CEDH, Cour (cinquième section), AFFAIRE SOFIRAN ET BDA c. FRANCE, 11 juillet 2013, 63684/09

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Chronologie de l’affaire

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Conclusions du rapporteur public · 28 septembre 2020

N° 430951 – M. de M... N° 432063 – Commune de Montagny-les-Beaune N° 436978 – Ville de Paris 1ère et 4ème chambres réunies Séance du 11 septembre 2020 Lecture du 28 septembre 2020 CONCLUSIONS M. Vincent VILLETTE, rapporteur public « N'est-ce point méconnaître la nature des choses que de dissocier l'annulation de ses conséquences ? Que dirait-on du bûcheron qui couperait les racines d'un arbre, mais se refuserait à l'abattre, laissant ce soin à la tempête d'hiver ? »1. C'est au travers de cette métaphore sylvestre que le Huron de Jean Rivero moquait, en 1962, les faibles pouvoirs …

 

Conclusions du rapporteur public · 28 septembre 2020

N° 430951 – M. de M... N° 432063 – Commune de Montagny-les-Beaune N° 436978 – Ville de Paris 1ère et 4ème chambres réunies Séance du 11 septembre 2020 Lecture du 28 septembre 2020 CONCLUSIONS M. Vincent VILLETTE, rapporteur public « N'est-ce point méconnaître la nature des choses que de dissocier l'annulation de ses conséquences ? Que dirait-on du bûcheron qui couperait les racines d'un arbre, mais se refuserait à l'abattre, laissant ce soin à la tempête d'hiver ? »1. C'est au travers de cette métaphore sylvestre que le Huron de Jean Rivero moquait, en 1962, les faibles pouvoirs …

 

Conclusions du rapporteur public · 28 septembre 2020

N° 430951 – M. de M... N° 432063 – Commune de Montagny-les-Beaune N° 436978 – Ville de Paris 1ère et 4ème chambres réunies Séance du 11 septembre 2020 Lecture du 28 septembre 2020 CONCLUSIONS M. Vincent VILLETTE, rapporteur public « N'est-ce point méconnaître la nature des choses que de dissocier l'annulation de ses conséquences ? Que dirait-on du bûcheron qui couperait les racines d'un arbre, mais se refuserait à l'abattre, laissant ce soin à la tempête d'hiver ? »1. C'est au travers de cette métaphore sylvestre que le Huron de Jean Rivero moquait, en 1962, les faibles pouvoirs …

 
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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Cinquième Section), 11 juill. 2013, n° 63684/09
Numéro(s) : 63684/09
Type de document : Arrêt
Niveau d’importance : Importance faible
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusions : Non-violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure d'exécution ; Article 6-1 - Accès à un tribunal) ; Non-violation de l'article 1 du Protocole n° 1 - Protection de la propriété (article 1 al. 1 du Protocole n° 1 - Respect des biens)
Identifiant HUDOC : 001-122189
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2013:0711JUD006368409
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Sur les parties

Texte intégral

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE SOFIRAN ET BDA c. FRANCE

(Requête no 63684/09)

ARRÊT

STRASBOURG

11 juillet 2013

DÉFINITIF

11/10/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Sofiran et BDA c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Mark Villiger, président,
Angelika Nußberger,
Boštjan M. Zupančič,
Ann Power-Forde,
André Potocki,
Paul Lemmens,
Helena Jäderblom, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 juin 2013,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 63684/09) dirigée contre la République française et dont deux sociétés, la société par action simplifiée Sofiran (ci-après « la première requérante »), dont le représentant légal, M. Yves Randon, est domicilié à Clermont l’Hérault, et la société anonyme « Béziers Distribution Automobile » (BDA) (ci-après « la seconde requérante »), agissant par l’intermédiaire de son mandataire liquidateur, M. Michel Galy, domicilié à Béziers, ont saisi la Cour le 17 novembre 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Les requérantes ont été représentées par Me H. Poquillon, avocat à Montpellier. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme Belliard, directrice des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

3.  Les requérantes se plaignent du refus de concours de la force publique pour l’exécution d’une décision de justice ordonnant l’expulsion de salariés occupant les locaux commerciaux leur appartenant et allèguent une violation des articles 6 § 1 de la Convention et 1 du Protocole no 1.

4.  Le 22 juin 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5.  Le 13 juin 1997, la société anonyme Renault annonça son intention de céder à la première requérante, Sofiran, principal actionnaire de la seconde requérante, BDA, un établissement de commercialisation de véhicules situé à Béziers. Le nombre de salariés de cet établissement s’élevait à quatre‑vingt-douze personnes. A l’annonce de la vente, la moitié environ du personnel entreprit une grève et occupa les locaux.

6.  Le 20 juin 1997, le juge des référés du tribunal de grande instance de Béziers, saisi par la société Renault, ordonna à quatorze salariés de laisser libre l’accès aux locaux tant aux membres non-grévistes qu’aux clients de la succursale et à toute personne étrangère à l’entreprise désirant s’y rendre, ainsi qu’aux véhicules concernés.

Le juge ajouta que « faute pour eux de le faire, [il ordonnait] leur expulsion sans délai avec au besoin le concours de la force publique ».

7.  Le 27 juin 1997, il rendit, à la demande de cette même société, une seconde ordonnance prescrivant le libre accès des locaux et, à défaut, l’expulsion de trois salariés et de tout autre occupant. Le tribunal prit en compte les constats d’un huissier faisant état de la fermeture totale de l’établissement, de l’impossibilité d’ouvrir les portes malgré la présence d’un serrurier, de la présence de personnes apparemment étrangères au personnel et d’autres créant « un climat paroxystique en montant cagoulés sur les toits de l’entreprise ». Selon le Gouvernement, un médiateur aurait alors été désigné afin de trouver une issue au conflit.

8.  Le 30 juin 1997, la société Renault saisit vainement la sous-préfecture de Béziers d’une demande de concours de la force publique.

9.  Le 22 juillet 1997, le préfet de l’Hérault envoya un courrier au président directeur général de Sofiran dans lequel il fit valoir que la situation était bloquée et qu’il organisait une nouvelle réunion entre syndicats et entreprises « afin que sous l’égide du directeur du travail, des voies nouvelles de négociation puissent être ouvertes. » La réunion eut lieu le 24 juillet. Selon un communiqué de presse du même jour, le préfet indiqua que « le ministère de l’industrie formule le vœu que le bon sens l’emporte et que l’on évite les épreuves de force ».

10.  Le 1er août 1997, la société BDA acquit l’établissement pour un montant de 2 000 000 de francs (FRF) (304 898,03 euros (EUR)). L’acte de vente stipulait que l’acquéreur fait « son affaire personnelle de l’expulsion des salariés qui occupent le site » et précisait que « toutefois, dans les cas où les salariés ayant occupé les locaux auraient dégradé les matériels et équipement vendus les empêchant de fonctionner, une indemnité fixée d’un commun accord entre les parties sera payée par Renault à l’acquéreur pour la remise en état de fonctionnement de ces matériels et équipements ». Il rendait également compte des résultats d’exploitation de l’établissement, tous négatifs depuis 1994.

11.  Le 13 août 1997, le maire de Béziers écrivit au secrétaire d’Etat chargé de l’Industrie pour lui indiquer « qu’il était urgent de trancher en utilisant la minorité de blocage (46 %) de l’Etat dans Renault et en obligeant la Régie à poursuivre l’activité de sa succursale ou en permettant à l’acheteur d’exercer librement dans les bâtiments que la Régie Renault lui a vendus. Toute hésitation complémentaire compromet gravement la poursuite de l’activité et donc l’emploi. Je ne doute pas que vous aurez le courage et la détermination nécessaires pour ne pas laisser pourrir un peu plus ce conflit qui n’a que trop duré ».

12.  Des procès-verbaux furent établis par un huissier à la demande de la société BDA en date des 1er, 11, 13, 14 et 19 août 1997. Tous firent état de la fermeture de l’ensemble des locaux couverts de banderoles et d’inscriptions à caractère revendicatif faisant allusion à la grève dont l’origine était la cession de l’entité Renault ; un procès-verbal relata la présence d’enfants et de femmes sur les lieux et un autre l’opposition physique violente de certains des grévistes.

13.  Selon le Gouvernement, une nouvelle table ronde fut organisée à l’initiative du secrétaire d’Etat à l’industrie le 20 août 1997. De plus, le 22 août, la mission parlementaire sur les perspectives de l’industrie automobile en France et en Europe se rendit sur les lieux. Le 28 août 1997, la préfecture aurait par ailleurs annoncé pour le lendemain une rencontre à Paris au siège de Renault.

14.  Le 29 août 1997, à la suite de l’assignation en référé de plusieurs salariés par BDA, le juge des référés rendit une ordonnance enjoignant aux grévistes de laisser le libre accès aux locaux, et à défaut, ordonnant leur expulsion. Il réitéra que les constats produits aux débats établissaient que le comportement des grévistes ne constituait pas une modalité obligatoire et inévitable du droit de grève et était constitutif d’une atteinte tant à la liberté du travail que de celle de la libre circulation des biens et des personnes.

15.  Le même jour, l’avocat de la société BDA adressa un courrier au préfet pour lui demander de lui accorder le concours de la force publique.

16.  Selon le Gouvernement, à compter du mois de septembre 1997, plusieurs réunions furent organisées dont une avec le secrétaire d’Etat à l’Industrie le 10 septembre, pour trouver une solution au conflit, en vain. Le 23 septembre 1997, les grévistes occupèrent la sous-préfecture et le recours à la force publique permit la libération des locaux.

17.  Le 2 octobre 1997, un administrateur judiciaire fut nommé par une ordonnance du tribunal de commerce de Béziers.

18.  Selon le Gouvernement, entre le 9 octobre 1997 et le 12 novembre 1997, huit réunions furent tenues au sein de la direction départementale du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle entre les représentants des grévistes, leurs avocats, les dirigeants de BDA et Sofiran et les non grévistes, pour tenter de négocier puis pour envisager la présentation d’un plan social.

19.  Par un jugement du 21 novembre 1997, après avoir constaté que BDA se trouvait en état de cessation de paiement, le tribunal de commerce de Béziers la plaça en liquidation judiciaire avec date de cessation de paiement au 31 octobre 1997.

20.  Par une ordonnance du 27 janvier 1998, le juge des référés, saisi par le mandataire liquidateur agissant pour le compte de la société BDA, constata que les occupants avaient été licenciés, qu’ils avaient perdu leur qualité de salarié de l’entreprise et qu’ils occupaient sans droit ni titre les locaux. Il ordonna l’expulsion des quarante-six occupants.

21.  Le 19 mars 1998, l’huissier de la société BDA délivra aux grévistes un commandement de quitter les lieux qui resta sans suite. Il établit un procès-verbal relatant le refus d’un homme de le laisser entrer dans les locaux : « Nous refusons de partir ». Le 23 mars 1998, il requit le concours de la force publique auprès du sous-préfet de Béziers, demande à laquelle les autorités ne donnèrent pas suite.

22.  Le 30 mai 1998, l’occupation prit fin spontanément.

23.  Le 24 mars 1999, la société BDA, représentée par son mandataire liquidateur, et la société Sofiran firent auprès du préfet une demande préalable en indemnisation du préjudice résultant des crimes ou délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements, sur base de l’article L. 2216-3 du code général des collectivités territoriales (CGCT, paragraphe 34 ci-dessous).

24.  Le 11 octobre 1999, les deux requérantes, la société BDA agissant par l’intermédiaire de son mandataire liquidateur, demandèrent au tribunal administratif de Montpellier l’annulation de la décision implicite par laquelle le préfet avait rejeté leur demande indemnitaire et la condamnation de l’Etat au versement d’une indemnisation fondée sur sa responsabilité au titre, d’une part des dommages visés à l’article L. 2216-3 du CGCT, et d’autre part du refus d’accorder le concours de la force publique, visé à l’article 16 de la loi du 9 juillet 1991 (paragraphe 33 ci-dessous). La société BDA sollicita 3 333 461,86 EUR en réparation du préjudice commercial du fait de l’impossibilité d’exploiter et représentant « le montant provisoire du passif ». La société Sofiran demanda 4 947 500,04 EUR « représentant le montant provisoire des préjudices arrêtés avant la démolition de l’immeuble ».

25.  Le 29 mars 2005, le tribunal administratif de Montpellier rejeta les deux requêtes au fond. Concernant la société Sofiran et sur sa demande fondée sur l’article L. 2216-3 du CGCT, il estima que « l’occupation des locaux (...), ainsi que les dégradations légères qui y ont été constatées, ne peuvent être regardées comme des dommages résultant d’un attroupement ou d’un rassemblement (...) dès lors qu’elles présentent le caractère d’une action préméditée et concertée qui, d’une part, a nécessité la mise en place de moyens importants et adaptés afin de bloquer l’accès à l’établissement, les ouvriers grévistes ayant d’ailleurs été aidés par des syndicalistes extérieurs à l’entreprise, et qui, d’autre part, avait spécialement pour but d’empêcher la vente de l’établissement par la société Renault ». Sur sa demande formée en raison du refus du concours de la force publique, le tribunal estima qu’elle ne pouvait se prévaloir ni d’une ordonnance d’expulsion ni d’une demande d’exécution à son profit et qu’elle n’était donc pas fondée à demander réparation des préjudices qu’elle aurait subis. Concernant la société BDA, il s’exprima comme suit :

« (...) Considérant en premier lieu, qu’il résulte de ce qui a été énoncé ci-dessus que la responsabilité de l’Etat ne saurait être recherchée au profit de la société BDA sur le fondement de l’article L. 2216-3 du code général des collectivités territoriales ;

Considérant en second lieu, que la société BDA soutient, comme la société Sofiran, que la responsabilité de l’Etat serait engagée sur le fondement de la carence fautive des autorités de l’Etat à exécuter des décisions de justice et sur celui de la rupture d’égalité devant les charges publiques résultant du refus du préfet de l’Hérault d’accorder le concours de la force publique pour assurer l’exécution de décisions de justice rendues à son profit.

Considérant, d’une part, que, dans les circonstances de l’espèce, s’agissant d’un conflit collectif de travail, qui a donné lieu, de juin 1997 à mai 1998, à de nombreuses tentatives de conciliation de la part notamment du secrétaire d’Etat à l’industrie, du maire de Béziers et de membres de la Représentation nationale, restées infructueuses, et compte tenu à la fois du climat social particulièrement difficile résultat de l’intransigeance des grévistes refusant toute solution négociée et des troubles à l’ordre public que risquait d’entraîner l’expulsion forcée des grévistes, l’administration ne peut être regardée comme ayant commis une faute lourde de nature à engager envers la société requérante, sa responsabilité ; (...)

Considérant, d’autre part (...) qu’il résulte de l’instruction que le préfet de l’Hérault, saisi le 23 mars 1998 par la société requérante d’une demande de concours de la force publique, n’a pris aucune mesure pour assurer l’exécution de la décision de justice du 27 janvier 1998 par laquelle le président du tribunal de grande instance de Béziers a ordonné l’expulsion des grévistes des locaux occupés ; que toutefois, il ressort de l’acte de vente en date du 6 août 1997 que celui-ci stipule notamment que « l’acquéreur achète le fond en l’état et fait son affaire personnelle de l’expulsion des salariés qui occupent actuellement le site depuis le 13 juin 1997, ce dont l’acquéreur reconnaît avoir eu parfaite connaissance » ; que la société BDA ne pouvait ignorer les risques que comportait le rachat d’un établissement occupé par les grévistes qui avaient, dès le mois de juin, exprimé leur volonté ferme de s’opposer audit rachat ni ceux résultant du refus déjà exprimé par le préfet de l’Hérault de prêter le concours de la force publique pour exécuter des ordonnances d’expulsion prononcées les 20 et 27 juin 1997 au profit de la société Renault ; qu’ainsi, après avoir accepté, en connaissance de cause, les risques de blocage de l’établissement et d’inexécution des décisions d’expulsion, les préjudices résultant d’une situation à laquelle la société BDA s’est sciemment exposée ne sauraient lui ouvrir droit à réparation. »

26.  Les requérantes firent appel de ce jugement. Le préfet fit valoir que l’expulsion présentait des risques pour l’ordre public et que « l’Etat avait, en refusant d’intervenir par la force, opté pour un règlement négocié dans un conflit lourd, médiatisé, et qui risquait de s’aggraver et de s’étendre ».

27.  Par deux arrêts du 27 février 2007, la cour administrative d’appel de Marseille jugea que les actions en responsabilité des deux requérantes sur le fondement de la loi de 1991 n’étaient pas susceptibles d’appel et relevaient de la compétence de cassation du Conseil d’Etat (article R. 811-1 du code de justice administrative). Dans la mesure où les conclusions des requêtes d’appel concernaient cette partie des demandes, elles furent transmises au Conseil d’Etat.

S’agissant de la demande de la société BDA sur le fondement de l’article L. 2216-3 du CGCT, la cour considéra que cette société était en droit, en principe, de demander réparation à l’Etat des dommages résultant de l’occupation des locaux entre le 1er août 1997 et le 30 mai 1998, mais qu’elle n’avait pas suffisamment établi la réalité de son préjudice. En particulier, pour justifier de son préjudice évalué à 3 333 461,86 EUR, la cour nota que la société s’était bornée à produire un état des créances établi à la date du 6 novembre 1998 dans le cadre de la procédure de liquidation judiciaire, et que ces créances n’étaient pas de nature à démontrer des pertes consécutives à l’occupation du site.

Quant à la société Sofiran, la cour estima que cette société ne pouvait pas se prévaloir de préjudices propres procédant directement de l’occupation des locaux du fonds de commerce acquis par la seule société BDA.

28. Les sociétés Sofiran et BDA formèrent des pourvois contre les arrêts précités du 27 février 2007. Ces pourvois concernaient les décisions sur la mise en jeu de la responsabilité de l’Etat au titre de l’article L. 2216-3 du CGCT.

29.   Par un arrêt du 3 décembre 2007, le Conseil d’Etat se prononça sur l’appel de la société Sofiran contre le jugement du tribunal administratif de Montpellier du 29 mars 2005, dans la mesure où cet appel lui avait été transmis par la cour administrative d’appel de Marseille. Le Conseil d’Etat déclara la requête non admise, faute de moyens sérieux.

30.  Dans ses conclusions devant le Conseil d’Etat, le rapporteur public nota que la société BDA n’avait demandé le concours de la force publique qu’en mars 1998, soit plusieurs mois après l’acquisition du fonds de commerce et moins de trois mois avant la fin de l’occupation des locaux. Il ajouta que la société BDA pouvait se prévaloir d’un préjudice en lien direct avec cette occupation, sous réserve de produire les justificatifs, même si l’importance de ce préjudice devait être relativisée en raison de la situation déficitaire du fonds de commerce avant son acquisition (pertes d’un montant de 363 438, 46 EUR pour les cinq premiers mois de l’année 1997, avant le début de l’occupation, et supérieures aux pertes constatées pour toute l’année 1996).

31.  Par un arrêt du 18 mai 2009 (no 305135), le Conseil d’Etat, statuant sur le pourvoi formé par la société Sofiran contre l’arrêt de la cour administrative d’appel de Marseille en tant qu’il rejeta les conclusions tendant à la mise en jeu de la responsabilité de l’Etat au titre de l’article L. 2216-3 du CGCT, annula l’arrêt d’appel en considérant que la cour avait commis une erreur de droit en ne recherchant pas si la société Sofiran avait subi des préjudices propres indépendamment de ceux de sa filiale. Réglant l’affaire au fond, il rejeta l’appel de la société Sofiran contre le jugement du tribunal administratif de Montpellier du 29 mars 2005, au motif que la poursuite de l’occupation ne pouvait être regardée comme ayant été le fait d’un rassemblement ou d’un attroupement. Il conclut que l’Etat n’était pas tenu à ce titre de réparer les préjudices que la société Sofiran aurait subis du fait de l’occupation des locaux de sa filiale.

32.  Par un arrêt du même jour (no 302090), le Conseil d’Etat, statuant sur l’affaire en tant qu’elle concernait la mise en cause de la responsabilité de l’Etat pour refus de concours de la force publique, constata que la cour administrative d’appel de Marseille lui avait renvoyé à tort les conclusions présentées devant elle par la société BDA et dirigées contre la partie du jugement statuant sur cette question. Le Conseil d’Etat décida toutefois de statuer sur le fond de cette partie de la demande, et donc de se prononcer sur l’appel de la société BDA contre la décision y relative du tribunal administratif de Montpellier. Le Conseil d’Etat considéra ensuite que la société BDA ne pouvait se prévaloir que de l’ordonnance de référé du 27 janvier 1998, les précédentes décisions ayant été rendues au bénéfice de la société Renault. Or, il releva que le concours de la force publique n’avait été sollicité au titre de cette ordonnance que le 23 mars 1998, alors que la société BDA avait été placée en liquidation judiciaire dès le 21 novembre 1997. Il en conclut que le rejet de cette demande ne pouvait être regardé comme la cause du préjudice dont la société poursuivait la réparation et que la responsabilité de l’Etat ne pouvait dès lors pas être engagée. Pour le reste, le Conseil d’Etat annula l’arrêt de la cour administrative d’appel en ce qu’il s’était prononcé sur la responsabilité de l’Etat au titre de l’article L. 2216-3 du CGCT et, évoquant l’affaire au fond, jugea que cette disposition n’était pas applicable (pour le même motif que celui indiqué ci-dessus au paragraphe 31).

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

33.  La Cour renvoie à l’affaire Matheus c. France (no 62740/00, §§ 36 à 39, 31 mars 2005) en ce qui concerne la loi no 91-650 du 9 juillet 1991 portant réforme des procédures civiles d’exécution et la jurisprudence relative au refus du concours de la force publique.

34.  L’article L. 2216-3 du code général des collectivités territoriales prévoit que « l’Etat est civilement responsable des dégâts et dommages résultant de crimes et délits commis à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes soit contre les biens ».

EN DROIT

I.  SUR LA RECEVABILITE DES GRIEFS SOULEVES AU TITRE DES ARTICLES 6 ET 1 DU PROTOCOLE No 1

35.  D’après le Gouvernement, la société Sofiran n’a pas la qualité de victime au sens de l’article 34 de la Convention. Il fait valoir que la société BDA n’avait pas disparu en tant que personne morale et que le mandataire liquidateur de celle-ci l’a représentée devant les juridictions françaises et maintenant devant la Cour. Il est donc clairement établi que la société BDA ne s’est jamais trouvée dans l’impossibilité de saisir les organes de la Convention, condition posée pour la Cour pour admettre la recevabilité des requêtes présentées par des actionnaires (Agrotexim et autres c. Grèce, 24 octobre 1995, § 71, série A no 330 A). Ainsi, la société Sofiran ne saurait se prévaloir de la qualité de victime pour obtenir la mainlevée du « voile social » et la réparation des préjudices qu’elle invoque pour le compte de la société BDA. Par ailleurs, aucune ordonnance d’expulsion n’a été rendue à son profit et par voie de conséquence aucune demande d’exécution n’a été formulée par elle auprès des autorités de l’Etat.

36.  La société Sofiran souligne le fait que la non-exécution des ordonnances d’expulsion a eu des conséquences pécuniaires pour elle, actionnaire majoritaire de la société BDA, et qu’à ce titre elle se trouve directement concernée par les griefs invoqués. Elle rappelle par ailleurs que le Conseil d’Etat, dans son arrêt du 18 mai 2009 (paragraphe 31 ci-dessus), a reconnu son intérêt à agir pour solliciter la réparation de préjudices distincts de celui de sa filiale.

37.  La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle « pour qu’un requérant puisse se prétendre victime d’une violation de la Convention, il doit exister un lien suffisamment direct entre le requérant et la violation alléguée (...). La notion de « victime » est interprétée de façon autonome et indépendante des règles de droit interne telles que l’intérêt à agir ou la qualité pour agir (...). Cette notion n’implique pas l’existence d’un préjudice » (Stukus et autres c. Pologne, no 12534/03, § 34, 1er avril 2008 ; Tunnel Report Limited c. France, no 27940/07, § 24, 18 novembre 2010). S’agissant des cas où une société commerciale est directement concernée par l’acte ou l’omission litigieux, seules des circonstances exceptionnelles permettent à la Cour d’admettre d’autres personnes à venir aux droits de la société concernée, à condition toutefois de justifier d’un intérêt personnel suffisant, matérialisé par exemple par la détention de la quasi-totalité des actions (Camberrow MM5 AD c. Bulgarie (déc), no 50357/99, 1er avril 2004 ; Tunnel Report Limited, précité, § 25). Hormis ces cas exceptionnels, des actionnaires – y compris ceux qui détiennent une part substantielle des actions – doivent avoir des intérêts personnels dans l’objet de la requête, notamment visant une atteinte à leurs droits en tant qu’actionnaires (Ion Pana c. Roumanie, (déc), no 3240/03, 15 novembre 2011).

38.  La Cour observe que la société Sofiran est actionnaire majoritaire et qu’elle était partie à la procédure nationale en son nom propre. Dans son arrêt du 18 mai 2009, le Conseil d’Etat a reconnu son intérêt à agir et l’éventualité d’un préjudice personnel sous peine d’être démontré. Toutefois, la Cour observe que cette requérante n’entend pas invoquer un autre préjudice que celui subi par sa filiale BDA, laquelle a tout à fait valablement saisi la Cour d’une demande motivée par les faits de la cause (Ion Pana, précité, § 81). En outre, la Cour estime qu’il ne lui appartient pas de se prononcer sur l’existence ou non d’un préjudice personnel dès lors que les autorités nationales ont finalement conclu que l’Etat n’était pas tenu de réparer les préjudices invoqués (paragraphe 31 ci-dessus). Par ailleurs, elle estime que la société Sofiran n’allègue aucune circonstance exceptionnelle qui justifierait la levée du « voile social », tel que celui par exemple d’un conflit d’intérêts entre les représentants de la société BDA ou son liquidateur et elle-même (a contrario, Camberrow, précité).

Dans ces conditions, la Cour accueille l’exception du Gouvernement. Elle considère que la société Sofiran ne peut se prétendre « victime » au sens de l’article 34 de la Convention et que la requête est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention en ce qui la concerne.

39.  La Cour constate par ailleurs que les griefs de la société BDA ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer recevables.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

40.  La seconde requérante dénonce l’inexécution par l’Etat des décisions rendues par le juge judiciaire tant à son profit qu’à celui de la société Renault aux droits de laquelle elle s’estime subrogée. Elle invoque son droit à une protection judiciaire effective garanti par l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

A.  Thèses des parties

41.  La société BDA, se référant à l’arrêt Matheus précité, soutient qu’elle détenait un droit à l’exécution des décisions de justice, y compris celles rendues en faveur de la société Renault. Elle se réfère sur ce dernier point à l’arrêt Union des Cliniques Privées de Grèce et autres c. Grèce (no 6036/07, 15 octobre 2009).

42.  La requérante soutient que le maintien de l’emploi de quatre‑vingt‑douze salariés, dont elle souligne que seule la moitié était en grève, et l’évitement de violences issues d’un conflit social ayant dégénéré, auraient dû conduire l’Etat à l’emploi de la force publique. Les menaces des grévistes constituaient des délits et nécessitaient l’intervention des forces de l’ordre. Elle affirme que l’intervention d’un huissier n’était pas nécessaire pour le faire. Elle demande à la Cour de constater que l’inaction des autorités n’était pas justifiée, à l’instar de ce qu’elle a fait dans l’affaire R.P. c. France (no 10271/02, 21 janvier 2010).

43.  La requérante explique que ni les ordonnances d’expulsion, ni les réunions à l’inspection du travail, ni l’interpellation de députés ou l’organisation de réunion au sein de la société Renault ne pouvaient être considérées comme des interventions de l’Etat susceptibles d’apporter une réponse au défaut d’exécution des décisions de justice. Elle dénie tout caractère proportionné à la réaction de l’Etat, le tout s’étant soldé par son placement sous liquidation judiciaire. Enfin, elle souligne que la durée d’un an a été suffisante pour mettre à mal son activité économique et provoquer le licenciement de quatre-vingt-douze salariés.

44.  Le Gouvernement soutient que la société BDA ne peut se prévaloir des ordonnances d’exécution prononcées en faveur de la société Renault. S’agissant de l’ordonnance du 29 août 1997, il fait valoir que les diligences nécessaires pour en obtenir l’exécution forcée n’ont pas été remplies, la seule transmission de celle-ci par son avocat au préfet n’étant pas suffisante. Il souligne que ce n’est que le 23 mars 1998, et cette seule fois, que conformément au droit interne, l’huissier de la société BDA a demandé le concours de la force publique pour faire exécuter l’ordonnance du 27 janvier 1998. Dans ces conditions, il estime que la société BDA ne peut se plaindre d’une atteinte à son droit « à un tribunal » que pour la seule période allant du 23 mars 1998 au 30 mai 1998, date à laquelle les grévistes ont quitté les locaux.

45.  En se référant aux principes dégagés dans l’arrêt Matheus ou la décision Cofinfo, il soutient que la non exécution de la décision du 27 janvier 1998 n’a pas entravé le droit de la requérante à une protection judicaire effective d’une manière incompatible avec l’article 6 § 1 de la Convention.

46.  Quant à la nécessité de différer le concours de la force publique, le Gouvernement la justifie par des considérations d’ordre social et de sécurité publique. Les risques de trouble à l’ordre public étaient nombreux compte tenu de l’importance du nombre de salariés grévistes occupant les locaux. Les procès-verbaux des huissiers font état du caractère menaçant des occupants et de leur violence physique ainsi que de la présence de femmes et enfants. Le conflit a par ailleurs été médiatisé et s’est étendu hors de l’entreprise (occupation de sous-préfecture). Ainsi, dans des conflits lourds, médiatisés qui risquent de s’aggraver et de s’étendre, l’Etat et les différents acteurs publics ne peuvent agir de manière inconsidérée, et il est préférable de tenter de concilier les parties afin d’éviter toute radicalisation du conflit.

47.  Quant à la proportionnalité des moyens employés, tout en rappelant la marge de manœuvre des Etats dans l’application des lois relevant de la politique sociale et économique, le Gouvernement observe que la recherche d’une solution négociée entre les parties a été privilégiée et que les autorités ne sont pas restées inactives, comme le montre la chronologie des tentatives de conciliation, avant et après la cession de l’établissement à la société BDA. Il conclut que la situation de la présente espèce diffère totalement de l’inaction des autorités pendant une très longue période dans l’affaire Matheus et justifie le refus d’accorder le concours de la force publique en se fondant notamment sur la décision Cofinfo précitée.

B.  Appréciation de la Cour

48.  La Cour rappelle que le droit à un tribunal serait illusoire si l’ordre juridique interne d’un Etat contractant permettait qu’une décision judiciaire définitive et obligatoire reste inopérante au détriment d’une partie. En effet, on ne comprendrait pas que l’article 6 § 1 décrive en détail les garanties de procédure – équité, publicité et célérité – accordées aux parties et qu’il ne protège pas la mise en œuvre des décisions judiciaires ; si cet article devait passer pour concerner exclusivement l’accès au juge et le déroulement de l’instance, cela risquerait de créer des situations incompatibles avec le principe de la prééminence du droit que les Etats contractants se sont engagés à respecter en ratifiant la Convention. L’exécution d’un jugement ou arrêt, de quelque juridiction que ce soit, doit donc être considérée comme faisant partie intégrante du « procès » au sens de l’article 6 (Hornsby c. Grèce, 19 mars 1997, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1997 II ; Matheus, précité, § 54).

49.  La Cour rappelle également que le droit à l’exécution d’une décision de justice est un des aspects du droit à un tribunal (Simaldone c. Italie, no 22644/03, § 42, 31 mars 2009). Ce droit n’est pas absolu et appelle par sa nature même une réglementation par l’Etat. Les Etats contractants jouissent en la matière d’une certaine marge d’appréciation. Il appartient pourtant à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention ; elle doit se convaincre que les limitations mises en œuvre ne restreignent pas l’accès offert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. Pareille limitation ne se concilie avec l’article 6 § 1 que si elle tend à un but légitime, et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Si la restriction est compatible avec ses principes, il n’y a pas de violation de l’article 6 (Sabin Popescu c. Roumanie, no 48102/99, § 66, 2 mars 2004).

50.  En l’espèce, la Cour observe tout d’abord que l’occupation de l’établissement a duré un peu moins d’une année, du 13 juin 1997 au 30 mai 1998. Ce n’est cependant qu’à compter du 1er août 1997 que la société BDA devint propriétaire de l’établissement. La Cour examinera la situation litigieuse à compter de cette date, même si elle pourra tenir compte du contexte dans lequel l’acquisition de l’établissement s’est faite. L’occupation illégale de cet établissement au préjudice de la requérante a donc duré dix mois.

51.  La Cour relève ensuite que deux demandes de concours de la force publique ont été formulées par la requérante mais que seule la dernière, datée du 23 mars 1998, a été faite dans les formes requises par le droit national (paragraphes 30 et 32 ci-dessus).

52.  L’étendue de la situation litigieuse étant ainsi fixée, la Cour constate que l’ordonnance du 27 janvier 1998 n’a pas reçu exécution en raison du refus implicite de l’autorité préfectorale d’apporter le concours de la force publique à la suite de la demande de la requérante. Ce rejet était fondé sur les risques de troubles à l’ordre public et le choix d’un règlement négocié d’un conflit lourd, médiatisé et qui risquait de s’aggraver et de s’étendre, selon le préfet du département (paragraphe 26 ci-dessus). Par la suite, la requérante engagea sans succès la responsabilité de l’Etat devant les juridictions administratives, sa demande étant rejetée aux motifs que l’Etat avait recherché des solutions de conciliation dans un climat social tendu, que l’expulsion des grévistes risquait d’engendrer des troubles à l’ordre public, que la requérante ne pouvait se plaindre de préjudices résultant d’une situation à laquelle elle s’était sciemment exposée et que le rejet de la demande de concours de la force publique formulée en mars 1998 ne pouvait être regardé comme la cause du préjudice dont elle poursuivait la réparation alors qu’elle avait été placée en liquidation judiciaire le 21 novembre 1997 (paragraphes 25 et 32 ci-dessus).

53.  Pour justifier le refus de concours de la force publique, le Gouvernement invoque le risque de troubles à l’ordre public et des considérations d’ordre social, sans toutefois les détailler.

54.  La Cour rappelle qu’elle a admis que des motivations d’ordre social dans le domaine du logement ou d’accompagnement social pouvaient justifier que l’Etat diffère le concours de la force publique (Cofinfo, précité, Sud Est Réalisations, précité, § 56). Il s’agissait d’affaires dans lesquelles les intéressés étaient en situation de précarité et ne disposaient pas de solution de relogement. En l’espèce, si les considérations sociales devaient être prises en compte dans le cadre d’un conflit social difficile, la Cour observe que seule une partie des salariés de l’entreprise étaient en grève et occupaient les locaux tandis qu’une autre souhaitait la reprise du travail. Elle relève surtout que la société requérante avait été mise en liquidation (paragraphe 19 ci-dessus) et les salariés grévistes licenciés (paragraphe 20 ci-dessus) avant l’ordonnance du 27 janvier 1998. Dans ces conditions, les considérations d’ordre social qui prévalaient au début du conflit, en particulier au moment de l’achat de l’entreprise par la société requérante et qui exigeaient une réaction rapide et efficace de l’Etat, qui n’est pas resté inactif, avaient perdu de leur intensité au moment de la seule demande de concours de la force publique prise en considération par les autorités nationales. Toutefois, à ce moment-là, le risque de trouble à l’ordre public persistait, face à l’occupation de personnes désormais considérées comme des occupants sans droit ni titre des locaux (paragraphe 20 ci-dessus) qui continuaient à en bloquer l’accès de manière déterminée (paragraphe 21 ci‑dessus). La Cour considère ainsi que le refus de prêter le concours de la force publique en vue de l’exécution de l’ordonnance du 27 janvier 1998 répondait au souci d’éviter des troubles à l’ordre public.

55.  Quant à l’atteinte portée aux intérêts de la requérante, la Cour rappelle que celle-ci a formulé correctement une seule demande de concours de la force publique, après plusieurs mois d’occupation. Par ailleurs, la société requérante a été placée en liquidation judiciaire le 21 novembre 1997, soit peu de temps après l’achat des locaux, ce qui, selon le Conseil d’Etat, indique que le rejet de sa demande par le préfet n’était pas la cause du préjudice dont elle poursuivait la réparation. La Cour relève à cet égard que les chiffres d’affaire de l’entreprise faisaient apparaître un passif net sur les trois années et les premiers mois de l’année 1997 précédant la vente (paragraphes 10 et 30 ci-dessus). Enfin, les juridictions nationales ont souligné que la requérante avait acquis l’établissement en toute connaissance de cause et qu’elle ne pouvait se prévaloir dès lors d’un préjudice susceptible d’indemnisation.

56.  Compte tenu de tout ce qui précède, et eu égard en outre aux considérations de temps particulières à l’espèce, sans comparaison avec les périodes très longues de refus de concours de la force publique qu’elle a considérées problématiques dans d’autres affaires (Matheus et Sud Est Réalisations précités), la Cour estime que le refus des autorités françaises de prêter leur concours à l’exécution de l’ordonnance du juge des référés du 27 janvier 1998, n’a pas porté atteinte à la substance du droit à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 A LA CONVENTION

57.  La seconde requérante se plaint de ce que l’inaction de l’Etat aurait porté une atteinte injustifiée à leur droit au respect de ses biens, en violation de l’article 1 du Protocole no 1 ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

58.  La requérante rappelle en premier lieu que le Conseil Constitutionnel français a plusieurs fois affirmé que la limitation des libertés, tel que le droit de grève, pouvait être légitimée par le maintien de l’ordre public. Elle cite en second lieu un arrêt du Conseil d’Etat du 30 juin 2010 selon lequel le concours de la force publique prêté pour une expulsion de personne sans situation de relogement n’est pas susceptible d’entraîner un trouble à l’ordre public. Elle estime que, en l’espèce, l’intervention des forces de l’ordre était nécessaire afin de faire cesser une situation dangereuse, tant pour les propriétaires des lieux qui se voyaient menacés avec des armes lorsqu’ils souhaitaient entrer dans les locaux que pour les enfants présents sur les lieux. Aucune action n’ayant été tentée pour libérer les locaux, les grévistes ont été encouragés à dégrader les lieux et commettre des délits en toute impunité. En dernier lieu, la requérante fait valoir que le Gouvernement ne peut s’exonérer de sa responsabilité en invoquant l’occupation des grévistes préalable à la cession par Renault. Les stipulations contractuelles lors de la vente ne sauraient justifier l’inaction des autorités et la dépossession des lieux des propriétaires, qui se sont achevées par la démolition de l’immeuble eu égard à son état de délabrement dû aux dégâts causés par les occupants maintenus dans des conditions sanitaires catastrophiques. La requérante conclut à la violation de l’article 1 du Protocole no 1, et ce d’autant plus qu’elle n’a perçu aucune indemnisation de l’Etat.

59.  Le Gouvernement souligne que l’absence d’indemnisation s’explique par le fait que la société BDA a accepté en connaissance de cause les risques de blocage de l’établissement et d’inexécution des décisions d’expulsion et fait preuve en outre de négligence dans la défense de ses intérêts. Il relève que la société BDA a pris en toute connaissance de cause un risque commercial non négligeable lors de l’achat des locaux occupés (paragraphe 24 ci-dessus) ; elle a également pris un risque financier en se portant acquéreur de l’établissement alors que le fonds de commerce présentait des résultats négatifs depuis 1994 et que les pertes se chiffraient déjà au 31 mai 1997 à 2 384 00 FRF (363 438,46 EUR). Il rappelle également qu’elle a été déclarée en cessation de paiement à partir du 31 octobre 1997, soit trois mois après l’acquisition, et qu’elle n’a demandé le concours de la force publique que le 23 mars 1998. Le Gouvernement observe que l’ensemble de ces éléments a été pris en considération par le Conseil d’Etat pour refuser à la société BDA l’indemnisation qu’elle réclamait. Il conclut au défaut manifeste de fondement du grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1.

60.  La Cour estime que le grief soulevé par la requérante sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 doit être rejeté pour les mêmes raisons que celles invoquées ci-dessus sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.  Déclare la requête recevable l’égard de la société BDA et le restant de la requête irrecevable ;

2.  Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

3.  Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 juillet 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

              Claudia WesterdiekMark Villiger
GreffièrePrésident

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CEDH, Cour (cinquième section), AFFAIRE SOFIRAN ET BDA c. FRANCE, 11 juillet 2013, 63684/09