CEDH, Cour (quatrième section), AFFAIRE PAULIK c. SLOVAQUIE [Extraits], 10 octobre 2006, 10699/05

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Chronologie de l’affaire

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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Quatrième Section), 10 oct. 2006, n° 10699/05
Numéro(s) : 10699/05
Publication : Recueil des arrêts et décisions 2006-XI (extraits)
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : B.H. c. Autriche, n° 19345/92, Commission décision du 14 octobre 1992
Ringeisen c. Autriche, arrêt du 16 juillet 1971, série A n° 13, p. 40, § 97
Powell et Rayner c. Royaume-Uni, arrêt du 21 février 1990, série A n° 172, § 41
Kroon et autres c. Pays-Bas, arrêt du 27 octobre 1994, série A n° 297 C, p. 58, § 40
Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, arrêt du 28 mai 1985, série A n° 94, p. 35, § 72
Rasmussen c. Danemark, arrêt du 28 novembre 1984, série A n° 87, p. 13, § 33, p. 36, § 40, § 41
Les saints monastères c. Grèce, arrêt du 9 décembre 1994, série A n° 301-A, pp. 30-31, § 55
Chofman c. Russie, n° 74826/01, § 31, §§ 33 et 34, 24 novembre 2005
Mizzi c. Malte, n° 26111/02, § 131, CEDH 2006-...
Rasmussen c. Danemark, n° 8777/79, Commission rapport du 5 juillet 1983, série A n° 87, p. 24, § 75
Thlimmenos c. Grèce [GC], n° 34369/97, § 44, CEDH 2000-IV
Yildirim c. Autriche (déc.), n° 34308/96, 19 octobre 1999
Niveau d’importance : Publiée au Recueil
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusions : Violation de l'article 8 - Droit au respect de la vie privée et familiale (Article 8-1 - Respect de la vie privée) ; Violation de l'article 14+8 - Interdiction de la discrimination (Article 14 - Discrimination) (Article 8 - Droit au respect de la vie privée et familiale ; Article 8-1 - Respect de la vie privée) ; Préjudice moral - constat de violation suffisant (Article 41 - Préjudice moral ; Satisfaction équitable)
Identifiant HUDOC : 001-77328
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2006:1010JUD001069905
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Sur les parties

Texte intégral

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE PAULÍK c. SLOVAQUIE

(Requête no 10699/05)

ARRÊT

[Extraits]

STRASBOURG

10 octobre 2006

DÉFINITIF

10/01/2007


En l’affaire Paulík c. Slovaquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Nicolas Bratza, président,
Josep Casadevall,
Matti Pellonpää,
Stanislav Pavlovschi,
Lech Garlicki,
Ljiljana Mijović,
Ján Šikuta, juges,
et de Lawrence Early, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 septembre 2006,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 10699/05) dirigée contre la République slovaque et dont un ressortissant de cet Etat, M. Jozef Paulík (« le requérant »), a saisi la Cour le 28 février 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant est représenté par Me Z. Kupcová, avocate à Bratislava. Le gouvernement slovaque (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme A. Poláčková.

3.  Le 9 juin 2005, le président de la chambre, faisant application de l’article 41 du règlement, a décidé de traiter cette requête par priorité.

4.  Le 22 août 2005, le président a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le lui permettait l’article 29 § 3 de la Convention, la chambre a décidé d’examiner conjointement la recevabilité et le fond de l’affaire.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5.  Le requérant est né en 1931 et réside à Bratislava.

6.  Le 17 décembre 1966, une femme avec qui il avait eu un rapport sexuel la même année donna naissance à une fille, I.

7.  Le requérant niant être le père de l’enfant, la mère introduisit une action en reconnaissance de paternité devant le tribunal régional (dénommé alors Mestský súd, aujourd’hui Krajský súd) de Bratislava.

8.  Le 31 janvier 1967, la mère épousa un autre homme.

9.  Le 2 février 1970, le tribunal régional conclut que le requérant était le père de I. et lui ordonna de contribuer à son entretien.

10.  Il parvint à cette conclusion après avoir entendu les dépositions de plusieurs témoins. Il tint également compte de tout un ensemble de preuves documentaires ainsi que des résultats d’un test sanguin appelé « test bio-héréditaire » (dedičsko-biologická skúška) et d’un rapport rédigé par un sexologue.

Il jugea établi que le requérant avait eu un rapport sexuel avec la mère entre 180 et 300 jours avant la naissance de I. En pareil cas, une présomption de paternité trouvait à s’appliquer en vertu de l’article 54 du code de la famille tel qu’il était libellé au moment des faits (voir la partie « Le droit interne pertinent » ci-après), à moins que des éléments importants ne permissent de la renverser, ce qui n’était pas le cas.

11.  Le jugement du 2 février 1970 devint définitif et contraignant, et le requérant s’y conforma, notamment en versant une pension. Il n’eut cependant aucun contact avec I., la mère s’y opposant.

12.  I. apprit l’existence du requérant lorsqu’elle reçut sa première carte d’identité. Elle le rencontra pour la première fois peu après la fin de ses études secondaires. Par la suite, ils se virent de plus en plus fréquemment. Le requérant apporta un soutien financier à I. et, après le mariage de celle-ci, à sa famille. Il développa des liens affectifs avec elle et avec sa famille.

13.  En 2004, une querelle éclata entre le requérant et I. au sujet d’une contribution financière, et I. proposa de tester à nouveau la paternité du requérant.

14.  Ultérieurement, I., sa mère et le requérant se soumirent volontairement à un examen de leur ADN sanguin afin de déterminer si le requérant était réellement le père de I. Le 18 mars 2004, sur la base des résultats de cet examen, un expert établit un rapport dans lequel il conclut que le requérant n’était pas le père de I. Par la suite, I. et sa famille rompirent tous contacts avec le requérant.

15.  Celui-ci demanda alors au ministère public de contester sa paternité en vertu de l’article 62 du code de la famille. Il expliqua qu’il n’était pas le père biologique de I., que la déclaration de paternité avait été prononcée dans une décision de justice définitive sur le fondement de dépositions d’experts qui correspondaient à l’état des connaissances scientifiques de l’époque, et que, alors que les méthodes de recherche de paternité avaient évolué et qu’il disposait de nouvelles preuves établissant qu’il n’était pas le père de I., le code de la famille et le code de procédure civile ne prévoyaient aucune procédure, ordinaire ou extraordinaire, lui permettant de faire correspondre sa situation juridique à la réalité biologique.

16.  Le 2 décembre 2004, le procureur du cinquième district de Bratislava interrogea I. au sujet de la demande du requérant. I. déclara notamment que si le requérant ne voulait plus qu’elle soit sa fille, elle n’avait pas d’objection à son désaveu de paternité.

17.  Par des lettres du 30 décembre 2004 et du 31 mars 2005 respectivement, le procureur régional de Bratislava et le procureur général informèrent le requérant que la décision ayant conclu à sa paternité était revêtue de l’autorité de la chose jugée et que le ministère public n’était pas compétent pour faire réexaminer l’affaire par un tribunal.

18.  Le 4 mars 2005, le requérant adressa au président du Conseil national de la République slovaque (Národná rada Slovenskej republiky) et au président de la commission des affaires constitutionnelles du Conseil national une lettre dans laquelle il les priait de prendre des mesures législatives pour garantir la protection effective de ses droits. Il reçut une réponse du secrétaire du président du Conseil national qui lui conseillait de demander au procureur général de contester le jugement de 1970 au moyen d’un pourvoi extraordinaire en cassation (mimoriadne dovolanie).

19.  Le 7 mars 2005, le requérant, représenté par un avocat, introduisit auprès de la Cour constitutionnelle (Ústavný súd), sur le fondement de l’article 127 de la Constitution, une plainte dirigée contre tous les niveaux du ministère public et du Conseil national.

Il se plaignait qu’il existât un décalage entre la situation juridique née du jugement de 1970 et la situation réelle établie par le rapport des tests d’ADN de 2004, et que ni le code de procédure civile ni le code de la famille ne lui permissent de remédier à cette incongruité.

Il estimait que ni le public ni I. n’avaient un intérêt légitime au maintien de la situation en l’état, mais que lui-même avait en revanche intérêt à faire en sorte que sa situation juridique corresponde à la réalité biologique. Il considérait en outre que les autorités n’avaient pas pris les mesures positives nécessaires à la protection de ses droits.

Il exposait qu’il avait ainsi été désigné à tort comme le père de I. dans différents documents et registres publics, notamment les registres des naissances et des mariages, et qu’il avait également été fait mention de sa paternité dans ses dossiers médicaux et professionnels. Il concluait que son identité s’en trouvait modifiée, sans possibilité pour lui de rectification. Il faisait observer en outre que, dès lors qu’il était juridiquement lié à la famille de I., celle-ci et ses enfants pourraient, s’ils se trouvaient dans le besoin, l’obliger à contribuer à leur entretien. Il se plaignait enfin d’une limitation de sa liberté de disposer de ses biens par testament, expliquant que, I. étant sa fille devant la loi, elle était également son héritière.

20.  La cour constitutionnelle examina la plainte en priorité et, le 17 mars 2005, la déclara irrecevable. Elle estima que le ministère public ne s’était pas rendu coupable d’un manque de diligence dans le traitement des demandes du requérant et que, même si celui-ci n’était pas satisfait de l’issue de la procédure, le droit existant avait été respecté. Elle jugea donc que la plainte dirigée contre le ministère public était manifestement mal fondée. Pour le surplus, elle releva que les questions de paternité étaient du ressort des juridictions ordinaires, qui étaient liées non seulement par le droit national, mais encore par les instruments internationaux, et que l’on ne pouvait donc pas présumer qu’elles auraient refusé de protéger les intérêts du requérant s’il avait eu recours à elles, ce qu’il n’avait pas fait. Elle déclara donc le restant de la plainte irrecevable pour non-épuisement des voies de recours.

II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

A.  Le code de la famille (loi no 94/1963 modifiée, demeurée en vigueur jusqu’au 31 mars 2005)

21.  En vertu de l’article 51 § 1, le mari dont la femme donnait naissance à un enfant au cours du mariage ou dans les 300 jours suivant la dissolution ou l’annulation du mariage était présumé être le père de l’enfant.

22.  Dans les autres cas, le père était présumé être celui déclaré comme tel par les deux parents (article 52 § 1).

23.  En vertu de l’article 54, si la paternité n’était pas établie par une déclaration conjointe des parents, l’enfant ou la mère pouvait introduire une action en recherche de paternité devant un tribunal. En pareil cas, sauf éléments importants permettant d’exclure sa paternité, un homme ayant eu un rapport sexuel avec la mère entre 180 et 300 jours avant la naissance était présumé être le père.

24.  Le mari pouvait contester sa paternité devant un tribunal dans un délai de six mois après avoir appris que sa femme avait donné naissance à un enfant (article 57 § 1). De même, la femme pouvait contester la paternité de son mari dans les six mois suivant la naissance (article 59 § 1).

25.  Si la paternité avait été établie par une déclaration conjointe des parents, elle pouvait être contestée par l’homme ou par la mère dans les six mois suivant la naissance ou, si elle intervenait après, la déclaration. En pareil cas, l’homme ne pouvait contester sa paternité qu’en présence d’éléments excluant la possibilité qu’il fût le père (article 61).

26.  Après l’expiration du délai de six mois, la paternité pouvait encore être contestée par le procureur général si l’intérêt de la société l’exigeait (article 62).

B.  Le code de la famille depuis 2005 (loi no 36/2005 en vigueur depuis le 1er avril 2005)

27.  L’enfant peut contester la paternité même lorsque le délai de contestation a expiré pour les parents. Cependant, sa démarche n’est recevable que si elle est dans son intérêt et qu’au moins un des parents est encore en vie (article 96).

C.  Le code de procédure civile (loi no 99/1963 modifiée)

28.  L’article 159 §§ 1 et 3 dispose qu’un jugement qui a été dûment notifié et n’est plus susceptible de recours est définitif et contraignant (právoplatný). Lorsqu’une affaire a été tranchée et que la décision est devenue définitive et contraignante, elle ne peut être réexaminée.

29.  En vertu de l’article 228 § 1, une partie à une procédure civile peut contester des décisions de justice définitives et contraignantes en introduisant une demande de réouverture de la procédure a) lorsque des faits, décisions ou éléments sont survenus que, pour des raisons indépendantes de sa volonté, le demandeur n’a pas pu utiliser lors de la procédure originelle et qui peuvent aboutir à une décision plus favorable pour lui ; b) lorsqu’il est possible d’examiner des éléments qui ne pouvaient pas être examinés lors de la procédure originelle et qui peuvent aboutir à une décision plus favorable pour le demandeur ; c) lorsque la décision prise à l’encontre du demandeur résultait d’une infraction pénale commise par le juge ; d) lorsque la Cour européenne des droits de l’homme a conclu que les droits de l’homme ou les libertés fondamentales du demandeur ont été violés dans une décision ou dans la procédure l’ayant précédée et que les conséquences de la violation sont graves et insuffisamment réparées par l’octroi d’une satisfaction équitable.

30.  L’article 230 § 1 dispose que la demande de réouverture de la procédure doit être introduite dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle la partie concernée a appris l’existence des motifs justifiant une réouverture ou a été en mesure de s’en prévaloir.

31.  En vertu de l’article 230 § 2, lorsqu’une décision de justice est définitive et contraignante depuis trois ans au moins, il n’est possible de demander la réouverture de la procédure que dans les cas visés à l’article 228 § 1 a) (à condition que la décision contestée fût fondée sur une décision pénale entre-temps infirmée), c) ou d). Le délai prévu pour le dépôt d’une demande de réouverture de la procédure ne peut être prorogé.

D.   Le code civil

32.  Un ascendant peut déshériter un descendant pour l’un quelconque des motifs prévus au paragraphe 1 de l’article 469a : a) contrairement à ce qu’exigent les bonnes mœurs, le descendant est resté en défaut d’apporter l’assistance nécessaire à l’ascendant lorsque celui-ci était malade, âgé, ou confronté à d’autres difficultés ; b) le descendant a montré un désintérêt constant pour l’ascendant ; c) le descendant a été reconnu coupable d’une infraction intentionnelle pour laquelle il a été condamné à un an au moins d’emprisonnement ; et d) le descendant a constamment mené une vie dissolue.

EN DROIT

(...)

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

36.  Le requérant soutient que l’Etat défendeur ne s’est pas acquitté de son obligation positive de garantir le respect de sa vie privée et familiale, notamment dans la mesure où il ne lui a donné aucun moyen juridique de contester la déclaration de paternité après qu’il eut découvert, en 2004, qu’il n’était pas le père biologique de I. Il invoque l’article 8 de la Convention, qui, en ses parties pertinentes, est ainsi libellé :

« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...)

2.  Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

(...)

B.  Sur le fond

1.  Thèses des parties

38.  Le Gouvernement reconnaît que le requérant, après avoir appris qu’il n’était pas le père biologique de I., n’a eu aucun moyen juridique de désavouer sa paternité établie par jugement en 1970. Il estime en revanche que l’intéressé, qui était partie à la procédure ayant abouti à la déclaration judiciaire de sa paternité, a eu amplement l’occasion de faire respecter ses droits, et il fait valoir qu’une fois le jugement de 1970 devenu définitif, la question était couverte par l’autorité de la chose jugée et ne pouvait être réexaminée par les juges que dans le cadre de recours extraordinaires soumis à certains délais. Ces délais ayant expiré, la question de la paternité du requérant ne pourrait plus être reposée. La Convention ne pourrait s’interpréter comme garantissant, en tant que tel, un droit temporellement illimité à la réouverture des procédures.

39.  Le Gouvernement soutient que la raison justifiant l’interdiction de rouvrir les procédures relatives en matière de paternité une fois le délai applicable écoulé réside dans la nécessité d’assurer la stabilité des liens familiaux et la sécurité juridique. L’interdiction viserait le but légitime de protéger les intérêts socialement reconnus et acceptés de l’enfant. Dans le cas d’espèce, les intérêts en question l’emporteraient sur ceux, concurrents, du requérant considéré comme étant le père de I. Le Gouvernement plaide que l’annulation de la déclaration de paternité aurait emporté des conséquences préjudiciables injustifiées pour I., notamment un changement d’identité et la nécessité corrélative d’expliquer ce changement à des étrangers. Il conclut que ces questions relevaient de la marge d’appréciation des autorités, et que celles-ci sont restées dans les limites de cette marge.

40.  Le requérant fait valoir qu’il existe un décalage entre sa situation juridique et la réalité biologique en ce qui concerne sa paternité. Il estime qu’il n’y a pas de véritable intérêt public à perpétuer ce décalage et que I. n’a pas un intérêt légitime à maintenir une situation fausse, entretenue artificiellement par une fiction juridique. Selon lui, le fait d’aligner la situation juridique sur la situation biologique réelle ne représenterait qu’une modification technique mineure et ne constituerait pas un changement important et injustifié pour I., dont il souligne que les intérêts ne sont plus ceux d’un enfant. Il rappelle à cet égard que I. a près de quarante ans, qu’elle a fondé une famille, qu’elle n’a pas d’objection à son désaveu de paternité et qu’elle a rompu tous contacts avec lui après le test ADN. Il est d’ailleurs convaincu qu’elle ne l’a jamais considéré comme son père. Il conclut que bien que les autorités internes eussent connaissance de ces éléments, elles n’ont ni interprété et appliqué les dispositions pertinentes de manière à protéger efficacement ses intérêts, ni pris aucune autre mesure à cet effet.

2.  Appréciation de la Cour

41.  La Cour a déjà examiné des affaires dans lesquelles un époux souhaitait engager une procédure en contestation de paternité. Dans ces affaires, la question de savoir si la procédure visant à dissoudre devant la loi des liens familiaux existants concernait la « vie familiale » du requérant n’a jamais été tranchée, dès lors qu’en tout état de cause la détermination des relations juridiques d’un père avec son enfant putatif relevait de la « vie privée » de l’intéressé (Yildirim c. Autriche (déc.), no 34308/96, 19 octobre 1999, et Rasmussen c. Danemark, 28 novembre 1984, § 33, série A no 87).

42.  En l’espèce, le requérant a cherché à faire invalider la déclaration de paternité sur le fondement de preuves biologiques (voir, mutatis mutandis, Shofman c. Russie, no 74826/01, § 31, 24 novembre 2005). Le maintien de cette déclaration de paternité a des implications directes pour sa vie privée et concerne des questions telles que les inscriptions aux registres des naissances et des mariages ou les dossiers médicaux et professionnels du requérant. On peut également considérer qu’elle a des incidences sur son identité sociale au sens large.

Les faits de l’espèce relèvent donc de la « vie privée » au sens de l’article 8.

43.  La Cour rappelle que si l’article 8 tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il n’impose pas seulement aux Etats de s’abstenir de telles ingérences : il peut engendrer de surcroît des obligations positives inhérentes à un « respect » effectif de la vie privée ou familiale. La frontière entre les obligations positives et négatives de l’Etat au titre de cette disposition ne se prête toutefois pas à une définition précise. Les principes applicables sont néanmoins comparables. Dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble ; de même, dans les deux hypothèses, l’Etat jouit d’une certaine marge d’appréciation (Shofman, précité, §§ 33-34). En outre, même pour les obligations positives résultant du paragraphe 1, « les objectifs énumérés au paragraphe 2 (...) peuvent jouer un certain rôle » dans « la recherche » de l’« équilibre » voulu (Powell et Rayner c. Royaume-Uni, 21 février 1990, § 41, série A no 172).

44.  En vertu du droit interne applicable, le requérant n’a aucune possibilité de contester la déclaration judiciaire de sa paternité. Rien n’indique que les conclusions auxquelles sont parvenues les autorités internes à cet égard n’étaient pas « prévues par la loi ». La Cour est disposée à admettre que l’absence d’un mécanisme juridique permettant au requérant de protéger son droit au respect de sa vie privée peut s’expliquer de manière générale par l’« intérêt légitime » de garantir la sécurité juridique et la stabilité des liens familiaux et par la nécessité de protéger les intérêts de l’enfant (Rasmussen, précité, § 41). Il reste à déterminer si, dans les circonstances particulières de l’espèce, un juste équilibre a été ménagé entre l’intérêt du requérant et l’intérêt général.

45.  Le requérant souhaite obtenir une révision de la déclaration judiciaire de paternité le concernant à la lumière de preuves biologiques dont il n’avait pas connaissance à l’époque de la première procédure en désaveu de paternité (voir, a contrario, B.H. c. Autriche, no 19345/92, décision de la Commission du 14 octobre 1992, non publiée). Sa demande est fondée sur son droit au respect de la vie privée. Du fait de l’impossibilité de désavouer sa paternité, le requérant subit dans sa vie personnelle et professionnelle les désagréments décrits au paragraphe 19 ci-dessus.

46.  En ce qui concerne l’intérêt général, il convient de noter que la fille putative du requérant est aujourd’hui âgée de près de quarante ans, qu’elle a fondé une famille et qu’elle ne dépend pas de lui pour sa subsistance (voir, a contrario, Yildirim, précité). L’intérêt général pouvant résider dans la protection de ses droits à ce stade est bien moindre que lorsqu’elle était enfant. De plus, c’est I. elle-même qui est à l’origine du test ADN, et elle a déclaré ne pas avoir d’objection à ce que le requérant désavoue sa paternité. Il apparaît donc que l’absence de procédure permettant de mettre la situation juridique en conformité avec la réalité biologique va à l’encontre des souhaits de tous les intéressés et ne bénéficie en fait à personne (Kroon et autres c. Pays-Bas, 27 octobre 1994, § 40, série A no 297-C).

47.  A la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’il n’a pas été ménagé un juste équilibre entre les intérêts du requérant et ceux de la société, et que, partant, le système juridique interne n’a pas garanti comme il se devait le « respect de la vie privée » du requérant.

Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 13 ET 14 DE LA CONVENTION COMBINÉS AVEC L’ARTICLE 8

48.  Le requérant allègue qu’il a subi, dans l’exercice de son droit au respect de sa vie privée, une discrimination, d’une part par rapport aux pères dont la paternité aurait été établie différemment, et d’autre part par rapport aux mères, dans la mesure où, contrairement à lui, les premiers comme les secondes peuvent demander au procureur général d’introduire une demande de contestation de paternité en leur nom. Il se plaint également à cet égard d’une absence de recours effectifs. Il invoque les articles 13 et 14 de la Convention, combinés avec l’article 8.

(...)

L’article 14 de la Convention est ainsi libellé :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

(...)


B.  Sur le fond

(...)

2.  Sur la violation alléguée de l’article 14 de la Convention
combiné avec l’article 8

51.  La Cour observe que l’applicabilité de l’article 14 de la Convention au présent grief n’est pas contestée. Elle rappelle qu’il y a violation du droit garanti par l’article 14 de ne pas subir de discrimination dans la jouissance des droits reconnus par la Convention lorsque les Etats font subir sans justification objective et raisonnable un traitement différent à des personnes se trouvant dans des situations analogues (voir, par exemple, Thlimmenos c. Grèce [GC], no 34369/97, § 44, CEDH 2000-IV).

52.  Le Gouvernement soutient qu’aux fins de l’article 14 de la Convention la situation du requérant ne peut être considérée comme analogue à celle des catégories de personnes mentionnées par l’intéressé. Le facteur crucial ne serait pas le motif juridique fondant la déclaration de paternité du requérant, mais le fait que celle-ci a été prononcée dans une décision de justice définitive et contraignante. Les autres situations évoquées par le requérant seraient différentes, dans la mesure où la paternité de l’époux de la mère, ou celle d’un homme ayant déclaré conjointement avec la mère être le père, resterait présumée et pourrait être contestée devant un tribunal.

53.  Le requérant récuse cette analyse et maintient son grief. Il soutient notamment qu’un père est un père et que, tous les pères ayant par essence les mêmes devoirs, droits et responsabilités, ils doivent être traités avec égalité. Il rappelle qu’il n’existe absolument aucun moyen juridique par lequel il pourrait efficacement contester la déclaration de paternité litigieuse, alors même qu’il dispose d’éléments nouveaux prouvant qu’il n’est pas le père biologique. Il fait observer que, dans les cas où la paternité est présumée, si des éléments nouveaux excluant la possibilité de la paternité biologique apparaissent, le père présumé et la mère peuvent demander au procureur général de contester la paternité.

54.  La Cour admet que la situation du requérant est peut-être différente à certains égards de celle des mères et des pères putatifs dont la paternité est présumée légalement mais n’a pas été déterminée judiciairement. Cependant, l’existence de différences entre plusieurs individus n’empêche pas leurs situations et leurs intérêts respectifs d’être suffisamment comparables. La Cour estime que pour ce qui est de leur intérêt à contester une paternité le requérant et les autres parties évoquées se trouvent dans une situation analogue aux fins de l’article 14 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Rasmussen, précité, avis de la Commission, § 75, et Mizzi c. Malte, no 26111/02, § 131, CEDH 2006-I). Or le requérant a été traité différemment des autres parties dans le système juridique puisqu’il n’a pu demander au procureur général de contester devant les tribunaux, dans l’intérêt de la société, la déclaration de paternité le concernant. Il reste à déterminer si cette différence de traitement était objectivement et raisonnablement justifiée.

55.  Au regard de l’article 14 de la Convention, une distinction est discriminatoire si elle « manque de justification objective et raisonnable », c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un « but légitime » ou s’il n’y a pas un « rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé » (voir, notamment, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 72, série A no 94). La Cour rappelle que les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement juridique (Rasmussen, précité, § 40).

56.  A cet égard, le Gouvernement arguë que dans les cas où la paternité est présumée elle n’est, a priori, pas déterminée par une procédure ; la présomption découle directement du fait qu’un enfant est né d’un couple marié ou qu’une déclaration conjointe a été faite par les parents, et la paternité est inscrite automatiquement au registre des naissances, sans vérification matérielle. Considérant qu’il existe en pareil cas un risque d’erreurs, qui peuvent n’être découvertes qu’après l’expiration du délai dans lequel les personnes y ayant intérêt peuvent contester la paternité, il estime justifié que le procureur général puisse alors, en dernier recours, ouvrir une procédure judiciaire aux fins de la rectification de ces erreurs, même après l’expiration du délai. Par contraste, la paternité du requérant aurait fait l’objet d’un examen complet au cours d’une procédure judiciaire dans le cadre de laquelle l’intéressé aurait bénéficié de tous les droits procéduraux. Une fois la paternité déclarée dans une décision de justice et une fois cette décision devenue définitive, le risque d’erreurs serait moindre. En tout état de cause, ce risque serait moins important que l’intérêt de la société à préserver la relation juridique ainsi déterminée. Par ailleurs, la possibilité de demander au procureur général de contester une déclaration de paternité ne constituerait pas un recours à part entière : d’abord, la partie demanderesse supporterait intégralement la charge de la preuve mais ne bénéficierait pas de droits procéduraux, et ensuite la décision d’accepter ou de rejeter la demande relèverait exclusivement du pouvoir discrétionnaire du procureur général. Enfin, en vertu du nouveau code de la famille, entré en vigueur le 1er avril 2005, le ministère public n’aurait plus le pouvoir de contester la paternité d’un père putatif.

57.  Le requérant conteste cette argumentation et estime que la différence de traitement dont il a fait l’objet est injustifiable. Il souligne que, parce que le cadre législatif interne ne le permettait pas, il n’a pas été tenu compte des particularités de son affaire, à savoir, d’une part, les progrès scientifiques considérables réalisés entre l’année du jugement litigieux (1970) et le rapport du test ADN (2004), et, d’autre part, le fait que les parties concernées n’avaient aucune objection à ce qu’il désavoue sa paternité.

58.  La Cour admet que, en principe, l’« intérêt légitime » à assurer la sécurité juridique et la stabilité des relations familiales et à protéger les intérêts de l’enfant peut justifier que l’on traite des personnes ayant intérêt à contester une paternité différemment selon que celle-ci soit simplement présumée ou qu’elle ait été déterminée par une décision devenue définitive. En l’espèce, toutefois, la recherche de cet intérêt a eu pour effet de priver le requérant de toute procédure lui permettant de faire invalider la déclaration de sa paternité, alors que d’autres parties dans une situation analogue auraient pu agir en ce sens. Le cadre législatif applicable ne permettait pas de tenir compte des circonstances particulières de la cause, par exemple l’âge, la situation personnelle et l’attitude de I. ou celle des autres parties concernées.

59.  A la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que le but recherché ne présentait pas un rapport raisonnable de proportionnalité avec le moyen absolu employé pour y parvenir.

Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.

(...)

VI.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

69.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Préjudice

70.  Le requérant demande 10 000 euros (EUR) pour préjudice moral.

71.  Le Gouvernement conteste le bien-fondé de cette demande.

72.  La Cour reconnaît que le requérant a subi un préjudice moral du fait du non-respect par l’Etat de son obligation positive relativement au droit de l’intéressé au respect de sa vie privée. Elle considère que ce préjudice moral n’est pas suffisamment réparé par le constat d’une violation de la Convention.

Elle note par ailleurs que, en vertu des articles 228 § 1 d) et 230 § 2 du code de procédure civile, une procédure civile peut être rouverte lorsque la Cour a constaté une violation des droits du demandeur garantis par la Convention, que les conséquences de la violation sont graves et que l’octroi d’une satisfaction équitable ne suffit pas à les réparer.

Eu égard à ces considérations et statuant en équité, elle alloue au requérant la somme de 5 000 EUR pour préjudice moral.

(...)

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

(...)

3.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;

4.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 ;

(...)

6.  Dit

a)  que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention, 5 000 EUR (cinq mille euros) pour préjudice moral (...)

(...)

Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 octobre 2006, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Lawrence EarlyNicolas Bratza
  GreffierPrésident

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Textes cités dans la décision

  1. Code de procédure civile
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CEDH, Cour (quatrième section), AFFAIRE PAULIK c. SLOVAQUIE [Extraits], 10 octobre 2006, 10699/05