CEDH, Cour (deuxième section), AFFAIRE SÜLEYMAN ÇELEBI ET AUTRES c. TURQUIE (N° 2), 12 décembre 2017, 22729/08;10581/09

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Chronologie de l’affaire

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CEDH · 12 décembre 2017

Communiqué de presse sur les affaires 2257/12, 30614/15, 45044/06, 18796/08, 49158/09, 63839/09, 34455/10, 36295/10, 70135/14, 22729/08, …

 

CEDH · 7 décembre 2017

Communiqué de presse sur les affaires 30614/15, 45044/06, 18796/08, 49158/09, 63839/09, 34455/10, 36295/10, 70135/14, 2257/12, 22729/08, …

 

CEDH

Communiqué de presse sur les affaires 80749/17, 60858/15, 56120/13, 11264/04, 7087/12, 22729/08, 10581/09, 40394/10, 44221/14, 15708/10, …

 
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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Deuxième Section), 12 déc. 2017, n° 22729/08;10581/09
Numéro(s) : 22729/08, 10581/09
Type de document : Arrêt
Organisation mentionnée :
  • Comité des Ministres
Niveau d’importance : Importance faible
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusion : Violation de l'article 11 - Liberté de réunion et d'association (Article 11-1 - Liberté de réunion pacifique)
Identifiant HUDOC : 001-179409
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2017:1212JUD002272908
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Sur les parties

Texte intégral

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE SÜLEYMAN ÇELEBİ ET AUTRES c. TURQUIE (No 2)

(Requêtes nos 22729/08 et 10581/09)

ARRÊT

Cet arrêt a été révisé conformément à l’article 80 du règlement de la Cour par un arrêt du 4 février 2020.

STRASBOURG

12 décembre 2017

DÉFINITIF

12/03/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Süleyman Çelebi et autres c. Turquie (No 2),

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Julia Laffranque,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Paul Lemmens,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 21 novembre 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  À l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 22729/08 et 10581/09) dirigées contre la République de Turquie par huit ressortissants de cet État (« les requérants »), et un syndicat, dont les noms figurent en annexe. Ils ont saisi la Cour le 21 avril 2008 et le 30 janvier 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Devant la Cour, les requérants ont été représentés par Mes N. Okcan et M. Eyüpoğlu, avocats à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3.  Les requérants dénonçaient une atteinte à leur égard aux droits à la liberté d’expression et à la liberté de réunion ainsi que l’absence d’une voie de recours par le biais de laquelle ils auraient pu mettre en cause les forces de l’ordre et leurs responsables hiérarchiques dans la dispersion de la manifestation. Ils invoquaient les articles 10, 11 et 13 de la Convention.

4.  Les 12 septembre 2013 et 6 octobre 2015, la Cour a décidé de communiquer les griefs au Gouvernement.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5.  Le 29 mars et le 10 avril 2007, le requérant Süleyman Çelebi, en sa qualité de président de la Confédération des syndicats des ouvriers révolutionnaires (ci-après la « DISK »), annonça lors des conférences de presse qu’une manifestation était prévue sur la place Taksim[1] pour le trentième anniversaire des événements sanglants ayant eu lieu le 1er mai 1977 sur cette même place. Parallèlement, le préfet annonça dans les media que toute manifestation publique à l’occasion du 1er mai serait interdite sur la place Taksim.

6.  Le 19 avril 2007, la DISK, l’Union turques des médecins (« TBB ») et le Syndicat révolutionnaire des travailleurs de la santé (« DSIS ») informèrent la préfecture de la tenue d’une manifestation sur la place Taksim le 1er mai 2007, à 13 h 05. Les trois organisations prévoyaient de déposer une couronne de fleurs devant le mémorial d’Atatürk et de tenir une conférence de presse afin de demander la reconnaissance du 1er mai comme jour férié[2].

7.  Le 30 avril 2007, la direction de la sûreté d’Istanbul envoya une lettre par fax au siège de la DISK, indiquant que la Préfecture n’avait pas autorisé la manifestation publique sur la place Taksim, mais une cérémonie de dépôt de la couronne pouvait être autorisée entre 9 et 10 heures. La lettre précisait que seuls les représentants du conseil d’administration du syndicat étaient autorisés à y participer.

8.  Le 1er mai 2007, à partir de 7 h 30, les services de transport maritime furent supprimés par la Préfecture. D’importants dispositifs de sécurité empêchèrent la circulation dans la ville et tout accès à la place Taksim.

9.  À ce jour, les syndicalistes dont les requérants se réunirent dès 7 h 30 devant le palais de Dolmabahçe afin de marcher vers la place Taksim. La police somma ces derniers de mettre fin à leur rassemblement illégal, et de se disperser. À la suite du refus d’obtempérer des manifestants, les forces de l’ordre commencèrent, vers 8 h 30, à disperser manu militari le groupe. Les manifestants résistèrent et un affrontement éclata, au cours duquel ils furent interpellés de manière musclée. La police fit usage de gaz lacrymogènes et de jets d’eau sous pression, et passa à tabac les manifestants. Il ressort des éléments du dossier qu’au cours de la journée la police avait placé en garde à vue 234 personnes parmi lesquelles figurent les requérants Celal Ovat, Ali Rıza Küçükosmanoğlu et Musa Çam, jusqu’au lendemain. Les locaux des syndicats furent perquisitionnés. Les caméras des journalistes qui filmaient les événements furent saisis par les forces de l’ordre. Lors de de la dispersion des manifestants, une personne âgée de 75 ans perdit sa vie par une bombe lacrymogène.

10.  Le dossier devant la Cour contient des enregistrements de journaux télévisés ainsi que plusieurs coupures de journaux relatives à l’événement montrant la violence dans la dispersion musclée des manifestants par les forces de l’ordre.

A.  Les plaintes déposées par les requérants

11.  Les 1er, 2, 6 et 9 mai 2007, les requérants portèrent plainte auprès du parquet principal d’Istanbul pour abus de pouvoir, à l’encontre du préfet, du directeur de la sécurité d’Istanbul et de son adjoint en application de l’article 12 de la loi no 4483 relative aux poursuites contre les fonctionnaires (« la loi no 4483 »). Ils se plaignaient, entre autres, d’atteintes au droit à la liberté d’expression et au droit à manifester pacifiquement, de violation de la vie privée, de perquisition illégale, ainsi que d’atteinte à la vie en raison du décès d’une personne causé par une bombe lacrymogène. Les requérants exposèrent que les bâtiments de certains syndicats dans lesquels les bombes lacrymogènes avaient été utilisées furent endommagés, que le préfet avait interdit la circulation dans une partie de la ville afin d’empêcher le rassemblement, et que le préfet aussi bien que le directeur de la sécurité et son adjoint avaient permis aux forces de l’ordre d’utiliser d’une manière excessive la force pour empêcher la manifestation. Pour les requérants le préfet et les directeurs de sécurité portaient la responsabilité des actes des forces de l’ordre, car ils leur avaient donnés des instructions dans ce sens et n’avaient rien fait afin d’empêcher le recours abusif à la force par ces derniers.

Ils déposèrent également des plaintes auprès du procureur principal de la République d’Istanbul à l’encontre de tous les membres des forces de l’ordre ayant utilisé une force disproportionnée pour disperser les manifestants conformément aux instructions émises par leurs supérieurs hiérarchiques alors qu’ils ne devraient pas obéir aux instructions incriminable et illégales.

1.  L’issue de la plainte déposée à l’encontre des forces de l’ordre

12.  Le 12 mars 2008, la plainte concernant les forces de l’ordre fut rejetée par une décision de non-lieu rendue par le bureau chargé des crimes des fonctionnaires auprès du parquet d’Istanbul sur le fondement de l’article 4 de la loi no 4483. Dans cette décision, le procureur de la République indiquait que la police avait reçu certaine informations concernant la participation des provocateurs, et que, malgré les avertissements, les manifestants avaient refusé de se disperser. Il exposait que la police était intervenue pour empêcher les manifestants de marcher vers la place Taksim. Il estimait, sans pour autant rejeter la véracité des coups et blessures dont certaines personnes avaient été victimes, que les forces de l’ordre étaient intervenues dans les limites de leur pouvoir et proportionnellement à leur devoir d’utiliser la force légale. Il concluait qu’il n’existait pas de preuve susceptible de permettre le déclenchement de l’action publique à l’encontre des forces de l’ordre.

13.  Le 16 juin 2008, l’opposition formulée par les requérants, fut rejetée définitivement par la cour d’assises de Beyoğlu.

14.  Parallèlement, le 24 décembre 2008, la préfecture décida de ne pas ouvrir d’enquête interne au sujet des événements survenus le 1er mai 2007 en raison de l’absence de preuves suffisantes.

15.  Le 26 janvier 2009, l’opposition formée par les requérants contre cette décision devant le tribunal administratif régional d’Istanbul fut rejetée. La décision devint définitive.

2.  L’issue de la plainte déposée à l’encontre du préfet d’Istanbul, du directeur de la sécurité d’Istanbul et de son adjoint

16.  S’agissant de la plainte déposée à l’encontre du préfet d’Istanbul, du directeur de la sécurité d’Istanbul et de son adjoint pour abus de pouvoir, le parquet d’Istanbul se déclara incompétent en application de la loi no 4483 en raison du statut des accusés. Il transmit cette plainte pour examen au procureur principal de la République près la Cour de cassation.

17.  Le 20 juin 2007, le procureur principal près la Cour de cassation décida de ne pas donner suite à la plainte, en application de l’article 4 de la loi no 4483. Dans les motifs de sa décision, le procureur principal de la République estimait, d’une part, que la décision d’interdiction de manifester dans un lieu donné était une décision administrative et que, en conséquence, toute plainte concernant cette décision devait être formulée devant les tribunaux administratifs. D’autre part, il constatait que le préfet avait le pouvoir, en application de l’article 11/A de la loi no 5442, de donner des instructions aux forces de l’ordre en vue du maintien de la sécurité et de l’ordre social. Il indiquait que, dans ce cadre, les infractions commises par les agents des forces de l’ordre, selon le principe de personnalité des délits et peines, n’avaient aucun lien avec les personnes dénoncées. Les requérants formèrent opposition contre cette décision devant le Conseil d’État.

18.  Le 21 septembre 2007, la première chambre du Conseil d’État rejeta l’opposition formulée par les requérants au motif que la loi no 4483 ne prévoyait pas de recours contre la décision de non-lieu rendue par le procureur principal de la République près la Cour de cassation.

19.  Cette décision fut notifiée aux requérants le 22 octobre 2007.

B.  Le procès pénal engagé contre Süleyman Çelebi

20.  Le 27 avril 2007, Süleyman Çelebi fut accusé d’incitation à participer à une manifestation illégale en sa qualité de président de la DISK et d’infraction à l’article 27 de la loi no 2911. Il a fait l’objet d’une procédure pénale seulement en raison de ses déclarations publiques. Le parquet lui reprocha ses déclarations lors de conférences de presse concernant son refus de se conformer à une décision préfectorale interdisant la manifestation sur la place Taksim, et d’avoir invité la population à s’y rassembler le 1er mai 2007.

21.  Le 1er juillet 2008, la 2e chambre correctionnelle du tribunal de grande d’instance de Şişli acquitta le requérant en lui reconnaissant d’avoir exercé le droit à la liberté d’expression par ses déclarations à l’occasion de la fête du 1er Mai. Dans les motifs de l’arrêt, le juge se référait aux grandes lignes de la jurisprudence de la Cour relative à l’article 10 de la Convention et concluait en ces termes :

« L’accusé a fait une annonce dans le respect des lois. Par [ses déclarations], il a tenté d’exercer son droit à la liberté d’expression reconnu par la Constitution et par l’article 10 de la CEDH. (...) De plus, il est connu de tous que, sur la place Taksim, des festivités, telles que la journée de la police, la fête de la tulipe [ou encore] des concerts (...), étaient organisées avec l’autorisation de l’administration. (...) Par conséquent, la restriction de la liberté d’expression du requérant concernant la volonté de son organisation syndicale de célébrer le 1er Mai, date communément admise comme étant celle de la fête de la solidarité des ouvriers, ne saurait passer pour nécessaire dans une société démocratique (...) »

22.  Il ressort des éléments du dossier que, faute de pourvoi, le jugement devint définitif.

C.  Le procès pénal engagé contre les manifestants

23.  À la suite des événements, 234 personnes parmi lesquelles figurent Musa Çam, Celal Ovat et Ali Rıza Küçükosmanoğlu furent déférées devant le parquet d’Istanbul pour infraction à la loi no 2911 relative aux réunions et manifestations publiques (« la loi no 2911 »), pour avoir participé à une manifestation interdite par la préfecture et pour avoir refusé d’obtempérer aux sommations des agents de police.

24.  Le 21 septembre 2007, le parquet d’Istanbul rendit une décision de non-lieu à l’égard des manifestants. Dans les motifs de sa décision, le procureur exposait que, à la suite de l’ordre de dispersion donné par la police, le refus d’obtempérer des manifestants avait provoqué des bousculades entre eux et les forces de l’ordre. Il estimait que « les réactions des manifestants ne pouvaient pas être interprétées comme une [forme de] résistance aux forces de l’ordre et qu’il s’agissait plutôt d’une réaction d’autoprotection contre l’utilisation de la force ». Il considérait en outre que le rassemblement avait été dispersé par la police, ce qui avait empêché la manifestation illégale d’avoir lieu. Il concluait qu’il n’existait aucun élément constitutif d’une infraction et que les faits reprochés aux requérants ne tombaient dès lors pas sous le coup de la loi no 2911.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS

A.  Le droit interne

1.  La Constitution

25.  L’article 137 de la Constitution dispose :

« Toute personne employée dans un service public, en quelque qualité et sous quelque forme que ce soit, doit refuser d’exécuter l’ordre reçu d’un supérieur si elle considère cet ordre comme contraire aux dispositions des règlements d’administration publique, des règlements, des lois ou de la Constitution, et elle doit aviser de cette contradiction la personne dont l’ordre émane. Toutefois, si le supérieur insiste pour que ledit ordre soit exécuté et le réitère par écrit, l’ordre doit être exécuté ; en ce cas, la responsabilité de celui qui l’exécute ne peut être engagée.

L’ordre dont l’objet constitue une infraction ne peut en aucune façon être exécuté ; celui qui l’exécute ne peut être déchargé de sa responsabilité.

Les exceptions prévues par la loi pour assurer l’accomplissement des tâches militaires et, dans les cas urgents, la sauvegarde de l’ordre et de la sécurité publics sont réservées. »

2.  La loi no 2911 du 6 octobre 1983 relative aux réunions et manifestations publiques

26.  L’article 6 de la loi no 2911 du 6 octobre 1983 relative aux réunions et manifestations publiques donne compétence au préfet ou au sous-préfet pour réglementer les questions liées au lieu de la manifestation et à l’itinéraire à emprunter par les participants à celle-ci.

27.  L’article 22 de cette loi précise qu’il est interdit de manifester sur les voies publiques et les autoroutes, dans les parcs publics, devant les lieux de culte, et devant les bâtiments et les infrastructures abritant un service public ainsi que leurs dépendances. Les manifestants doivent se conformer aux mesures prises par le préfet ou le sous-préfet et ne peuvent pas empêcher le bon déroulement de la circulation des personnes et des transports publics.

28.  Aux termes de l’article 24 de la loi, en ses parties pertinentes en l’espèce :

« Si une réunion ou une manifestation débutée dans le respect de la loi (...) se transforme en une réunion ou manifestation contraire à la loi :

(...)

b)  la plus haute autorité civile locale [le préfét ] (...) envoie [un ou plusieurs] commandants locaux de la sûreté sur les lieux des événements.

Ce[s] commandant[s] averti[ssen]t la foule qu’elle doit se disperser conformément à la loi et que, en cas de [refus d’obtempérer], il sera fait usage de la force. Si la foule [n’obtempère] pas, elle est dispersée par le recours à la force. (...)

(...) En cas d’attaque contre les forces de l’ordre ou les lieux et personnes qu’elles protègent ou de résistance active, il sera recouru à la force sans qu’il soit besoin [de procéder à] un avertissement.

(...)

Si une réunion ou une manifestation débute de façon contraire à la loi (...), les forces de l’ordre (...) prennent les précautions nécessaires. Le[s] commandant[s] des forces de l’ordre averti[ssen]t la foule qu’elle doit se disperser conformément à la loi et que, en cas de [refus d’obtempérer], il sera fait usage de la force. Si la foule [n’obtempère pas], elle est dispersée par le recours à la force. »

29.  L’article 27 de la loi interdit toute incitation de la population à participer à une manifestation illégale, que ce soit par voie de presse ou oralement.

3.  La loi no 4483 du 2 décembre 1999 sur la procédure relative aux poursuites contre les fonctionnaires et autres agents de la fonction publique

30.  Selon l’article 12 de la loi no 4483, les instructions à l’encontre des préfets sont diligentées par le procureur général de la République près la Cour de cassation.

4.  La loi no 5442 relative à l’administration des départements

31.  L’article 4 de la loi no 5442 relative à l’administration des départements (İller İdaresi Kanunu) dispose notamment :

« Le préfet est le chef hiérarchique de tout le corps administratif de la ville. Chaque ministère, conformément à son règlement interne, dispose de structures suffisantes dans les villes (...) Toutes ces structures sont placées sous les ordres du préfet. »

D’après cette disposition, le préfet n’est donc pas seulement le chef de la police, mais également celui de tous les fonctionnaires de l’État dans le département.

32.  L’article 11/A de la même loi énonce :

« Le préfet est le chef de toutes les forces de l’ordre, qu’elles soient générales (par exemple les gendarmes et la police) ou spéciales (par exemple les gardes forestiers), et le chef de leur structure administrative. Il prend les mesures qu’il estime nécessaires pour empêcher les actes criminels et assurer le maintien de la paix, de la sûreté et de l’ordre publics. Dans ce but, il emploie les forces de l’ordre générales et spéciales de l’État. Les fonctionnaires et les supérieurs hiérarchiques de ces entités doivent exécuter les ordres donnés par le préfet. »

33.  Aux termes de cette loi, le préfet est donc le dépositaire de l’autorité de l’État dans le département. Il demeure responsable de l’ordre public : il détient des pouvoirs de police qui font de lui une « autorité de police administrative ». Il est le représentant direct du Premier ministre et de chaque ministre dans le département.

5.  La loi no 2559 relative aux fonctions et compétences de la police

34.  L’article 2 de la loi no 2559 relative aux fonctions et compétences de la police énonce notamment ce qui suit :

« (...) Les ordres verbaux émanant des supérieurs doivent être exécutés sans délai. Le policier ne peut pas demander qu’un ordre soit réitéré par écrit. [Dans les cas visés ci-dessous], la responsabilité liée à l’exécution de l’ordre en question appartient à celui qui a donné l’ordre en question :

1.  la protection de la vie, de l’honneur et des biens ;

(...)

9.  la dispersion des réunions et manifestations illégales et l’arrestation des responsables (...) »

B.  Le Conseil de l’Europe

35.  Lors de sa 1222e réunion, le 12 mars 2015, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a examiné l’état d’exécution de 46 arrêts contre la Turquie concernant le recours à une force excessive lors de la dispersion de manifestations pacifiques (groupe Oya Ataman c. Turquie). Les délégués ont pris la décision suivante concernant les mesures générales :

« Les Délégués ;

(...)

En ce qui concerne les mesures générales

3.  invitent instamment les autorités turques à intensifier leurs efforts en vue d’amender la législation concernée, et en particulier la loi sur les réunions et les manifestations (no 2911), afin d’établir en droit turc l’exigence d’évaluer la nécessité d’une ingérence dans le droit à la liberté de réunion, en particulier dans les situations où les manifestations se déroulent de manière pacifique et ne présentent pas de danger pour l’ordre public ;

4.  demandent aux autorités turques de consolider les différentes réglementations régissant la conduite des forces de l’ordre et établissant les normes relatives au recours à la force lors de manifestations ;

5.  en appellent aux autorités turques pour qu’elles veillent à ce que la législation pertinente exige que tout recours à la force par les forces de l’ordre lors de manifestations soit proportionné et prévoie un recours adéquat ex post facto pour contrôler la nécessité, la proportionnalité et le caractère raisonnable d’un tel recours à la force ;

6.  réitèrent leur appel aux autorités turques pour qu’elles prennent les mesures requises afin que les autorités et les tribunaux agissent avec célérité et diligence dans le cadre des enquêtes et des procédures pénales sur des allégations de mauvais traitements diligentées à l’encontre des forces de l’ordre, dans le respect des normes de la Convention et de manière à assurer que tous les responsables aient à répondre de leurs actes, y compris les policiers gradés. »

36.  Le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a réexaminé le « groupe Ataman » relatif aux dispersions forcées des manifestations pacifiques, lors de sa 1288e réunion et pris la décision (H46-32) suivante, le 8 juin 2017 :

« Les Délégués

Mesures individuelles

1.  notent avec regret qu’aucun progrès n’a été accompli dans le cadre des nouvelles enquêtes sur les allégations de mauvais traitements formulées par les requérants dans ces affaires ;

2.  rappelant la position constante du Comité selon laquelle l’État défendeur a l’obligation continue de conduire des enquêtes effectives sur les allégations de mauvais traitements infligés par les membres des forces de sécurité, invitent instamment les autorités à donner plein effet à l’article 90 de la Constitution en conduisant ex officio des évaluations sur la réouverture des enquêtes dans ce groupe et à informer le Comité des résultats obtenus ;

Mesures générales

3.   au vu de la nature systémique de ce problème, relevée dans de nombreux arrêts et en particulier dans l’affaire Süleyman Çelebi et autres, où la Cour a estimé que le recours à une force excessive et disproportionnée lors de manifestations pacifiques risquait de susciter parmi le public la crainte de participer à des manifestations et ainsi de les dissuader de faire valoir leur droit garanti par l’article 11, invitent instamment les autorités à prendre les mesures requises soulignées par le Comité lors de sa 1259e réunion (juin 2016) (DH) ;

4.  à cet égard, encouragent vivement les autorités à accélérer les travaux du groupe de travail interministériel, mis en place au plan interne, et à poursuivre leur coopération avec le groupe de travail informel du Conseil de l’Europe ;

5.   invitent les autorités à fournir le texte de la directive « sur l’usage et le stockage des grenades lacrymogènes et des armes de défense ainsi que l’équipement, les munitions et la formation des utilisateurs » ;

6.  décident de reprendre l’examen de ce point lors de leur réunion Droits de l’Homme de mars 2018. ».

EN DROIT

I.  SUR LA JONCTION DES REQUÊTES

37.  Eu égard à leur similitude quant aux faits et aux questions juridiques qu’elles soulèvent, la Cour estime qu’il y a lieu de joindre les requêtes, en application de l’article 42 § 1 de son règlement, afin de les examiner conjointement dans un seul et même arrêt.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION

38. Les requérants se plaignent de l’intervention des forces de l’ordre, qui a eu pour conséquence, selon eux, de les empêcher d’exercer leur droit à la liberté d’expression et à la liberté de manifestation. Ils invoquent les articles 10 et 11 de la Convention. Il convient de noter qu’un syndicat, donc une personne morale, peut invoquer devant la Cour, son droit à la liberté de réunion pacifique à l’instar d’un partie politique ou d’une association (Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden c. Bulgarie, nos 29221/95 et 29225/95, CEDH 2001‑IX, et Parti populaire démocrate-chrétien c. Moldova (no 2), no 25196/04, 2 février 2010).

39.  Eu égard à la formulation du grief des requérants, la Cour décide d’examiner la présente affaire uniquement sous l’angle de l’article 11 de la Convention (Süleyman Çelebi et autres c. Turquie, nos 37273/10 et 17 autres, § 101, 24 mai 2016), ainsi libellé :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

2.  L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État. »

40.  Le Gouvernement conteste la thèse des requérants.

A.  Sur la recevabilité

41.  Constatant que le grief tiré de l’article 11 de la Convention n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B.  Sur le fond

1.  Thèses des parties

42.  Les requérants se plaignent de l’intervention violente des forces de l’ordre. Ils déclarent que la manifestation était pacifique et qu’ils n’ont montré aucun signe d’agressivité susceptible de rendre nécessaire la dispersion de leur rassemblement par une intervention musclée des forces de l’ordre.

43.  Le Gouvernement argue que l’autorisation de tenir une manifestation le 1er Mai sur la place Taksim avait été refusée par la préfecture. Il indique que, pour des raisons de sécurité – la manifestation devant avoir lieu sur une place très fréquentée d’Istanbul –, la préfecture avait précisé que seuls les dirigeants syndicaux étaient autorisés à y participer. Il affirme que la manifestation avait eu lieu sur une rue très passante.

44.  Il estime que l’ingérence en cause était prévue par la loi no 2911 et qu’elle poursuivait deux buts légitimes, à savoir la défense de l’ordre public et la protection des droits d’autrui. Quant au point de savoir si l’intervention était nécessaire dans une société démocratique, il s’en remet à la sagesse de la Cour.

2.  Appréciation de la Cour

45.  Nul ne conteste ni l’existence d’une ingérence dans la liberté de réunion pacifique ni la base légale de celle-ci. La Cour peut accepter que l’interdiction de la manifestation a poursuivi les buts légitimes de protection de l’ordre public et des droits d’autrui. Il reste à examiner la question de savoir si l’intervention litigieuse était nécessaire dans une société démocratique (Süleyman Çelebi et autres, précité § 107).

a)  Principes généraux pertinents

46.  La Cour se réfère d’abord aux principes généraux qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’article 11 de la Convention (Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, §§ 142-160, CEDH 2015).

47.  Il ressort de ces principes que les États doivent non seulement protéger le droit de réunion pacifique, mais également s’abstenir d’apporter des restrictions indirectes abusives à ce droit. La Cour réaffirme par ailleurs que, si l’article 11 de la Convention tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics dans l’exercice de ses droits protégés, il peut engendrer de surcroît des obligations positives afin d’assurer la jouissance effective de ces droits (Oya Ataman c. Turquie, no 74552/01, § 36, CEDH 2006-XIII). Dans le même sens, même l’absence d’autorisation préalable et l’« illégalité » consécutive de l’action ne donne pas carte blanche aux autorités, lesquelles demeurent limitées par l’exigence de proportionnalité découlant de l’article 11. Il convient donc d’établir les raisons pour lesquelles la manifestation n’avait pas été autorisée dans un premier temps, l’intérêt général en jeu, et les risques que comportait le rassemblement. La méthode utilisée par la police pour décourager les manifestants, pour les contenir dans un endroit particulier ou pour disperser la manifestation constitue également un élément important pour apprécier la proportionnalité de l’ingérence (Kudrevičius et autres, précité, § 151).

b)  Application de ces principes au cas d’espèce

48.  Dans la présente affaire, la Cour note que la manifestation que les requérants ont voulu organiser à l’occasion de la fête du travail du 1er mai avait été annoncée aussi bien publiquement que par voie administrative aux autorités compétentes, comme le prévoit la loi no 2911 (paragraphes 5-6 ci‑dessus).

49.  La Cour observe ensuite que la manifestation a commencé le ler mai vers 7 h 30 et que les forces de l’ordre sont intervenues dans l’heure qui a suivi, vers 8 h 30. Nul ne conteste que le rassemblement fût pacifique. Elle a déjà souligné dans sa jurisprudence que les pouvoirs publics doivent faire preuve d’une certaine tolérance envers les rassemblements pacifiques, afin que la liberté de réunion garantie par l’article 11 de la Convention ne soit pas privée de tout contenu (Oya Ataman, précité, § 41, et Disk et Kesk c. Turquie, no 38676/08, § 29, 27 novembre 2012).

50.  À cet égard, la Cour constate dans les documents soumis pour son examen que le rassemblement des requérants a été dispersé d’une manière particulièrement agressive et manu militari avant même le début de la marche prévue en direction de la place Taksim.

51.  La Cour observe que le Gouvernement ne s’oppose pas au fait que les manifestants rassemblés devant le palais de Dolmabahçe n’avaient eu aucun comportement agressif nécessitant l’intervention policière. À ce sujet, il ressort de la décision de non-lieu rendue par le parquet d’Istanbul à l’égard de 234 personnes parmi lesquelles figuraient Celal Ovat, Ali Rıza Küçükosmanoğlu et Musa Çam que les manifestants avaient eu une réaction d’autoprotection contre la répression policière (paragraphe 24 ci-dessus). Elle prend donc acte qu’il s’agissait bel et bien d’un rassemblement pacifique.

52.  Cependant, la Cour observe que le parquet d’Istanbul a rejeté la plainte des requérants mettant en cause la répression musclée par les membres des forces de l’ordre, sans constater d’une agressivité des comportements des manifestants parmi lesquels figurent les requérants et sans aucun examen, de la nécessité d’une intervention dans une société démocratique pour protéger l’ordre public et les droits d’autrui (paragraphe 12 ci-dessus) (Süleyman Çelebi et autres, précité, § 113). La Cour rappelle que même l’absence d’autorisation préalable et l’« illégalité » consécutive de l’action ne donne pas carte blanche aux autorités pour disperser une manifestation pacifique (Kudrevičius et autres, précité, § 151).

53.  En l’occurrence, elle estime que les forces de l’ordre ont fait preuve d’une absence totale de tolérance et qu’elles ont entravé, violemment de surcroît, le droit à la liberté de rassemblement pacifique des requérants, et ce en l’absence de tout besoin social impérieux de nature à justifier leur intervention.

54.  La Cour réitère sa désapprobation quant à l’usage d’une force excessive à l’encontre des manifestants, y compris les requérants. Elle estime que la manière musclée dont les forces de l’ordre sont intervenues pour empêcher la tenue de la manifestation et l’utilisation excessive de munitions lacrymogènes sont de nature à dissuader les requérants et les autres membres des syndicats de participer légitimement à des manifestations pacifiques pour y défendre leurs intérêts. Dans ce sens, la Cour estime que ce type d’intervention musclée a un « effet dissuasif » sur l’exercice par les citoyens en général, de leur droit à manifester (mutatis mutandis, Süleyman Çelebi et autres, précité, §§ 116 et 134).

55.  À la lumière des circonstances de l’espèce, la Cour estime que l’intervention des forces de l’ordre et le déferrement des requérants au parquet étaient des mesures disproportionnées. Elle considère que ces mesures n’étaient donc pas nécessaires à la défense de l’ordre public au sens de l’article 11 § 2 de la Convention (mutatis mutandis, Karatepe et autres c. Turquie, no 33112/04, § 50, 7 avril 2009, et Çelik c. Turquie (no 3), no 36487/07, § 94, 15 novembre 2012). En outre, la Cour observe que la plainte relative à la dispersion musclée de la manifestation visant les forces de l’ordre a été rejetée par le parquet d’İstanbul sans que la nécessité de la dispersion d’une manifestation pacifique dans une société démocratique et le comportement des manifestants n’aient été examinés. Cette décision de non-lieu a été confirmée par la cour d’assises de Beyoğlu (paragraphes 12‑13 ci‑dessus). La Cour note que l’ouverture d’une information judiciaire aurait permis d’établir la teneur des instructions données aux forces de l’ordre et dans quelle mesure les actes reprochés aux forces de l’ordre relevaient de leurs propres initiatives individuelles ou s’ils avaient été commis sur instructions de leurs supérieurs hiérarchiques et en conformité avec les ordres reçus. En conséquence, la Cour estime que les autorités turques ont failli à leur obligation de procéder à une enquête effective dans les circonstances de l’espèce (mutatis mutandis, Promo Lex et autres c. République de Moldova, no 42757/09, § 28, 24 février 2015).

56.  Partant, il y a eu violation de l’article 11 de la Convention.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 11

57.  Les requérants, invoquant l’article 13 de la Convention, se plaignent de l’absence d’une voie de recours interne effective par laquelle ils auraient pu mettre en cause le préfet et les directeurs de la sécurité d’Istanbul dans la dispersion manu militari de leur manifestation. Ils estiment que le préfet d’Istanbul et les directeurs de la sécurité d’Istanbul portaient une responsabilité dans l’interruption violente de leur manifestation, étant donné que les policiers étaient intervenus conformément aux ordres reçus de leurs supérieurs. En particulier, ils reprochent au préfet d’Istanbul d’avoir permis l’utilisation disproportionnée de la force pour disperser leur manifestation, du moins de n’avoir rien fait pour les empêcher, et accusent les directeurs de la sécurité présents sur les lieux d’avoir donné des instructions directes aux forces de l’ordre pour la dispersion musclée injustifiée.

Les requérants se plaignent en outre de ce que leur plainte au sujet des violences exercées lors de la dispersion par les forces de l’ordre avait été rejetée sans un examen. Ils affirment que les policiers auraient pu refuser d’obéir aux instructions incriminables.

Ils indiquent qu’aucune de leurs plaintes n’a été examinée, ni celle à l’encontre des forces de l’ordre ni celle à l’encontre des directeurs de la sécurité d’Istanbul, ni celle visant la responsabilité, en amont, du préfet.

58.  L’article 13 de la Convention ainsi libellé dans sa partie pertinente en l’espèce :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

59.  Le Gouvernement estime que, en droit turc, le recours administratif offrait aux requérants, sur la base de la Constitution, un recours effectif pour toute contestation des faits de l’administration.

1.  Principes généraux pertinents

60.  La Cour l’a dit à de nombreuses reprises, l’article 13 de la Convention garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de se prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu’ils y sont consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence d’exiger un recours interne de nature à permettre l’examen du contenu d’un « grief défendable » fondé sur la Convention et à offrir le redressement approprié (De Souza Ribeiro c. France [GC], no 22689/07, §§ 78-79, CEDH 2012). La portée de l’obligation que l’article 13 fait peser sur les États contractants varie en fonction de la nature du grief du requérant. Les États jouissent en effet d’une certaine marge d’appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur impose cette disposition (Jabari c. Turquie, no 40035/98, § 48, CEDH 2000‑VIII). Toutefois, le recours exigé par l’article 13 doit être « effectif » en pratique comme en droit (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 157, CEDH 2000‑XI). L’effectivité d’un recours au sens de l’article 13 de la Convention ne dépend pas de la certitude d’une issue favorable pour le requérant (De Souza Ribeiro, précité, § 79).

2.  Application de ces principes aux faits de l’espèce

61.  La Cour constate que le droit à manifester des requérants a été violé par l’intervention manu militari des forces de l’ordre (paragraphes 54-55 ci‑dessus). Elle estime que les requérants avaient donc un « grief défendable » pour lequel ils auraient dû bénéficier d’un recours interne effectif leur permettant de dénoncer la dispersion musclée de leur manifestation.

62.  La Cour observe que le recours administratif fondé sur la responsabilité de l’État n’est pas pertinent dans le cas d’espèce, le Gouvernement n’ayant pas fourni d’exemples démontrant l’efficacité de cette voie de recours dans le cadre d’une plainte visant les instructions de préfet (mutatis mutandis, Karabeyoğlu c. Turquie, no 30083/10, § 130, 7 juin 2016). En effet, les requérants en application des dispositions de la loi no 4483 ont déposé une plainte visant le préfet et les directeurs de sécurité d’Istanbul devant le procureur principal de la République près la Cour de cassation. Cependant, cette plainte a été rejetée, le 20 juin 2007, par le procureur principal près la Cour de cassation, au motif que les personnes mises en cause n’avaient pas de responsabilité pénale directe sur les actes reprochés commis par les membres des forces de l’ordre. Sur opposition formulée par les requérants, le Conseil d’État a rejeté, le 21 septembre 2007, le recours contre cette décision, sans examen du fond, au motif qu’il n’existait pas de voie d’opposition contre la décision rendue par le procureur principal de la République près la Cour de cassation (paragraphes 17-18 ci-dessus).

63.  La Cour rappelle que, aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes et dans un délai de six mois à partir de la date de la décision interne définitive. Ainsi, l’exercice des recours qui ne satisfont pas aux exigences de cette disposition ne sera pas pris en compte par la Cour aux fins d’établir la date de la « décision définitive » ou de calculer le point de départ du délai de six mois. Il s’ensuit que, si la partie requérante fait usage d’un recours voué à l’échec dès le départ, la décision rendue à l’issue de ce recours ne peut être prise en compte pour le calcul du délai de six mois (Jeronovičs c. Lettonie [GC], no 44898/10, § 75, CEDH 2016).

64.  Sur ce, la Cour constate que le grief relatif à l’absence des voies de recours à l’encontre du préfet et des directeurs de la sécurité aurait dû être déposé six mois suivant la décision rendue par le procureur principal auprès de la Cour de cassation le 20 juin 2007. Il est donc tardif (introduit les 21 avril 2008 et 30 janvier 2009) et doit être rejeté en application de l’article 35 § 1 de la Convention.

65.  Concernant la partie du grief relatif à l’ineffectivité des voies de recours mettant en cause les forces de l’ordre pour utilisation de la force disproportionnée lors de la dispersion de la manifestation, la Cour constate que cette partie du grief n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Partant, elle déclare cette partie du grief recevable.

66.  Au regard de ses considérations sous l’article 11 de la Convention (paragraphes 55-56 ci-dessus), la Cour estime qu’aucun examen séparé du grief quant à l’existence de voies de recours effectifs ne s’impose sur le terrain de l’article 13 de la Convention.

IV.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

67.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1.  Dommage moral

68.  Au titre de l’article 41 de la Convention, chacun des requérants réclame 10 000 euros (EUR) pour préjudice moral, sauf Gençay Gürsoy et Arzu Çerkezoğlu qui sollicitent 200 000 livres turques (TRY) (approximativement 70 000 EUR) pour dommage moral.

69.  Le Gouvernement conteste ces montants.

70.  La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer 7 500 EUR à chacun des requérants.

2.  Frais et dépens

71.  Les requérants demandent également 5 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour. Ils n’ont soumis aucun document à l’appui de leurs demandes.

72.  Le Gouvernement conteste cette prétention.

73.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Compte tenu de l’absence de documents de nature à étayer la demande du requérant au titre des frais et dépens, la Cour rejette cette prétention (Özalp c. Turquie, no 53717/07, § 34, 18 juillet 2017).

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.  Décide, de joindre les requêtes ;

2.  Déclare, irrecevable le grief tiré de l’article 13 de la Convention pour autant qu’il concerne l’absence d’une voie de recours interne effective pour mettre en cause le préfet et les directeurs de la sécurité et recevable le restant de la requête ;

3.  Dit, qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention ;

4.  Dit, qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief tiré de l’article 13 de la Convention en raison de l’absence d’enquête pénale à l’encontre des membres de forces de l’ordre ;

5.  Dit,

a)  que l’État défendeur doit verser à chacun des requérants (Süleyman Çelebi, Musa Çam, Adnan Serdaroğlu, Kamer Aktaş, Celal Ovat, Ali Rıza Küçükosman, Gençay Gürsoy, Arzu Çerkezoğlu et le syndicat DISK), dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 7 500 EUR (sept mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, au taux applicable à la date du règlement, pour dommage moral ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6.  Rejette, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 décembre 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

              Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident


ANNEXE

No

Requête No

Introduite le

Requérant

Date de naissance

Lieu de résidence

Représenté par

  1.  

22729/08

21/04/2008

Süleyman Çelebi

23/01/1953

Istanbul

Musa Çam

01/01/1953

Istanbul

Adnan Serdaroğlu

10/12/1961

Istanbul

Kamer Aktaş

31/03/1949

Istanbul

Celal Ovat

19/12/1971

Istanbul

Ali Rıza Küçükosmanoğlu

22/01/1959

Istanbul

DİSK

Istanbul

Necdet OKCAN

  1.  

10581/09

30/01/2009

Gürsoy Gençay

20/08/1939

Istanbul

Arzu Çerkezoğlu

11/08/1969

Istanbul

Oya Meriç EYÜBOĞLU


[1]  La place Taksim est un lieu symbolique en raison des événements du 1er mai 1977 qui se sont soldés par le décès de 34 personnes.

[2]  Jusqu’en 1978, des manifestations étaient organisées le 1er mai sur la place Taksim. En 1981, le gouvernement a annulé le jour férié du 1er mai. Le 22 avril 2009, l’Assemblée parlementaire turque a de nouveau adopté une loi pour déclarer le 1er mai « jour férié ».

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Textes cités dans la décision

  1. Constitution du 4 octobre 1958
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CEDH, Cour (deuxième section), AFFAIRE SÜLEYMAN ÇELEBI ET AUTRES c. TURQUIE (N° 2), 12 décembre 2017, 22729/08;10581/09