CEDH, Cour (deuxième section), AFFAIRE V.T. c. FRANCE, 11 septembre 2007, 37194/02

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Chronologie de l’affaire

Commentaires6

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Conclusions du rapporteur public · 7 juin 2019

N° 423892 Médecins du Monde et autres 10e et 9e chambres réunies Séance du 22 mai 2019 Lecture du 7 juin 2019 CONCLUSIONS Mme Anne ILJIC, rapporteure publique Par une décision du 12 novembre 2018, vous avez, dans le cadre de la présente instance, transmis au CC une QPC dirigée contre plusieurs dispositions du code pénal issues de la loi n° 2016-444 du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées, qui a mis en place ce qu'il est communément admis de désigner comme un dispositif de « pénalisation …

 

Conseil Constitutionnel · Conseil constitutionnel · 1er février 2019

Décision n° 2018 -761 QPC Articles 611-1, 225-12-1, 9° bis de l'article 131-16 et 9° du paragraphe I de l'article 225-20 du code pénal Pénalisation des clients de personnes se livrant à la prostitution Dossier documentaire Source : services du Conseil constitutionnel - 2019 Sommaire I. Contexte des dispositions contestées ......................................................... 5 II. Constitutionnalité des dispositions contestées ......................................20 2 Table des matières I. Contexte des dispositions …

 

Village Justice · 12 juin 2008

Intéressant et amusant arrêt que celui de la Cour européenne des droits de l'homme du 11 septembre 2007 (Req 37194/02). En l'espèce, une prostituée voulant se sortir du plus vieux métier du monde a sollicité de l'URSSAF une inscription en qualité de décoratrice et de travailleur indépendant. Avant, elle était affiliée sous une profession "X". L'URSSAF lui adresse plusieurs contraintes en vue des cotisations relatives à cette profession. Madame la prostituée a saisi la Cour européenne des droits de l'homme s'estimant contrainte par l'URSSAF de continuer à se prostituer afin de pouvoir …

 
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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Deuxième Section), 11 sept. 2007, n° 37194/02
Numéro(s) : 37194/02
Type de document : Arrêt
Date d’introduction : 25 septembre 2002
Jurisprudence de Strasbourg : Siliadin c. France du 26 juillet 2005, no 73316/01, CEDH 2005-VII
Références à des textes internationaux :
Convention des Nations Unies pour la répression de la traite des êtres humains et de l'exploitation de la prostitution d'autrui de 1949;Recommandation 1325 (1997) de l'Assemblée Parlementaire du Conseil de l'Europe, Recommandation n° R(2000)11 du Comité des Ministres;la Convention du Conseil de l'Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains de 2005
Organisations mentionnées :
  • Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe
  • Organisation Internationale du Travail
  • Comité des Ministres
Niveau d’importance : Importance élevée
Opinion(s) séparée(s) : Oui
Conclusions : Non-violation de l'art. 3 ; Aucune question distincte au regard de l'art. 4
Identifiant HUDOC : 001-82239
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2007:0911JUD003719402
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Texte intégral

ANCIENNE DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE V. T. c. FRANCE

(Requête no 37194/02)

ARRÊT

STRASBOURG

11 septembre 2007

DÉFINITIF

11/12/2007

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire V. T. c. France,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (ancienne deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

MM.A.B. Baka, président,
J.-P. Costa,
I. Cabral Barreto,
MmesA. Mularoni,
E. Fura-Sandström,
D. Jočienė,
M.D. Popović, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 16 mai 2006 et 3 juillet 2007,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 37194/02) dirigée contre la République française et dont une ressortissante de cet Etat, La requérante(« la requérante »), a saisi la Cour le 25 septembre 2002 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  La requérante est représentée par Me Jean-Marie Defrenois, avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par Mme Edwige Belliard, directrice des Affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

3.  Par une décision du 16 mai 2006, la Cour a déclaré la requête recevable.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

4.  La requérante est née en 1953. Elle est prostituée.

5.  Le 20 août 1990, dans le contexte de la mise en œuvre d’un projet dont l’objectif était de lui permettre de s’extraire du milieu de la prostitution, la requérante sollicita auprès de l’Union de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d’allocations familiales de Paris (ci-après « l’URSSAF ») son affiliation au régime des travailleurs indépendants, en qualité de décoratrice. Elle produit deux attestations du « Mouvement du Nid », une organisation non gouvernementale qui milite pour une société sans prostitution. Dans la première, datée du 30 avril 1994, la responsable de la délégation de Paris indique bien connaître la requérante et « atteste de sa volonté de quitter la prostitution et des démarches entreprises par elle pour y parvenir » ; dans la deuxième, datée du 11 février 1998, une assistante sociale, membre de cette même délégation, certifie que ladite délégation connaît la requérante depuis plusieurs années et est en contact constant avec elle, et que l’intéressée « poursuit ses recherches pour quitter la prostitution, recherches rendues très difficiles en raison de son âge, de son manque de qualification professionnelle, et d’un état de santé très déficient qui nécessite un sérieux et régulier suivi médical ».

6.  Le dossier étant incomplet, une enquête fut diligentée par l’URSSAF ; le contrôleur qui se rendit au domicile de la requérante dans ce cadre lui fit signer un document dans lequel elle déclarait sur l’honneur se livrer à la prostitution et n’avoir jamais exercé la profession de décoratrice.

7.  Sur la base de cette déclaration, l’URSSAF procéda à l’affiliation de la requérante en qualité de « profession X » à compter du 1er janvier 1986 et, dès 1991, lui adressa plusieurs contraintes en vue du recouvrement de cotisations et majorations de retards ; ainsi, par exemple, le 12 mars 1991, l’URSSAF mit la requérante en demeure de verser la somme de 40 954 FRF. Saisi par l’intéressée, le tribunal des affaires de sécurité sociale de Paris, par trois jugements du 9 décembre 1994, annula lesdites contraintes pour illégalité. Cependant, sur pourvoi de l’URSSAF, la chambre sociale de la Cour de cassation, par un arrêt du 19 décembre 1996, cassa ces jugements et renvoya les parties devant le tribunal des affaires de sécurité sociale de Bobigny (ci-après, « première procédure »).

8.  Entre-temps, saisi par l’URSSAF, l’Institut national de la statistique et des études économiques (« INSEE ») avait, le 24 août 1995, envoyé à la requérante un certificat d’identification au répertoire national des entreprises et de leurs établissements daté du 6 juillet 1995, indiquant qu’elle y était inscrite à compter du 1er janvier 1991 dans la catégorie juridique « profession libérale » pour l’exercice d’activités de « conseil pour les affaires et la gestion ». L’URSSAF lui avait ensuite réclamé le paiement de nouvelles cotisations sur le fondement de cette immatriculation. (Elle avait vainement – décision du 24 août 1995 – sollicité sa radiation.) Elle avait ensuite saisi la commission de recours amiable de l’URSSAF de Paris d’une contestation de son affiliation sur ce fondement, en qualité de « travailleur indépendant », laquelle fut rejetée par une décision du 26 septembre 1997. En conséquence, le 6 octobre 1997, elle saisit le tribunal des affaires de sécurité sociale de Paris (ci-après, « deuxième procédure ») d’une demande d’annulation de son immatriculation et des contraintes correspondantes.

9.  Dans le cadre de la première procédure, la requérante demanda au tribunal des affaires de sécurité sociale de Bobigny de surseoir à statuer dans l’attente du jugement du tribunal de sécurité sociale de Paris. Par un jugement du 15 décembre 1998, le tribunal de Bobigny rejeta cette demande ; par un arrêt du 7 décembre 2000, la Cour de cassation cassa et annula ce jugement et renvoya les parties devant le tribunal des affaires de sécurité sociale de Créteil. Cependant, entre temps, par un jugement du 8 février 2000, le tribunal des affaires de sécurité sociale de Bobigny avait statué au fond, déboutant la requérante ; saisie par cette dernière, la Cour de cassation, par un arrêt du 21 mars 2002, conclut que ce jugement était nul comme étant rattaché au jugement du 15 décembre 1998, qu’elle avait cassé par son arrêt du 7 décembre 2000.

10.  Par un jugement du 17 décembre 1998 (deuxième procédure), le tribunal des affaires de sécurité sociale de Paris fit droit aux demandes de la requérante, infirmant la décision de la commission de recours amiable de l’URSSAF du 26 septembre 1997, déclarant nulle son affiliation « des chefs de décoratrice, conseil en relation et « profession X » et annulant toutes les contraintes subséquentes. Le jugement souligne notamment ce qui suit :

« (...)

Attendu que la requérante a entrepris en 1990 des démarches auprès de l’URSSAF (...) dans la perspective de son inscription en qualité de travailleur indépendant pour une activité de décoratrice ;

Qu’il s’agissait pour elle de tenter de mettre en œuvre un projet destiné à lui permettre de quitter le milieu de la prostitution ;

(...)

Attendu tout d’abord qu’il n’est contesté par aucune des parties que la requérante n’a jamais exercé les professions de décoratrice et de conseil en relations publiques ;

Qu’elle ne pouvait donc être immatriculée du chef de ces deux activités  (...)

Que, par voie de conséquence, l’immatriculation effectuée sur les bases d’une activité non exercée est nulle ainsi que les contraintes ;

Attendu que c’est vainement que l’URSSAF (...) prétend que c’est en fonction d’une activité de prostitution et non d’après le certificat d’identification contesté pénalement par la requérante qu’elle a immatriculé cette dernière à compter du 1er janvier 1986 ;

Attendu que si le fondement de cette dernière immatriculation n’était pas manifestement sujet à caution, on voit mal pourquoi l’URSSAF a cru nécessaire d’en utiliser une seconde, à savoir « conseil en relations publiques », à partir de 1991, qui a entraîné la signification de toutes les contraintes litigieuses ;

Attendu en effet qu’une activité professionnelle non salariée telle que visée par les textes du code de sécurité sociale doit s’entendre d’une profession dotée d’un statut organisé par l’autorité publique et ouvrant droit, pour ses membres, à une protection sociale et juridique ;

Attendu que cette activité professionnelle doit faire partie de la nomenclature officielle retenue par l’URSSAF et l’INSEE pour pouvoir faire l’objet d’une immatriculation ;

Que toute activité non visée, soit directement, soit par assimilation, dans ce répertoire d’identification, ne peut entraîner une affiliation ;

Attendu que tel est le cas de la prostitution ; que pour cette raison, l’URSSAF, afin de pouvoir affilier la requérante de 1986 à 1991, a été obligée de l’immatriculer sous la rubrique « profession X » ;

Mais attendu que ce fondement « profession X » n’a aucune base légale ; qu’ainsi toute affiliation de ce chef doit être déclarée nulle, ainsi que les contraintes subséquentes ;

Attendu par ailleurs qu’une activité professionnelle non salariée génère des revenus dont la personne qui les perçoit peut éventuellement faire profiter, conjoint, famille, amis, etc.

Or attendu que selon les dispositions de l’article 225-5 du code pénal, quiconque tire profit de la prostitution d’autrui, en partage les produits ou reçoit des subsides d’une personne se livrant habituellement à la prostitution, se rend coupable du délit de proxénétisme ;

Que l’existence du délit démontre, en droit, que la prostitution n’est pas une activité entraînant une affiliation légale dont le critère est, notamment, la libre circulation et appréhension des revenus par quiconque ;

Attendu qu’il convient de souligner que l’Etat, un et indivisible, ne peut par le biais du Ministère de la Justice faire tomber sous le coup de la loi pénale quiconque appréhende les subsides d’une personne se livrant à la prostitution et par le biais du Ministère des Finances ou d’organismes officiels, tel que l’URSSAF, appréhender lui-même lesdits revenus pour des raisons fiscales évidentes ;

Que les textes pénaux visent « quiconque » et non pas seulement des personnes privées ;

Attendu que le tribunal, qui a une mission de justice, ne peut que stigmatiser cette compromission étatique, qui ne peut être entérinée par le judiciaire ;

Attendu aussi que selon l’article 225-6 du code pénal, quiconque entrave l’action de prévention, de contrôle, d’assistance ou de rééducation entreprise par les organismes qualifiés à l’égard de personnes en danger de prostitution ou se livrant à la prostitution se rend également coupable de délit de proxénétisme ;

Attendu que par le biais d’une imposition fiscale, l’Etat retarde ou interdit toute réinsertion puisqu’il oblige toute personne prostituée, en général démunie d’autres sources de revenus et d’autres possibilités professionnelles, à poursuivre cette activité pour pouvoir déférer à cette fiscalisation ;

Qu’il en est de même pour toute mesure d’assujettissement ;

Attendu que cette position contredit ouvertement les textes législatifs et réglementaires de juillet et novembre 1960 selon lesquels notamment « les victimes de la prostitution doivent faire l’objet de mesures de rééducation et de reclassement de la part des pouvoirs publics » et non pas de mesures d’imposition de la part desdits pouvoirs publics ;

Attendu enfin que lorsque l’on sait que les personnes prostituées sont le plus souvent victimes de sévices, de contraintes et de violences entraînant des dégradations physiques et morales et aboutissant à un esclavage non contestable, il apparaît surprenant que l’Etat commémore avec moult discours bienséants et démagogiques l’abolition de l’esclavage et maintienne volontairement un nombre important de personnes victimes de brutalités dans cet état en fiscalisant cet esclavage ;

Qu’il apparaît ainsi manifeste qu’une harmonisation pénale et fiscale doit intervenir de toute urgence ;

(...) »

11.  La cour d’appel de Paris infirma ce jugement et condamna la requérante à payer à l’URSSAF 43 333 FRF (soit 6 606,07 EUR) au titre des cotisations et majorations de retard dues pour la période allant du 1er janvier 1992 au 30 juin 1996. Rendu le 17 décembre 1998, l’arrêt est ainsi motivé :

« (...)

Considérant qu’aux termes de l’article R. 242-1 du code de la sécurité sociale, la cotisation d’allocations familiales des employeurs et travailleurs indépendants est due par toute personne physique exerçant, même à titre accessoire, une activité non salariée ;

Considérant que l’article R. 242-1 du code de la sécurité sociale vise tous les travailleurs indépendants quelle que soit la nature de l’activité exercée et ne limite pas l’affiliation aux seules activités répertoriées notamment par l’INSEE ;

Considérant que l’activité prostitutionnelle, tolérée, n’est pas en elle-même une activité illégale, seules certaines conditions de son exercice étant interdites comme constituant les infractions de racolage et de proxénétisme ;

Considérant que les considérations tirées de la Convention du 2 décembre 1949 « pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui » (...) et de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme du 4 novembre 1952 sont inopérantes ;

Considérant en effet que, la requérante percevant effectivement des revenus non salariaux en fonction des prestations qu’elle fournit, lesquels revenus sont au demeurant soumis à l’impôt, elle ne peut se soustraire aux obligations de la solidarité nationale et doit de ce fait être assujettie au paiement des cotisations d’allocations familiales en application de l’article R. 242-1 du code de sécurité sociale ;

(...) »

12.  Le pourvoi formé par la requérante – au moyen notamment d’une violation des articles 3 et 4 de la Convention – fut déclaré non admis par un arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation du 11 avril 2002.

13.  Il ressort des informations fournies par le Gouvernement que des contraintes ont été systématiquement signifiées à la requérante – au moins quinze contraintes, signifiées entre 1991 et le 14 janvier 1999 – en vue du paiement de toutes les cotisations dues pour la période courant du 1er janvier 1988 au 31 décembre 1997. Au titre des cotisations, au moins 33 000,19 euros (« EUR ») ont ainsi été réclamés à la requérante, somme à laquelle s’ajoutaient au moins 5 196,82 EUR de majorations. Par ailleurs, outre les procédures susmentionnées (qui concernent la contestation des contraintes signifiées entre le 31 août 1993 et le 10 avril 1997), la requérante a vainement saisi les juridictions des contraintes signifiées les 26 septembre 1991, 16 juin 1992, 19 janvier 1993, 2 février 1998, 26 octobre 1998 et 14 janvier 1999. Enfin, l’URSAFF a procédé à au moins trois saisies-attributions en vue du paiement des sommes dues par l’intéressée.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

14.  En France, la prostitution n’est ni interdite (sous réserve du respect de l’ordre public) ni sanctionnée – le racolage public est cependant réprimé par l’article 225-10-1 du code pénal, inséré par loi nº 2003-239 du 18 mars 2003 – ni réglementée, alors que le proxénétisme y est sévèrement réprimé (voir le rapport d’information no 34 du Sénat, Session ordinaire de 2002-2003, séance du 29 octobre 2002).

15.  La France a ainsi signé et ratifié (le 19 novembre 1960) la Convention des Nations Unies pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui du 2 décembre 1949 (entrée en vigueur le 25 juillet 1951), laquelle contient notamment les dispositions suivantes :

« Préambule

Considérant que la prostitution et le mal qui l’accompagne, à savoir la traite des êtres humains en vue de la prostitution, sont incompatibles avec la dignité et la valeur de la personne humaine et mettent en danger le bien-être de l’individu, de la famille et de la communauté,

(...)

Article premier

Les Parties à la présente Convention conviennent de punir toute personne qui, pour satisfaire les passions d’autrui :

1) Embauche, entraîne ou détourne en vue de la prostitution une autre personne, même consentante ;

2) Exploite la prostitution d’une autre personne, même consentante.

(...)

Article 16

Les Parties à la présente Convention conviennent de prendre ou d’encourager, par l’intermédiaire de leurs services sociaux, économiques, d’enseignement, d’hygiène et autres services connexes, qu’ils soient publics ou privés, les mesures propres à prévenir la prostitution et à assurer la rééducation et le reclassement des victimes de la prostitution et des infractions visées par la présente Convention.

(...) »

16.  L’article 225-5 du code pénal définit le proxénétisme comme étant le fait, par quiconque, de quelque manière que ce soit : 1o d’aider, d’assister ou de protéger la prostitution d’autrui ; 2o de tirer profit de la prostitution d’autrui, d’en partager les produits ou de recevoir des subsides d’une personne se livrant habituellement à la prostitution ; 3o d’embaucher, d’entraîner ou de détourner une personne en vue de la prostitution ou d’exercer sur elle une pression pour qu’elle se prostitue ou continue à le faire (voir aussi l’article 225-6 du même code). Les personnes morales peuvent être déclarées responsables pénalement de tels faits (article 225-12 du code pénal).

17.  Les revenus que les prostitués tirent de leur activité sont imposés. Par ailleurs, aux termes de l’article R. 241-2 du code de la sécurité sociale, la cotisation d’allocation familiale des employeurs et des travailleurs indépendants est due par toute personne physique exerçant, même à titre accessoire, une activité non salariée, y compris – ainsi en a jugé la Cour de cassation (pourvoi no 93-18642 ; arrêt du 18 mai 1995) – prostitutionnelle. Sur ce dernier point cependant, par une lettre collective du 26 mars 1999 (no 1999-032), le Directeur de la réglementation et des orientations du recouvrement a invité les URSSAF à suspendre toute procédure de mise en recouvrement forcée et à ne pas engager de nouvelles procédures à l’encontre des prostitués en voie de réinsertion ; il faisait ainsi suite à la lettre suivante, adressée le 4 mars 1999 par le Ministre de l’Emploi et de la Solidarité au directeur de l’agence centrale des organismes de sécurité sociale :

« (...)

Vous avez appelé mon attention sur la situation des prostituées en voie de réinsertion au regard des cotisations d’allocations familiales, de la [contribution sociale généralisée] et de la [contribution pour le remboursement de la dette sociale] dues par les employeurs et travailleurs indépendants.

L’exercice de la prostitution est considéré comme une activité non salariée par la Cour de cassation (décision du 18 mai 1995). Les revenus qui en sont tirés sont imposés dans la catégorie des bénéfices non commerciaux et soumis aux prélèvements susmentionnés.

Toutefois, la mise en recouvrement forcé de ces sommes est de nature à rendre plus difficile les actions de réinsertion entreprises par les personnes intéressées.

En conséquence, il me paraît souhaitable de ne pas engager de telles procédures et de suspendre celles qui seraient éventuellement en cours dès lors que ces personnes ont engagé de telles actions, dont la preuve pourra être apportée par tous moyens. J’ajoute qu’un dispositif semblable existe en matière fiscale (...).

Je vous saurai gré de bien vouloir en informer les organismes de recouvrement et de me signaler les éventuelles difficultés d’application des présentes dispositions. »

EN DROIT

18.  La requérante dénonce une violation des articles 3 et 4 § 2 de la Convention, lesquels sont respectivement libellés comme il suit :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

« 2.  Nul ne peut être astreint à accomplir un travail forcé ou obligatoire. »

A.  Thèses des parties

19.  La requérante expose qu’elle tente depuis une dizaine d’années de quitter la prostitution, et que l’obligation qui lui est faite de payer des cotisations d’allocations familiales la contraint à poursuivre cette activité afin de pouvoir faire face à ces paiements ; elle critique en particulier les décisions d’assujettissement et de mise en recouvrement prises en sa cause par l’URSSAF de Paris.

Elle ajoute que, d’une manière générale, l’assujettissement des personnes prostituées au paiement des cotisations d’allocations familiales constitue un obstacle majeur à leur réinsertion, dans la mesure où les revenus susceptibles d’être tirés d’une activité de réinsertion ne leur permettent pas de réunir les sommes réclamées par l’URSSAF au titre de leur activité prostitutionnelle antérieure ; elles n’ont en conséquence d’autre choix que de poursuivre cette activité, ce qui génère de nouveaux revenus et donc de nouvelles impositions et cotisations, et les enferme dans un cercle vicieux. Selon la requérante, en forçant ainsi des personnes à poursuivre une activité de prostitution, les autorités les soumettent à un « traitement dégradant » et les astreignent à accomplir un « travail forcé ou obligatoire ».

20.  Le Gouvernement, qui déclare « s’interroger sur le sérieux, voire la réalité [du] projet de réinsertion » de la requérante, souligne qu’elle était, en tant que personne physique exerçant une activité non salariée, fusse-t-elle prostitutionnelle, assujettie à l’obligation de verser des cotisations d’allocations familiales prévue par l’article R. 242-1 du code de sécurité sociale. Se référant à un arrêt Aldona Malgorzata Jany e.a du 20 novembre 2001 (C-268/99), il ajoute que le droit interne est conforme à la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes selon laquelle la prostitution est une prestation de service rémunérée qui relève de la notion d’activité économique. Il souligne que la requérante a cependant bénéficié de mesures de bienveillance de la part du directeur de la réglementation et des orientations du recouvrement, après que le Ministre de l’Emploi et de la Solidarité a attiré son attention sur la situation des prostitués en voie de réinsertion : les contraintes qui lui ont été signifiées portent sur une période comprise entre le 1er trimestre 1988 et le 4ème trimestre 1997, toutes n’ont pas donné lieu à une procédure de recouvrement forcée, et la requérante a été radiée des comptes cotisants avec effet au 31 décembre 1998.

21.  Le Gouvernement considère que la thèse de la requérante « n’est pas fondée en l’absence d’un lien avéré de causalité entre l’existence d’une obligation sociale de verser des cotisations et la poursuite de son activité de prostitution ». Il estime que l’Etat ne l’a jamais contrainte à se prostituer et ne l’a aucunement empêchée de quitter la prostitution : elle pouvait persister dans ses démarches de réinsertion tout en versant les cotisations dues. Il indique que les services de l’URSAFF l’ont aidée dans ce sens en l’autorisant, conformément à sa demande, à échelonner les versements d’août 1991 à juillet 1992 à hauteur de 1 000 FRF par mois, et que par la suite elle n’a pas sollicité d’autres mesures d’accompagnement tels des délais de paiement ou de nouveaux échelonnements, ni attiré l’attention de l’URSSAF de Paris sur son état de détresse et les difficultés rencontrées pour rembourser sa dette.

Selon le Gouvernement, « s’il est difficilement contestable que la prostitution constitue un traitement dégradant, le seul fait de soumettre son exercice aux cotisations de droit commun ne saurait induire que l’Etat contraint les personnes concernées à poursuivre cette activité pour pouvoir payer les sommes dues ». Par ailleurs, à supposer même que la réalité du projet de réinsertion de la requérante soit établi, l’Etat ne saurait être tenu responsable de l’échec de ce projet du seul fait de l’assujettissement de l’intéressée au paiement de cotisations d’allocations familiales, et ce d’autant moins qu’il a été étalé dans le temps.

22.  Le Gouvernement considère en outre que la requérante n’est pas soumise à un travail forcé ou obligatoire du fait de l’Etat. Il rappelle à cet égard qu’aux termes de l’article 2 § 2 de la Convention no 29 de l’Organisation Internationale du Travail concernant le travail forcé ou obligatoire, cette notion se rapporte à « tout travail ou service exigé d’un individu sous la menace d’une peine quelconque et pour lequel ledit individu ne s’est pas offert de son plein gré ». Il se réfère en outre à l’avis exprimé par la Commission européenne des Droits de l’Homme dans le cadre de l’affaire Van der Mussele c. Belgique (tel que résumé par la Cour dans son arrêt du 23 novembre 1983, série A no 70, § 37) : « il n’y a pas travail forcé ou obligatoire, au sens de l’article 4 § 2 de la Convention européenne, sans la réunion de deux conditions cumulatives : non seulement le travail devrait être accompli contre le gré de l’intéressé, mais il faudrait de surcroît que l’obligation de le fournir revête un caractère « injuste » ou « oppressif » ou que son exécution représente « une épreuve évitable », en d’autres termes « inutilement pénible » ou « quelque peu vexatoire » ».

Ainsi, selon le Gouvernement, dès lors qu’il y a adhésion ou consentement de la part de celui qui effectue le travail, celui-ci n’entre plus dans le champ de l’article 4 de la Convention. Or, expose le Gouvernement, la requérante ni ne justifie que l’Etat l’a contrainte à se prostituer et qu’il a une quelconque responsabilité dans la poursuite de son activité, ni ne produit de preuves tangibles qu’elle tente de quitter la prostitution depuis dix ans. Il se réfère par ailleurs à la décision du 13 décembre 1976 sur la requête no 7602/76 (DR 7), dans laquelle la Commission a relevé que le fait de ne plus verser d’allocations chômage à un chômeur au motif qu’il avait refusé d’accepter une offre d’emploi n’est pas assimilable à un travail forcé alors même que le travail offert ne correspond pas aux qualifications de l’intéressé ; il en déduit que « la Cour ne sembla pas avoir assimilé à une absence de consentement la contrainte qui naît d’obligations financières ».

23.  En réplique, la requérante souligne qu’elle n’a été radiée des comptes cotisants qu’avec effet au 31 décembre 1998 : sont demeurées en litige les cotisations pour la période comprise entre le 1er trimestre 1988 et le 4ème trimestre 1997. Par ailleurs, se référant à la lettre adressée le 4 mars 1999 par le ministre de l’Emploi et de la Solidarité au directeur de l’agence centrale des organismes de sécurité sociale (précitée), elle souligne que le Gouvernement a officiellement admis que le paiement des cotisations d’allocations familiales est de nature à empêcher les prostitués de se réinsérer ; le Gouvernement serait donc malvenu à soutenir aujourd’hui devant la Cour qu’il n’y a pas de lien de causalité entre l’obligation sociale de verser des cotisations et la poursuite de l’activité de prostitution. Enfin, exposant qu’excepté une proposition d’étalement du paiement de cotisation elle n’a bénéficié d’aucune mesure de bienveillance pour le recouvrement de dix années de cotisation, elle invite la Cour à considérer que son assujettissement à ce paiement l’a contrainte à poursuivre l’activité de prostitution et que cette contrainte est constitutive d’une violation des articles 3 et 4 de la Convention.

B.  Appréciation de la Cour

24.  La Cour note que la requérante se plaint de ce qu’elle se trouve contrainte à continuer à se prostituer à cause de l’attitude de l’administration à son égard ; elle ne soutient pas que la prostitution est en elle-même « inhumaine » ou « dégradante », au sens de l’article 3 de la Convention.

La Cour n’entend donc pas se prononcer en l’espèce sur ce dernier point : au vu de la teneur du grief soulevé par la requérante, il lui suffit de relever qu’il est manifeste qu’il n’y a pas de consensus européen quant à la qualification de la prostitution en elle-même au regard de l’article 3. Elle observe à cet égard qu’à l’instar d’autres Etats membres du Conseil de l’Europe, la France a opté pour une approche dite « abolitionniste » de la prostitution : celle-ci est jugée incompatible avec la dignité de la personne humaine ; elle n’est cependant ni interdite – à la différence du proxénétisme, qui est réprimé – ni contrôlée. Ainsi, en particulier, la France figure parmi les vingt-cinq Etats membres qui ont ratifié la Convention des Nations Unies pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui du 2 décembre 1949, dont le préambule stipule notamment que la prostitution est « incompatible[] avec la dignité et la valeur de la personne humaine ». Dans d’autres Etats membres, le régime juridique de la prostitution s’apparente au « prohibitionnisme » (la prostitution en tant que telle est interdite, et les prostitués – ainsi que leurs clients éventuellement – sont sanctionnés) – ou au « réglementarisme »  (l’activité prostitutionnelle – y compris l’exploitation de la prostitution des majeurs – est tolérée et contrôlée).

25.  C’est en revanche avec la plus grande fermeté que la Cour souligne qu’elle juge la prostitution incompatible avec les droits et la dignité de la personne humaine dès lors qu’elle est contrainte.

La Cour est d’ailleurs confortée dans cette approche par les travaux effectués dans le cadre du Conseil de l’Europe sur des questions connexes. Elle relève en particulier que la Recommandation 1325 (1997) de l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe qualifie « la traite des femmes et la prostitution forcée [de] forme de traitement inhumain et dégradant en même temps qu’une violation flagrante des droits de l’homme », et que la Recommandation no R(2000)11 du Comité des Ministres « condamne la traite des êtres humains aux fins d’exploitation sexuelle, qui constitue une violation des droits de la personnes humaines et une atteinte à la dignité et à l’intégrité de l’être humain ». Le préambule de la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains du 16 mai 2005 – signée par trente-six Etats membres – souligne pareillement que « la traite des êtres humains constitue une violation des droits de la personne humaine et une atteinte à la dignité et à l’intégrité de l’être humain ».

26.  Il reste que cette question est elle aussi controversée, certains estimant que la prostitution n’est jamais librement consentie mais toujours, au moins, contrainte par les conditions socioéconomiques.

La Cour n’entend cependant pas entrer dans un débat dont l’issue n’est pas déterminante en l’espèce. Aux fins de l’examen de la cause de la requérante, il lui suffit en effet de s’affirmer convaincue que, le cas échéant, le fait pour une autorité, une administration ou un organisme interne de contraindre, d’une manière ou d’une autre, une personne à se prostituer ou à continuer à se prostituer revient à imposer à celle-ci un « traitement inhumain ou dégradant », au sens de l’article 3 de la Convention.

27.  La question qui se pose en l’espèce est en conséquence celle de savoir si la requérante s’est effectivement trouvée contrainte à continuer à se prostituer du fait de l’attitude de l’URSSAF à son égard, alors qu’elle désirait quitter cette activité.

28.  La Cour souligne tout d’abord que rien ne permet de douter de la bonne foi de la requérante lorsqu’elle fait état de sa volonté de quitter la prostitution : une Organisation non-gouvernementale qui assiste les prostitués et qui a pignon sur rue en atteste, et le jugement du tribunal des affaires de sécurité sociale de Paris du 17 décembre 1998 en fait le constat (paragraphe 10 ci-dessus). Au demeurant, à partir de 1999, la requérante a bénéficié des mesures de bienveillance prévues par la lettre ministérielle du 4 mars 1999, lesquelles sont précisément destinées aux prostitués qui ont engagé une action de réinsertion (paragraphe 17 ci-dessus).

29.  Ensuite, la Cour constate que les cotisations et contributions dues à l’URSSAF par les « travailleurs indépendants » (dont les prostitués) pour l’année en cours sont calculées à titre provisionnel sur les revenus professionnels déclarés par les intéressés pour l’année qui précède l’année antérieure, puis régularisés l’année suivante. La fourniture tardive de la déclaration de revenus et le retard dans le paiement sont sanctionnés par des majorations, et la loi prévoit des procédures de recouvrement – pour les sommes exigibles au cours des trois dernières années civiles, plus l’année en cours – qui peuvent aboutir à la saisie des comptes bancaires ou des biens.

30.  Les revenus perçus dans le cadre de l’exercice de leur activité par les travailleurs indépendants génèrent de la sorte une dette au bénéfice de l’URSSAF, si bien qu’un travailleur indépendant qui cesse son activité doit pouvoir disposer de fonds pour payer plus tard les contributions et cotisations dues au titre de son activité passée.

31.  Les autorités françaises admettent ainsi aujourd’hui que le recouvrement forcé des cotisations d’allocations familiales et autres contributions dues par les employeurs et travailleurs indépendants « est de nature à rendre plus difficile les actions de réinsertion entreprises par les [prostitués] » (extrait de la lettre adressée le 4 mars 1999 par le ministre de l’Emploi et de la Solidarité au directeur de l’agence centrale des organismes de sécurité sociale ; voir aussi la lettre collective du 26 mars 1999 adressée aux URSSAF par le Directeur de la réglementation et des orientations du recouvrement ; paragraphe 17 ci-dessus). Une étude préparée à la demande du Comité Directeur pour l’Egalité entre les Femmes et les Hommes (« CDEG ») du Conseil de l’Europe, intitulée « plan d’action de lutte contre la traite des femmes et la prostitution forcée » fait également état de cette difficulté (document EG(96)2).

32.  En l’espèce, des ordres de paiement ont été systématiquement signifiés à la requérante (au moins quinze entre 1991 et 1999) alors qu’elle tentait de quitter la prostitution et n’avait pas d’autres activité ou ressources, en vue du règlement de toutes les cotisations dues pour la période courant du 1er janvier 1988 au 31 décembre 1997, et ce souvent avec un décalage important. Ainsi, par exemple, la contrainte signifiée le 26 septembre 1991 concernait les sommes dues pour la période allant du 1er janvier 1988 au 31 décembre 1990 (soit 6 243,40 euros, cotisations et majorations confondues), et la contrainte signifiée le 31 août 1993 concernait les sommes dues au titre des premier et deuxième trimestres 1991.

Au total, environ 40 000 euros ont été réclamés à la requérante au titre des cotisations et majorations. Ce sont donc des sommes significatives qui ont ainsi rétroactivement été mises à la charge de la requérante, alors qu’elle n’avait pas d’autres revenus que ceux qu’elle tirait de la prostitution.

33.  La Cour ne doute pas que l’obligation ainsi faite à la requérante de payer ces dettes récurrentes ait rendu malaisée la cessation de l’activité prostitutionnelle dont elle tirait ses seuls revenus et entravé son projet de réinsertion. Elle est en outre sensible aux difficultés – indéniables – de la situation de la requérante.

Cela ne suffit cependant pas pour convaincre la Cour que la requérante est fondée à se dire contrainte de ce fait à continuer à se prostituer. Tout d’abord, il va sans dire que ni l’URSSAF ni aucun autre organisme ou autorité n’ont jamais exigé d’elle qu’elle finance le paiement des cotisations et majorations réclamées par la poursuite de son activité prostitutionnelle. Ensuite, la requérante ne fournit aucun élément concret dont il ressortirait qu’elle était dans l’impossibilité de le faire par d’autres moyens. Enfin, si l’URSSAF a fait preuve à son encontre d’une certaine raideur en lui adressant systématiquement, jusqu’en janvier 1999, des ordres de paiement – alors que son état de détresse et ses difficultés de paiement ressortaient assez clairement de la circonstance que, presque invariablement, elle contestait ceux-ci devant les juridictions – les faits montrent que l’Organisme était néanmoins disposé à mettre en œuvre des mesures d’accompagnement, tel l’échelonnement des versements, susceptibles d’atténuer les difficultés qu’avait l’intéressée à effectuer ceux-ci. Le Gouvernement souligne à cet égard que l’URSSAF avait répondu favorablement à une telle demande d’échelonnement (d’août 1991 à juillet 1992) et que la requérante n’a cependant pas par la suite sollicité d’autres mesures de cette nature (paragraphe 21 ci-dessus).

34.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention en l’espèce.

35.  En outre, la Cour déduit de sa conclusion, selon laquelle la requérante n’est pas fondée à se dire « contrainte » de continuer à se prostituer du fait de l’attitude de l’URSSAF à son égard, que l’intéressée ne peut se dire « astreinte à un travail forcé ou obligatoire »  au sens de l’article 4 § 2 de la Convention (voir en particulier l’arrêt Siliadin c. France du 26 juillet 2005, no 73316/01, CEDH 2005-VII). En d’autres termes, aucune question distincte ne se pose en l’espèce sous l’angle de cette disposition.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1.  Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention ;

2.  Dit, à l’unanimité, qu’aucune question distincte ne se pose sur le terrain de l’article 4 de la Convention ;

Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 septembre 2007 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

S. DolléA.B. Baka
GreffièrePrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion partiellement dissidente de Mme la Juge Fura-Sandström.

A.B.B.
S.D.


OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE
Mme LA JUGE FURA-SANDSTRÖM

1.Je suis bien entendu convaincue par l’arrêt en ce qu’il retient que le fait pour une autorité, une administration ou un organisme interne de contraindre d’une manière ou d’une autre une personne à se prostituer ou à continuer à se prostituer, revient à imposer à celle-ci un « traitement inhumain ou dégradant » au sens de l’article 3 de la Convention (paragraphe 26). Au demeurant, nul ne semble plus contester aujourd’hui en Europe que la prostitution est en tout état de cause incompatible avec la dignité humaine dès lors qu’elle est contrainte, ce dont l’arrêt fait pertinemment le constat (paragraphe 25).

Cependant, à l’inverse de la majorité, ce postulat me conduit à considérer qu’il y a eu violation de l’article 3 en l’espèce. Je suis en effet convaincue par la requérante lorsqu’elle dit qu’elle s’est trouvée, de fait, contrainte à continuer à se prostituer pour pouvoir faire face au paiement de ses dettes récurrentes à l’égard de l’organisme de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d’allocations familiales (l’URSSAF). Deux éléments, dont l’arrêt fait d’ailleurs le constat sans pour autant en tirer la même conclusion (paragraphes 32-33), me confortent dans cette vue : ce sont des sommes plus que significatives qui ont ainsi été rétroactivement mises à la charge de la requérante, alors qu’elle n’avait pas d’autre activité rémunérée que la prostitution ; l’URSSAF, faisant preuve d’une remarquable raideur, a systématiquement adressé des contraintes à la requérante jusqu’en janvier 1999, accroissant ainsi pas à pas sa dette.

2.Au surplus, j’observe que, paradoxalement, la France va au-delà de cette condamnation de la prostitution forcée : comme l’arrêt en fait le constat (paragraphe 24), elle a ratifié la Convention des Nations-Unies pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui du 2 décembre 1949, dont le préambule stipule que la prostitution est « incompatible avec la dignité et la valeur de la personne humaine ». La France s’inscrit ainsi dans une approche dite « abolitionniste » de la prostitution : perçue comme une victime même lorsqu’elle n’est pas contrainte à exercer cette activité, la personne prostituée doit être protégée et avoir de réelles possibilités de réinsertion ; la prostitution n’est ni interdite ni contrôlée, mais la lutte contre le proxénétisme est un objectif prioritaire.

La présente espèce illustre en quelque sorte l’ambiguïté de l’approche qu’a la France – à l’instar d’autre États – de la prostitution : si, d’un côté, les personnes prostituées sont considérées comme des victimes et le proxénétisme (défini par l’article 225-5 du code pénal comme étant le fait de tirer profit de la prostitution d’autrui) est réprimé, de l’autre, elles sont assujetties à l’impôt ainsi qu’à la cotisation à des allocations au titre des revenus générés par cette activité. Dans son jugement en la cause de la requérante, le tribunal des affaires de sécurité sociale de Paris reproche ainsi à l’Etat de tirer profit de la prostitution, un peu comme un proxénète, soulignant en outre que, de la sorte « l’État retarde ou interdit toute réinsertion puisqu’il oblige toute personne prostituée, en général démunie d’autres sources de revenus et d’autres possibilités professionnelles, à poursuivre cette activité pour pouvoir déférer à cette fiscalisation ». Cette approche frise en fait l’absurde dès lors que, comme le souligne également le tribunal des affaires de sécurité sociale de Paris, elle « contredit ouvertement les textes législatifs et réglementaires (...) selon lesquelles les victimes de la prostitution doivent faire l’objet de mesures de rééducation et de reclassement de la part des pouvoirs publics et non pas de mesures d’imposition de la part desdits pouvoirs publics » (voir le paragraphe 10 de l’arrêt).

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CEDH, Cour (deuxième section), AFFAIRE V.T. c. FRANCE, 11 septembre 2007, 37194/02