirer de ces faits au regard de l'article 2 de la Convention. La Cour doit tenir dûment compte de ce que la commission d'enquête interne a appliqué essentiellement les mêmes principes juridiques que la Commission européenne lorsqu'elle a apprécié la préparation, le contrôle et la mise en œuvre de l'opération de sauvetage sous l'angle des exigences de l'article 2 (paragraphe 139 ci-dessus) et a pleinement motivé ses conclusions. Il faut observer cependant que la fonction première de la commission d'enquête était d'évaluer la responsabilité éventuelle des personnes directement ou indirectement concernées par la préparation, le contrôle et l’exécution de l'opération, ce qui n'est pas le rôle de la Cour en l'espèce. Celle-ci estime dès lors que, dans ces conditions, elle doit décider pour elle-même si les faits établis par la Commission révèlent une violation de l'article 2. Conformément à sa pratique habituelle, elle examinera donc
les questions qui se posent à la lumière des éléments que lui ont fournis les requérants et le Gouvernement et, au besoin, qu'elle se procure d'office (arrêt Irlande c. Royaume-Uni du 18  janvier 1978, série A n° 25, p. 64, § 160).

1.Préparation et contrôle de l'opération de sauvetage

a)Arguments des comparants

i.Les requérants

175.  Les requérants prétendent que les négociations entre les autorités et Lefteris Andronicou étaient mal coordonnées et lacunaires en ce qui concerne leur direction et leur conduite. La responsabilité du déroulement des négociations a été confiée à un policier, A. Nikolaidis, qui a reconnu n'avoir aucune expérience de ce genre de situations (paragraphe 25 ci-dessus). A un moment même, il menaça bel et bien d'enfoncer la porte de l'appartement de Lefteris Andronicou, sapant ainsi les assurances qu'il avait antérieurement données à ce dernier (paragraphe 50 ci-dessus). Des négociateurs bien formés étaient en réalité sur place mais n'ont jamais été utilisés. En ne s'assurant pas du concours d'un psychologue, on a confié au négociateur de la police le soin d'apprécier l'état d'esprit et les intentions de Lefteris Andronicou à partir des conversations que des tiers et lui-même avaient avec l'intéressé, ainsi qu'à partir des appels au secours d'Elsie Constantinou. En outre, les autorités n'ont pas prévu de liaison téléphonique distincte entre le négociateur de la police et Lefteris Andronicou, si bien que la ligne était parfois occupée lorsque le policier tentait d'appeler. Un interlocuteur a de fait cherché à effrayer Lefteris Andronicou pour qu’il libère sa fiancée (paragraphe 45 ci-dessus). Les autorités ont également laissé les négociations se dérouler avec une foule de badauds pour toile de fond. Il y avait aussi tout autour de l'appartement une forte présence policière qui n'a fait qu’augmenter la pression sur Lefteris Andronicou, d'autant que ce dernier a demandé à plusieurs reprises à la police de se retirer des alentours de son appartement.

Selon les requérants, bien que la police ait été sur les lieux à partir de 10 h 30 le matin du 24 décembre et ait eu amplement le temps et l'occasion de désamorcer l'incident, le fait que l’on n’a pas mené convenablement les négociations a permis à une querelle essentiellement domestique de se transformer en une véritable crise et a conduit à la décision de monter une opération de sauvetage en faisant appel à des agents du MMAD à l'exclusion d'autres solutions comportant moins de risques pour la vie humaine. Les requérants soulignent l'avis donné à cet égard par M. Bagg, expert, devant la commission d'enquête (paragraphes 98–99 ci-dessus).

176.  La décision d'utiliser les agents du MMAD, entraînés pour tuer si on leur tire dessus, fut une erreur fondamentale dans la phase de préparation et de contrôle de l'opération de sauvetage. C'est à tort que les autorités ont déduit des négociations la conclusion que Lefteris Andronicou avait le projet bien arrêté de tuer sa fiancée à minuit puis de se suicider et que le fusil de chasse pouvait ne pas être la seule arme en sa possession. Or les mêmes autorités n'ont pas cherché à confirmer ces idées préconçues alors qu'en réalité rien n'indiquait concrètement qu'elles fussent fondées. Lefteris Andronicou n'a en vérité jamais affirmé catégoriquement qu'il tuerait Elsie Constantinou à minuit et jamais non plus été vu en possession d'aucune arme hormis le fusil de chasse. Le fait que les autorités n'aient pas exercé toute la vigilance voulue pour évaluer les informations à leur disposition a donné lieu à la situation suivante : les agents du MMAD ont pénétré dans l'appartement en étant mentalement préparés à se heurter à une personne sur le point de tuer son otage et détenant d'autres armes. Cette erreur fondamentale dans la préparation et le contrôle de l'opération a été aggravée par la décision de munir de mitraillettes l'équipe d'intervention et d'envoyer ses agents dans une pièce mal éclairée mesurant 5 m sur 3,60 m et sans lui donner d'instructions claires sur la manière de réagir dans le cas où Lefteris Andronicou ne lâcherait pas Elsie Constantinou.

177.  Cela étant, les requérants font valoir que la préparation et le contrôle de l'opération de sauvetage ont été menés d'une manière qui ne répondait pas aux critères exigés par l'article 2 de la Convention.

ii.Le Gouvernement

178.  Le Gouvernement soutient que les policiers ont continuellement gardé la maîtrise de la situation sur les lieux du drame. Les négociations ont été menées au mieux, vu les circonstances, par un policier expérimenté qui avait réussi à entrer en contact avec Lefteris Andronicou. Il était par ailleurs justifié de s'assurer pour les négociations du concours de la famille de Lefteris Andronicou, de ses amis et anciens employeurs car ces personnes lui étaient proches et leur influence éventuelle ne pouvait pas être sous-estimée. La décision de recourir à des agents du MMAD n'a été prise qu'après l'échec des négociations envisagées et lorsqu'il apparut clairement, à partir de l'attitude menaçante de Lefteris Andronicou et des appels à l'aide de sa fiancée, que le premier se proposait de tuer celle-ci à un moment et à une date hautement symboliques, puis de se donner la mort. Cette conclusion est en réalité corroborée par le fait que, lorsque les agents du MMAD sont entrés dans l'appartement, l'intéressé a tiré deux balles dont l'une visait et a touché Elsie Constantinou.

Le Gouvernement affirme qu'il est inexact de voir dans le MMAD une unité spécialement et exclusivement entraînée pour des opérations de guerre et de lutte contre le terrorisme. En réalité, l'opération de sauvetage a été préparée de manière à éviter le recours aux armes et en ayant à l'esprit la protection des vies humaines. Elle ne tendait qu'à libérer Elsie Constantinou et arrêter Lefteris Andronicou sur la base de la surprise, de la rapidité et de la précision dans l'exécution. Le souci d'éviter de blesser les fiancés a conduit en fait à la décision d'utiliser des gaz lacrymogènes plutôt que des grenades déflagrantes. Les agents du MMAD ont reçu en outre des instructions claires de ne recourir qu'à une force rigoureusement proportionnée et de ne faire feu que si la vie de la jeune femme ou la leur était en danger. Il n'était pas non plus déraisonnable de les équiper de mitraillettes car celles-ci étaient munies de torches pouvant éclairer le salon. Le Gouvernement conteste également l'affirmation des requérants selon laquelle les autorités auraient fait preuve de négligence en disant à l'équipe d'intervention que Lefteris Andronicou pouvait détenir d'autres armes en dehors d'un fusil de chasse à deux coups. Il soutient que cette éventualité ne pouvait raisonnablement pas être exclue dans les circonstances de l'affaire et que les agents du MMAD avaient besoin d'en être conscients.

179.  Aussi le Gouvernement prie-t-il la Cour d'adopter les conclusions du président de la commission d'enquête dont l'appréciation exhaustive des éléments de preuve fournis par témoins et experts l'a conduit à conclure, sur la base des principes juridiques requis, que l'équipe de sauvetage avait témoigné de la vigilance voulue dans la préparation et le contrôle de l'opération.

iii.La Commission

180.  Tout en reconnaissant qu'il fallait faire la part des erreurs de jugement et omissions qui avaient pu se produire dans la manière dont les autorités avaient géré la situation, vu l'atmosphère de crise qui s’était développée tout au long de cette journée, la Commission conclut néanmoins que la décision de faire appel à des agents du MMAD pour traiter d'une querelle domestique viciait fondamentalement la préparation et le contrôle de l'opération. Ces hommes sont en effet entraînés à tirer pour tuer lorsqu'ils se sentent en danger. Les équiper de mitraillettes, les avertir que Lefteris Andronicou pouvait détenir d'autres armes alors même qu'aucun indice ne le donnait à penser, et les envoyer dans une petite pièce mal éclairée pour effectuer l'opération étaient des circonstances qui exposaient le couple au risque évident d'être blessé ou tué. C'est pourquoi les autorités n'ont pas programmé et contrôlé l'opération de façon à réduire au minimum le recours à la force meurtrière.

Devant la Cour, le délégué de la Commission a également critiqué la manière chaotique dont la phase de négociations avait été menée. Le fait que les autorités n'ont pas utilisé un négociateur dûment formé, ni réglementé les contacts de tiers avec Lefteris Andronicou, ni éloigné la foule de badauds amassée autour de l'appartement, laisse supposer un manque de professionnalisme. Au surplus, les autorités, en se formant l'idée que Lefteris Andronicou envisageait de tuer la jeune femme, n'ont pas accordé suffisamment de poids à ses déclarations selon lesquelles il la libérerait à condition que la police se retirât des lieux. En outre, l'erreur sur l'horaire de livraison de la nourriture contenant des somnifères et le fait de n'avoir pas veillé à la présence d'une ambulance sur les lieux sont deux éléments qui indiquent bien comment l'opération a été mal gérée.

b)L'appréciation par la Cour de l'opération de sauvetage

181.  L'unique souci de la Cour doit être d'évaluer si, dans ces conditions, la préparation et le contrôle de l'opération de sauvetage, y compris la décision d'utiliser des agents du MMAD, montrent que les autorités ont déployé la vigilance voulue pour s'assurer que toute mise en danger des vies d'Elsie Constantinou et de Lefteris Andronicou avait été réduite au minimum et que les autorités n'ont pas fait preuve de négligence dans le choix des mesures prises. La Cour ne juge dès lors pas opportun d'examiner, avec le bénéfice du recul, l’avantage d’une tactique de rechange, par exemple l'administration de drogues dans la nourriture de Lefteris Andronicou tôt dans l'après-midi du 24 décembre ou le recours à des psychologues en cours de négociations, ni de substituer son propre point de vue à celui des autorités confrontées à un dilemme sans précédent dans l'Etat défendeur et à la nécessité de prendre des mesures décisives pour sortir de l'impasse. Il faut relever que des stratégies de rechange ont en fait été examinées et analysées devant la commission d'enquête interne et que les avis des experts différaient quant à l'opportunité d'y recourir dans ces circonstances (paragraphes 97–101 ci-dessus).

182.  En procédant à son évaluation de la phase de préparation et de contrôle de l'opération sous l'angle de l'article 2 de la Convention, la Cour doit considérer tout particulièrement le contexte dans lequel l'accident s'est produit ainsi que la manière dont la situation a évolué au fil de la journée.

183.  En ce qui concerne le contexte, les autorités ont bien compris qu'elles avaient affaire à un jeune couple et non pas à des criminels endurcis ou à des terroristes. Les négociations et la décision de négocier jusqu'au dernier moment indiquent manifestement qu'elles n'ont jamais perdu de vue que l'incident avait son origine dans une « querelle d'amoureux » et que cet élément devait être pris en compte si, en fin d'analyse, il apparaissait que la force devrait être utilisée pour libérer Elsie Constantinou. Vu le contexte, il n'était pas déraisonnable pour les autorités de s'attacher le concours de la famille et des amis de Lefteris Andronicou afin de mettre un terme à la situation.

Il faut aussi relever que les autorités ont essayé de mettre fin à l'incident en usant de persuasion et de dialogue jusqu'à la dernière minute. Le négociateur de la police a poursuivi ses tentatives dans la dernière phase de l'incident pour assurer à Lefteris Andronicou qu'aucun mal ne lui serait fait s'il libérait la jeune femme. Des instructions ont en réalité été données, lors d'une réunion qui a pris fin à 23 heures, de retarder la participation des agents du MMAD aussi longtemps que possible pour permettre aux négociations de se poursuivre (paragraphe 55 ci-dessus). Cet effort soutenu des autorités pour résoudre le problème par la négociation montre qu'elles avaient le souci profond de ne recourir aux agents du MMAD qu'en dernière ressource.

S'il a pu y avoir des défaillances en ce que, par exemple, on n’a pas éloigné les badauds ou prévu de liaison téléphonique spéciale entre le négociateur de la police et Lefteris Andronicou, la Cour estime néanmoins qu'en général les négociations ont été menées d'une manière pouvant passer pour raisonnable vu les circonstances.

184.  Indépendamment du caractère domestique de la querelle, la situation s'est progressivement développée, selon les autorités présentes, en une crise grosse de dangers et exigeant des décisions cruciales. L'intransigeance de Lefteris Andronicou face au négociateur, son ton menaçant ainsi que les appels à l'aide de la jeune femme ont persuadé les autorités qu'il avait l'intention de la tuer et de se suicider à minuit. Certes, Lefteris Andronicou n'a jamais annoncé qu'il tuerait Elsie Constantinou : il a simplement menacé de le faire si la police pénétrait dans son appartement. Néanmoins, les autorités ne pouvaient raisonnablement ignorer les cris de la jeune femme hurlant que sa vie était en danger. Il faut souligner qu'une heure avant minuit, on entendait toujours Elsie Constantinou crier que Lefteris Andronicou allait la tuer (paragraphe 59 ci-dessus) et que l'intéressé avait déjà montré sa capacité de violence en frappant sa fiancée (paragraphe 16 ci-dessus). Dans ces conditions et sachant que Lefteris Andronicou était armé, les autorités pouvaient raisonnablement estimer qu'à l'approche de minuit, les négociations avaient échoué et qu'il fallait tenter de pénétrer dans l'appartement, désarmer et arrêter Lefteris Andronicou pour libérer Elsie Constantinou.

185.  La Cour estime justifiée la décision des autorités de faire appel aux agents du MMAD dans le contexte tel qu'il était perçu à l'époque. Le recours aux compétences d'une unité fortement entraînée sur le plan professionnel paraît totalement normal vu la nature de l'opération envisagée. La décision d'appeler le MMAD a du reste été envisagée comme dernière ressource. Elle a été examinée à la fois au plus haut niveau de la chaîne de commandement de la police et au niveau ministériel (paragraphe 55 ci-dessus), pour n'être mise en œuvre que lorsque les négociations eurent échoué et que, comme indiqué ci-dessus, il y eut raisonnablement lieu de penser que la vie de la jeune femme était en danger imminent. S'il est exact que les agents en question étaient entraînés pour tuer si on leur tirait dessus, il faut noter qu'ils avaient reçu des instructions claires quant au moment de se servir de leurs armes. On leur a dit de n'utiliser qu'une force proportionnée et de ne tirer que si la vie d'Elsie Constantinou ou la leur était en danger (paragraphe 38 ci-dessus).

Il y a lieu d’observer que le plan de l'opération n'a jamais prévu d'utiliser les armes et qu'en réalité les autorités tenaient foncièrement à éviter tout danger pour le couple (paragraphes 38 et 54 ci-dessus). Il n'était cependant pas déraisonnable d'alerter les agents du MMAD sur les risques qui les attendaient et de leur donner de sérieuses instructions sur l'usage des armes à feu. Il faut souligner en outre que ces agents n'ont pas en fait été informés que Lefteris Andronicou détenait des armes autres que le fusil de chasse. On leur a dit simplement que cette possibilité ne pouvait pas être exclue (paragraphe 38 ci-dessus). Vu sous cet angle, le message pouvait raisonnablement passer pour un avertissement aux intéressés de se montrer extrêmement prudents dans la réalisation de l'opération.

Quant à la décision de doter les agents de mitraillettes, il faut souligner une fois de plus que l'utilisation d'une quelconque arme à feu n'a jamais été prévue dans l'exécution du plan. Cependant, étant donné que Lefteris Andronicou était pourvu d'un fusil de chasse à deux coups et qu'il n'était pas exclu qu'il eût d'autres armes, les autorités devaient parer à toute éventualité. On pourrait ajouter que les mitraillettes avaient l'avantage d'être munies de projecteurs devant permettre aux agents de surmonter d'éventuelles difficultés à identifier l'emplacement exact où se trouvait la jeune femme dans une pièce obscure emplie de gaz lacrymogène et ce, tout en gardant les mains libres pour contrôler leurs armes au cas où ils seraient l'objet de tirs. De plus, l'utilisation par les agents de leurs mitraillettes était soumise aux mêmes instructions claires que celles valables pour l'utilisation de leurs pistolets (paragraphe 38 ci-dessus).

186.  Eu égard aux considérations qui précèdent, la Cour estime qu'il n'a pas été démontré que l'opération de sauvetage n'ait pas été programmée et organisée de manière à réduire autant que possible tout risque pour la vie des deux intéressés.

2.L'usage de la force : l'action des agents nos 2 et 4

a)Arguments des comparants

i.Les requérants

187.  Les requérants soutiennent que la force utilisée par les agents nos 2 et 4 était supérieure à celle qui était absolument nécessaire pour sauver Elsie Constantinou et arrêter Lefteris Andronicou, ou pour préserver la vie d'Elsie Constantinou et la leur. Lorsque l'agent n° 2 est entré dans le salon, il a vu qu'Elsie Constantinou se tenait debout devant son fiancé. Il n'a nullement essayé de vérifier si ce dernier était armé à ce moment-là. Sans apprécier la situation, il a tiré deux à trois fois d'abord, puis encore dix fois dès que Lefteris Andronicou a commencé à glisser au sol. Or jamais Lefteris Andronicou n'a fait de mouvement menaçant comme pour utiliser ou atteindre une arme. Tous les tirs l'ont visé au-dessus de la ceinture et venaient d'une mitraillette. L'agent n° 4 s'est associé aux tirs alors que Lefteris Andronicou était à ce moment-là affaissé à terre et que rien n'indiquait qu'il fût armé. L'agent n° 4 a néanmoins tiré seize coups de mitraillette au total.

Selon les requérants, en dirigeant un tir de mitraillette dans un espace restreint et mal éclairé, les agents risquaient très fortement de tuer Elsie Constantinou et l'ont effectivement tuée. Aucun d'eux n'aurait fait preuve dans le maniement des armes à feu du degré de prudence que l'on exige de responsables de l'application des lois dans une société démocratique. Ce serait délibérément qu'ils ont tué Lefteris Andronicou, sur l'idée erronée et infondée, que ne justifierait aucun motif objectif ou subjectif, qu'il représentait une menace pour la vie d'Elsie Constantinou ou pour la leur.

ii.Le Gouvernement

188.  Le Gouvernement soutient que la force utilisée par les agents nos 2 et 4 était rigoureusement proportionnée à l'objectif de sauver Elsie Constantinou et de protéger leur propre vie dans les circonstances auxquelles ils étaient confrontés. Lefteris Andronicou a ouvert le feu sur l'agent n° 1 et l'a blessé. Ce dernier est tombé à la renverse en bousculant l'agent n° 3. L’agent n° 2 a entendu le coup de feu et vu ses collègues tomber. Il a pensé de manière justifiable que Lefteris Andronicou avait tué l'agent n° 1 et sérieusement blessé l'agent n° 3. Il est entré dans la pièce de devant, qui se trouvait dans l'obscurité. Il n'est pas déraisonnable qu'il ait allumé la torche dont était munie sa mitraillette pour éclairer la pièce. Pensant que Lefteris Andronicou tenait toujours un fusil dans lequel il lui restait une cartouche, et bien qu'il n'ait pas vu le fusil, l'agent n° 2 a tiré deux à trois coups dans sa direction. Lefteris Andronicou s'est déplacé, tirant Elsie Constantinou avec lui et se servant d'elle comme d'un bouclier humain. L'agent n° 2 a alors tiré d'autres salves visant aussi précisément que possible la partie supérieure du corps de Lefteris Andronicou. Il a continué à faire feu pour neutraliser tout risque éventuel que pourrait encore présenter Lefteris Andronicou soit pour la vie de la jeune femme, soit pour celle de ses collègues s'il possédait d'autres armes. L'agent n° 2 a tiré au total treize coups. L'agent n° 4 n'a pas voulu témoigner devant la commission d'enquête en invoquant son droit de ne pas s'incriminer lui-même. Selon le Gouvernement, le nombre total de balles tirées par les deux agents était sans importance dans ce contexte puisqu'il était considéré comme nécessaire pour mettre l'intéressé dans l'impossibilité de tuer.

189.  Le Gouvernement a insisté sur le fait que si Lefteris Andronicou n'avait pas ouvert le feu sur les premiers agents qui sont entrés dans l'appartement, la tragédie aurait été évitée. Selon lui, le recours à la force meurtrière pour mettre un terme à la situation n'a jamais été prévu dans la programmation de l'opération de sauvetage et les agents du MMAD avaient reçu des instructions claires sur le moment d'utiliser leurs armes (paragraphe 38 ci-dessus). Vu la réaction de Lefteris Andronicou, la seule solution offerte aux agents nos 2 et 4 aurait été de tirer sur lui pour préserver la vie de la jeune femme et la leur.

Le Gouvernement prie la Cour de ne pas évaluer, avec le bénéfice du recul, si la force utilisée était ou non absolument nécessaire vu les circonstances, mais de tenir compte de la situation à laquelle étaient confrontés les agent nos 2 et 4 au moment crucial et de la nécessité où ils étaient de réagir, dans l'angoisse de l'instant, sur la base de l'idée, nourrie de manière honnête et raisonnable, que des vies humaines étaient en danger. A cet égard, le Gouvernement rappelle que la commission d'enquête interne, après avoir enquêté à fond sur les circonstances des tirs mortels, a conclu sur la base des exigences de l'article 2 de la Convention telles qu'interprétées par la Commission européenne des Droits de l'Homme dans son rapport adopté au titre de l'article 31 de la Convention le 4 mars 1994 dans l'affaire McCann, Farrell et Savage (requête n° 18984/91) que le recours à la force ayant abouti aux deux décès n'était rien d'autre qu'une mesure absolument nécessaire pour sauver Elsie Constantinou et un acte de légitime défense pour l'équipe d'intervention et qu'il se justifiait dès lors au regard de l'article 2 § 2 a) de la Convention.

iii.La Commission

190.  La Commission estime que le recours à la force meurtrière dans ces conditions évidentes et les homicides qui en sont résultés étaient inévitablement liés à la décision des autorités de confier aux agents du MMAD la mise en œuvre de l'opération de sauvetage. Ces agents, entraînés à tirer pour tuer lorsqu'ils se sentent en danger, avaient été équipés de mitraillettes. Il est clair que les agents nos 2 et 4 ont ouvert le feu en réaction aux tirs de Lefteris Andronicou et croyant que l'agent n° 1 avait été tué et l'agent n° 3 gravement blessé. Ils pensaient également que Lefteris Andronicou disposait encore d'une cartouche car la succession des deux tirs avait été très rapide. La situation a déclenché automatiquement le réflexe acquis à leur entraînement. La force qu'ils ont utilisée devait presque inévitablement provoquer la mort à la fois de Lefteris Andronicou et d'Elsie Constantinou. Selon la Commission, le nombre de projectiles tirés par les deux agents démontre une réaction qui n'était pas assortie des précautions dans le maniement des armes à feu que l'on est en droit d'attendre de responsables de l'application des lois dans une société démocratique, même lorsqu'il s'agit de faire face à une personne menaçant la vie d'autrui.

La Commission conclut dès lors que la mort d'Elsie Constantinou et celle de Lefteris Andronicou résultaient d'un recours à la force qui n'était pas absolument nécessaire pour assurer la défense d'autrui contre une violence illégale ou pour effectuer une arrestation régulière au sens de l'article 2 § 2 a) et b) de la Convention.

b)L'appréciation par la Cour de l'usage de la force

191.  La Cour rappelle sa constatation précédente, à savoir que l'opération de sauvetage était montée dans l'unique but de libérer Elsie Constantinou et d'arrêter Lefteris Andronicou et de manière à réduire le plus possible les risques de mort par recours à la force meurtrière (paragraphe 186 ci-dessus). Il faut remarquer que l'usage de cette force par les agents du MMAD dans ces conditions était le résultat direct de la réaction violente de Lefteris Andronicou lors de l'attaque de son appartement. Ce dernier a cherché à tuer le premier agent qui est entré dans la pièce.

La commission d'enquête a conclu, sur la base des éléments de preuve à sa disposition, que Lefteris Andronicou a en réalité tiré la seconde cartouche sur Elsie Constantinou (paragraphe 134 ci-dessus). Sa réaction a dès lors induit une situation dans laquelle des décisions devaient être prises en quelques fractions de seconde pour écarter le danger, réel et imminent, qu'il présentait pour Elsie Constantinou et pour les membres de l'équipe d'intervention. L'agent n° 2 a pensé que Lefteris Andronicou avait tué l'un de ses collègues, en avait blessé un autre et n'avait pas encore tiré la seconde cartouche de son fusil de chasse. Quand il est entré dans la pièce, il a vu Lefteris Andronicou tenant sa fiancée et paraissant faire un geste menaçant. Il pensait également que Lefteris Andronicou pouvait avoir d'autres armes. Il s'est avéré ensuite qu'il n'en était rien et que Lefteris Andronicou ne tenait pas le fusil de chasse lorsque l'agent n° 2 est entré.

192.  La Cour reconnaît cependant, conformément aux conclusions de la commission d'enquête, que les agents nos 2 et 4 croyaient de bonne foi dans ces conditions qu'il était nécessaire de tuer Lefteris Andronicou pour sauver Elsie Constantinou et leur propre vie et de tirer sur lui à plusieurs reprises pour supprimer tout risque qu’il ne s’empare d'une arme. Elle relève à cet égard que l'usage de la force par des agents de l'Etat pour atteindre l'un des objectifs énoncés au paragraphe 2 de l'article 2 de la Convention peut se justifier au regard de cette disposition lorsqu'il se fonde sur une conviction honnête considérée, pour de bonnes raisons, comme valable à l'époque des événements mais qui se révèle ensuite erronée. Affirmer le contraire imposerait à l'Etat et à ses agents chargés de l'application des lois une charge irréaliste qui risquerait de s'exercer aux dépens de leur vie et de celle d'autrui (arrêt McCann et autres précité, pp. 58–59, § 200).

Il est manifestement regrettable qu'une si grande puissance de feu ait été utilisée dans ces conditions pour neutraliser un quelconque risque provenant de Lefteris Andronicou. La Cour ne saurait toutefois, en réfléchissant dans la sérénité des délibérations, substituer sa propre appréciation de la situation à celle des agents qui devaient réagir, dans le feu de l'action, à ce qui était pour eux une opération unique et sans précédent de sauvetage d'une vie humaine. Les intéressés étaient habilités à tirer dans ce but et à prendre toutes mesures que, de bonne foi, ils estimaient raisonnablement nécessaires pour éliminer tout risque soit pour la vie de la jeune femme, soit pour leur vie propre. Il est apparu à la commission d'enquête que seules deux des balles tirées par les agents ont effectivement touché Elsie Constantinou. Si elles se sont malheureusement révélées mortelles, il faut reconnaître que la précision du tir des agents était entravée par le fait que Lefteris Andronicou s'accrochait à Elsie Constantinou et l'exposait par là même au danger.

193.  La Cour estime dès lors que l'usage d'une force meurtrière dans ces conditions, tout regrettable qu'il fût, n'a pas dépassé ce qui était « absolument nécessaire » pour défendre la vie d'Elsie Constantinou et celle des agents du MMAD et ne constituait pas une méconnaissance par l'Etat défendeur de ses obligations au regard de l'article 2 § 2 a) de la Convention.

B. Conclusion générale de la Cour

194.  Eu égard à ses constatations sur la préparation et le contrôle de l'opération de sauvetage et sur la force utilisée, la Cour conclut que, dans les circonstances de l'espèce, l'homicide du couple a été la conséquence de l'usage d'une force qui ne dépassait pas celle qui était absolument nécessaire pour défendre des personnes contre la violence illégale au sens de l'article 2 § 2 a) de la Convention et pour effectuer une arrestation régulière au sens de l'article 2 § 2 b).

III.SUR LA VIOLATION ALLéGUéE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

195.  Les requérants se plaignent de ce que, vu leur manque de ressources financières adéquates, l'absence dans l'Etat défendeur d'un régime d'aide judiciaire pour engager une procédure civile s'est traduite par leur incapacité à poursuivre en dommages-intérêts les responsables du décès des leurs. Ils prétendent dès lors s'être vu refuser l'accès à un tribunal, en violation de l'article 6 § 1 de la Convention, dont la partie pertinente dispose :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...) »

196.  Ils auraient été fondés à refuser l'offre gracieuse que leur a formulée le Gouvernement de rembourser les frais de justice nécessaires pour engager une action en responsabilité civile. Tout d'abord, l'offre leur ayant été faite par la partie qu'ils voulaient assigner en justice ne saurait dès lors être considérée comme palliant l'absence d'un système d'aide judiciaire géré indépendamment des parties au litige et accordant une possibilité de contrôler en toute impartialité les décisions concernant l'évaluation de leurs ressources. Deuxièmement, l'offre, faite le 7 juin 1995, a été retirée de manière soudaine et arbitraire le 20 juillet 1995, deux semaines après que la Commission eut déclaré leur requête recevable. Les intéressés n'avaient jamais été informés que l'offre était assortie d’un délai.

197.  En se référant à la jurisprudence de la Cour, le Gouvernement affirme de son côté que la garantie d'un accès effectif à un tribunal au sens de l'article 6 § 1 de la Convention n'oblige pas l'Etat contractant à mettre en œuvre un régime d'aide judiciaire complet aux fins de permettre des procès civils. Malgré l'absence d'une telle obligation, le procureur général avait fait aux requérants une offre ad hoc d'aide judiciaire pour leur permettre d'engager une action civile. Si les intéressés avaient accepté l'offre, ils auraient effectivement eu accès à un tribunal pour faire décider de leur droit à réparation pour la perte subie en raison du décès des leurs.

198.  La Commission ne constate à cet égard aucune violation de l'article 6 § 1 de la Convention. Le Gouvernement a bien offert aux requérants une aide judiciaire, certes gracieuse. Etant donné que les intéressés en avaient besoin pour engager une action civile vu leur manque de moyens financiers, on aurait pu s'attendre à ce qu'ils acceptent l'offre. Comme ils ne l’ont pas fait, ils ne peuvent plus se plaindre d'un défaut d'aide judiciaire.

199.  La Cour observe que si l'article 6 § 1 de la Convention garantit aux plaideurs un droit effectif d'accès aux tribunaux pour les décisions relatives à leurs « droits et obligations de caractère civil », il laisse à l'Etat le choix des moyens à employer à cette fin. L'instauration d'un système d'aide judiciaire en constitue un, mais il y en a d'autres. Quoi qu'il en soit, il n'appartient pas à la Cour de dicter les mesures à prendre, ni même de les indiquer. La Convention se borne à exiger que l'individu jouisse de son droit effectif d'accès à la justice selon des modalités non contraires à l'article 6 § 1 (arrêt Airey c. Irlande du 9 octobre 1979, série A n° 32, pp. 14–15, § 26).

200.  La Cour, comme la Commission, considère que l'offre formulée par le procureur général à titre gracieux le 7 juillet 1995 fournissait une solution pour aider les requérants à surmonter leur manque de ressources. Il est surprenant que les intéressés n'aient pas profité immédiatement de l'offre étant donné leur besoin d'aide financière pour engager la procédure et leur détermination à poursuivre les autorités. Il est important de relever à cet égard qu'ils n'ont pas hésité à accepter l'offre antérieure faite par le Gouvernement de couvrir les frais et dépens engagés à raison de leur participation à la procédure devant la commission d'enquête.


201.  Dans ces conditions, les requérants ne sauraient soutenir qu’ils n’ont eu un accès effectif à un tribunal au sens de l'article 6 § 1 de la Convention, étant entendu que cette disposition ne garantit pas aux plaideurs une issue favorable. Il n'y a dès lors pas eu violation de l'article 6 § 1.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1.Rejette, à l’unanimité, l'exception préliminaire du Gouvernement quant à un abus de la procédure ;

2.Rejette, par sept voix contre deux, l'exception préliminaire du Gouvernement quant au non-épuisement des voies de recours internes ;

3.Dit, par cinq voix contre quatre, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 2 de la Convention ;

4.Dit, à l’unanimité, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 de la Convention.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 9 octobre 1997.

Signé : Rolv Ryssdal

Président

Signé : Herbert Petzold

Greffier

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51 § 2 de la Convention et 55 § 2 du règlement B, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion partiellement concordante et partiellement dissidente de Mme Palm ;

– opinion partiellement concordante et partiellement dissidente de M. Pekkanen ;

– opinion partiellement concordante et partiellement dissidente de M. Mifsud Bonnici ;

– opinion partiellement concordante et partiellement dissidente de M. Jungwiert ;

– opinion dissidente de M. Pikis.

Paraphé : R. R.
Paraphé : H. P.


GOPINION PARTIELLEMENTconcordante
et partiellement DISSIDENTE
DE Mme LE JUGE PALM

(Traduction)

Je ne puis me rallier à la majorité qui estime que l'article 2 de la Convention n'a pas été violé en l'occurrence.

Je souscris aux principes généraux énoncés au paragraphe 171 de l'arrêt. Je ne puis en revanche partager l'opinion selon laquelle l'application de ces principes aux faits litigieux débouche sur la conclusion qu'il n'y a pas eu infraction à l'article 2. Je suis en désaccord en particulier avec l'appréciation de la Cour, au paragraphe 185, d'après laquelle la décision de faire appel aux agents du MMAD dans le contexte tel qu'il était perçu à l'époque était justifiée et le recours à une unité comme celle-là « para[issai]t tout à fait normal vu la nature de l'opération envisagée (...) ».

Il y a lieu de rappeler à ce propos le cadre dans lequel la police a dû intervenir : une querelle entre deux jeunes gens qui venaient de se fiancer. Au cours de ce différend, l'homme, Lefteris Andronicou, avait menacé de tuer sa fiancée, Elsie Constantinou, à minuit le 24 décembre, puis de se suicider.

Toute l'opération de secours fut montée avec pour seuls objectifs de libérer Elsie Constantinou et d'arrêter Lefteris Andronicou.

Certes, la situation était difficile pour les autorités sur le moment et il faut faire la part des choses quant aux erreurs commises au cours de la phase des négociations de l'opération. Par contre, je trouve totalement disproportionné dans les circonstances d'avoir exécuté un plan faisant appel à des agents du MMAD dotés de mitraillettes et entraînés à tirer pour tuer lorsqu'ils se sentent en danger, et de les avoir envoyés dans une petite pièce mal éclairée où se trouvait le jeune couple. Ce plan et ce recours à la force exposaient à l'évidence Elsie Constantinou et Lefteris Andronicou au risque prévisible d'être tués. On aurait pu l'éviter si l'opération avait été menée avec plus de prudence et dans un plus grand respect des exigences de l'article 2.

J'estime donc que le décès d'Elsie Constantinou et de Lefteris Andronicou fut le résultat d'un recours à la force allant au-delà de ce qui était absolument nécessaire pour défendre la vie d'Elsie Constantinou ou arrêter Lefteris Andronicou et donc contraire à l'article 2 de la Convention.

OPINION PARTIELLEMENT CONCORDANTE
ET PARTIELLEMENT DISSIDENTE
DE M. LE JUGE PEKKANEN

(Traduction)

1.  Je regrette de ne pas pouvoir partager l’opinion de la majorité selon laquelle il n’y a pas eu en l'occurrence violation de l’article 2 de la Convention.

2.  Dans l’affaire McCann et autres c . Royaume-Uni (arrêt du 27 septembre 1995, série A n° 324), la Cour a énoncé plusieurs principes visant à déterminer la légalité des actions des autorités, au regard de l’article 2 de la Convention, quand celles-ci ont recours à la force meurtrière. Selon cet article, le recours à la force doit être rendu « absolument nécessaire » pour atteindre l’un des objectifs mentionnés aux alinéas a), b) ou c) de cet article en ce sens qu’il doit être strictement proportionné. La Cour a pour tâche de procéder à un examen des plus minutieux de toutes les circonstances de l’affaire, notamment de l’élaboration et du contrôle des actions des autorités. Je souscris sans réserve à l’avis de la majorité selon lequel ces principes doivent également s’appliquer en l’espèce. Je souhaiterais souligner qu’il importe de prendre dûment en compte la façon dont les autorités ont agi au cours de la phase des négociations.

3.  La présente affaire a débuté comme une querelle entre deux amoureux, Lefteris Andronicou et Elsie Constantinou, qui venaient d’annoncer leurs fiançailles ; elle a progressivement évolué en une crise pour s’achever tragiquement par la mort des intéressés. Une des principales questions est, à mon sens, de savoir si, durant les négociations, les autorités ont fait tout leur possible pour résoudre la crise en utilisant des moyens pacifiques, de manière à éviter le recours à la force meurtrière.

Les autorités disposèrent de beaucoup de temps, plus de douze heures, entre l’arrivée des premiers policiers sur les lieux, vers 10 h 30 la veille de Noël, le 24 décembre 1993, et l’apogée des événements, à minuit de ce même jour. Elles auraient dû trouver une solution pacifique durant ce laps de temps. A mon avis, les négociations ne furent toutefois pas menées de façon efficace et correcte.

L’affaire se déroulant la veille de Noël, il y avait des difficultés compréhensibles à trouver le personnel responsable et à engager les négociations. La relation des événements donne l’impression que la direction de l’opération passa maintes fois d’un policier à un autre de rang plus élevé au cours des premières phases de l’incident. Elle fut ensuite


confiée à un policier relativement jeune qui n’avait aucune expérience préalable de ce genre de situation. D’après les faits, il est également évident que les dirigeants n’ont pas agi de manière cohérente. Le seul plan qui fut réellement établi et accepté fut le recours aux agents du MMAD. Même si l’on tient compte du fait que c’était la première fois qu’une telle situation se produisait à Chypre, les actions des autorités étaient, selon moi, sérieusement déficientes et manquaient de coordination.

Les négociations ne peuvent être couronnées de succès que si l’on instaure un climat de confiance entre le policier négociateur et l’agresseur. A cet égard, il est très important qu’un seul négociateur représente les autorités et discute avec l’agresseur, en l’espèce une fois que les efforts déployés par les membres de la famille pour persuader Lefteris Andronicou de renoncer à son acte eurent échoué. La plus grosse erreur à ce titre fut que Lefteris Andronicou eut tout le temps une ligne téléphonique ouverte qui fut utilisée, outre le négociateur, par des membres des familles des intéressés, par un ancien employeur de Lefteris Andronicou, ainsi que par des amis et des connaissances, ce qui a engendré de la confusion. Le négociateur ne put joindre Lefteris Andronicou quand il voulut lui parler et même l’opération de sauvetage perdit son effet de surprise à cause de cette ligne téléphonique. Le fait qu’il n’y eut aucune coordination des messages transmis à Lefteris Andronicou – un interlocuteur proférant même des menaces (paragraphe 45 de l’arrêt) – revêtit encore plus d'importance : il fut naturellement très difficile pour le négociateur d’instaurer une relation de confiance et pour Lefteris d’apprécier la situation comme il convenait. En outre, à un certain moment, l’agent menant les négociations menaça lui-même de briser la porte et d’entrer non armé dans l’appartement (paragraphe 50 de l’arrêt).

Lefteris Andronicou souligna également à plusieurs reprises qu’il avait peur de la police et qu’il voulait qu’elle s'en aille. Malgré cela il y eut une forte présence policière autour de l’appartement, ce qui accrut inévitablement l’anxiété de Lefteris Andronicou. Son anxiété augmenta aussi en raison de la présence de nombreux curieux rassemblés près de l’appartement et de la très grande couverture médiatique que Lefteris Andronicou pouvait suivre. La police aurait manifestement pu éviter ou, tout du moins, diminuer de telles interférences.

4.  Les circonstances précitées ont joué, à mes yeux, un grand rôle dans l’échec des négociations. Par ailleurs, il est évidemment très difficile d’apprécier si des résultats positifs auraient pu être obtenus dans le cas où ces erreurs auraient été évitées. Quoi qu’il en soit, la police aurait eu de bien meilleures chances de succès si les négociations avaient été menées de manière plus coordonnée et plus professionnelle. En fait, la crise ne concernait pas des criminels endurcis mais consistait en une querelle entre deux jeunes amoureux.

5.  J’ai également eu des doutes quant au point de savoir si la décision de recourir à des agents du MMAD était suffisamment justifiée. Lefteris Andronicou avait menacé de tuer sa fiancée et de se suicider seulement si quelqu’un tentait d’entrer dans l’appartement de force. Sinon, il avait promis de la laisser partir à minuit et de se suicider ensuite. La conclusion qu’il tuerait sa fiancée à minuit n’était qu’une simple supposition ne s’appuyant sur aucune preuve directe. Cependant, à ce stade, il est inutile de spéculer sur ce que Lefteris Andronicou aurait fait à minuit si la police n’avait pas donné l’assaut.

6.  Les agents du MMAD savaient qu’il n’était pas exclu que Lefteris Andronicou eût d’autres armes que son fusil de chasse. Cette information n’avait aucun fondement  et n’était qu’une simple hypothèse. Néanmoins , elle augmenta certainement l’appréhension des agents et les rendit plus enclins à faire feu. Avant d’avertir les agents, les autorités auraient dû essayer de vérifier le degré de véracité de l’information et examiner sérieusement la possibilité que leurs suggestions fussent erronées.

Le recours à des mitraillettes dans les circonstances de la présente affaire me semble un usage excessif de la force. L’utilisation de ce genre d’arme à feu contre un jeune homme effrayé ne peut pas être considérée comme absolument nécessaire même s’il avait la possibilité de tirer deux coups avec son fusil de chasse. En tenant compte particulièrement du fait que l’objet principal de l’opération était de sauver la vie d’Elsie Constantinou, le recours à des mitraillettes dans une très petite pièce n’était pas strictement proportionné à ce but et, au contraire, a inutilement mis en danger la vie de la jeune femme ainsi que celle de Lefteris Andronicou. Il aurait été également possible de trouver d’autres sources d’éclairage pour l’assaut que les faisceaux lumineux dont étaient équipées les mitraillettes.

7.  Par ces motifs j’estime que l’article 2 de la Convention a été violé dans le cas présent.


OPINION PARTIELLEMENT CONCORDANTE
ET PARTIELLEMENT DISSIDENTE
DE m. LE JUGE MIFSUD BONNICI

(Traduction)

1.  J'appartiens à la majorité sur tous les points à l'exception de celui où est écartée l'exception de non-épuisement des voies de recours internes.

2.  L'article 26 de la Convention est ainsi libellé :

« La Commission ne peut être saisie qu'après l'épuisement des voies de recours internes, tel qu'il est entendu selon les principes de droit international généralement reconnus et dans le délai de six mois, à partir de la date de la décision interne définitive. »

3.  En l'espèce, le gouvernement cypriote a chargé une commission d'enquête d'instruire les circonstances du décès tragique de Lefteris Andronicou et d'Elsie Constantinou, et de faire rapport.

4.  Dans la plupart des Etats contractants, sinon dans tous, deux voies de droit s'ouvrent en cas de cause « anormale » de décès. Une action pénale qui d'habitude incombe à une autorité publique et peut donc totalement dépendre de l'appréciation des faits par l'Etat, et une action civile émanant des personnes prétendant avoir subi un dommage du fait de cette mort « anormale ». Ces actions sont l'une et l'autre dirigées contre quiconque est tenu pour responsable du décès, que ce soit par négligence ou par faute. Dans certains pays, la victime peut se porter partie civile dans l'action pénale engagée par l'Etat.

5.  En l'occurrence la Commission, le premier des organes de la Convention qui ait examiné l'exception du Gouvernement, l'a rejetée entre autres au motif que, dès lors que les requérants avaient demandé au procureur général d'engager des poursuites pénales, ce à quoi il s'est refusé, elles n'avaient plus à entamer une action civile en dommages-intérêts et l'exigence de l'article 26 se trouvait remplie.

La Commission semble s'être appuyée sur l'arrêt de la Cour du 23 novembre 1993 dans l'affaire A. c. France (série A n° 277-B, p. 48, § 32) ; elle a dit ceci :

« (…) un requérant qui a épuisé une voie de recours apparemment efficace et suffisante ne peut être tenu d'en avoir utilisé d'autres qui eussent visé pour l'essentiel le même but et au demeurant n'auraient pas présenté de meilleure chance de succès ou qui auraient sans doute été inefficaces. »

Mais la Commission n'était pas fondée à invoquer cet arrêt car dans l'affaire A. c. France, la Cour a estimé que Mme A. ayant engagé et mené à son terme une procédure pénale de plainte avec constitution de partie civile, pour atteinte à l'intimité de la vie privée et violation du secret des correspondances téléphoniques (ibidem, § 32), le fait qu'elle n'ait pas utilisé d'autres voies de recours pour demander une réparation ne pouvait signifier que l'intéressée n'avait pas en réalité épuisé les recours que lui offrait l'ordre juridique interne.

6.  En l'espèce, les requérants n'ont jamais présenté devant les juridictions cypriotes quelque demande de réparation que ce soit. Ils se sont contentés de demander au procureur général d'entamer des poursuites pénales contre les fonctionnaires de police ayant participé à l'opération malheureuse ; lorsque le procureur général a décidé de ne pas poursuivre, ils ont immédiatement saisi la Commission. Les cours et tribunaux cypriotes n'ont jamais eu le loisir de connaître de la question et d'examiner si les requérants avaient ou non droit à réparation. En réalité, ils n'ont jamais eu la possibilité de dire s'ils considéraient l'un ou l'autre des agents comme « civilement » sinon pénalement responsable, si la responsabilité du Gouvernement pouvait être engagée, si les deux premiers requérants, le père et la sœur de Lefteris Andronicou, avaient le droit de demander des dommages-intérêts à raison de la mort violente de celui-ci eu égard au fait que ses ayants droit – son ex-femme et ses enfants – avaient, eux, introduit une instance et obtenu réparation.

Il eût fallu à l'évidence laisser à l'ordre juridique interne la possibilité de répondre à toutes ces questions.

7.  Bien qu'elle n'ait pas suivi de très près l'avis de la Commission, la majorité de la Cour a elle aussi écarté l'exception du Gouvernement. Au paragraphe 161 de l'arrêt, elle dit en substance que si les conclusions de la commission d'enquête

« ne liaient pas une juridiction civile interne (…) en pratique, elles ôtaient probablement toute chance raisonnable de réussite à une éventuelle action civile en dommages-intérêts ouverte par les requérants. En conséquence, la décision de ces derniers de ne pas accepter l'offre gracieuse d'aide judiciaire faite par le procureur général et de ne pas engager d'action civile sur la foi de cette offre peut, dans ce contexte, passer pour justifiée ».

8.  A mon avis, la majorité se livre ici à de pures spéculations quant au point de savoir ce que ferait ou ne ferait pas la juridiction interne concernée dans l'hypothèse et au moment où elle serait confrontée à une demande de réparation des requérants dirigée contre l'Etat ou tel et tel agent de police.

9. Enfin, il faut noter qu'un peu plus loin dans l'arrêt (paragraphe 200), la majorité dit ceci à propos de l'offre gracieuse du procureur général :

« Il est surprenant que les intéressés n'aient pas profité immédiatement de l'offre étant donné leur besoin d'aide financière pour engager la procédure et leur détermination à poursuivre les autorités. Il est important de relever à cet égard qu'ils n'ont pas hésité à accepter l'offre antérieure faite par le Gouvernement de couvrir les frais et dépens engagés à raison de leur participation à la procédure devant la commission d'enquête. »


Selon moi, cette conclusion annule pratiquement le constat précédent figurant au paragraphe 161 d'après lequel la décision des requérants de ne pas accepter l'offre gracieuse du procureur général leur a permis de ne pas aller jusqu'au bout de leur détermination de poursuivre les pouvoirs publics devant les tribunaux internes et aussi d'après lequel ce refus pouvait « dans ce contexte, passer pour justifié » (paragraphe 7 ci-dessus).


OPINION PARTIELLEMENT CONCORDANTE
ET PARTIELLEMENT DISSIDENTE
DE M. LE JUGE JUNGWIERT

Je ne peux me rallier à la majorité de la chambre dans la mesure où elle constate une non-violation de l'article 2 de la Convention.

Une question fondamentale se posait dans cette affaire : le recours à la force tel qu’il a été concrètement pratiqué était-il absolument nécessaire ?

Je suis d'avis qu'il faut comprendre la notion « absolument nécessaire » comme excluant toute autre possibilité d'action.

A mon regret, la motivation de l'arrêt méconnaît cette interprétation.

Dans le plan de sauvetage et dans l'intervention armée il existait une disproportion grave et inutile entre les moyens employés et la situation à laquelle il fallait faire face.

On peut regretter que l'opération, dont le seul but objectif était de sauver la vie d'Elsie Constantinou et d'arrêter Lefteris Andronicou, ait été menée sans souci nécessaire et sans attention appropriée pour la personne concernée.

Examinant le comportement des forces spéciales de police (MMAD) et surtout la façon dont elles étaient commandées, ce dont le gouvernement de l’Etat défendeur est pleinement responsable, je persiste à constater que l'opération était caractérisée par le manque d'organisation et d'équipement en matériel adéquat.

Lefteris Andronicou a été atteint par au moins vingt-cinq balles tirées d'armes automatiques. Après quelques premiers coups de feu il s'est effondré, mais les agents du MMAD ont continué à tirer.

Utiliser des mitraillettes dans un petit espace clos et sans lumière adéquate en sachant que la personne même qu'il s'agissait de secourir se trouvait à côté ou devant Lefteris Andronicou visé, me semble plus qu'irresponsable.

Pour atteindre l'objectif recherché il existait d'autres possibilités facilement disponibles. Les insuffisances manifestes de l'organisation et de la gestion de l'opération de sauvetage ont en réalité provoqué le contraire du but visé. A mon avis, on ne pouvait pas imaginer un pire aboutissement dans cette opération : il n'y a aucun doute que la mort d'Elsie Constantinou a été causée par la balle de mitraillette qui, selon le Dr M. Matsakis, a pénétré dans le poumon, le foie et l'estomac. La question se pose de savoir comment une seule balle pouvait atteindre le poumon et l’estomac si Elsie Constantinou était dans la position verticale. Ou bien les agents ont-ils encore tiré sur elle alors qu’elle s’était déjà effondrée, comme Lefteris Andronicou ? Selon l'avis des experts médicaux, Elsie Constantinou aurait certainement survécu si elle n'avait eu que les blessures causées par le fusil de Lefteris Andronicou.

Il est, dans ces conditions, difficile de considérer que l'usage d'une force meurtrière n'a pas largement dépassé ce qui était « absolument nécessaire » pour défendre la vie d'Elsie Andronicou et celle des agents du MMAD.

Je trouve erronée l'argumentation de l'arrêt fondée pour l’essentiel sur la reconnaissance de l'hypothèse que l’action des agents (nos 2 et 4) reposait « sur une conviction honnête considérée, pour de bonnes raisons, comme valable à l'époque des événements mais qui se révèle ensuite erronée ». Cela pourrait être valable dans le cas d’absence de commandement. Accepter ce raisonnement supposerait d’oublier que les agents exécutaient tout simplement les ordres de leurs supérieurs. Leur choix des moyens à utiliser et des comportements à adopter était déjà bien limité, une fois l’opération engagée, et ils ne sont éventuellement responsables que très partiellement. La pleine responsabilité pèse sur les personnes qui planifiaient et commandaient l'opération mais aussi sur ceux qui organisent et surveillent le travail de la police en général.

Voici le bref exposé des motifs qui m'amènent à une conclusion identique à celle de la Commission, c'est-à-dire que la mort d'Elsie Constantinou et Lefteris Andronicou résulte d'un recours à la force qui n'était pas absolument nécessaire pour assurer la défense d'autrui contre la violence illégale ou pour effectuer une arrestation régulière, au sens de l'article 2 § 2 a) et b) de la Convention.

C'est pourquoi j'estime qu'il y a eu, en l'espèce, violation de l'article 2 de la Convention.


Opinion dissidente de M. LE juge Pikis

(Traduction)

Trois questions, qui méritent un examen distinct, doivent être résolues.

a) L’abus du droit de recours, c’est-à-dire l’abus de la procédure que constituerait une demande de redressement devant la Commission européenne puis devant la Cour européenne des Droits de l’Homme, pour violation des droits garantis par la Convention européenne des Droits de l’Homme. Selon l’article 27 § 3 de celle-ci, les requêtes constituant un abus de la procédure devant les organes de la Convention sont irrecevables.

b) L’épuisement des voies de recours internes. Selon l’article 26 de la Convention, les organes de la Convention ne peuvent être valablement saisis d’une affaire et l’examiner que si la condition préalable de l’épuisement des voies de recours internes est remplie. Le processus de recours ménagé par la Convention est correctif et vise à redresser les violations de la Convention et, si ce n’est pas possible, à en effacer les conséquences. Une partie ne peut légitimement adresser une requête en vertu de l’article 25 que si les recours internes ont été épuisés et si une violation des droits garantis par la Convention n’est pas redressée. Partant, l’obligation pour un Etat partie de répondre de violations de la Convention se limite aux cas où ses autorités compétentes, principalement mais non exclusivement les autorités judiciaires, ne redressent pas la violation notamment par l’octroi d’une compensation satisfaisante. Le requérant peut être dispensé d’épuiser les recours internes seulement si l’issue de la procédure interne est prévisible, à cause soit de l’inefficacité du système judiciaire, soit de l’absence de chances réelles de succès (voir, entre autres, l’affaire Aksoy c. Turquie, arrêt rendu le 18 décembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-VI). Il ne suffit pas d’avoir de simples doutes quant aux chances de succès (Donnelly c. Royaume-Uni, requêtes nos 5577–5583/72, décision du 15 décembre 1975, Décisions et rapports (D. R.) 4, p. 4 ; McDonnell c. Irlande, requête n° 15141/89, décision du 15 février 1990, D. R. 64, p. 203).

c) La violation du droit à la vie protégé par l’article 2 de la Convention. Le droit à la vie englobe tout et est protégé à tout moment et en toutes circonstances. Les seules exceptions sont celles précisées à l’article 2 qui, pour préserver l’efficacité du droit, appelle une interprétation stricte (voir, entre autres, Kathleen Stewart c. Royaume-Uni, requête n° 10044/82, décision du 10 juillet 1984 sur la recevabilité de la requête). La décision récente de la Cour en l’affaire McCann et autres c. Royaume-Uni du 27 septembre 1995 (série A n° 324), met selon moi l’obligation de l’Etat de protéger la vie de l’individu sur un piédestal plus élevé que ce n’était le cas jusqu’ici. Une opération présentant un danger de mort doit être conçue et dirigée de façon à éliminer tout élément prévisible de risque inutile pour la vie dû à l’usage de la force. Confronté à une remise en question de l’ordre social faisant courir un risque pour la vie, l’Etat ne s’acquitte pas de son obligation en limitant sa réaction à un usage de la force proportionné au risque encouru. Il doit encore préparer et mettre en œuvre l’opération de manière à limiter les conditions dans lesquelles la force est utilisée et, si celle-ci ne peut être évitée, à en réduire les effets au minimum.

En examinant les questions soulevées, la Cour, bien que non liée par les constatations de la Commission, est habituellement guidée par elles. Elle rappelle dans l’arrêt McCann et autres que, en vertu de l’économie générale de la Convention (articles 28 § 1 et 31), l’établissement et la vérification des faits reviennent principalement à la Commission. Cette approche reflète le fait que la Commission est l’organe d’enquête par excellence pour les violations de la Convention (voir, entre autres, l’arrêt Airey c. Irlande du 9 octobre 1979, série A n° 32). Il en va différemment des déductions qui peuvent être tirées des constatations de la Commission. La Cour se trouve dans la même situation que la Commission quand il s’agit d’apprécier leurs implications et d’en tirer des conclusions.

En l’espèce, les constats de la Commission, à quelques exceptions près d’importance minime, sont acceptés par les parties. Le litige tourne autour de leurs effets et de leurs conséquences en droit. J’accepte les constats de la Commission et, dans l'ensemble, son approche des problèmes qui se posent, à cette réserve près : la Commission n’a pas examiné les implications de la constatation que les requérants disposaient devant les juridictions cypriotes d’un recours effectif dont ils ne se sont pas prévalus et, à mon avis, elle n’en a pas tenu compte lorsqu’elle s’est prononcée sur la recevabilité de la requête.

A.Abus de la procédure

Le gouvernement cypriote a soutenu que la présente procédure constituait un abus du droit de recours, car les requérants ont rejeté son offre d’indemnisation à titre gracieux. La proposition impliquait que la somme pouvait être négociée. Vu la question soulevée, il nous faut décider si une telle offre à une partie lésée par une violation alléguée de la Convention peut remplacer la revendication du droit violé devant un tribunal ou organe compétent. La réponse est non. La procédure envisagée par la Convention a pour vocation de déterminer le droit auquel il a prétendument été porté atteinte, de mettre au jour des violations de la Convention et d’octroyer une réparation. L’offre d’indemnisation à titre gracieux laisse le droit prétendument violé dans l’oubli et fait de la réparation un geste de générosité de la part de l’Etat. Il pourrait en être autrement si la responsabilité de l’Etat était reconnue et si l’offre d’indemnisation était destinée à prévenir une procédure judiciaire que la victime de la violation serait libre d’engager, si aucun accord n’était trouvé. L’exception que le Gouvernement tire d’un abus de la procédure pour s’opposer à ce que la cause soit examinée ne résiste pas à l’examen.

B.Non-épuisement des voies de recours internes

Pour apprécier et évaluer la question du non-épuisement des voies de recours internes dans une juste perspective, il faut mentionner rapidement l’historique de la procédure, l’identité des requérants, la nature des droits qu’ils cherchent à revendiquer et la genèse de l’affaire.

Les requérants sont a) Andreas et Paraskevoula Andronicou, respectivement le père et la sœur de Lefteris Andronicou, décédé, et b) Gregoris et Yiolanda Constantinou, les parents d’Elsie Constantinou, décédée.

Les requérants poursuivent la présente procédure à titre personnel et non en qualité de représentants, comme administrateurs des successions Andronicou et Constantinou.

Aucun d’eux n’a engagé de procédure pour faire valoir ses droits et demander réparation devant les juridictions cypriotes. Dans leur requête à la Commission, ils l’expliquent par le manque de moyens nécessaires pour assumer les frais de justice qui les a empêchés d’avoir accès à un tribunal civil cypriote compétent qui eût décidé de leurs droits et obligations de caractère civil. A cause de cet obstacle, ils étaient, comme ils l’ont avancé, dans l’impossibilité d’engager une instance à Chypre. Par conséquent, ils ont saisi la Commission pour demander réparation, se plaignant tout d’abord d’un déni de leur droit d’accès à un tribunal établi par la loi comme le veut l’article 6 § 1 de la Convention, déni qui leur a permis d’intenter une procédure en vertu de l’article 25 de la Convention.

Les assises de l’action en réparation des requérants restent obscures. Andreas et Paraskevoula Andronicou ne sont pas les héritiers de Lefteris Andronicou, ni ne représentent sa succession. Les enfants de Lefteris Andronicou, ses héritiers, ont apparemment engagé à Chypre par l’intermédiaire des administrateurs de la succession du défunt (leur mère et un tiers) une action en dommages-intérêts contre l'Etat pour le préjudice causé par la mort de leur père. L’affaire a été réglée et un jugement rendu en leur faveur contre la République de Chypre, leur accordant une somme considérée par un tribunal civil compétent comme une réparation équitable pour le dommage qu’ils ont subi, plus les frais de justice.

La plainte de Gregoris et Yiolanda Constantinou est également une plainte introduite à titre personnel pour le préjudice subi par suite de la mort d’Elsie Constantinou.

Les requérants reconnaissent qu’ils pouvaient engager une procédure à Chypre pour faire valoir leurs droits et obtenir réparation. La raison essentielle pour laquelle ils ne l’ont pas fait serait le manque de moyens suffisants pour couvrir les frais de justice.

En droit cypriote, seuls les représentants personnels du défunt, c’est-à-dire les administrateurs de sa succession, peuvent maintenir une action au nom de celle-ci (Cyprus Legislation, article 58 de la Civil Wrongs Law, chapitre 148, Administration of Estates Law, chapitre 189), pour préjudice à la succession et perte subie par les personnes à la charge du défunt. Si les administrateurs n’engagent pas d’action, ces dernières peuvent le faire elles-mêmes. La preuve qu’elles dépendaient financièrement du défunt est essentielle pour le succès d’une telle demande.

Tout au plus, les plaintes des deux groupes de requérants concernent la perte du soutien des défunts dans le futur, en raison du décès de Lefteris Andronicou et d'Elsie Constantinou causé par la violation du droit à la vie des victimes. Leur plainte est fondée sur la perte d’espérances qui se seraient concrétisées dans un avenir indéterminé. Voici comment ils décrivent leur demande d’indemnisation au paragraphe 6 de leurs observations écrites sur l’article 50 :

« Quant à la demande « pour personnes à charge », les requérants font valoir qu’on pouvait parfaitement s’attendre à ce que, si Lefteris Andronicou et Elsie Constantinou étaient demeurés en vie, ils soutiennent les intéressés dans leur vieillesse. En d’autres termes, serait venu un moment où Lefteris Andronicou et Elsie Constantinou, membres de la famille des requérants, auraient contribué financièrement au bien-être de ceux-ci. »

Dans leur requête, les requérants ont allégué que la législation cypriote sur le recours à la force meurtrière était vague et générale et, par conséquent, ne donnait pas effet aux dispositions de l’article 2 de la Convention, défaillance qui constitue en soi une violation dudit article. Ils n’ont pas maintenu cette allégation devant la Commission et l’ont expressément abandonnée dans leur mémoire (paragraphe 2). Dans leurs observations au titre de l’article 50, ils admettent que le droit cypriote non seulement prévoit de manière adéquate l’indemnisation des victimes de violations des droits garantis par la Convention, mais encore rend l’Etat redevable de dommages et intérêts à titre de sanction dans des circonstances impliquant une action oppressive, arbitraire et inconstitutionnelle « de ses agents ».

La Convention européenne des Droits de l’Homme a été incorporée dans le droit cypriote en 1962 par la loi de ratification n° 39 de la même année. Comme pour toute autre Convention satisfaisant le critère de réciprocité, ses dispositions prévalent sur celles de la législation nationale en cas de conflit entre les deux, ainsi que le prévoit l’article 169 § 3 de la Constitution. En outre, les droits consacrés par la Convention sont pour la plupart également protégés par la Constitution de Chypre, y compris le droit à la vie garanti par l’article 2. Ils sont intégrés au titre II de la Constitution, « Libertés et droits fondamentaux ». L’article 35 de la Constitution, le dernier de ce titre, charge les autorités législatives, exécutives et judiciaires de la République de veiller, dans la limite de leur compétence respective, à l’application effective des droits de l’homme visés dans ladite partie.

Les dispositions de l’article 2 de la Convention font, pour tous les points essentiels, partie intégrante de l’article 7 de la Constitution.

L’article 172 de la Constitution cypriote précise que la responsabilité de la République est engagée à raison de tout acte ou de toute omission injustifiés (fautifs) commis par des fonctionnaires ou autorités de la République dans l’exercice ou prétendu exercice de leurs fonctions. La responsabilité de l’Etat en vertu de l’article 172 est générale et inclut a fortiori les violations des droits de l’homme fondamentaux (voir affaires cypriotes Kyriakides v. Republic, RSCC, vol. 1, p. 66 ; Vrahimi and Another v. Republic, RSCC, vol. 4, p. 121; Georghiou v. Attorney-General, CLR 1982, vol. 1, p. 938 ; Alexandrou v. Attorney-General, CLR 1983, vol. 1, p. 41; Pitsillos v. Republic, CLR 1984, vol. 1, p. 780).

Selon moi, la requête est mal fondée et aurait dû être rejetée comme irrecevable. En l’affaire Airey (voir plus haut), la Cour a dit catégoriquement avoir plénitude de juridiction pour décider des questions de recevabilité. A cet égard comme à d’autres, la Cour est dans la même position que la Commission, et jouit des mêmes pouvoirs pour examiner les questions pertinentes pour la recevabilité et l’issue de la requête.

Indépendamment de toute autre objection à la recevabilité de la requête, son sort aurait dû être réglé par les conclusions de la Commission figurant au paragraphe 197 de son rapport, selon lesquelles les requérants disposaient d’un accès effectif aux juridictions cypriotes, qu’ils n’ont pas utilisé, pour faire décider des contestations sur leurs droits et obligations de caractère civil. Le paragraphe 197 du rapport de la Commission est ainsi libellé :

« Toutefois, le 7 juin 1995, le procureur général a informé l’avocat des requérants que « l’Etat prendrait à sa charge les frais d’avocat que les personnes à charge des défunts encourraient si elles décidaient d’engager une action civile en dommages-intérêts relative aux faits qui avaient abouti à la mort tragique d’Elsie Constantinou et de Lefteris Andronicou ». Cette offre est demeurée valable jusqu’au 20 juillet 1995, date à laquelle elle a été retirée. Pendant plus d’un an, les requérants ont eu la possibilité d’engager une action civile concernant la mort de leurs parents en acceptant l’offre du procureur général. Dès lors, ils auraient pu avoir un accès effectif aux tribunaux pour faire décider des contestations sur leurs droits et obligations de caractère civil. »

Dire que l’offre est demeurée valable un an est une erreur manifeste. Elle n’est demeurée valable qu’entre les dates indiquées au paragraphe 197, soit du 7 juin 1995 au 20 juillet 1995.

Le fait, constaté par la Commission, que les requérants n’aient pas engagé de procédure interne qui eût permis l’examen effectif de leurs droits, rend leur requête irrecevable pour défaut d’épuisement des voies de recours internes. La déduction que j’en tire est que les intéressés ont tenté de contourner la procédure interne sans aucune justification.

L’épuisement préalable des recours internes avant de saisir des cours ou tribunaux supranationaux ou internationaux pour faire valoir un droit est une règle de droit international intégrée à l’article 26 de la Convention, qui s’y réfère expressément. Dans l'arrêt De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique du 18 juin 1971 (série A n° 12), la Cour a souligné que les Etats ne sont pas tenus de répondre de leurs actes devant un organe, une cour ou un tribunal international avant d’avoir eu l’occasion d’y remédier dans leur ordre juridique interne (voir aussi l’affaire Airey précitée).

Comme dans d’autres domaines de la Convention, la règle énoncée à l’article 26 doit être suivie sans formalisme excessif. Elle doit s’appliquer de façon souple excusant le défaut d’épuisement à chaque fois que les procédures internes auraient été infructueuses (arrêts Cardot c. France du 19 mars 1991, série A n° 200, et Castells c. Espagne du 23 avril 1992, série A n° 236).

Dans sa déclaration devant la Cour, M. Trechsel a fait l’observation suivante au nom de la Commission à propos de la question du défaut d’épuisement des recours internes.

« Pour ce qui est de la question du non-épuisement, on a encore une fois soulevé ce problème-là. Je pense qu’il y a un bon argument contre le non-épuisement, à savoir qu’une procédure judiciaire en vue de dommages et intérêts n’aurait pas eu de chances réelles d’aboutir, étant donné les résultats des travaux de la commission d’enquête sur cette affaire. »

L’affirmation ci-dessus est en totale contradiction avec les conclusions de la Commission, au paragraphe 197 du rapport (précité), et ne peut pas être considérée comme partie des constatations et conclusions de la Commission. De plus, elle est fondée sur une mauvaise appréciation du statut et de la compétence de la commission d’enquête, et de l’effet de ses conclusions.

Une commission d’enquête n’est pas une cour de justice. Elle n’a ni compétence ni juridiction pour formuler des déclarations contraignantes sur les droits et obligations de quiconque, ni d’ailleurs pour aboutir à des constats de fait contraignants. Ses conclusions ne s'imposent à personne. Il s’agit d’un organe ad hoc établi afin de procéder à une enquête sur un sujet ou un domaine précis ou sur des activités publiques. L'objet de l’enquête (sa mission) est délimité par le mandat de la commision, instituée par le pouvoir exécutif de l’Etat, le conseil des ministres, que le résultat de l’enquête doit servir et guider au premier chef. L’établissement et les pouvoirs d’une commission d’enquête sont prévus et régis par une loi, à savoir la loi sur les commisions d’enquête, chapitre 44 (telle qu’amendée par la loi n° 37/82 et par la loi n° 84/83). En l’espèce, le mandat exigeait que la commission d’enquête composée d’un membre unique détermine les circonstances ayant conduit à la mort de Lefteris Andronicou et d’Elsie Constantinou, qu’elle établisse qui, le cas échéant, en était responsable et qu’elle formule toutes recommandations et observations que le président jugerait nécessaires. (Voir l'annexe au rapport de la Commission, p. 48.) Comme l’a clairement énoncé le président dès le début, l’enquête ne visait nullement à se substituer à toute autre procédure ; sa conduite n’avait aucun effet suspensif sur le droit de quiconque à un recours à un tribunal, au titre de l’article 6 de la Convention ou de l’article 30 de la Constitution, qui garantit un droit similaire faisant partie des droits et des libertés individuels.

Les conclusions de la commission d’enquête sont hors de propos et irrecevables dans toute procédure judiciaire. Le fait que l’enquête fut menée par le président de la Cour suprême n’entre pas davantage en ligne de compte. Pour reprendre l’expression de Lord Atkin[5] consacrée par l’usage « (…) les juges ne s'en laissent imposer par personne ». La loi constitue leur seule source d’autorité et leur seul guide, et les faits établis, les seuls qu'ils doivent prendre en compte dans l’exercice de leur tâche.

Le fait que des poursuites pénales n’aient été engagées contre personne en l’espèce ne joue pas. En premier lieu, la responsabilité de l’Etat au titre de l’article 2 ne coïncide pas avec la responsabilité pénale des personnes directement ou indirectement impliquées dans l’usage de la force, exposant des vies à un risque inutile, et ne lui est pas non plus subordonnée (voir l’arrêt McCann et autres précité, p. 51). Un Etat peut être responsable d’une infraction à l’article 2 sans que nul n’endosse la responsabilité pénale de la perte de la vie d’autrui. C’est tout particulièrement vrai dans une affaire où il y a eu un manque d’organisation et de contrôle véritables de la part des personnes ayant préparé et approuvé l’opération.

Conformément à la Constitution cypriote, l’ouverture d’une action au pénal relève d’abord des autorités publiques, et est soumise à l’autorité souveraine du procureur général, magistrat indépendant de la République de Chypre, qui décide d’entamer ou de suspendre les poursuites. La compétence d’un tribunal répressif à Chypre se limite à un verdict de culpabilité ou d’innocence de l’accusé. Il n’est pas habilité à enquêter sur des questions de responsabilité civile de l’accusé ou à accorder une réparation. Le verdict de culpabilité de l’auteur présumé de l’infraction n’est pas non plus une condition préalable à l’ouverture d’une procédure civile fondée sur des allégations d’infraction, à condition que le procureur général de la République ait été averti auparavant de l’engagement de pareille instance (voir Cyprus Legislation, proviso to Section 67 of the Civil Wrongs Law, chapitre 148).

Il convient enfin de noter que des poursuites à la diligence de la victime de l’infraction peuvent être engagées (voir l’arrêt cypriote Ttofinis v. Theocharides, CLR 1983, vol. 2, p. 363), à cette seule réserve près que le procureur général peut les reprendre à son compte et les continuer ou les suspendre selon son appréciation.

Les conclusions de la Commission en ce qui concerne les décès de Lefteris Andronicou et d’Elsie Constantinou et, partant, la responsabilité de la République de Chypre pour manquement à l’article 2 ne sont pas liées à la responsabilité pénale des personnes ayant causé la mort des intéressés. En revanche, il y a lieu de croire que les deux agents qui ont tiré sur eux et ont causé leur mort, ont agi parce qu'ils croyaient honnêtement que leur vie était en danger imminent, élément ayant déclenché un acte réflexe dont les conséquences furent mortelles pour Lefteris Andronicou et Elsie Constantinou.

La décision de la Commission tenant la République de Chypre pour responsable d’un manquement à l’article 2 se fonde seulement sur l’absence d’organisation et de contrôle véritables de l’opération. L'élément clé de la décision est que l'opération a été mal préparée et mal dirigée, ce qui rend Chypre responsable de la violation de l'article 2.

La validité de la requête peut également être éprouvée d’une autre façon. En admettant que la Cour conclue que Chypre n’est pas responsable d’une violation de l’article 2, cette conclusion empêcherait-elle les requérants de se tourner vers les tribunaux de leur pays et d’user de voies de recours qu’ils n’ont pas épuisées auparavant ? Je ne le crois pas. Les questions soulevées devant les deux juridictions ne sont pas identiques. Les règles de la preuve pertinentes pour les questions portées devant les deux juridictions sont totalement différentes. En réalité, les questions dont les deux juridictions peuvent connaître sont distinctes. Dans ce contexte, il y a lieu de rappeler que le choix des moyens pour la discussion d’un droit et de la procédure applicable devant les tribunaux nationaux relève des Etats contractants. La procédure nationale ne coïncide pas avec celle engagée devant la Commission ou devant la Cour. Elle est différente. Voilà notamment pourquoi l’épuisement des procédures internes est une condition préalable fondamentale pour pouvoir introduire une procédure en vertu de l’article 25 de la Convention. Une décision de rejet par la Cour, estimant qu’il y a eu violation de l’article 2 mais laissant les requérants mécontents des réparations obtenues, laisserait la porte ouverte, par un même raisonnement, à la poursuite d’une procédure devant les tribunaux cypriotes en vue d’obtenir une réparation plus importante.

J’estime que les requérants n’ont pas engagé de recours internes afin de faire valoir leurs droits et d’obtenir réparation et ils les ont encore moins épuisés. En conséquence, leur requête doit être rejetée pour non-respect de l’article 26 de la Convention.

La majorité de la Cour (sept membres) estime que pour les motifs exposés dans l’arrêt, les recours internes ont été épuisés. La Cour devait inévitablement examiner le bien-fondé de la requête et décider si la République de Chypre a violé le droit à la vie de Lefteris Andronicou et d’Elsie Constantinou, à la lumière des conclusions de la Commission sur les circonstances de leur mort. Par conséquent, la Cour devait se prononcer sur la question de fond d'une violation des droits des deux défunts au titre de l’article 2 de la Convention.

*

*    *

La prochaine question que je poserai est de savoir si ma décision selon laquelle la requête est irrecevable m’empêchait de participer à la décision sur la question qui se pose au titre de l’article 2. Après avoir dûment examiné la question, j’ai conclu qu’il n’en est pas ainsi. Au contraire, je me devais de prendre part à la résolution de chaque question soulevée devant la Cour, y compris celle sur le terrain de l’article 2.

Il convient tout d’abord de consulter l'article 43 de la Convention. Il dispose :

« Pour l'examen de chaque affaire portée devant elle, la Cour est constituée en une chambre composée de neuf juges. En feront partie d'office le juge ressortissant de tout Etat intéressé ou, à défaut, une personne de son choix pour siéger en qualité de juge ; les noms des autres juges sont tirés au sort, avant le début de l'examen de l'affaire, par les soins du Président. »

L’examen auquel la Cour doit se livrer lorsqu’elle connaît d’une affaire englobe, conformément à l’article 43, toutes les questions soulevées dans le cas d’espèce et dont la solution est nécessaire pour que l’issue de l’instance soit concluante. La juridiction de la Cour est indivisible. Elle est confiée à la Cour en tant qu’entité, et exige de toutes les parties qui constituent la Cour, c’est-à-dire chaque membre, qu’elles prennent part à l'examen de chaque question dont la solution est nécessaire à l’issue du litige. Toute autre interprétation permettrait de faire résoudre, par une partie de la Cour et en théorie par une minorité de ses membres, une ou plusieurs questions pertinentes. Par exemple, si quatre membres de la chambre sur neuf votaient pour le non-épuisement des recours internes et renonçaient, par ce motif, à prendre part à la résolution de la question de fond, l’issue de l’affaire pourrait dépendre de la décision de trois des neuf membres de la Cour.

Les dispositions de l’article 50 de la Convention, qui confère à la Cour (dans son intégralité) compétence pour apprécier les conséquences d’une violation et, partant, pour accorder une réparation, renforcent l’opinion qu’il incombe à chaque membre de la Cour d’examiner chacune des questions que soulève une affaire.

Bien qu’il soit impossible de trouver un arrêt de la Cour traitant précisément du problème examiné ici, il apparaît que celle-ci a toujours souscrit à l’idée que toute question nécessaire pour trancher une affaire doit être résolue par tous ses membres ; voilà ce qui ressort d’une étude sur les pratiques de vote à la Cour, réalisée par Marc-André Eissen (ancien greffier de la Cour), et qui a attiré mon attention. Elle s’intitule  « Discipline de vote à la Cour européenne des Droits de l’Homme ? ». Une caractéristique constante est que les juges examinent chaque point soulevé devant elle indépendamment de leur décision sur un autre point de l’affaire. C’est dans cet état d’esprit que j’aborderai également la troisième question de fond soulevée devant nous, relative à la violation de l’article 2, en acceptant comme il convient la décision de la majorité  de la Cour selon laquelle les recours internes ont été épuisés. C'est sur la prémisse posée par cette décision que j'examinerai la prochaine question à trancher et me prononcerai, au vu des éléments dont nous disposons, sur le point de savoir s'il y a eu méconnaissance du droit à la vie de Lefteris Andronicou et d’Elsie Constantinou, garanti par l'article 2 de la Convention.

C.Violation de l’article 2 de la Convention

J’accepte, comme précédemment indiqué, les constats de fait de la Commission concernant : a) les événements qui ont précédé l’opération  ; b) sa nécessité et son élaboration, et c) les circonstances ayant conduit à la mort de Lefteris Andronicou et d’Elsie Constantinou.

En premier lieu, il faut reconnaître que la nécessité de l’opération et de l’action de ceux qui l’ont préparée et de ceux qui l’ont menée doit être envisagée sous la perspective temporelle des événements qui ont eu lieu et de la pression sous laquelle fut prise la décision de monter l’opération et de la réaliser. Le passage suivant de l’arrêt McCann et autres (précité) est important sur ce point : 

« [La Cour] estime que le recours à la force par des agents de l’Etat pour atteindre l’un des objectifs énoncés au paragraphe 2 de l’article 2 de la Convention peut se justifier au regard de cette disposition lorsqu’il se fonde sur une conviction honnête considérée, pour de bonnes raisons, comme valable à l’époque des événements mais qui se révèle ensuite erronée. Affirmer le contraire imposerait à l’Etat et à ses agents chargés de l’application des lois une charge irréaliste qui risquerait de s’exercer aux dépens de leur vie et de celle d’autrui. » (pp. 58–59, § 200)

La police était confrontée à un choix difficile ; deux solutions s’offraient à elle. D’une part, laisser les négociations avec Lefteris Adronicou, concernant la libération d’Elsie Constantinou toujours retenue en otage, dans l’impasse ou, d’autre part, monter un plan de sauvetage. Ces solutions comportaient l’une et l’autre des risques prévisibles pour la vie des occupants de l’appartement. La décision de la police d’organiser cette opération, visant à la fois à sauver Elsie Constantinou et à arrêter Lefteris Adronicou, sembla un choix raisonnable compte tenu des allusions menaçantes de ce dernier sur ce qui pourrait se passer à minuit, de son attitude violente envers Elsie Constantinou manifestée plus tôt dans la journée, et de son comportement capricieux et imprévisible. La Commission ne condamne pas les autorités policières pour avoir pris cette décision, mais elle met en cause l’élaboration de l’opération. En effet, en raison des failles de celle-ci, les vies de Lefteris Andronicou et d’Elsie Constantinou furent exposées à des risques qui auraient pu être évités si le plan avait été élaboré de façon plus appropriée et plus prudente. L’élaboration de l’opération, d’après mon interprétation du rapport de la Commission, était déficiente, trahissant de la part des autorités cypriotes l'absence du souci exigé par l’article 2 pour la vie de Lefteris Andronicou et d’Elsie Constantinou, sur quatre points concrets.

a) Le fait que Lefteris Andronicou n’était pas un terroriste ou un criminel endurci n’a pas été suffisamment pris en considération.

b) Charger des agents du MMAD de ce plan de sauvetage comportait des risques prévisibles pour la vie de Lefteris Andronicou et d’Elsie Constantinou, risques qui auraient pu être évités si cette tâche avait été confiée à des forces policières ayant un entraînement et une approche de ce genre d'opération différents. Les agents du MMAD étaient entraînés pour ouvrir le feu dans le but de tuer s’ils étaient soumis à une fusillade ou s’ils ressentaient un danger immédiat pour leur sécurité. Dans ces circonstances, il était prévisible qu’ils réagiraient en tirant pour tuer.

c) L’équipement dont disposait les officiers du MMAD – des mitraillettes – était injustifié, au vu des risques, inhérents à l’opération, pour la sécurité de cette section spéciale, et n’était pas nécessaire au succès de l’opération. La présence de mitraillettes augmentait inutilement les risques pour la vie de Lefteris Andronicou et d’Elsie Constantinou. La possession de ces armes n’était justifiée ni par l’arme que l’on savait en la possession d’Andronicou (une arme non automatique) ni par les risques inhérents à l’opération.

d) L’information selon laquelle Lefteris Andronicou aurait pu détenir d’autres armes que le fusil de chasse n’avait aucun fondement et aurait dû être écartée.

Il est juste de déduire des conclusions de la Commission que la transmission de cette information aux agents chargés de réaliser le plan de sauvetage exagéra dans leur esprit les dangers inhérents à l’opération et fit apparaître Lefteris Andronicou comme une plus grande source de danger qu’il ne l’était, avec pour corollaire leur empressement à faire usage de la force meurtrière.

Les conclusions de la Commission sont, à mes yeux, justifiées par les éléments se rapportant aux événements ayant conduit à la mort de Lefteris Andronicou et d’Elsie Constantinou. Sa conclusion selon laquelle l’organisation et le contrôle du plan de sauvetage étaient imparfaits au point de rendre le défendeur, la République de Chypre, responsable d'une violation de l’article 2 de la Convention est tout aussi justifiée. Cette opération a exposé la vie de Lefteris Andronicou et d’Elsie Constantinou à des risques qui auraient pu être évités si elle avait été planifiée avec plus de soin et un sens plus aigu du devoir au titre de l’article 2. Le fait que les pouvoirs publics n’aient pas éliminé des risques évitables pour la vie d’autrui dans l’élaboration et le contrôle d’une opération comportant un danger pour la vie d’autrui, constitue une violation de l’article 2 (voir l'arrêt McCann et autres précité).

Les événements qui suivirent l’entrée par la force des agents du MMAD dans l’appartement occupé par Lefteris Andronicou et Elsie Constantinou, révélèrent tout à fait les inadéquations dans l’élaboration du plan de sauvetage et l’absence d’un réel contrôle de son exécution. J’en explique les raisons ci-dessous.

1) Le choix peu judicieux d’agents entraînés à tirer pour tuer dès qu’ils sentent que leur sécurité est en danger, eut des conséquences désastreuses. Après avoir perçu un danger pour eux-mêmes, après que deux de leurs collègues furent tombés, ils (les membres de l’équipe identifiés comme étant les agents nos 2 et 4) ont réagi en tirant sur lefteris Andronicou dans l’intention de le tuer. Leur entraînement était tel qu’ils ont continué à faire feu sur lui longtemps après que, à l’évidence, il gisait sans mouvement sur le sol, ne présentant plus aucun danger pour leur sécurité. Ils n’ont à aucun moment songé à modérer leur réaction en raison de la présence d’Elsie Constantinou dont la sécurité aurait dû prévaloir dans leur esprit et dans celui des personnes ayant préparé l’opération.

Elsie Constantinou fut utilisée comme bouclier par Lefteris Andronicou. En dirigeant leurs tirs, vingt-neuf coups de feu, les deux agents impliqués ne semblent pas avoir établi de distinction entre Lefteris Andronicou, qu’ils considéraient comme une menace pour leur vie, et Elsie Constantinou, qu’ils étaient chargés de secourir. Ils ne semblent avoir songé à aucun moment à tirer sur Lefteris Andronicou dans le but de le mettre hors d’état de nuire et de le neutraliser, en tant que source de danger potentielle. La réaction des agents fut, dans une large mesure, le résultat de leur entraînement.

Le fait que le recours à la force meurtrière est, comme cela a été clairement établi dans l’affaire McCann et autres, le résultat d’un acte réflexe n’est ni une excuse ni une justification pour des actes incompatibles avec le devoir prévu à l’article 2 de la Convention, même quand il s’agit de dangereux terrorristes. Le passage suivant du paragraphe 212 de l’arrêt McCann et autres est éloquent à ce sujet :

« Leur acte réflexe sur ce point vital n’a pas été accompli avec toutes les précautions dans le maniement des armes à feu que l’on est en droit d’attendre de responsables de l’application des lois dans une société démocratique, même lorsqu’il s’agit de dangereux terroristes, et contraste nettement avec la norme de prudence figurant dans les instructions sur l’usage des armes à feu par la police, qui avaient été transmises aux policiers et qui en soulignent la responsabilité individuelle au regard de la loi, en fonction de la situation prévalant au moment de l’ouverture du feu. »

En l’espèce, aucune instruction particulière ne fut donnée à l’équipe choisie (la section du MMAD), quant à la façon dont elle devrait affronter le danger. La conduite de l'opération fut laissée en grande partie à l’appréciation des agents désignés pour cette tâche, élément révélant en soi le défaut d’un réel contrôle de l'opération, et l’absence de la considération dont il convenait de témoigner pour les vies de Lefteris Andronicou et d’Elsie Constantinou.

2) L’information selon laquelle Lefteris Andronicou pouvait être en possession d’une autre arme que le fusil de chasse à deux coups était dénuée de fondement. Tout indiquait, au contraire, qu’il ne disposait d’aucune autre arme ; ni les antécédents judiciaires de Lefteris Andronicou ni son comportement antérieur ne pouvaient laisser croire à une telle information. La divulgation non justifiée de ce renseignement aux agents désignés pour l’opération, associée à l’importance qu’ils pouvaient attacher à une information émanant d’une source officielle, développa leur sentiment du danger inhérent à la réalisation du plan et redoubla, en conséquence, leur empressement à recourir à la force meurtrière.

3) Le choix de l’équipement de la section du MMAD, qui se composait de mitraillettes, n’était vraiment pas justifié, surtout si l'on tient compte de l’entraînement des agents qui en étaient les détenteurs et du fait que les autorités policières auraient dû connaître la réaction vraisemblable de ces agents quand ils sentiraient leur sécurité en danger. La circonstance que les mitraillettes étaient équipées de faisceaux lumineux ne constitue pas une excuse. L’arsenal des officiers du MMAD était disproportionné aux risques encourus dans l’opération, et allait à l’encontre de son objectif, qui était de sauver la vie. Se munir d’armes automatiques ajouta pour la vie d’Andronicou et de Constantinou des risques prévisibles que l’on aurait pu éviter si l’on avait limité l’équipement des agents à des armes plus légères.

Le résultat final d’une mauvaise élaboration et de l’absence d’un véritable contrôle de l’opération fut que deux des membres de la section, percevant un danger pour leur sécurité, firent une utilisation non réfrénée de leurs mitraillettes sans tenir compte des conséquences. Et les conséquences furent fatales.


[1].  Rédigé par le greffe, il ne lie pas la Cour.

[2]Notes du greffier

.  L'affaire porte le n 86/1996/705/897. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.

[3].  Le règlement B, entré en vigueur le 2 octobre 1994, s'applique à toutes les affaires concernant les Etats liés par le Protocole n 9.

[4].  Note du greffier, pour des raisons d'ordre pratique il n'y figurera que dans l'édition imprimée (Recueil des arrêts et décisions 1997), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe.

[5]. Voir l’opinion dissidente de Lord Atkin dans l’arrêt Liversidge v. Anderson, All ER 1941, vol. 3, p.338 ; voir également IRC v. Rossminster Ltd, All ER 1980, vol. 1, p. 80.

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CEDH, Cour (chambre), AFFAIRE ANDRONICOU ET CONSTANTINOU c. CHYPRE, 9 octobre 1997, 25052/94