CEDH, Cour (deuxième section), AFFAIRE GROSS c. SUISSE, 14 mai 2013, 67810/10

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Chronologie de l’affaire

Commentaires6

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Caroline Lacroix · Dalloz Etudiants · 7 novembre 2022

Le Petit Juriste · 10 février 2014

Suite à la décision prise par l'équipe médicale du centre hospitalier de Reims d'interrompre l'alimentation et l'hydratation de Vincent Lambert, un patient en état conscience minimal, une partie de sa famille saisit le Tribunal Administratif de Chalons-en-Champagne afin d'empêcher l'arrêt des traitements. Le 16 janvier 2014, la juridiction s'est positionnée sur l'arrêt des traitements invoqué par une partie de la famille et le corps médical. Cette décision a fait l'objet de multiples commentaires. Au niveau européen, la Cour Européenne des Droits de l'Homme (CEDH) a une vision …

 
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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Deuxième Section), 14 mai 2013, n° 67810/10
Numéro(s) : 67810/10
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : A. et autres c. Royaume-Uni [GC], n° 3455/05, § 147, CEDH 2009
A, B et C c. Irlande [GC], n° 25579/05, CEDH 2010
Haas c. Suisse, n° 31322/07, CEDH 2011
Koch c. Allemagne, n° 497/09, §§ 51-52, 19 juillet 2012
Pretty c. Royaume-Uni, n° 2346/02, CEDH 2002-III
Tysiac c. Pologne, n° 5410/03, § 110, CEDH 2007-I
X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, § 23, série A n° 91
Z et autres c. Royaume-Uni, n° 29392/95, § 103, CEDH 2001-V
Niveau d’importance : Importance moyenne
Opinion(s) séparée(s) : Oui
Conclusions : Partiellement irrecevable ; Violation de l'article 8 - Droit au respect de la vie privée et familiale (Article 8 - Obligations positives ; Article 8-1 - Respect de la vie privée)
Identifiant HUDOC : 001-119840
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2013:0514JUD006781010
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Sur les parties

Texte intégral

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE GROSS c. SUISSE

(Requête no 67810/10)

ARRÊT

STRASBOURG

14 mai 2013

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE 30/09/2014

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Gross c. Suisse,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

 Guido Raimondi, président,
 Danutė Jočienė,
 Peer Lorenzen,
 András Sajó,
 Işıl Karakaş,
 Nebojša Vučinić,
 Helen Keller, juges
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 avril 2013,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  Á l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 67810/10) dirigée contre la Confédération suisse et dont une ressortissante de cet État, Mme Alda Gross (« la requérante »), a saisi la Cour le 10 novembre 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  La requérante a été représentée par Me F.T. Petermann, avocat à St. Gallen. Le gouvernement suisse (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. F. Schürmann, chef de la section droits de l’homme et Conseil de l’Europe du ministère fédéral de la Justice.

3.  La requérante alléguait en particulier une violation de son droit de décider de quelle manière et à quel moment sa vie devait prendre fin.

4.  Le 5 janvier 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement. Il a également été décidé de donner priorité à l’affaire (article 41 du règlement de la Cour).

5.  Des tierces observations ont également été reçues de l’association Alliance Defending Freedom (anciennement connue sous le nom de Alliance Defense Fund), vouée à la protection du droit à la vie dans le monde entier et représentée par M. P. Coleman ; du Centre européen pour le droit et la justice, une association de droit français spécialisée dans les questions de bioéthique et la défense de la liberté religieuse, représentée par M. G. Puppinck ; de l’association Americans United for Life, basée aux États-Unis et dédiée à la protection du droit à la vie de la conception jusqu’à la mort naturelle, représentée par M. W. L. Saunders ; et enfin de Dignitas, une organisation privée de droit suisse dont le but est d’assurer à ses membres une fin de vie et une mort respectant la dignité humaine, représentée par M. L. A. Minelli. Toutes ces organisations avaient été autorisées par le président à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement).

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6.  La requérante est née en 1931 et réside à Greifensee (Suisse).

7.  Depuis de nombreuses années, la requérante exprime le souhait de mettre fin à ses jours. Elle explique qu’elle s’étiole de plus en plus à mesure que le temps passe, et qu’elle ne veut pas continuer à supporter le déclin de ses facultés physiques et mentales.

8.  En 2005, à la suite d’une tentative de suicide ratée, la requérante fut hospitalisée pendant six mois dans un hôpital psychiatrique pour y être traitée. Cependant, ce traitement ne modifia en rien son désir de mourir. Étant donné que la requérante avait peur des conséquences possibles d’une autre tentative de suicide ratée, elle décida de tenter de mettre fin à ses jours en prenant une dose létale de pentobarbital sodique. Elle contacta une association d’assistance au suicide, EXIT, qui répondit qu’il serait difficile de trouver un médecin disposé à lui établir une ordonnance pour la substance létale.

9.  Le 20 octobre 2008, un psychiatre, le docteur T., après avoir examiné la requérante les 13 et 19 août 2008, soumit une expertise sur la capacité de l’intéressée de former son propre jugement (Urteilsfähigkeit). Il releva que la requérante n’avait jamais été gravement malade et n’avait subi aucune intervention chirurgicale importante. Toutefois, dans les dernières années, l’intéressée aurait noté un déclin dans ses facultés physiques et, dans une certaine mesure, mentales. Sa mémoire, sa capacité de concentration et la profondeur de son attention ne seraient plus ce qu’elles avaient été. Elle aurait des difficultés pour entreprendre de longues marches et l’éventail de ses activités et son cercle d’amis aurait diminué. Le psychiatre déclara qu’en conséquence, la requérante désirait vivement depuis des années mettre fin à sa vie, selon elle de plus en plus monotone, au motif qu’elle ne supportait pas son déclin physique. Le psychiatre ajouta qu’elle souffrait de plus de plus d’eczéma et de maux de dos, et que tout changement dans son environnement la terrifiait. Il expliqua que la qualité de vie de la requérante diminuait selon elle régulièrement et qu’elle souffrait également de ne plus pourvoir parler ouvertement de son désir de mourir avec ses amis.

10.  Sur la base de son examen psychiatrique, le docteur T. observa que, sans aucun doute la requérante était à même de former son propre jugement. Il releva en outre que son désir de mourir était raisonné et réfléchi, persistait depuis plusieurs années et ne se fondait pas sur une maladie psychiatrique. D’un point de vue psychiatrique/médical, le docteur T. n’avait aucune objection à ce que la requérante se vît prescrire une dose létale de pentobarbital sodique. Toutefois, il s’abstint d’établir lui-même l’ordonnance nécessaire au motif qu’il ne voulait pas confondre les rôles d’expert médical et de médecin traitant.

11.  Par des lettres des 5 novembre 2008, 1er décembre 2008 et 4 mai 2009, le représentant de la requérante soumit la demande de sa cliente de se voir prescrire du pentobarbital sodique à trois autres médecins généralistes, qui refusèrent tous d’établir l’ordonnance requise. Dans une lettre datée du 3 décembre 2008, le médecin généraliste B. expliqua qu’elle s’estimait empêchée par le code de conduite professionnelle des médecins (aus standesrechtlichen Gründen) d’établir la prescription demandée, étant donné que la requérante ne souffrait d’aucune maladie. Dans une lettre en date du 11 mai 2009, le médecin généraliste S. estima que le souhait de mourir exprimé par la requérante était compréhensible. Elle déclara être disposée à examiner la requérante et à considérer sa demande de prescription, sous réserve que le conseil de celle-ci puisse garantir qu’elle-même ne risquerait aucune conséquence au regard du code de déontologie professionnelle. Lorsque le conseil de la requérante répondit qu’il ne pouvait pas donner une telle garantie, le docteur S. refusa la demande au motif qu’elle ne souhaitait pas s’exposer à une longue procédure judiciaire.

12.  Le 16 décembre 2008, la requérante présenta une demande à la commission de la santé du canton de Zurich en vue de se procurer quinze grammes de pentobarbital sodique afin de se suicider. Dans sa demande, elle soutenait qu’on ne pouvait raisonnablement s’attendre à ce qu’elle continuât de rechercher un médecin disposé à lui établir la prescription requise.

13.  Le 29 avril 2009, la commission de la santé rejeta la demande de la requérante au motif que ni l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme ni la Constitution suisse n’obligeaient l’Etat à procurer à une personne souhaitant mettre fin à ses jours le moyen de son choix pour se suicider.

14.  Le 29 mai 2009, la requérante interjeta appel devant le tribunal administratif du canton de Zurich. Le 22 octobre 2009, le tribunal administratif la débouta. Il releva d’emblée que l’assistance au suicide était passible de sanctions pénales en vertu de l’article 115 du code pénal suisse uniquement si elle était effectuée pour un mobile égoïste. En conséquence, pour le tribunal, un médecin qui fournissait à un patient souffrant d’une maladie en phase terminale les moyens de se suicider n’engageait pas sa responsabilité pénale (le tribunal administratif renvoya à la jurisprudence du Tribunal fédéral suisse, arrêt du 3 novembre 2006, BGE 133 I 58, résumé dans l’arrêt Haas c. Suisse, no 31322/07, §§ 15-16, CEDH 2011). Selon le tribunal, la condition préalable à l’établissement d’une ordonnance médicale permettant d’obtenir une dose létale de pentobarbital sodique était conforme à l’article 8 de la Convention et à la Constitution suisse. Le tribunal expliqua que cela garantissait qu’un médecin avait examiné tous les aspects pertinents de la question et donc servait l’intérêt général à la santé et à la sécurité publique et – quant à l’assistance au suicide – la prévention des infractions pénales et la lutte contre le risque d’abus. Pour le tribunal, la prescription médicale permettait de prévenir des décisions prématurées et de garantir que l’action souhaitée était médicalement justifiée. Elle garantissait en outre que la décision se fondait sur l’exercice réfléchi de la volonté libre de la personne concernée.

15.  Le tribunal administratif observa que le docteur T., dans son expertise, avait déclaré n’avoir aucune objection d’un point de vue psychiatrique/médical à ce que la requérante se vît prescrire une dose létale de pentobarbital sodique. Le tribunal ajouta que, toutefois, le docteur T. s’était contenté d’examiner si la requérante était en mesure de former sa propre volonté libre et si son désir de mourir était bien réfléchi et persistant. Il n’avait cependant pas examiné si l’intéressée souffrait d’une maladie quelconque qui justifierait la présomption selon laquelle elle était en fin de vie. Il n’avait pas davantage recherché si le désir de mourir de la requérante pouvait être la manifestation d’une maladie susceptible d’être médicalement traitée. Selon le tribunal, le désir de mourir ne suffisait pas en soi, même s’il était bien réfléchi, à justifier l’établissement d’une prescription médicale. En conséquence, le tribunal estima que le contenu du dossier de l’affaire ne démontrait pas que les conditions préalables de l’établissement d’une ordonnance médicale étaient remplies en l’espèce, et que, partant, d’autres examens médicaux étaient nécessaires.

16.  Le tribunal conclut que, dans ces conditions, il n’y avait pas de raison suffisante de dispenser la requérante de la nécessité d’un examen médical approfondi et d’une prescription médicale.

17.  La requérante interjeta appel du jugement du tribunal administratif, réitérant sa requête de se voir fournir quinze grammes de pentobarbital sodique, à défaut par une pharmacie. Elle demanda en outre au Tribunal fédéral d’établir que la fourniture d’une dose létale de cette substance à une personne capable de former son propre jugement et ne souffrant d’aucune maladie mentale ou physique n’emportait pas violation des obligations professionnelles d’un médecin.

18.  Invoquant, explicitement ou en substance, les articles 2, 3, et 8 de la Convention, l’intéressée allégua que les décisions litigieuses avait donné un caractère illusoire à son droit de décider quand sa vie devait finir. Elle soutint que l’État avait l’obligation de fournir les moyens nécessaires lui permettant d’exercer ce droit de manière concrète et effective.

19.  Le 12 avril 2010, le Tribunal fédéral rejeta le recours de la requérante. Invoquant sa propre jurisprudence et l’arrêt de la Cour en l’affaire Pretty c. Royaume-Uni (no 2346/02, CEDH 2002-III), il considéra en particulier qu’il n’existait pas d’obligation (positive) enjoignant à l’État de garantir l’accès d’un individu à une substance particulièrement dangereuse afin de l’autoriser à mourir sans douleur et sans risque d’échec. Le Tribunal fédéral observa que la procédure dans l’affaire Haas était pendante devant la Cour européenne des droits de l’homme. C’était donc à celle-ci d’examiner si le Tribunal fédéral avait correctement interprété l’article 8 de la Convention dans ce contexte. Dans l’attente de l’issue de cette procédure, le Tribunal fédéral ne vit aucune raison de revenir sur son raisonnement en l’affaire Haas.

20.  Le Tribunal fédéral estima en outre que l’exigence d’une prescription médicale poursuivait les buts légitimes d’empêcher la personne concernée de prendre une décision hâtive et de prévenir les abus. Pour la haute juridiction, la restriction à l’accès au pentobarbital sodique servait le but de la protection de la santé et de la sécurité publiques. Le Tribunal fédéral estima qu’eu égard aux questions éthiques relatives au suicide médicalement assisté, c’était essentiellement au législateur démocratiquement élu de décider si et dans quelles circonstances l’achat, le transport et le stockage du pentobarbital sodique devaient être autorisés. Il observa dans ce contexte qu’une réforme de la législation sur le suicide assisté faisait alors l’objet d’un débat politique.

21.  Le Tribunal fédéral constata en outre qu’indéniablement la requérante ne remplissait pas les conditions préalables stipulées par les orientations en matière d’éthique médicale sur les soins aux patients en fin de vie adoptées par l’Académie suisse des Sciences médicales (paragraphes 32-33 ci-dessous), étant donné qu’elle ne souffrait pas d’une maladie en phase terminale mais justifiait son désir de mourir par son âge avancé et sa fragilité de plus en plus marquée. Même si le Tribunal fédéral avait considéré dans sa précédente décision susmentionnée que l’établissement d’une prescription médicale de pentobarbital sodique à une maladie psychologique incurable, persistante et grave n’emportait pas nécessairement violation des obligations professionnelles d’un médecin, cette exception devait selon lui être maniée « avec la plus grande retenue » et n’obligeait pas les médecins ou l’État à fournir à la requérante la dose requise de pentobarbital sodique pour qu’elle mît fin à ses jours. Le Tribunal fédéral releva en outre que la fourniture de la substance demandée exigeait un examen médical approfondi et, quant à la persistance du désir de mourir, une surveillance médicale à long terme par un spécialiste disposé à établir la prescription nécessaire. Pour la haute juridiction, cette condition ne pouvait être contournée par la demande de la requérante visant à se voir exemptée de la nécessité d’obtenir une prescription.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A.  Droit interne

22.  Les dispositions pertinentes du code pénal suisse se lisent ainsi :

Article 114 – Meurtre à la demande de la victime

« Celui qui, cédant à un mobile honorable, notamment à la pitié, aura donné la mort à une personne à la demande sérieuse et instante de celle-ci sera puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire. »

Article 115 – Incitation et assistance au suicide

« Celui qui, poussé par un mobile égoïste, aura incité une personne au suicide, ou lui aura prêté assistance en vue du suicide, sera, si le suicide a été consommé ou tenté, puni d’une peine privative de liberté de cinq ans au plus ou d’une peine pécuniaire. »

23.  La loi fédérale sur les stupéfiants (« la loi sur les stupéfiants ») du 3 octobre 1951 réglemente l’usage et le contrôle des stupéfiants. La loi fédérale sur les médicaments et les dispositifs médicaux (« la loi sur les produits thérapeutiques ») du 15 décembre 2000 s’applique aux stupéfiants visés par la loi sur les stupéfiants lorsqu’ils sont utilisés comme produits thérapeutiques (article 2, alinéa 1 B, de la loi sur les produits thérapeutiques). La loi sur les stupéfiants reste cependant applicable si la loi sur les produits thérapeutiques ne réglemente pas la question ou la réglemente de manière moins précise (article 2, alinéa 1 bis, de la loi sur les stupéfiants).

24.  Aux termes de l’article 1 de la loi sur les stupéfiants et de l’ordonnance du 12 décembre 1996 sur les stupéfiants et les substances psychotropes de l’Institut suisse des produits thérapeutiques, le pentobarbital sodique est considéré comme un stupéfiant au sens de la loi sur les stupéfiants. Par ailleurs, il ressort de l’arrêt du Tribunal fédéral du 3 novembre 2006 que le pentobarbital sodique appartient à la catégorie B des médicaments au sens de la loi sur les produits thérapeutiques.

25.  L’article 9 de la loi sur les stupéfiants dresse la liste des membres des professions médicales qui peuvent se procurer des stupéfiants sans autorisation. L’alinéa premier de cette disposition est ainsi libellé :

« Les médecins, les médecins-dentistes, les médecins-vétérinaires et les dirigeants responsables d’une pharmacie publique ou d’hôpital qui exercent leur profession sous leur propre responsabilité, en vertu d’une décision de l’autorité cantonale prise en conformité avec la loi fédérale du 19 décembre 1877 concernant l’exercice des professions de médecin, de pharmacien et de vétérinaire dans la Confédération suisse, peuvent sans autorisation se procurer, détenir, utiliser et dispenser des stupéfiants dans les limites que justifie l’exercice, conforme aux prescriptions, de leur profession. Sont réservées les dispositions cantonales réglant la dispensation directe par les médecins et les médecins-vétérinaires (...) »

26.  Selon l’article 10, alinéa 1, de la même loi, seuls les médecins et les médecins-vétérinaires sont autorisés à prescrire des stupéfiants. Les médecins et médecins-vétérinaires ne peuvent établir de telles prescriptions que dans la limite admise par la science et seulement aux patients qu’ils ont eux-mêmes examinés (article 11, alinéa 1, de la même loi, et article 43, alinéa 1, de l’ordonnance du 29 mai 1996 sur les stupéfiants).

27.  Les articles 24 et 26 de la loi sur les produits thérapeutiques sont libellés comme suit :

Article 24 – Remise de médicaments soumis à ordonnance

« Sont habilités à remettre des médicaments soumis à ordonnance :

a.  les pharmaciens, sur ordonnance médicale et, dans des cas exceptionnels justifiés, sans ordonnance médicale ;

b.  toute autre personne exerçant une profession médicale, conformément aux dispositions sur la pro-pharmacie ;

c.  tout professionnel dûment formé, sous le contrôle d’une personne visée aux alinéas a et b.

(...) »

Article 26 – Principe de la prescription et de la remise

« Les règles reconnues des sciences pharmaceutiques et médicales doivent être respectées lors de la prescription et de la remise de médicaments.

Un médicament ne doit être prescrit que si l’état de santé du consommateur ou du patient est connu. »

28.  Le chapitre 8 de la même loi contient des dispositions pénales visant les personnes qui mettent intentionnellement en danger la santé d’autrui en relation avec une activité relevant de cette loi. L’article 86 de la loi est libellé comme suit :

Article 86 – Délits

« Est passible d’emprisonnement ou d’une amende de 200 000 francs au plus, à moins qu’il ait commis une infraction plus grave au sens du code pénal ou de la loi du 3 octobre 1951 sur les stupéfiants, quiconque met intentionnellement en danger la santé d’êtres humains du fait qu’il :

a.  néglige son devoir de diligence lorsqu’il effectue une opération en rapport avec des produits thérapeutiques ;

b.  fabrique, met sur le marché, prescrit, importe ou exporte des médicaments ou en fait le commerce à l’étranger sans autorisation ou en enfreignant d’autres dispositions de la présente loi ;

c.  remet des produits thérapeutiques sans y être habilité ;

(...)

Si l’auteur agit par métier, la peine d’emprisonnement est de cinq ans au plus et l’amende de 500 000 francs au plus.

Si l’auteur agit par négligence, la peine d’emprisonnement est de six mois au plus ou l’amende de 100 000 francs au plus. »

B.  Actions législatives

29.  Le 28 octobre 2009, le Conseil fédéral suisse présenta deux projets juridiques alternatifs en vue de réglementer l’assistance organisée au suicide. Ce projet proposait deux options modifiant le droit pénal suisse : l’introduction dans le code pénal d’obligations claires de vigilance pour les employés des organisations de suicide assisté, ou une interdiction complète de l’assistance organisée au suicide en soi (voir le communiqué de presse émis par le ministère fédéral de Justice et de Police le 28 octobre 2000). La consultation des cantons, des partis politiques et d’autres parties intéressées démontra qu’aucun consensus sur la question ne pouvait être atteint. Alors qu’une majorité des parties consultées estimait que le droit fédéral devait définir des obligations de vigilance spécifiques dans le contexte du suicide assisté, elles ne purent s’entendre sur la mise en œuvre concrète de ces obligation. Le 29 juin 2011, le Conseil fédéral décida de s’abstenir d’inclure une réglementation spécifique sur le suicide assisté organisé dans le droit pénal, tout en exprimant son intention d’encourager la prévention du suicide et des soins palliatifs afin de réduire le nombre de suicides (voir le communiqué de presse émis par le Conseil fédéral suisse le 29 juin 2011).

C.  La jurisprudence du Tribunal fédéral

30.  Le 3 novembre 2006, le Tribunal fédéral fut appelée à examiner une demande de fourniture de pentobarbital sodique introduite par un plaignant qui souffrait d’un trouble affectif bipolaire grave et considérait qu’en conséquence il ne pouvait continuer à vivre dans la dignité. Étant donné que cette substance n’était disponible que sur ordonnance, il avait contacté plusieurs psychiatres pour l’obtenir, mais en vain. Dans son arrêt (publié dans la collection officielle des décisions du Tribunal fédéral, BGE 133 I 58, résumé dans l’arrêt Haas, précité, §§ 15-16), le Tribunal fédéral estima que le pentobarbital sodique ne pouvait être fourni sans prescription médicale. Il releva en particulier que l’article 24 § 1 a) de la loi sur les produits thérapeutiques devait s’interpréter de manière étroite et n’autorisait aucune dispense dans le cas où aucun médecin ne pouvait être trouvé pour établir une ordonnance. La haute juridiction ajouta que les conditions préalables suivantes devaient être remplies avant qu’un médecin puisse établir une ordonnance de pentobarbital sodique : un examen approfondi et réfléchi ; une indication médicale, et, quant à la réalité du désir de mourir et à la capacité de discernement à cet égard, une surveillance sur une certaine période par un spécialiste en médecine. À la suite de cet arrêt, en mai 2007, le plaignant écrivit à 170 psychiatres pour décrire son cas et demander à chacun d’entre eux s’il accepterait d’élaborer un rapport psychiatrique à son sujet en vue de l’établissement une ordonnance de pentobarbital sodique. Aucun des médecins ne répondit favorablement à sa demande.

31.  Le 16 juillet 2010, le Tribunal fédéral examina la validité d’un accord conclu par le procureur général du canton de Zurich et l’organisation de suicide assisté EXIT, qui visait à établir des règles spécifiques à observer dans les affaires de mort assistée. La haute juridiction estima que l’accord était invalide car il manquait de base légale et n’était pas conforme au droit interne (BGE 136 II 415).

D.  Directives en matière d’éthique médicale

32.  Dans son arrêt rendu le 3 novembre 2006, le Tribunal fédéral renvoya aux directives médico-éthiques concernant les soins aux patients en fin de vie, adoptée le 25 novembre 2005 par l’Académie suisse des sciences médicales, une association des cinq facultés de médecine et des deux facultés vétérinaires en Suisse. Selon la jurisprudence de la Cour suprême fédérale (arrêt du 26 août 2010, BGE 136 IV 97), les directives émises par le SAMS n’ont pas la qualité formelle d’une loi. Étant donné qu’elles prescrivent un certain nombre de mesures de précaution, elles peuvent être classées dans la catégorie des codes de conduite – dont la valeur est généralement acceptée par les praticiens concernés. De plus, ces directives peuvent servir à définir le devoir de vigilance dans le cadre de procédures pénales ou d’actions en responsabilité civile.

33.  Le champ d’application de ces directives est défini comme suit :

1.  Champ d’application

« Ces directives concernent la prise en charge des patients en fin de vie. Il s’agit de malades pour lesquels le médecin, se fondant sur des signes cliniques, a acquis la conviction que s’est installé un processus dont on sait par expérience qu’il entraîne la mort en l’espace de quelques jours ou de quelques semaines. »

L’article 4 des directives se lit ainsi :

4.  Limites de l’activité médicale

« Le respect de la volonté du patient atteint ses limites quand un patient réclame des mesures qui sont inefficaces ou inappropriées ou qui sont incompatibles avec les valeurs morales personnelles du médecin, la déontologie ou le droit en vigueur. »

4.1.  Assistance au suicide

« Aux termes de l’article 115 du Code pénal, l’assistance au suicide n’est pas punissable lorsqu’elle intervient sans mobile égoïste. Ce principe s’applique à tout individu.

La mission des médecins prenant en charge des patients en fin de vie consiste à soulager et accompagner le patient. Il n’est pas de leur devoir de proposer une assistance au suicide, au contraire, ils ont le devoir de soulager les souffrances qui pourraient être à l’origine d’un désir de suicide. Toutefois, un patient en fin de vie ne supportant plus sa situation peut exprimer son désir de mourir et persister dans ce désir.

Dans ce genre de situation aux confins de la vie et de la mort, le médecin peut se retrouver face à un conflit difficile à gérer. D’une part, l’assistance au suicide ne fait pas partie de l’activité médicale, car elle est contraire aux buts de la médecine. D’autre part, le respect de la volonté du patient est fondamental dans la relation médecin-patient. Un tel dilemme exige une décision morale personnelle du médecin qui doit être respectée en tant que telle. Le médecin a, dans tous les cas, le droit de refuser d’apporter une aide au suicide. Si toutefois, dans des situations exceptionnelles, il accepte d’apporter une aide au suicide à un patient, il lui incombe la responsabilité de vérifier si les exigences minimales suivantes sont réunies :

– La maladie dont souffre le patient permet de considérer que la fin de la vie est proche.

– Des alternatives de traitements ont été proposées et, si souhaitées par le patient, mises en œuvre.

– Le patient est capable de discernement. Son désir de mourir est mûrement réfléchi, il ne résulte pas d’une pression extérieure et il est persistant. Cela doit avoir été vérifié par une tierce personne, qui ne doit pas nécessairement être médecin.

Le dernier geste du processus conduisant à la mort doit dans tous les cas être accompli par le patient lui-même. »

4.2.  Meurtre à la demande de la victime

« Le médecin doit refuser de mettre fin à la vie d’un patient, même sur demande sérieuse et instante. Le meurtre à la demande de la victime est punissable selon l’article 114 du Code pénal. »

III.  Droit comparé

34.  Les recherches effectuées par la Cour dans le cadre de l’affaire Haas montrent que certains Etats membres du Conseil de l’Europe prévoient des règles spécifiques portant sur l’accès aux substances susceptibles de faciliter le suicide.

35.  En Belgique, par exemple, la loi du 28 mai 2002 définit l’euthanasie comme l’acte effectué par un tiers qui met intentionnellement fin à la vie d’une personne à la demande de celle-ci (article 2 de cette loi). Le pharmacien qui délivre une « substance euthanasiante » ne commet aucune infraction lorsqu’il le fait sur la base d’une ordonnance dans laquelle le médecin mentionne explicitement qu’il agit conformément à la loi. La réglementation fixe les critères de prudence et les conditions auxquelles doivent satisfaire l’ordonnance et la délivrance de tels médicaments ; elle doit également prévoir les mesures nécessaires pour assurer la disponibilité des substances euthanasiantes.

36.  Au Luxembourg, la loi du 16 mars 2009 a dépénalisé l’euthanasie et l’assistance au suicide. Selon cette loi, l’accès à un médicament permettant le suicide n’est légalement possible, pour un médecin, que s’il est partie intégrante du processus d’euthanasie ou d’assistance au suicide.

IV.  Droit international

37.  Le pentobarbibal sodique est inclus dans le Tableau III de la Convention sur les substances psychotropes du 21 février 1971, à laquelle la Confédération suisse a adhéré le 22 avril 1994. L’article 9 de cette Convention se lit ainsi :

Article 9 : Ordonnances médicales

« 1.  Les Parties exigeront que les substances des Tableaux II, III et IV ne soient fournies ou dispensées pour être utilisées par des particuliers que sur ordonnance médicale, sauf dans les cas où des particuliers peuvent légalement obtenir, utiliser, dispenser ou administrer ces substances dans l’exercice dûment autorisé de fonctions thérapeutiques ou scientifiques.

2.  Les Parties prendront les mesures nécessaires pour que les ordonnances prescrivant des substances des Tableaux II, III et IV soient délivrées conformément à la pratique médicale et soumises, en ce qui concerne notamment le nombre des renouvellements possibles et la durée de leur validité, à une réglementation qui assure la protection de la santé et de l’intérêt publics.

3.  Nonobstant les dispositions du paragraphe 1, une Partie peut, si à son avis la situation locale l’exige et dans les conditions qu’elle pourra prescrire, y compris en matière d’enregistrement, autoriser les pharmaciens sous licence ou tous autres distributeurs de détail sous licence désignés par les autorités chargées de la santé publique dans son pays ou une partie de celui-ci, à fournir, à leur discrétion et sans ordonnance, pour être utilisées par des particuliers dans des cas exceptionnels et à des fins médicales, de petites quantités de substances des Tableaux III et IV, dans les limites que les Parties définiront. »

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

38.  La requérante soutient que les autorités suisses, en la privant de la possibilité d’obtenir une dose létale de pentobarbital sodique, ont méconnu son droit de décider de quelle manière et à quel moment sa vie devait prendre fin. Elle invoque l’article 8 de la Convention, ainsi libellé :

« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2.  Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

39.  Le Gouvernement conteste cette thèse et invite la Cour à déclarer la présente requête irrecevable pour défaut manifeste de fondement.

A.  Recevabilité

40.  La Cour estime que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Constatant qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle le déclare recevable.

B.  Fond

1.  Observations de la requérante

41.  Pour la requérante, le fait que la dose requise de pentobarbital sodique n’était disponible que sur prescription médicale, combiné avec le refus des médecins d’établir de telles prescriptions à des personnes qui, comme elle, ne souffrent pas d’une maladie en phase terminale a rendu théorique et illusoire son droit de décider de quelle manière et à quel moment sa vie devait prendre fin. Elle estime que l’ingestion d’une dose de pentobarbital sodique était la seule méthode digne, certaine et indolore de se suicider. Elle souligne en outre qu’elle a demandé en vain, par l’intermédiaire de son avocat, l’autorisation d’obtenir une dose létale de cyanure ou une arme à feu afin de mettre fin à ses jours.

42.  La requérante soutient en outre que l’État a une obligation générale de fournir à ses citoyens les moyens par lesquels ils pourraient faire usage des droits que leur reconnaît la Convention. Elle souligne qu’elle n’est pas en mesure de remplir la condition posée par le Tribunal fédéral concernant la « surveillance à long terme par un médecin » étant donné que, selon elle, les psychiatres suisses, sous la pression de leur organe professionnel, refusent d’être impliqués dans des traitements qui ont pour but ultime la mort du patient ou qui, pour le moins, impliquent la possibilité d’une telle issue.

43.  Le Tribunal fédéral aurait en outre refusé d’examiner l’argument de la requérante selon lequel tant le droit interne que la Convention sur les substances psychotropes autorisent les exemptions à l’exigence de prescription médicale.

44.  Selon la requérante, la Cour suprême a de plus failli à établir un risque concret d’abus. Aucune affaire concrète d’abus n’aurait jamais été invoquée au cours des débats publics sur le suicide assisté. La requérante soutient que, si la substance requise lui était donnée par l’intermédiaire d’une association d’assistance au suicide, tout risque éventuel pour la santé d’autrui pourrait être écarté. Par ailleurs, eu égard aux statistiques sur les tentatives de suicide manquées, la requérante estime elle-même courir un risque bien plus grand que sa santé ne soit endommagée par une tentative de suicide manquée.

45.  L’arrêt du Tribunal fédéral serait pétri de contradictions internes, en ce qu’il se fonderait sur le fait que la requérante n’a pas rempli les conditions posées par les directives d’éthique médicale sur les soins aux patients en fin de vie. En se fondant sur ces directives, la haute juridiction aurait présupposé que le suicide de la requérante devait se justifier d’un point de vue médical. Ce point de vue serait incompatible avec l’idée que toute personne qui peut former son propre jugement a le droit de décider du moment et des modalités de sa propre mort. Dès lors, il n’y aurait pas besoin d’une quelconque justification médicale. La requérante déclare par ailleurs que les directives en matière d’éthique médicale n’ont pas formellement la qualité de loi et n’ont pas été adoptées par un processus démocratique. En outre, elles ne seraient pas applicables en l’espèce, puisqu’elles présupposent que le patient concerné est en fin de vie.

2.  Observations du Gouvernement

46.  Invoquant la jurisprudence de la Cour (arrêt Pretty précité, §§ 68 et suiv.), le Gouvernement soutient que les États sont en droit de réglementer des activités qui sont préjudiciables pour la vie et la sécurité d’autres personnes, et qu’il appartient essentiellement à l’État d’apprécier le risque et les conséquences probables d’abus éventuels en matière d’assistance au suicide. La Cour aurait en outre conclu à l’existence de risques manifestes d’abus, nonobstant les arguments tenant à la possibilité de garanties et de mesures de protection, et que même une interdiction globale du suicide assisté n’était pas disproportionnée. Le Gouvernement invoque aussi les principes développés par la Cour dans l’arrêt Haas (précité).

47.  Quant à la question de savoir s’il y a eu ingérence dans les droits reconnus par l’article 8 à la requérante ou s’il existe une obligation positive incombant à l’État, le Gouvernement ne voit aucune raison de s’écarter de l’approche adoptée à cet égard par la Cour dans l’affaire Haas. Il estime que, quoi qu’il en soit, toute ingérence dans les droits de la requérante au regard de l’article 8 se justifiait en vertu du paragraphe 2 de cette disposition.

48.  Pour le Gouvernement, le refus des autorités de procurer à la requérante une dose létale de pentobarbital sodique était prévue par la loi. Les restrictions imposées à l’accès à cette substance serviraient les buts de protection de la vie, de la santé et de la sécurité publique, ainsi que de la prévention des infractions pénales.

49.  Le Gouvernement estime que la requérante n’a déployé que des efforts très limités pour obtenir une ordonnance de pentobarbital sodique d’un médecin. Selon lui, l’expertise élaborée par le docteur T. se fondait sur deux entretiens seulement d’environ une heure et demie chacun, et donc n’était pas conforme aux conditions préalables définies par la jurisprudence, qui requiert un examen approfondi de la situation du demandeur, fondé sur une surveillance médicale d’une certaine durée. Le Gouvernement rappelle que, par la suite, la requérante a pris contact avec trois médecins. En l’absence de toute autre démarche entreprise, l’intéressée aurait failli à démontrer qu’il lui était impossible de trouver un médecin disposé à établir l’ordonnance demandée.

50.  Quoi qu’il en soit, les autorités seraient restées dans les limites de leur marge d’appréciation. Le Gouvernement rappelle que, en vertu de la jurisprudence de la Cour, la Convention doit être considérée comme un tout et l’article 2 de la Convention oblige les autorités nationales à empêcher une personne de mettre fin à ses jours si la décision n’a pas été prise librement et en pleine compréhension de ce qu’elle impliquait. Selon le Gouvernement, les statistiques établissent que la très grande majorité des tentatives de suicide sont faites sous l’influence d’une maladie mentale, et que quatre personnes sur cinq ne réitèrent pas leur tentative. En conséquence, l’État serait dans l’obligation de protéger effectivement les personnes souffrant d’un épisode aigu de dépression d’accéder à une substance qui faciliterait leur suicide.

51.  Le Gouvernement observe en outre qu’il existe de nombreux moyens de mettre fin à ses jours. Il n’aurait pas été établi que l’ingestion de pentobarbital sodique était la seule méthode effective et prétendument indolore pour ce faire. Quoi qu’il en soit, les restrictions imposées à l’accès à cette substance ne seraient pas de nature à empêcher une personne en bonne santé de se suicider si elle le souhaite, et ne mettrait pas en question le droit de toute personne de décider à quel moment et de quelle manière sa vie doit prendre fin.

52.  En outre, pour le Gouvernement, les risques d’abus sont manifestes, eu égard au fait qu’une petite dose de cette substance cause une mort certaine. Il serait donc nécessaire d’en limiter l’accès. En ce qui concerne les personnes comme la requérante, qui ne souffrent pas d’une maladie grave, le Gouvernement estime qu’il ne serait pas très difficile d’apprécier la motivation d’une demande d’ordonnance afin d’exclure la possibilité que l’État facilite le suicide d’un individu qui souffrirait uniquement d’un épisode aigu de dépression.

53.  Enfin, le Gouvernement souligne que la réglementation sur le suicide assisté est plus libérale en Suisse que dans un certain nombre d’autres États membres, ce qui entraîne que de nombreuses personnes viennent en Suisse afin de s’y suicider, un phénomène connu sous le nom de « tourisme de la mort ». Dans ces conditions, on ne saurait reprocher à la Suisse de chercher à mettre en place des garanties contre les risques d’ouverture des vannes, au vu en particulier du fait que les conséquences seraient fatales pour les personnes concernées.

3.  Observations des tiers intervenants

54.  Invoquant la jurisprudence de la Cour (arrêts précités Pretty et Haas), l’association Alliance Defending Freedom soutient que la Convention ne prévoit aucun droit à l’assistance au suicide. Selon l’association, si la Cour a reconnu que certaines personnes pouvaient souhaiter se suicider de la manière de leur choix, ces déclarations d’autonomie personnelle et d’autodétermination ne peuvent jamais primer les besoins opposés de maintien de la santé et de la sécurité publiques et de protection des droits et libertés d’autrui. Tel serait particulièrement le cas ici, eu égard à la gravité du préjudice impliqué et du risque élevé d’abus inhérents à un système qui facilite le suicide assisté. Il s’ensuivrait que l’article 8 de la Convention ne créerait pas une obligation positive pour l’État de faciliter le suicide assisté. D’après Alliance Defending Freedom, même si une telle obligation existait, les autorités nationales ne manqueraient pas au respect de cette obligation en prévoyant des restrictions à l’accès à des substances létales.

55.  Le Centre européen pour le droit et la justice estime que la Cour, dans son arrêt Haas, a placé le droit à l’autonomie personnelle en vertu de l’article 8 de la Convention au-dessus du droit à la vie consacré par l’article 2, et a donc ainsi renversé la structure hiérarchique des droits garantis par la Convention. Cette approche aurait détruit l’équilibre entre les deux droits issus de la Convention et aurait donc compromis la cohérence de la Convention et la prévisibilité des obligations incombant aux États. Dans l’arrêt Haas, la Cour aurait failli à considérer que l’article 2 de la Convention contient une interdiction absolue pour l’État de prendre intentionnellement des vies humaines. En conséquence, il ne pourrait y avoir aucun droit au suicide assisté en vertu de la Convention. Cette conclusion serait conforme à la situation juridique au sein de la très grande majorité des États membres ainsi qu’aux recommandations du Conseil de l’Europe.

56.  Selon l’association Americans United for Life, il n’y a pas d’obligation positive en vertu de l’article 8 d’aider quelqu’un à avoir le type de décès qu’il souhaite. L’association estime en outre que, si la Cour devait conclure à l’existence d’une telle obligation, elle exposerait par sa négligence des personnes vulnérables à un risque de coercition, de négligence ou de préjudice. D’autres raisons de politique publique pertinentes pour refuser un tel droit seraient la préservation de la vie humaine, la protection de l’intégrité de la profession médicale, et la réglementation des substances dangereuses. L’association soutient en outre que, pour les mêmes raisons, aucune des juridictions suprêmes des États-Unis d’Amérique n’a jamais interprété les garanties de vie privée ou de liberté comme étant assez larges pour comprendre un droit à l’assistance pour se suicider.

57.  Selon Dignitas, le respect intégral du droit à l’autodétermination, particulièrement à la fin de la vie, rend nécessaire l’existence d’un accès relativement simple, quoique contrôlé, au pentobarbital sodique en tant que moyen de suicide. Il existerait un risque grave de tentatives de suicide manquées qui conduiraient à une altération temporaire ou permanente de l’état de santé et du bien-être soit de la personne suicidaire soit de tiers. La prévention du suicide serait servie au mieux par des conseils ouverts, qui considérerait le suicide comme un comportement humain acceptable s’il est justifié. En outre, une grande majorité de la population suisse soutiendrait la mort assistée sous la forme d’une assistance organisée au suicide.

4.  Appréciation de la Cour

58.  La Cour rappelle que la notion de « vie privée » au sens de l’article 8 de la Convention est une notion large, qui englobe notamment le droit à l’autonomie personnelle et le droit au développement personnel (Pretty, précité, § 61 ; A, B et C c. Irlande [GC], no 25579/05, § 212, CEDH 2010). Sans nier en aucune manière le principe du caractère sacré de la vie protégé par la Convention, la Cour a considéré que, à une époque où l’on assiste à une sophistication médicale croissante et à une augmentation de l’espérance de vie, de nombreuses personnes redoutent qu’on ne les force à se maintenir en vie jusqu’à un âge très avancé ou dans un état de grave délabrement physique ou mental aux antipodes de la perception aiguë qu’elles ont d’elles-mêmes et de leur identité personnelle (Pretty, précité, § 65). En conclusion, la Cour a déclaré ne pouvoir « exclure que le fait d’empêcher par la loi la requérante d’exercer son choix d’éviter ce qui, à ses yeux, constituera une fin de vie indigne et pénible représente une atteinte au droit de l’intéressée au respect de sa vie privée, au sens de l’article 8 § 1 de la Convention » (Pretty, précité, § 67)

59.  Dans l’affaire Haas c. Suisse, la Cour a encore précisé cette ligne de jurisprudence en reconnaissant que le droit d’un individu de décider de quelle manière et à quel moment sa vie doit prendre fin, à condition qu’il soit en mesure de former librement sa volonté à ce propos et d’agir en conséquence, était l’un des aspects du droit au respect de sa vie privée au sens de l’article 8 de la Convention (Haas, précité, § 51). Elle a conclu que, même à supposer que les États eussent une obligation positive d’adopter des mesures permettant de faciliter la commission d’un suicide dans la dignité, les autorités suisses n’avaient pas méconnu cette obligation en l’espèce (Haas, arrêt précité, § 61 ; et Koch c. Allemagne, no 497/09, § 52, 19 juillet 2012).

60.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que le souhait de la requérante de se procurer une dose de pentobarbital sodique pour pouvoir mettre fin à ses jours tombe sous l’empire de son droit au respect de sa vie privée au sens de l’article 8 de la Convention.

61.  La Cour rappelle que l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics. Toute ingérence dans le droit énoncé au paragraphe 1 de l’article 8 doit être justifiée au regard du paragraphe 2, c’est-à-dire qu’elle doit être « prévue par la loi » et « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre un ou plusieurs des buts légitimes cités. Selon la jurisprudence constante de la Cour, la notion de nécessité implique une ingérence fondée sur un besoin social impérieux et notamment proportionnée au but légitime visé par les autorités (voir, par exemple, A, B et C c. Irlande, précité, § 229).

62.  L’article 8 peut engendrer de surcroît des obligations positives inhérentes à un « respect » effectif de la vie privée. Ces obligations peuvent impliquer l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux, y compris tant la création d’un cadre réglementaire instaurant un mécanisme judiciaire et exécutoire destiné à protéger les droits des individus que la mise en œuvre, là où il convient, de mesures spécifiques (voir, parmi d’autres, X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, § 23, série A no 91 ; et Tysiąc c. Pologne, no 5410/03, § 110, CEDH 2007‑I).

63.  Dans l’affaire Haas, la Cour a estimé que la demande du requérant d’accéder à une dose de pentobarbital sodique sans ordonnance médicale devait être examinée sous l’angle d’une obligation positive pour l’État de prendre les mesures nécessaires permettant un suicide dans la dignité (Haas, précité, § 53). En revanche, la Cour estime que la présente affaire soulève principalement la question de savoir si l’État a émis des lignes directrices suffisantes pour définir si et – dans l’affirmative – dans quelles circonstances les médecins étaient autorisés à établir une ordonnance médicale à une personne dans la situation de la requérante.

64.  En l’espèce, la Cour observe d’emblée qu’en Suisse, en vertu de l’article 115 du code pénal, l’incitation et l’assistance au suicide sont passibles de sanctions uniquement si l’auteur de tels actes est amené à les commettre pour un « mobile égoïste ». Selon la jurisprudence du Tribunal fédéral suisse, un médecin est autorisé à prescrire du pentobarbital sodique afin de permettre à son patient de se suicider, sous réserve que les conditions spécifiques décrites dans la jurisprudence du Tribunal fédéral soient remplies (paragraphe 30 ci-dessus).

65.  La Cour constate que le Tribunal fédéral, dans sa jurisprudence sur le sujet, renvoie aux directives en matière d’éthique médicale sur les soins aux patients en fin de vie, qui ont été émises par une organisations non-gouvernementale et n’ont pas formellement qualité de loi. En outre, la Cour observe que ces directives, selon leur champ d’application défini dans l’article 1, ne s’appliquent qu’aux patients dont le médecin est arrivé à la conclusion qu’un processus a commencé qui, selon toute vraisemblance, conduira à la mort en quelques jours ou en quelques semaines (paragraphe 33 ci-dessus). Étant donné que la requérante ne souffre pas d’une maladie en phase terminale, son affaire ne tombe clairement pas dans le champ d’application de ces directives. La Cour observe en outre que le Gouvernement n’a présenté aucun autre élément décrivant des principes ou des normes pouvant servir d’orientation quant à la question de savoir si et dans quelles circonstances un médecin est en droit d’établir une ordonnance de pentobarbital sodique à un patient qui, comme la requérante, ne souffre pas d’une maladie en phase terminale. La Cour estime que ce manque d’orientation juridique claire est susceptible d’avoir un effet dissuasif sur les médecins qui, sinon, seraient disposés à fournir à quelqu’un comme la requérante la prescription médicale demandée. Cela est confirmé par les lettres des médecins B. et S. (paragraphe 11 ci-dessus), qui ont tous deux refusé la demande de la requérante au motif qu’ils se sentaient empêchés par le code de conduite des médecins ou qu’ils craignaient des procédures judiciaires longues et, peut-être, des conséquences professionnelles négatives.

66. La Cour estime que l’incertitude quant à l’issue de sa demande dans une situation concernant un aspect particulièrement important dans sa vie doit avoir causé à la requérante un degré considérable d’angoisse. Elle conclut que l’intéressée doit s’être trouvée dans un état d’angoisse et d’incertitude concernant la portée de son droit à mettre fin à ses jours, ce qui n’aurait pas été le cas s’il avait existé des orientations claires et approuvées par l’État définissant les circonstances dans lesquelles les médecins pourraient établir l’ordonnance demandée dans les affaires où un individu est parvenu à la décision grave, dans l’exercice de sa volonté libre, de mettre fin à ses jours, mais où la mort n’est pas imminente en conséquence d’un état médical spécifique. La Cour reconnaît qu’il peut y avoir des difficultés à trouver le consensus politique nécessaire sur des questions aussi controversées, qui ont un impact éthique et moral profond. Toutefois, ces difficultés sont inhérentes à tout processus démocratique et ne sauraient dispenser les autorités de remplir leur tâche en la matière.

67.  Les considérations qui précèdent suffisent à la Cour pour conclure que le droit suisse, tout en prévoyant la possibilité d’obtenir une dose létale de pentobarbital sodique sur prescription médicale, n’offre pas des orientations suffisantes permettant de déterminer clairement la portée de ce droit. En conséquence, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention à cet égard.

68.  Quant à la substance de la demande de la requérante de se voir accorder l’autorisation d’acquérir une dose létale de pentobarbital sodique, la Cour rappelle que, conformément à l’objet et au but sous-jacents à la Convention, tels qu’ils se dégagent de l’article 1 de celle-ci, chaque État contractant doit assurer dans son ordre juridique interne la jouissance des droits et libertés garantis. Il est fondamental pour le mécanisme de protection établi par la Convention que les systèmes nationaux eux-mêmes permettent de redresser les violations commises, la Cour exerçant son contrôle dans le respect du principe de subsidiarité (voir, parmi d’autres, Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 103, CEDH 2001‑V ; et A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, § 147, CEDH 2009).

69.  Eu égard aux considérations ci-dessus, et en particulier au principe de subsidiarité, la Cour estime qu’il incombe principalement aux autorités internes d’émettre des orientations complètes et claires sur la question de savoir si et dans quelles circonstances une personne dans la situation de la requérante (c’est-à-dire quelqu’un qui ne souffre pas d’une maladie en phase terminale) devrait pouvoir se voir octroyer le droit d’acquérir une dose létale de médicaments lui permettant de mettre fin à ses jours. En conséquence, la Cour décide de se limiter à conclure que l’absence de directives juridiques claires et complètes a emporté violation du droit de la requérante au respect de sa vie privée au regard de l’article 8 de la Convention, sans en aucun cas prendre position sur le contenu que devraient avoir ces directives.

II.  SUR Les autres VIOLATIONs ALLÉGUÉEs DE LA CONVENTION

70.  La requérante dénonce en outre au regard des articles 6 § 1, 8 et 13 de la Convention les décisions des juridictions internes, soutenant qu’elles n’ont pas pris en compte les arguments pertinents qu’elle leur avait soumis. Elle soutient également que les décisions litigieuses ont violé les droits que lui reconnaissent les articles 2 et 3 de la Convention.

71.  Cependant, eu égard aux éléments dont elle dispose, et dans la mesure où les questions litigieuses relèvent de sa compétence, la Cour estime qu’elles ne révèlent aucune apparence de violation des droits et libertés consacrés par la Convention et ses protocoles.

Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

72.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

73.  La requérante n’a soumis aucune demande de dommages-intérêts. En conséquence, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui accorder une quelconque indemnité à cet égard.

B.  Frais et dépens

74.  Par une lettre à la Cour datée du 13 septembre 2012, la requérante a demandé une somme de 49 557, 80 francs suisses (CHF) pour les frais de procédure devant les autorités internes et devant la Cour. L’avocat de la requérante a présenté ses excuses pour ne pas avoir compris les lettres envoyées par le greffe de la Cour les 23 mai et 9 août 2012 (voir ci‑dessous).

75.  Le Gouvernement estime que la somme réclamée par la requérante est excessive et n’est pas étayée par les documents nécessaires. Il observe que la requérante s’est vu demander une somme globale de 5 060 CHF pour la procédure devant les autorités internes et invite la Cour à accorder cette somme à l’intéressée. À titre subsidiaire, il invite la Cour à octroyer à la requérante 10 000 CHF à cet égard.

76.  La Cour constate que son greffe, par une lettre du 23 mai 2012, a demandé à la requérante de présenter ses demandes de satisfaction équitable avant le 3 juillet 2012. Par une lettre du 9 août 2012, le greffe a de nouveau invité la requérante à présenter ses demandes avant le 30 août 2012. Il s’ensuit que la requérante a soumis sa demande de frais et dépens après l’expiration du délai imparti et sans donner de raisons suffisantes pour expliquer ce retard. En conséquence, la Cour ne lui octroie rien de ce chef et décide de rejeter intégralement la demande pour frais et dépens de la requérante.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1.  Déclare, à l’unanimité, le grief tiré de l’article 8 recevable et le reste de la requête irrecevable ;

2.  Dit, par quatre voix contre trois, qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;

3.  Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable.

Fait en français et en anglais, puis communiqué par écrit le 14 mai 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley Naismith Guido Raimondi
 Greffier Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la juge D. Jočiene, à laquelle se rallient les juges G. Raimondi et I. Karakaş.

G.R.A.
S.H.N.


OPINION DISSIDENTE COMMUNE DES JUGES RAIMONDI, JOČIENĖ ET KARAKAŞ

(Traduction)

1.  Nous avons voté contre le constat de violation de l’article 8 en l’espèce car, à notre grand regret, nous ne sommes pas en mesure de suivre la majorité dans ses conclusions. Nous observons qu’en vertu de l’article 24 a) de la loi sur les produits thérapeutiques, combinée avec la loi sur les stupéfiants, le pentobarbital sodique est disponible uniquement sur prescription médicale. Nous relevons en outre qu’en vertu de la jurisprudence pertinente du Tribunal fédéral (paragraphe 30 de l’arrêt), l’article 24 a) de la loi sur les produits thérapeutiques ne permet aucune exemption à cette règle dans le cas où aucun médecin ne souhaite établir l’ordonnance demandée. Nous sommes d’avis que la jurisprudence du Tribunal fédéral, qui renvoie aux directives médicales susmentionnées, définit suffisamment et clairement les circonstances dans lesquelles un médecin est autorisé à établir une ordonnance de pentobarbital sodique.

2.  Nous pensons également que, à supposer même qu’un droit au suicide assisté soit reconnu en Suisse, la requérante en l’espèce ne fait pas partie des personnes éligibles à un tel droit. Nous relevons que le droit interne est très clair sur ce point – la substance létale peut être prescrite par un médecin qui établit une ordonnance (paragraphes 19-21, 26, 30 et 32-33 de l’arrêt). La requérante n’a pas pu obtenir une telle ordonnance au niveau interne car elle ne souffrait pas d’une maladie en phase terminale, ce qui est une condition préalable clairement définie pour obtenir la substance létale. Elle avait juste exprimé son désir de mourir en raison de son âge avancé et de sa fragilité croissante. Dès lors, à notre avis, la requérante en l’espèce ne remplit pas les conditions stipulées dans la directive d’éthique médicale sur les soins aux patients en fin de vie, adoptée par l’Académie suisse des sciences médicales (paragraphes 32-33 de l’arrêt) qui, de notre point de vue, ont été appliquées correctement et interprétées clairement par le Tribunal fédéral dans sa jurisprudence (paragraphes 19-21 de l’arrêt).

3.  En ce qui concerne la mise en balance des intérêts opposés en l’espèce, nous estimons que la présente affaire doit être distinguée de l’affaire Haas (citée au paragraphe 63 de l’arrêt), dans laquelle le requérant souhaitait mettre fin à ses jours parce qu’il souffrait de troubles psychiatriques graves. À l’inverse, en l’espèce, la requérante, comme nous l’avons relevé plus haut, ne souffre d’aucune maladie grave mais simplement ne souhaite pas continuer à vivre en raison du déclin de ses facultés physiques et mentales du fait de l’âge. À notre avis, la réglementation mise en place par les autorités suisses, à savoir l’exigence d’obtenir une ordonnance établie par un médecin, poursuit notamment les buts légitimes d’empêcher toute personne de prendre une décision hâtive et de prévenir les abus et, surtout, permet de garantir qu’un patient qui n’a pas la faculté de comprendre les conséquences de ses actes se voie refuser l’accès à une dose de pentobarbital sodique (voir, par comparaison, Haas, § 56).

4.  Ainsi que la Cour l’a observé dans l’affaire Haas (Haas, § 57), pareille réglementation est d’autant plus nécessaire dans un pays tel que la Suisse, où la législation et la pratique autorisent l’accès au suicide assisté. Lorsqu’un pays adopte une approche libérale en la matière, des mesures appropriées de mise en œuvre de cette approche et de prévention sont nécessaires. L’introduction de pareilles mesures vise également à empêcher les organisations d’assistance au suicide d’agir illégalement et en secret, ce qui impliquerait des risques importants d’abus.

5.  En particulier, la Cour considère que l’on ne saurait sous-estimer les risques d’abus inhérents à un système facilitant l’accès au suicide assisté. Elle estime que l’exigence d’une prescription médicale, délivrée sur le fondement d’une expertise psychiatrique complète, constituait un moyen légitime de satisfaire à cette obligation, et que cette solution correspondait d’ailleurs à l’esprit de la Convention internationale sur les substances psychotropes (Haas, § 58, et paragraphe 37 du présent arrêt).

6.  En ce qui concerne la marge d’appréciation accordée à l’Etat aux fins de l’exercice de mise en balance, nous rappelons que, pour déterminer l’ampleur de la marge d’appréciation devant être reconnue à l’Etat dans une affaire soulevant des questions au regard de l’article 8, il y a lieu de prendre en compte un certain nombre de facteurs. Lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge laissée à l’Etat est de façon générale restreinte (voir, par exemple, Dudgeon c. Royaume-Uni, 22 octobre 1981, § 52, série A no 45 ; Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, § 90, CEDH 2002‑VI ; et Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 77, CEDH 2007‑I).

7. En revanche, la marge d’appréciation sera plus ample lorsqu’il n’existe pas de consensus entre les Etats membres du Conseil de l’Europe quant à l’importance relative de l’intérêt en jeu ou à la meilleure façon de le protéger, en particulier lorsque l’affaire soulève des questions morales ou éthiques délicates. Grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, les autorités de l’Etat se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer non seulement sur le « contenu précis des exigences de la morale » mais aussi sur la nécessité d’une restriction destinée à y répondre (voir, parmi d’autres, A, B et C c. Irlande, arrêt cité au paragraphe 58 de l’arrêt, et Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 48, série A no 24).

8.  Les recherches en droit comparé montrent que la majorité des Etats parties n’autorisent aucune forme de suicide assisté (paragraphes 34-35 de l’arrêt et Haas, § 55). Seuls quatre des États étudiés autorisent les médecins à prescrire une substance létale afin de permettre à un patient de mettre fin à sa vie. Il s’ensuit que les Etats parties à la Convention sont loin d’un consensus à cet égard, ce qui indique que l’État devrait bénéficier d’une marge d’appréciation considérable dans ce domaine (voir, par comparaison, Haas, § 55 et Koch, arrêt cité au paragraphe 59 de l’arrêt).

9.  En ce qui concerne l’argument de la requérante selon lequel la situation juridique telle qu’elle existe en Suisse rend théorique et illusoire son droit de décider de quelle manière et à quel moment sa vie doit prendre fin, nous observons que ce droit, comme tout autre aspect du droit au respect de la vie privée consacré par l’article 8, peut être soumis à des restrictions dans l’intérêt général. À notre sens, les restrictions clairement formulées dans la loi et la jurisprudence du Tribunal fédéral sur l’établissement d’une ordonnance concernant une substance spécifique excluent clairement en l’espèce l’application de ces dispositions au cas de la requérante, étant donné que l’intéressée ne remplit pas les conditions posées par la loi ; elle n’a pas pu se procurer une ordonnance de pentobarbital sodique établie par un médecin étant donné qu’elle ne souffrait pas d’une maladie en phase terminale (paragraphe 2 de la présente opinion). Nous concluons donc que le droit en question, dont la requérante ne bénéficie pas en droit interne, ne saurait être considéré comme illusoire.

10.  Eu égard à ce qui précède, nous estimons que l’État est resté tout à fait dans les limites de sa marge d’appréciation en refusant d’accorder à la requérante l’autorisation d’acquérir une dose létale de pentobarbital sodique sans ordonnance médicale, à supposer qu’il soit acceptable que d’autres personnes se procurent une telle ordonnance dans des circonstances clairement définies en vertu du droit et de la pratique internes. À notre sens, la Cour ne devrait pas obliger l’État à adopter certaines lois et dispositions pour réglementer de manière plus large certaines questions qu’il avait de lui-même définies d’une manière claire et complète.

11.  Dès lors, nous estimons qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

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CEDH, Cour (deuxième section), AFFAIRE GROSS c. SUISSE, 14 mai 2013, 67810/10