CEDH, Cour (troisième section), AFFAIRE FEDOTOVA ET AUTRES c. RUSSIE, 13 juillet 2021, 40792/10 et autres

  • Homosexuel·
  • Mariage·
  • Couple·
  • Sexe·
  • Fédération de russie·
  • Reconnaissance·
  • Famille·
  • Gouvernement·
  • Cour constitutionnelle·
  • État

Chronologie de l’affaire

Commentaires8

Augmentez la visibilité de votre blog juridique : vos commentaires d’arrêts peuvent très simplement apparaitre sur toutes les décisions concernées. 

www.revuedlf.com

Mustapha Afroukh, IDEDH, Faculté de droit et de science politique, Université de Montpellier, Caroline Boiteux-Picheral, IDEDH, Faculté de droit et de science politique, Université de Montpellier ; Céline Husson-Rochcongar, CURAPP-ESS, Faculté de droit et de science politique Université de Picardie Jules Verne. Le millésime 2021 de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme est marqué par les différentes crises qu'ont connus les Etats européens ces derniers mois : crise sanitaire ; crise de l'Etat de droit ou bien encore crise humanitaire. Surtout, cette livraison …

 

CEDH

.s3ABFC313 { font-size:10pt } .sD4B5322E { margin-top:12pt; margin-bottom:12pt; text-align:justify } .sBB9EE52A { font-family:Arial } .sA241FE93 { margin-top:0pt; margin-bottom:18pt; text-align:justify; page-break-after:avoid; border-bottom:0.75pt solid #000000; padding-bottom:1pt } .s2EF62ED2 { margin-top:0pt; margin-bottom:0pt; font-size:12pt } .s4DDA3AA3 { font-family:Arial; font-weight:bold; font-style:italic } .s29100277 { font-family:Arial; font-weight:bold } .s32563E28 { margin-top:0pt; margin-bottom:0pt } .s8F2B0B1B { margin-top:12pt; margin-bottom:12pt; page-break-after:avoid; …

 

CEDH

.s3ABFC313 { font-size:10pt } .sD4B5322E { margin-top:12pt; margin-bottom:12pt; text-align:justify } .sBB9EE52A { font-family:Arial } .sA241FE93 { margin-top:0pt; margin-bottom:18pt; text-align:justify; page-break-after:avoid; border-bottom:0.75pt solid #000000; padding-bottom:1pt } .s2EF62ED2 { margin-top:0pt; margin-bottom:0pt; font-size:12pt } .s4DDA3AA3 { font-family:Arial; font-weight:bold; font-style:italic } .s29100277 { font-family:Arial; font-weight:bold } .s32563E28 { margin-top:0pt; margin-bottom:0pt } .s8F2B0B1B { margin-top:12pt; margin-bottom:12pt; page-break-after:avoid; …

 
Testez Doctrine gratuitement
pendant 7 jours
Vous avez déjà un compte ?Connexion

Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Troisième Section), 13 juill. 2021, n° 40792/10 et autres
Numéro(s) : 40792/10, 30538/14, 43439/14
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : Aghdgomelashvili et Japaridze c. Géorgie, n° 7224/11, § 61, 8 octobre 2020
Alekseyev c. Russie, nos 4916/07 et 2 autres, § 81, 21 octobre 2010
Bayev et autres c. Russie, nos 67667/09 et 2 autres, §§ 68-70, 20 juin 2017
Beizaras et Levickas c. Lituanie, n° 41288/15, § 122, 14 janvier 2020
Botta c. Italie, 24 février 1998, § 35, Recueil des arrêts et décisions 1998-I
Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], n° 28957/95, CEDH 2002-VI
Gaskin c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 42, série A n° 160
Gorlov et autres c. Russie, nos 27057/06 et 2 autres, § 120, 2 juillet 2019
Hämäläinen c. Finlande [GC], n° 37359/09, CEDH 2014
Maumousseau et Washington c. France, n° 39388/05, § 83, 6 décembre 2007
Mazepa et autres c. Russie, n° 15086/07, §§ 89-90, 17 juillet 2018
Merabishvili c. Géorgie [GC], n° 72508/13, §§ 370-71, 28 novembre 2017
Norris c. Irlande, 26 octobre 1988, § 50, série A n° 142
Oliari et autres c. Italie, nos 18766/11 et 36030/11, 21 juillet 2015
Pretty c. Royaume-Uni, n° 2346/02, § 71, CEDH 2002-III
Radzevil c. Ukraine, n° 36600/09, §§ 94-96, 10 décembre 2019
Roche c. Royaume-Uni [GC], n° 32555/96, § 157, CEDH 2005 X
Schalk et Kopf c. Autriche, n° 30141/04, § 99, CEDH 2010
S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 134, CEDH 2008
S.H. et autres c. Autriche [GC], n° 57813/00, § 87, CEDH 2011
Söderman c. Suède [GC], n° 5786/08, § 78, CEDH 2013
Udaltsov c. Russie, n° 76695/11, § 201, 6 octobre 2020
Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, §§ 78 et 81, CEDH 2013 (extraits)
X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, §§ 23, 24 et 27, série A n° 91
Référence au règlement de la Cour : Article 17
Niveau d’importance : Importance moyenne
Opinion(s) séparée(s) : Oui
Conclusions : Violation de l'article 8 - Droit au respect de la vie privée et familiale (Article 8 - Obligations positives ; Article 8-1 - Respect de la vie familiale ; Respect de la vie privée) ; Préjudice moral - constat de violation suffisant (Article 41 - Préjudice moral ; Satisfaction équitable)
Identifiant HUDOC : 001-211306
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2021:0713JUD004079210
Télécharger le PDF original fourni par la juridiction

Sur les parties

Texte intégral

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE FEDOTOVA ET AUTRES c. RUSSIE

(Requêtes nos 40792/10 et 2 autres – voir liste en annexe)

ARRÊT
 

Art 8 • Obligations positives • Impossibilité d’obtenir la reconnaissance officielle d’unions homosexuelles, équilibre non ménagé entre les intérêts en jeu • Absence de reconnaissance juridique, à l’origine de sérieux obstacles quotidiens pour les couples homosexuels • Absence d’intérêts prépondérants de la communauté • Ample marge d’appréciation laissée aux États pour choisir le mode d’enregistrement des unions homosexuelles, outrepassée en l’espèce

STRASBOURG

13 juillet 2021

Renvoi devant la Grande Chambre

22/11/2021

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Fedotova et autres c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

 Paul Lemmens, président,

 Georgios A. Serghides,

 Dmitry Dedov,

 María Elósegui,

 Anja Seibert-Fohr,

 Peeter Roosma,

 Andreas Zünd, juges,

et de Milan Blaško, greffier de section,

Vu :

les requêtes (nos 40792/10, 30538/14 et 43439/14) dirigées contre la Fédération de Russie et dont six ressortissants de cet État, dont les noms figurent dans le tableau joint au présent arrêt (« les requérants »), ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») aux dates indiquées dans le tableau,

la décision de porter à la connaissance du gouvernement russe (« le Gouvernement ») les griefs relatifs à une absence de cadre juridique pour les unions homosexuelles formées par les requérants, ainsi qu’à l’existence d’une discrimination à leur égard fondée sur leur orientation sexuelle, et la décision de déclarer irrecevables les requêtes pour le surplus,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 juin 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1.  L’affaire concerne l’impossibilité alléguée pour les requérants, trois couples homosexuels, de faire enregistrer officiellement l’existence des couples qu’ils forment. Les intéressés y voient une discrimination à leur égard, fondée sur leur orientation sexuelle.

EN FAIT

2.  Les noms des requérants et les dates auxquelles ils ont introduit leurs requêtes auprès de la Cour sont indiqués dans le tableau joint au présent arrêt. Devant la Cour, les requérants ont été représentés par Me E. Daci et Me B. Cron, avocats à Genève.

3.  Le Gouvernement a été représenté par le représentant de la Fédération de Russie devant la Cour européenne des droits de l’homme, à savoir d’abord M. G. Matyushkin, puis M. M. Galperin, qui a succédé au premier, et enfin le successeur de ce dernier, M. A. Fedorov.

4.  Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

  1.  les démarches entreprises par les requérants EN VUE DE se marier

5.  À diverses dates, les requérants, trois couples homosexuels, signalèrent un projet de mariage (заявление о вступление в брак) (« demande de mariage ») auprès de bureaux locaux de l’état civil (органы записи актов гражданского состояния). Mmes I. Fedotova et I. Shipitko deposèrent leur demande le 12 mai 2009 auprès du bureau de l’état civil de Tverskoy, à Moscou. Les autres requérants firent de même le 28 juin 2013, auprès du quatrième bureau de l’état civil de Saint-Pétersbourg.

6.  Le bureau de l’état civil de Tverskoy, à Moscou, examina la demande du premier couple et la rejeta à la date du 12 mai 2009. Le quatrième bureau de l’état civil de Saint-Pétersbourg refusa d’examiner les demandes des deux autres couples et les rejeta à la date du 29 juin 2013. Les autorités s’appuyèrent sur l’article 1 du code de la famille russe, qui décrivait le mariage comme l’« union conjugale librement consentie entre un homme et une femme ». Les couples requérants n’étant pas formés par « un homme et une femme », leurs demandes de mariage ne pouvaient pas être traitées.

7.  Les requérants contestèrent ces décisions devant les juridictions nationales.

  1.  les procédures judiciaires
    1.  Mmes I. Fedotova et I. Shipitko

8.  Mmes I. Fedotova et I. Shipitko contestèrent le rejet de leur demande de mariage devant le tribunal du district Tverskoy de Moscou.

9.  Elles plaidèrent que cette demande satisfaisait aux exigences du code de la famille et que le refus d’enregistrer leur mariage emportait violation de leurs droits découlant de la Constitution et de la Convention.

10.  Le 6 octobre 2009, le tribunal du district Tverskoy les débouta, concluant que leur demande ne remplissait pas les conditions énoncées par le code de la famille, en ce que la condition du « libre consentement d’un homme et d’une femme » faisait défaut puisqu’il n’y avait pas d’homme dans leur couple. Le tribunal observa que ni le droit international ni la Constitution n’imposaient aux autorités une obligation de promouvoir ou de faciliter les unions entre deux personnes de même sexe. Enfin, le tribunal souligna qu’un formulaire de demande de mariage comportait deux champs, « Monsieur » et « Madame », et ne pouvait donc pas être utilisé par des couples homosexuels.

11.  Les requérantes firent appel, plaidant que le code de la famille ne prohibait pas le mariage entre deux personnes de même sexe. Elles précisèrent que la liste des empêchements au mariage (article 14 du code de la famille) ne mentionnait pas le couple homosexuel.

12.  Le 21 janvier 2010, le tribunal de Moscou confirma le jugement en appel, faisant sien le raisonnement suivi par le tribunal de district. Par ailleurs, il déclara que l’absence d’interdiction expresse du mariage entre personnes de même sexe ne pouvait pas être assimilée à une acceptation par l’État de ce type de mariage.

  1. MM. D. Chunusov et Y. Yevtushenko

13.  MM. D. Chunusov et Y. Yevtushenko déposèrent leur demande auprès du tribunal de Gryazi (région de Lipetsk).

14.  Ils plaidèrent que le code de la famille n’apportait pas de restriction au droit pour les couples homosexuels de se marier. Ils arguèrent également que divers instruments internationaux, notamment la Convention, prohibaient toute forme de discrimination, fondée notamment sur l’orientation sexuelle, et imposaient aux États contractants l’obligation de protéger la vie privée et familiale.

15.  Le 2 août 2013, le tribunal de Gryazi déclara que le refus du bureau de l’état civil d’examiner au fond la demande en question était entachée d’illégalité au motif que le droit russe prescrivait un tel examen pour toute demande de mariage. Concernant l’enregistrement des mariages entre deux personnes de même sexe, le tribunal cita la décision rendue par la Cour constitutionnelle dans la cause de M. E. Murzin (paragraphe 25 ci-dessous), dans laquelle la haute juridiction avait déclaré que ni la Constitution ni la législation ne conféraient le droit au mariage à des couples homosexuels. Il ajouta que la notion de mariage homosexuel heurtait les traditions nationales ou religieuses, la conception du mariage « en tant qu’union biologique entre un homme et une femme », la politique de l’État en matière de protection de la famille, de la maternité et de l’enfance, et l’interdiction de promouvoir l’homosexualité. Le tribunal déclara également que la Convention n’imposait pas aux États contractants l’obligation d’autoriser les mariages homosexuels.

16.  Les requérants firent appel de ce jugement, plaidant que le droit russe ne définissait pas le mariage comme l’union de deux personnes de sexe opposé et que le code de la famille ne prohibait pas le mariage entre deux personnes de même sexe. Ils exposèrent qu’ils n’avaient aucun autre moyen de conférer un statut juridique à leur relation car le mariage était la seule union familiale bénéficiant d’une reconnaissance juridique.

17.  Le 7 octobre 2013, la cour régionale de Lipetsk rejeta l’appel des requérants. Il déclara que les arguments des intéressés n’étaient rien de plus que leur avis personnel, fondé sur une mauvaise interprétation du droit de la famille et des traditions nationales.

18.  Le 12 mars 2014, la cour régionale de Lipetsk refusa aux requérants l’autorisation de former un pourvoi en cassation.

  1. Mmes I. Shaykhraznova et Y. Yakovleva

19.  Mmes I. Shaykhraznova et Y. Yakovleva entamèrent également une action devant le tribunal de Gryazi (région de Lipetsk), en présentant pour l’essentiel les mêmes arguments que Mmes I. Fedotova et I. Shipitko.

20.  Le 12 août 2013, le tribunal les débouta. Il déclara que, si la demande de mariage des requérantes avait pu sembler avoir été rejetée sans examen au fond, tel n’avait pas été le cas. Le tribunal ajouta que le bureau de l’état civil avait dûment examiné la demande en question et que c’était en toute légalité qu’il avait écarté le mariage des requérantes. Il répéta les arguments présentés dans le jugement du 2 août 2013 (paragraphe 15 ci-dessus).

21.  Le 18 novembre 2013, puis le 11 mars 2014, la cour régionale de Lipetsk débouta les requérantes de leur appel et de leur pourvoi en cassation, respectivement, et déclara que les arguments des intéressées reposaient sur une mauvaise interprétation des dispositions du droit de la famille et allaient à l’encontre des traditions nationales établies.

LE CADRE ET LA PRATIQUE JURIDIQUES PERTINENTS

  1.  Le droit interne
    1. La Constitution

22.  Les dispositions pertinentes de la Constitution sont ainsi libellées :

Article 15

« 1.  La Constitution de la Fédération de Russie a force juridique supérieure et effet direct, et elle s’applique sur l’ensemble du territoire de la Fédération de Russie. Les lois et autres actes juridiques adoptés dans la Fédération de Russie ne doivent pas être contraires à la Constitution de la Fédération de Russie.

(...)

4.  Les principes et normes du droit international universellement reconnus et les traités internationaux ratifiés par la Fédération de Russie sont partie intégrante de son système juridique. Si un traité international ratifié par la Fédération de Russie énonce des règles différentes de celles établies par la loi, les règles du traité international prévalent.

Article 17

« 1.  La Fédération de Russie reconnaît et garantit les droits et libertés de l’homme et du citoyen conformément aux principes et aux normes du droit international universellement reconnus et en conformité avec la présente Constitution.

(...)

3.  L’exercice des droits et libertés de l’homme et du citoyen ne doit pas violer les droits et libertés d’autrui. »

Article 19

« 1.  Tous les individus sont égaux devant la loi et les tribunaux.

2.  L’État garantit l’égalité des droits et des libertés à tous les citoyens indépendamment du sexe, de la race, de la nationalité, de la langue, de l’origine, de la fortune ou du statut, du lieu de résidence, de la religion, des convictions, de l’appartenance à des associations publiques, ainsi que de tout autre critère. Toute forme de limitation des droits du citoyen selon des critères d’appartenance à un groupe social, racial, national, linguistique ou religieux est interdite.

(...) »

23.  Le 14 mars 2020, l’article 72 § 1 de la Constitution, énonçant des principes relatifs au partage des pouvoirs entre les autorités fédérales et les autorités régionales, a été modifié par la loi fédérale no 1-FKZ. Celle-ci a ajouté à la Constitution une disposition précisant que la Fédération de Russie et les régions de la Fédération de Russie exercent une compétence conjointe en matière de protection du « mariage en tant qu’union entre un homme et une femme ».

  1. Le code de la famille russe

24.  Les dispositions pertinentes du code de la famille sont ainsi libellées :

Article 1. Principes fondamentaux de la législation sur la famille

« 1.  La famille, la maternité, la paternité et l’enfance sont protégées par l’État (...)

3.  Les règles relatives aux relations familiales reposent sur les principes d’une union conjugale librement consentie entre un homme et une femme, de l’égalité des droits entre les conjoints au sein de la famille (...)

4.  Est prohibée toute forme de restriction apportée au droit d’une personne de contracter mariage (...), fondée sur l’appartenance sociale, raciale, nationale, linguistique ou religieuse (...) »

Article 12. Conditions préalables au mariage

« 1.  L’enregistrement d’un mariage est subordonné au consentement libre et mutuel d’un homme et d’une femme ayant atteint l’âge nubile.

2.  Toutes les situations énumérées à l’article 14 du présent code empêchent l’enregistrement du mariage. »

Article 14. Empêchements au mariage

« Le mariage n’est pas autorisé entre

–  des personnes dont l’une au moins est déjà mariée ;

–  des parents proches (...), un frère et une sœur, un demi-frère et une demi-sœur ;

–  un parent adoptif et un enfant adoptif ;

–  des personnes dont l’une au moins s’est vu retirer la capacité juridique par un tribunal en raison d’un trouble mental. »

  1. la pratique interne

Décision no 496‑О rendue le 16 novembre 2006 par la Cour constitutionnelle dans la cause de M. E. Murzin

25.  Le 16 novembre 2006, la Cour constitutionnelle déclara irrecevable le recours formé par M. E. Murzin, qui contestait la compatibilité de l’article 12 du code de la famille avec la Constitution, pour autant que l’interprétation de cette disposition par les autorités nationales l’empêchait d’épouser son partenaire, de même sexe que lui. La partie pertinente de la décision de la Cour constitutionnelle se lit comme suit :

«  2.  Ayant examiné les documents soumis par M. E. Murzin, la Cour constitutionnelle ne discerne aucun motif de procéder à l’examen au fond du recours de l’intéressé.

2.1.  (...) [L]a Constitution russe et les règles juridiques internationales reposent sur le principe selon lequel la principale finalité de la famille consiste à mettre au monde et à élever des enfants.

Compte tenu de ce principe, ainsi que de la tradition nationale interprétant le mariage comme une union biologique entre un homme et une femme, le code de la famille dispose que les règles relatives aux relations familiales reposent sur les principes d’une union conjugale librement consentie entre un homme et une femme, sur la priorité donnée à l’éducation d’enfants au sein de la famille et sur le souci de leur bien-être et de leur épanouissement (article 1). En conséquence, le législateur fédéral, agissant dans le cadre de ses compétences, a déclaré que le consentement libre et mutuel d’un homme et d’une femme constitue l’une des conditions préalables au mariage. Ce [principe] ne saurait être considéré comme emportant violation des droits constitutionnels que le requérant invoque dans son recours.

2.2.  En contestant l’article 12 § 1 du code de la famille, le requérant demande à l’État de reconnaître sa relation avec un autre homme en assurant l’enregistrement de celle‑ci sous la forme d’une union protégée par l’État.

Or, aucune obligation pour l’État de créer des conditions propres à défendre, faciliter ou reconnaître les unions homosexuelles ne découle de la Constitution ou des obligations internationales de la Fédération de Russie. L’absence de reconnaissance et d’enregistrement [des unions homosexuelles] n’a en soi aucun effet sur le niveau de reconnaissance et les garanties des droits individuels et civils du requérant au sein de la Fédération de Russie.

Que certains États européens adoptent une approche différente dans le traitement de questions démographiques et sociales ne prouve pas qu’il y ait eu atteinte aux droits constitutionnels du requérant. C’est ce que permet de conclure l’article 23 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, dans lequel le droit de se marier est reconnu spécifiquement à l’homme et à la femme. Par ailleurs, l’article 12 de la Convention prévoit expressément la possibilité de fonder une famille selon les lois nationales régissant l’exercice de ce droit.

Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, (...) la Cour constitutionnelle décide (...) de ne pas procéder à l’examen au fond du recours de M. E. Murzin, qui ne remplit pas les conditions de recevabilité définies dans la loi constitutionnelle fédérale sur la Cour constitutionnelle (...) »

  1. Documents du Conseil de l’Europe
    1. Assemblée parlementaire (APCE)

26.  Le 10 octobre 2018, l’APCE a adopté la Résolution 2239 (2018), intitulée « Vie privée et familiale : parvenir à l’égalité quelle que soit l’orientation sexuelle », dont la partie pertinente se lit ainsi :

« 4.   (...) [L’]Assemblée appelle les États membres du Conseil de l’Europe :

(...)

4.3.  à aligner leurs dispositions constitutionnelles, législatives et réglementaires, et leurs politiques relatives aux partenaires de même sexe, sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme dans ce domaine, et par conséquent :

4.3.1.  à assurer qu’un cadre juridique spécifique prévoit la reconnaissance et la protection des unions de partenaires de même sexe ;

4.3.2.  à accorder aux couples de même sexe des droits égaux à ceux des couples hétérosexuels en matière de transmission de bail ;

4.3.3.  à faire en sorte que les concubins de même sexe, quel que soit le statut juridique de leur partenariat, soient considérés comme des personnes à charge aux fins de l’assurance maladie ;

4.3.4.  dans le traitement des demandes de permis de séjour introduites au titre du regroupement familial, à faire en sorte, dans le cas où le mariage de personnes de même sexe n’est pas prévu, qu’il existe une autre manière permettant au partenaire de même sexe non ressortissant du pays d’obtenir un titre de séjour ; (...) »

  1. Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI)

27.  Dans son cinquième rapport sur la Fédération de Russie, adopté le 4 décembre 2018 et publié le 5 mars 2019, l’ECRI a déclaré ce qui suit :

« 117.  L’ECRI recommande aux autorités [russes] d’adopter un cadre législatif qui permettrait aux couples homosexuels, sans discrimination aucune, de voir leur relation reconnue et protégée afin de remédier aux problèmes concrets qu’ils rencontrent au quotidien. »

28.  Le 1er mars 2021, l’ECRI a publié une « Fiche thématique sur les questions relatives aux personnes LGBTI » afin de présenter ses principales normes sur les questions liées à l’orientation sexuelle, à l’identité de genre et aux caractéristiques sexuelles. Sa partie pertinente se lit comme suit :

« 6.  Les autorités devraient définir un cadre juridique qui permettrait aux couples homosexuels, sans discrimination aucune, de voir leur relation reconnue et protégée officiellement et juridiquement afin de remédier aux problèmes concrets qu’ils rencontrent au quotidien. Les autorités devraient examiner s’il existe une justification objective et raisonnable pour chacune des différences existant dans les réglementations concernant les couples mariés et les couples homosexuels, et éliminer toute différence injustifiée. »

  1. DROIT COMPARé

29.  En juin 2021, seize États parties à la Convention reconnaissaient juridiquement et célébraient des mariages entre personnes de même sexe : l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, le Danemark, l’Espagne, la Finlande, la France, l’Irlande, l’Islande, le Luxembourg, Malte, la Norvège, les Pays-Bas, le Portugal, le Royaume-Uni et la Suède. Quatorze autres États parties accordaient une reconnaissance juridique à une forme ou une autre d’union civile pour les couples homosexuels : Andorre, Chypre, la Croatie, l’Estonie, la Grèce, la Hongrie, l’Italie, le Liechtenstein, Monaco, le Monténégro (entrée en vigueur de la législation pertinente en juillet 2021), la République tchèque, Saint-Marin, la Slovénie et la Suisse (voir aussi les éléments de droit comparé présentés dans Orlandi et autres c. Italie, nos 26431/12 et 3 autres, §§ 110-114, 14 décembre 2017).

EN DROIT

  1. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES

30.  Compte tenu de la similitude des requêtes quant à leur objet, la Cour estime approprié d’examiner celles-ci conjointement dans un seul arrêt.

  1.  sur la violation alléguée de l’article 8 de la Convention et de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention

31.  Les requérants se plaignent d’avoir subi une discrimination fondée sur leur orientation sexuelle, exposant à cet égard qu’ils n’ont pas de moyens de doter leur relation d’une base légale puisqu’il leur est impossible de contracter mariage. Par ailleurs, ils allèguent qu’ils n’ont pas d’autre possibilité d’obtenir la reconnaissance officielle de leur relation. Ils invoquent l’article 8 de la Convention pris isolément, ainsi que l’article 14 combiné avec l’article 8. En leurs parties pertinentes, ces dispositions sont ainsi libellées :

Article 8

« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...)

2.  Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

Article 14

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe (...) ou toute autre situation. »

  1.  Sur la recevabilité
    1.  Thèses des parties

a)      Le Gouvernement

32.  Le Gouvernement soutient que les griefs des requérants sont manifestement mal fondés. Il déclare que les juridictions nationales ont donné tort aux requérants afin de défendre « les intérêts de l’unité familiale traditionnelle », laquelle selon lui est l’objet d’une protection spéciale de l’État. Il ajoute que le mariage est une « union définie historiquement entre une personne de sexe masculin et une personne de sexe féminin, qui régule la relation entre les deux sexes et détermine le statut d’un enfant au sein de la société ».

33.  Selon le Gouvernement, les questions juridiques liées aux unions entre deux personnes de même sexe sont à l’origine d’un certain nombre de conflits juridiques en Europe et il n’existe pas de consensus quant à la reconnaissance officielle de telles unions. À ses yeux, le soin de fixer des règles en la matière doit donc être laissé à l’État contractant. Pour lui, la pratique juridique existant au sein des États européens ne doit pas influencer la Russie, qui doit avoir la possibilité d’élaborer sa politique dans le respect de sa conception traditionnelle du mariage et de son cheminement historique singulier.

34.  Le Gouvernement estime que la reconnaissance officielle des unions entre deux personnes de même sexe serait contraire au principe essentiel de protection des mineurs contre la promotion de l’homosexualité. Il considère qu’elle pourrait nuire à leur santé, à leur moralité, et créer en eux « une impression fausse d’équivalence sociale entre les relations conjugales traditionnelles et les relations conjugales non traditionnelles ».

35.  Il expose qu’une étude effectuée en 2015 par le Centre de recherche sur l’opinion publique russe a montré que 15 % des Russes considéraient que les homosexuels étaient des personnes comme les autres mais préféraient ne pas avoir de contacts avec eux, 20 % estimaient que l’homosexualité était une maladie, 15 % percevaient l’homosexualité comme une « maladie sociale », et 20 % voyaient les homosexuels comme des personnes dangereuses devant être isolées du reste de la société. La part des personnes hostiles au mariage homosexuel serait passée de 38 % en 1995 à 80 % en 2015.

36.  Enfin, l’absence de reconnaissance officielle des unions entre deux personnes de même sexe ne priverait pas les homosexuels de leurs droits et libertés.

b)     Les requérants

37.  Les requérants se plaignent d’une impossibilité d’obtenir pour leurs couples respectifs une reconnaissance officielle, par le mariage ou sous une autre forme.

38.  Ils relèvent l’émergence d’un consensus européen en faveur d’une reconnaissance officielle des unions entre deux personnes de même sexe. Ils soutiennent que, même si les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation dans le domaine du droit de la famille, cela ne doit pas entraîner une atteinte à la substance même du droit au respect de la vie familiale. Ils estiment que le refus des autorités de reconnaître les unions homosexuelles ne repose pas sur des motifs objectifs et raisonnables, mais sur des préjugés et des stéréotypes négatifs qu’il faudrait selon eux dépasser.

39.  Ils avancent que l’interdiction de promouvoir l’homosexualité, évoquée par le Gouvernement, est vivement critiquée par la Commission de Venise. Ils exposent que la reconnaissance officielle des unions entre deux personnes de même sexe ne revient pas à promouvoir l’homosexualité mais à lancer un message de tolérance à la société. Ils indiquent que l’argument du Gouvernement relatif à une opinion publique négative à l’égard de la communauté LGBTI avait déjà été avancé dans l’affaire Alekseyev c. Russie (nos 4916/07 et 2 autres, § 62, 21 octobre 2010) pour justifier des refus répétés d’autoriser les défilés de la Gay Pride, mais qu’il n’avait pas été retenu par la Cour.

40.  Enfin, les requérants contestent l’observation du Gouvernement selon laquelle l’absence de reconnaissance officielle des unions homosexuelles ne porte pas atteinte aux droits des familles homosexuelles. Ils déclarent qu’en l’absence de reconnaissance officielle les couples homosexuels n’ont pas accès aux programmes de logement ou de financement, ne peuvent rendre visite au partenaire hospitalisé ou encore accéder aux programmes de santé reproductive. Les requérants ajoutent que ces couples sont privés de certaines garanties dans le cadre de la procédure pénale (droit de ne pas témoigner contre son partenaire) et du droit d’hériter des biens du partenaire défunt.

  1. Appréciation de la Cour

41.  La Cour admet que les faits de la présente espèce relèvent de la « vie privée » ainsi que de la « vie familiale » des requérants au sens de l’article 8 de la Convention (Oliari et autres c. Italie, nos 18766/11 et 36030/11, § 103, 21 juillet 2015, et Orlandi et autres, précité, § 143).

42.  Constatant que les griefs soulevés par les requérants ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 de la Convention et qu’ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

  1.  Sur le fond
    1.  Thèses des parties

43.  Les parties n’ont pas formulé d’observations distinctes sur le fond de l’affaire. Leurs positions juridiques se trouvent résumées aux paragraphes 32‑36 et 37-40 ci-dessus.

  1. Appréciation de la Cour

a)      Article 8

  1. Principes généraux

44.  Si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il peut également imposer à l’État des obligations positives inhérentes à un respect effectif des droits garantis par l’article 8 (Söderman c. Suède [GC], no 5786/08, § 78, CEDH 2013, Hämäläinen c. Finlande [GC], no 37359/09, § 62, CEDH 2014, X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, § 23, série A no 91, et Maumousseau et Washington c. France, no 39388/05, § 83, 6 décembre 2007). Elles peuvent impliquer l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée ou familiale, jusque dans les relations des individus entre eux (S.H. et autres c. Autriche [GC], no 57813/00, § 87, CEDH 2011, et Söderman, précité, § 78), y compris une obligation positive d’établir un cadre juridique garantissant la jouissance effective des droits consacrés par l’article 8 de la Convention (Oliari et autres, précité, § 185).

45.  La notion de « respect » manque de netteté, surtout en ce qui concerne les obligations positives inhérentes à cette notion ; du fait de la diversité des pratiques suivies et des conditions régnant dans les États contractants, ses exigences varient beaucoup d’un cas à l’autre (Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, § 72, CEDH 2002‑VI). Néanmoins, la Cour a jugé une série d’éléments pertinents pour l’appréciation du contenu des obligations positives incombant aux États (Hämäläinen, précité, § 66). Est pertinent en l’espèce l’impact sur un requérant d’une situation dans laquelle il existe un conflit entre la réalité sociale et le droit (Oliari et autres, précité, § 173, et Orlandi et autres, précité, § 209). D’autres éléments concernent l’impact sur l’État en cause de l’obligation positive alléguée, par exemple le caractère ample et indéterminé, ou étroit et défini, de cette obligation (Botta c. Italie, 24 février 1998, § 35, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I), ou l’ampleur de la charge que l’obligation ferait peser sur lui (Christine Goodwin, précité, §§ 86-88).

46.  Les principes applicables à l’appréciation des obligations positives incombant à un État au titre de l’article 8 sont comparables à ceux régissant l’appréciation de ses obligations négatives. Dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu concerné, les objectifs visés au paragraphe 2 de l’article 8 jouant un certain rôle (Roche c. Royaume-Uni [GC], no 32555/96, § 157, CEDH 2005‑X, Gaskin c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 42, série A no 160, Oliari et autres, précité, § 159, et Orlandi et autres, précité, § 198).

47.  Dans la mise en œuvre des obligations positives qui leur incombent au titre de l’article 8, les États jouissent d’une certaine marge d’appréciation. Pour déterminer l’ampleur de cette marge d’appréciation, il y a lieu de prendre en compte un certain nombre de facteurs. Dans le contexte de la « vie privée », la Cour a considéré que lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge laissée à l’État est restreinte (voir, par exemple, X et Y c. Pays-Bas, précité, §§ 24 et 27, et Christine Goodwin, précité, § 90 ; voir également Pretty c. Royaume‑Uni, no 2346/02, § 71, CEDH 2002-III).

48.  Concernant les couples homosexuels, la Cour a déjà déclaré que, tout comme les couples hétérosexuels, ils sont capables de s’engager dans des relations stables. Ils se trouvent donc dans une situation comparable à celle d’un couple hétérosexuel pour ce qui est de leur besoin de reconnaissance officielle et de protection de leur relation (Schalk et Kopf c. Autriche, no 30141/04, § 99, CEDH 2010, Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, §§ 78 et 81, CEDH 2013 (extraits), et Oliari et autres, précité, §§ 165 et 192).

  1. Application des principes généraux à la présente espèce

49.  La Cour rappelle que l’article 8 de la Convention consacre le droit au respect de la vie privée et familiale. Il n’impose pas expressément aux États contractants une obligation de reconnaître officiellement les unions homosexuelles. Cependant, il implique la nécessité de ménager un juste équilibre entre les intérêts concurrents, à savoir d’une part ceux des couples homosexuels et, d’autre part, ceux de l’ensemble de la communauté. Ayant cerné les intérêts individuels qui se trouvent en jeu, la Cour doit les mettre en balance avec ceux de la communauté (Oliari et autres, précité, § 175, et Orlandi et autres, précité, § 198).

50.  Eu égard à la nature du grief des requérants, il appartient à la Cour de déterminer si, à la date de l’analyse effectuée par elle, la Russie était en défaut de remplir l’obligation positive de veiller au respect de la vie privée et familiale des requérants, notamment en offrant un cadre juridique interne leur permettant de faire reconnaître et protéger leurs couples respectifs (Oliari et autres, précité, § 164).

51.  La Cour observe que rien n’empêche juridiquement les requérants, comme les autres couples homosexuels, de vivre ensemble en tant que famille. Cependant, ils n’ont aucun moyen d’obtenir une reconnaissance juridique de leur relation. Le droit interne ne prévoit qu’une seule forme d’union familiale : le mariage hétérosexuel (paragraphe 23 ci-dessus). La Cour prend note de l’argument des requérants consistant à dire que, en l’absence de reconnaissance officielle, les couples homosexuels n’ont pas accès aux programmes de logement ou de financement, ne peuvent rendre visite au partenaire hospitalisé et sont privés de certaines garanties dans le cadre de la procédure pénale (droit de ne pas témoigner contre son partenaire) et du droit d’hériter des biens du partenaire défunt (paragraphe 40 ci-dessus). Cette situation crée un conflit entre, d’une part, la réalité sociale que connaissent les requérants, lesquels vivent une relation stable fondée sur l’affection mutuelle, et, d’autre part, le droit, qui ne protège pas les « besoins » les plus ordinaires qui existent dans le cadre d’un couple homosexuel. Ce conflit peut engendrer de sérieux obstacles quotidiens pour les couples homosexuels.

52.  La Cour prend note de l’affirmation du Gouvernement selon laquelle la majorité des Russes désapprouvent les unions homosexuelles. Il est vrai que le sentiment populaire peut jouer un rôle dans l’appréciation de la Cour lorsqu’une justification reposant sur des motifs liés à la morale sociale est en jeu. Cependant, il existe une différence de taille entre le fait de céder à un soutien populaire en faveur de l’élargissement du champ des garanties de la Convention, et une situation dans laquelle on invoque ce soutien dans le but de nier à une portion importante de la population l’accès au droit fondamental au respect de la vie privée et familiale. Il serait incompatible avec les valeurs sous-jacentes à la Convention, instrument de l’ordre public européen, qu’un groupe minoritaire ne puisse exercer les droits qu’elle garantit qu’à condition que cela soit accepté par la majorité (voir, mutatis mutandis, Alekseyev, précité, § 81, Bayev et autres c. Russie, nos 67667/09 et 2 autres, § 70, 20 juin 2017, et Beizaras et Levickas c. Lituanie, no 41288/15, § 122, 14 janvier 2020).

53.  L’intérêt à protéger les mineurs contre une homosexualité affichée qu’évoque le Gouvernement repose sur la législation nationale que la Cour avait critiquée dans l’arrêt Bayev (précité, §§ 68 et 69). Il s’agit d’un argument non pertinent en l’espèce, qui ne peut donc pas être retenu par la Cour.

54.  La Cour note que la protection du « mariage traditionnel » inscrite dans les dispositions ayant modifié la Constitution russe en 2020 (paragraphe 23 ci-dessus) représente en principe un intérêt important et légitime, susceptible de contribuer au renforcement des unions familiales. Toutefois, la Cour ne voit pas quel risque la reconnaissance officielle des unions homosexuelles pourrait faire peser sur le mariage traditionnel, car elle n’est pas de nature à empêcher les couples hétérosexuels de contracter mariage ou de jouir des avantages conférés par le mariage.

55.  Eu égard à ce qui précède, la Cour ne décèle pas d’intérêt prépondérant de la communauté qui soit à mettre en balance avec les intérêts des requérants présentés ci-dessus. Elle estime que l’État défendeur n’a pas justifié l’impossibilité où se trouvent les requérants d’obtenir une reconnaissance officielle pour leurs couples respectifs. Elle ne saurait dès lors conclure qu’un juste équilibre entre les intérêts concurrents a été ménagé en l’espèce.

56.  La Cour reconnaît que l’État défendeur dispose d’une marge d’appréciation lui permettant de choisir le mode d’enregistrement le plus approprié pour les unions homosexuelles, compte tenu du contexte socioculturel qui lui est propre (partenariat civil, union civile ou pacte de solidarité civile, par exemple). En l’espèce, l’État défendeur a outrepassé cette marge, puisqu’il n’existe en droit interne aucun cadre juridique apte à protéger les couples homosexuels que forment les requérants. Permettre aux requérants d’accéder à une reconnaissance officielle du statut de leurs couples respectifs sous une forme autre que le mariage ne heurterait pas la « conception traditionnelle du mariage » qui prévaut en Russie, ni les avis majoritaires évoqués par le Gouvernement, car ces avis ne sont hostiles qu’au mariage homosexuel mais non à d’autres formes de reconnaissance juridique pouvant exister (voir l’expérience d’autres États contractants résumée au paragraphe 29 ci‑dessus). En conséquence, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

b)     Article 14 combiné avec l’article 8

57.  Eu égard à la conclusion à laquelle elle est parvenue sous l’angle de l’article 8, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de rechercher si en l’espèce il y a également eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 8.

  1. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

58.  Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

  1. Dommage

59.  Les requérants réclament 50 000 euros (EUR) pour préjudice moral.

60.  Le Gouvernement estime cette demande excessive.

61.  La Cour considère que le constat de violation représente en l’espèce une satisfaction équitable suffisante pour tout préjudice moral pouvant avoir été subi par les requérants (comparer avec Christine Goodwin, précité, § 120, S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 134, CEDH 2008, Norris c. Irlande, 26 octobre 1988, § 50, série A no 142, et Gorlov et autres c. Russie, nos 27057/06 et 2 autres, § 120, 2 juillet 2019).

  1. Frais et dépens

62.  Mme I. Fedotova, M. Y. Yevtushenko et Mme I. Shaykhraznova réclament chacun 30 000 francs suisses (CHF) (27 900 EUR) pour les frais et dépens exposés devant la Cour. Ils ont soumis trois factures indiquant que leurs représentants ont consacré quarante heures de travail sur chacun de leurs dossiers, au taux horaire applicable de 756 CHF (711 EUR).

63.  Le Gouvernement estime que cette demande est excessive et que les requérants n’ont pas établi que le montant réclamé a bien été versé aux représentants.

64.  La Cour rappelle qu’un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Merabishvili c. Géorgie [GC], no 72508/13, §§ 370-371, 28 novembre 2017). Or en l’espèce les requérants n’ont pas produit de documents montrant qu’ils avaient payé ou avaient l’obligation juridique de payer les honoraires facturés par leurs représentants. En l’absence de tels documents, la Cour ne voit rien qui puisse l’amener à admettre la réalité des frais et dépens dont le remboursement est demandé (comparer avec Mazepa et autres c. Russie, no 15086/07, §§ 89-90, 17 juillet 2018, Radzevil c. Ukraine, no 36600/09, §§ 94-96, 10 décembre 2019, Udaltsov c. Russie, no 76695/11, § 201, 6 octobre 2020, et Aghdgomelashvili et Japaridze c. Géorgie, no 7224/11, § 61, 8 octobre 2020).

PAR CES MOTIFS, LA COUR

  1. Décide, à l’unanimité, de joindre les requêtes ;
  2. Déclare, à l’unanimité, les requêtes recevables ;
  3. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention dans le chef de l’ensemble des requérants ;
  4. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le bien-fondé des griefs formulés sur le terrain de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 ;
  5. Dit, à l’unanimité, que le constat de violation représente en lui-même une satisfaction équitable suffisante pour le préjudice moral subi par les requérants ;
  6. Rejette, par cinq voix contre deux, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 13 juillet 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

 Milan Blaško Paul Lemmens
 Greffier Président

P.L.
M.B.

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges Lemmens et Zünd.


OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES LEMMENS ET ZÜND

Traduction

Nous souscrivons pleinement aux principales conclusions de l’arrêt.

À notre grand regret, toutefois, nous ne pouvons nous rallier à la majorité pour autant qu’elle rejette la demande de remboursement des frais et dépens formée par les requérants (paragraphe 64 de l’arrêt et point 6 du dispositif).

À notre avis, les factures produites par les avocats de Genève (paragraphe 62 de l’arrêt) sont suffisantes pour « amener [la Cour] à admettre la réalité des frais et dépens dont le remboursement est demandé » (paragraphe 64 de l’arrêt). Il est bien possible qu’en droit russe, pour que le paiement d’une facture soit exigible, il faille une convention d’honoraires entre un avocat et son client. La Cour n’est toutefois pas liée par les règles de droit interne. Dans la présente espèce en particulier, où les requérants ont sollicité les services d’avocats exerçant dans un pays autre que la Russie, nous estimons inapproprié de rejeter leur demande sur la base d’un raisonnement correspondant à une procédure qui est courante en Russie, mais pas forcément dans d’autres pays.

Nous sommes conscients qu’en l’espèce la majorité suit l’approche qui a été adoptée par la Cour dans l’affaire Alekseyev et autres c. Russie (nos 14988/09 et 50 autres, § 32, 27 novembre 2018), à l’égard des mêmes avocats. Avec tout le respect que nous devons à la Cour, nous estimons que l’approche qui avait été suivie dans cette affaire n’était pas justifiée non plus.


 Annexe

No

Requête no

Nom de l’affaire

Date de l’introduction

Requérant, année de naissance, lieu de résidence

  1.  

40792/10

Fedotova et Shipitko c. Russie

20/07/2010

Irina Borisovna FEDOTOVA

1978
Schifflange, Luxembourg


Irina Vladimirovna SHIPITKO

1977
Sotchi, Russie

  1.  

30538/14

Chunosov et Yevtushenko c. Russie

05/04/2014

Dmitriy Nikolayevich CHUNOSOV

1984
Lunebourg, Allemagne


Yaroslav Nikolayevich YEVTUSHENKO

1994
Sonchino, Russie

  1.  

43439/14

Shaykhraznova et Yakovleva c. Russia

17/05/2014

Ilmira Mansurovna SHAYKHRAZNOVA

1991
Wetzlar, Allemagne


Yelena Mikhaylovna YAKOVLEVA

1990
Gryazi, Russie

Chercher les extraits similaires
highlight
Chercher les extraits similaires
Extraits les plus copiés
Chercher les extraits similaires

Textes cités dans la décision

  1. Constitution du 4 octobre 1958
Inscrivez-vous gratuitement pour imprimer votre décision
CEDH, Cour (troisième section), AFFAIRE FEDOTOVA ET AUTRES c. RUSSIE, 13 juillet 2021, 40792/10 et autres