CEDH, Cour (deuxième section), AFFAIRE YABANSU ET AUTRES c. TURQUIE, 12 novembre 2013, 43903/09

  • Militaire·
  • Arme·
  • Gouvernement·
  • Recours administratif·
  • Administration·
  • Droit d'accès·
  • Délai·
  • Négligence·
  • Turquie·
  • Date

Chronologie de l’affaire

Commentaires4

Augmentez la visibilité de votre blog juridique : vos commentaires d’arrêts peuvent très simplement apparaitre sur toutes les décisions concernées. 

CEDH · 12 novembre 2013

Communiqué de presse sur les affaires 23502/06, 36181/05, 25330/07, 45092/07, 42916/04, 24883/07, 17711/07, 43903/09 et 18054/10

 

CEDH · 6 novembre 2013

Communiqué de presse sur les affaires 36181/05, 25330/07, 45092/07, 42916/04, 23502/06, 24883/07, 17711/07, 43903/09, 18054/10, 56688/12, …

 

Camille Pons · Revue Jade

L'article 6§1 de la Convention Européenne des Droits de l'Homme n'oblige pas les Etats signataires à se reconnaître judiciairement compétent en matière civile pour faits de torture commis dans un Etat tiers. En l'espèce, le requérant, M. Nait-Liman, résidant italien et de nationalité tunisienne, s'est fait arrêté en 1992 par la police italienne, attestant qu'il constituait un danger pour la sécurité de l'Etat italien, et a été transféré au Consulat de Tunisie. Après son transfert en Tunisie, le requérant affirmait avoir fait l'objet d'actes de torture de la part de membres du gouvernement …

 
Testez Doctrine gratuitement
pendant 7 jours
Vous avez déjà un compte ?Connexion

Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Deuxième Section), 12 nov. 2013, n° 43903/09
Numéro(s) : 43903/09
Type de document : Arrêt
Niveau d’importance : Importance faible
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusions : Violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure administrative ; Article 6-1 - Accès à un tribunal) ; Violation de l'article 2 - Droit à la vie (Article 2 - Obligations positives ; Article 2-1 - Vie) (Volet matériel) ; Violation de l'article 2 - Droit à la vie (Article 2-1 - Enquête efficace) (Volet procédural)
Identifiant HUDOC : 001-128041
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2013:1112JUD004390309
Télécharger le PDF original fourni par la juridiction

Sur les parties

Texte intégral

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE YABANSU ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 43903/09)

ARRÊT

STRASBOURG

12 novembre 2012

DÉFINITIF

12/02/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Yabansu et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Danutė Jočienė,
Peer Lorenzen,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 22 octobre 2013,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 43903/09) dirigée contre la République de Turquie et dont huit ressortissants de cet Etat (« les requérants ») ont saisi la Cour le 3 août 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Les requérants ont été représentés par Me N. Erdal, avocat à Van. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3.  Les requérants se plaignent en particulier d’une violation des articles 2 et 6 de la Convention.

4.  Le 19 janvier 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5.  Les requérants sont des ressortissants turcs résidant à Muş. Les informations les concernant sont exposées dans le tableau figurant en annexe.

A.  La genèse de l’affaire

6.  A une date non précisée, le proche des requérants, Selçuk Yabansu, né en 1986, fut incorporé au sein de la 3e compagnie d’infanterie motorisée de Şemdinli dans le cadre de son service militaire obligatoire.

7.  Le 24 février 2007, un autre appelé, M.F.E., rejoignit la compagnie. Ayant déclaré faire usage de produits stupéfiants, il fut envoyé, le 12 mars 2007, à la clinique psychiatrique de l’hôpital militaire de Van pour des examens. Les médecins décelèrent un comportement antisocial accompagné de troubles d’anxiété. Ils prescrivirent un traitement médicamenteux et indiquèrent dans leur rapport qu’il était préférable que M.F.E. servît sans arme et qu’il fût affecté à des tâches d’intendance (geri hizmet). Ils estimèrent en outre nécessaire de le soumettre à des examens réguliers.

8.  Le rapport fut envoyé aux autorités le 24 mars 2007.

9.  Le 26 mars 2007, après un entretien avec M.F.E., le commandant de la compagnie, le capitaine C.I., décida de ne pas lui faire porter d’arme et de le dispenser des obligations de garde. Il en informa ses subordonnés, dont le sergent-chef C.T.

10.  Le 29 mars suivant, le capitaine quitta la caserne avec la majorité de ses hommes pour une opération militaire devant durer cinquante jours. Il confia le commandement de la caserne et des quatorze soldats restants au sergent-chef C.T.

11.  En l’absence du capitaine, ce dernier décida que M.F.E. monterait la garde comme les autres soldats, qu’il disposerait d’une arme dont le chargeur serait vide, mais qu’un chargeur plein serait placé dans l’une des poches de son gilet tactique. Lors de ses dépositions devant les enquêteurs, le sergent-chef C.T. justifiera cette décision par le faible nombre d’hommes dont il disposait et les impératifs de sécurité.

12.  Le 15 avril 2007, après sa garde, M.F.E. s’en prit verbalement à l’appelé Selçuk Yabansu, l’accusant d’être responsable d’un retard dans la relève. Il l’insulta puis lui lança un ceinturon qu’il tenait à la main. Les personnes présentes s’interposèrent et l’affrontement en resta là.

13.  Le lendemain, les deux hommes montèrent la garde sur deux points très proches et aux mêmes heures.

14.  Vers 13 heures, un coup de feu fut tiré dans la zone des points de garde de M.F.E. et de Selçuk Yabansu.

15.  M.F.E. courut jusqu’à la caserne en criant que Selçuk s’était tiré dessus.

16.  Malgré les secours qui lui furent portés, le blessé décéda peu après l’incident.

B.  L’instruction menée par le parquet militaire

17.  M.F.E. fut placé en garde à vue le jour même de l’incident et en détention provisoire le lendemain.

18.  L’enquête diligentée par le parquet révéla que Selçuk avait été tué par M.F.E. : en effet, le défunt avait été trouvé avec sa propre arme à l’épaule, cran de sécurité enclenché, et aucun résidu de tir n’avait été découvert sur ses mains. En revanche, les prélèvements effectués sur les mains de M.F.E. ainsi que sur son arme avaient révélé la présence de résidus. De plus, Selçuk avait été tué avec l’arme de M.F.E., laquelle avait été retrouvée chargée près du corps du défunt.

19.  Par un acte d’accusation du 6 juillet 2007, le parquet militaire de Van renvoya M.F.E. et C.T. en jugement, le premier pour homicide volontaire et le second pour négligence dans l’exercice de ses fonctions. Quant au capitaine C.I., le parquet estima que, aucune faute ou négligence ne pouvant lui être imputée, il n’y avait pas lieu d’exercer des poursuites à son encontre.

20.  Faute d’opposition des requérants, le non-lieu concernant le capitaine devint définitif.

C.  La procédure pénale devant les juridictions militaires

21.  Lors de la première audience devant le tribunal militaire de Van, le 31 août 2007, le père du défunt se constitua partie intervenante.

22.  Par un arrêt du 25 juillet 2008, le tribunal prononça la relaxe du sergent-chef C.T. Il releva que la caserne se trouvait dans une zone à risque où plusieurs attaques contre des bases militaires avaient été essuyées peu de temps auparavant et que, n’ayant que peu d’hommes pour assurer la sécurité de la caserne, C.T. avait été contraint par les circonstances de faire également monter la garde à M.F.E. Il conclut qu’aucune négligence fautive ne pouvait être imputée à C.T., eu égard aux impératifs de sécurité inhérents à la région.

23.  En ce qui concernait M.F.E., le tribunal se déclara incompétent et renvoya l’affaire devant les juridictions répressives ordinaires.

24.  Le 28 juillet 2008, le père du défunt forma un pourvoi contre la partie du jugement concernant la relaxe de C.T.

25.  Dans ses observations du 30 août 2009, le parquet général près la Cour de cassation militaire conclut à la nécessité de censurer le jugement. Selon lui, l’instruction était incomplète en ce que les documents relatifs aux divers points de garde de la caserne n’avaient pas été demandés par le tribunal. Cette omission n’aurait pas permis de répondre à la question de savoir si le prévenu aurait ou non pu organiser le service de garde d’une autre manière, de façon à éviter de fournir une arme à M.F.E. tout en assurant un niveau de sécurité équivalent.

26.  Le pourvoi fut rejeté le 14 octobre 2009 par la haute juridiction militaire qui, prenant en compte les impératifs de sécurité, estima que l’élément intentionnel de l’infraction faisait défaut.

D.  Le procès de M.F.E. devant les juridictions répressives ordinaires

27.  Entre-temps, le 27 janvier 2009, la cour d’assises d’Ağrı avait reconnu M.F.E. coupable d’homicide volontaire et l’avait condamné à vingt-cinq ans d’emprisonnement. Elle s’était fondée notamment sur un rapport de l’institut de médecine légale concluant à la responsabilité pénale de l’accusé.

28.  L’affaire était pendante devant la Cour de cassation à la date à laquelle le Gouvernement a présenté ses observations.

E.  La demande d’indemnisation et la procédure y relative

29.  Parallèlement aux procédures pénales, les requérants formèrent un recours administratif préalable obligatoire auprès du ministère de la Défense en vue d’obtenir une indemnisation en raison du décès de leur proche.

30.  Leur demande fut adressée depuis Van par lettre recommandée avec accusé de réception le 14 avril 2008 et arriva à l’administration à Ankara le 21 avril suivant.

31.  Face au silence gardé par l’administration pendant plus de deux mois, valant refus implicite, ils introduisirent un recours de plein contentieux devant la Haute Cour administrative militaire.

32.  Ils reprochaient à l’administration d’avoir mis une arme entre les mains d’un appelé souffrant de troubles psychologiques malgré l’existence d’un rapport médical préconisant que l’intéressé fût cantonné à des missions d’intendance. Ils dénonçaient aussi bien une responsabilité pour faute qu’une responsabilité sans faute.

33.  Dans son mémoire en défense, l’administration soutenait que les requérants n’avaient pas respecté le délai d’un an imparti pour former le recours administratif préalable obligatoire et que leur action devait en conséquence être rejetée.

34.  Dans ses observations, le parquet général près la haute juridiction concluait qu’il convenait de faire droit à l’action des requérants. S’agissant de la recevabilité, il précisait que, même si l’administration n’avait reçu le recours préalable obligatoire que le 21 avril 2008, les requérants l’avaient posté le 14 avril 2008, soit avant l’expiration du délai d’un an prévu à l’article 43 de la loi no 1602 relative à la Haute Cour administrative militaire.

35.  Sur le fond, il estimait qu’il ne faisait aucun doute que l’administration avait commis une faute de service. En effet, il exposait qu’elle avait fait courir un risque au proche des requérants – risque qui s’était au demeurant réalisé – en confiant une arme à un soldat pour lequel il avait été établi par un rapport médical qu’il n’était pas apte à en porter une, et qu’il existait en outre un lien de causalité directe entre cette faute et le préjudice subi.

36.  Il ajoutait que, en tout état de cause, les conditions permettant de faire jouer la responsabilité sans faute de l’administration étaient également réunies.

37.  Le 28 janvier 2009, la Haute Cour administrative militaire rejeta le recours de plein contentieux pour non-respect du délai d’un an imparti pour former le recours administratif préalable obligatoire. Elle prit comme dies a quo du délai la date du décès de Selçuk. Quant à la détermination de la date d’introduction, elle considéra que la date du recours administratif préalable était non pas la date d’envoi de la demande par la poste, mais sa date d’arrivée à l’administration. Elle précisa qu’il s’agissait là non seulement de sa jurisprudence bien établie et constante, mais également d’un principe général de la justice administrative.

38.  Les requérants présentèrent une demande de rectification d’arrêt. Ils soutenaient que l’approche de la haute juridiction en ce qui concernait la date d’introduction ne reposait sur aucune base légale. A cet égard, ils argüaient qu’il n’existait aucun texte prévoyant que la date de recours était la date de réception du courrier par l’administration et non celle de son envoi. En outre, selon eux, en vertu de l’article 43 susmentionné, le délai ne courait qu’à partir de la date à laquelle le fait administratif préjudiciable avait été notifié à l’intéressé ou de celle à laquelle celui-ci en avait eu connaissance. Dès lors, toujours selon eux, le délai ne devait en l’espèce commencer à courir qu’à la date à laquelle ils s’étaient constitués partie intervenante à la procédure et à laquelle ils avaient pu prendre connaissance des éléments du dossier.

39.  S’agissant du fond, les requérants s’appuyaient aussi bien sur les principes régissant la responsabilité pour faute que sur ceux relatifs à la responsabilité sans faute.

40.  En vue de renforcer leurs thèses, ils joignaient à leur demande les copies d’un arrêt du Conseil d’Etat du 28 décembre 1993 (E.1993/2163 ‑K.1993/3856) et de deux arrêts de la Haute Cour administrative militaire du 16 février 2000 (E.2000/114 – K.2000/120) et du 25 décembre 1991 (E.1990/249 – K.1990/446) (paragraphes 47, 49 et 50 ci-dessous).

41.  Dans ses observations du 7 avril 2009, le parquet général concluait en faveur du recours. Il observait que, en vertu des articles 41 et 43 in fine de la loi no1602, lorsqu’un recours contentieux relevant de la Haute Cour avait été engagé devant un tribunal incompétent et que celle-ci avait rendu une ordonnance d’incompétence, le recourant disposait d’un délai de trente jours pour saisir la Haute Cour et qu’il était dispensé d’exercer un recours administratif préalable. Il indiquait que, par conséquent, si les requérants avaient remis leurs recours à n’importe quel tribunal incompétent proche de chez eux plutôt que de le remettre aux services postaux, ils auraient pu voir leur recours examiné sur le fond par la Haute Cour. Dès lors, à ses yeux, il n’était ni juste ni équitable, ni conforme à l’esprit de la loi no 1602 de rejeter leur recours pour non-respect du délai. Il ajoutait que, par ailleurs, les requérants avaient exprimé leur volonté d’obtenir réparation de leur préjudice avant la fin du délai imparti en remettant leur recours aux services postaux et qu’il n’était pas équitable de leur tenir rigueur des délais d’acheminement desdits services. En conséquence, l’avocat général invitait la Haute Cour à faire droit au recours.

42.  La demande de rectification d’arrêt fut rejetée par la haute juridiction militaire le 15 avril 2009.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A.  La loi no 1602 relative à la Haute Cour administrative militaire

43.  Les parties pertinentes de la loi no 1602 relative à la Haute Cour administrative militaire se lisent comme suit :

La saisine de juridictions incompétentes

Article 41

« Dans les affaires relevant de la compétence de la Haute Cour administrative militaire, lorsque les actions introduites devant les juridictions administratives ou judiciaires ont été déclarées irrecevables pour incompétence à raison de la matière, la Haute Cour administrative militaire pourra être saisie dans un délai de trente jours après notification de la décision (...). La date de saisine de ces juridictions vaudra date de saisine de la Haute Cour administrative militaire.

(...) »

L’introduction directe du recours de plein contentieux

Article 43

« Les personnes ayant subi un préjudice en raison d’un fait administratif ne peuvent saisir la Haute Cour administrative militaire sans avoir au préalable demandé réparation à l’autorité administrative compétente dans un délai d’un an commençant à courir à la date de la notification du fait leur faisant grief ou à la date à laquelle elles ont appris l’existence du fait et, dans tous les cas, dans les cinq années suivant le fait.

(...)

Lorsque le recours est introduit devant la Haute Cour après une ordonnance d’incompétence rendue par un tribunal civil saisi d’un recours de pleine juridiction, le recours administratif préalable mentionné au premier alinéa n’est pas exigé. »

B.  Eléments jurisprudentiels présentés par les parties

44.  Le Gouvernement a présenté à la Cour des copies de plusieurs arrêts de la Haute Cour administrative militaire ayant trait à la détermination du dies a quo dans les affaires de décès au sein de l’armée.

45.  Ainsi, dans un arrêt du 3 décembre 2003 (E.2003/98 ; K.2003/897) concernant le meurtre du proche des recourants, la haute juridiction a rejeté le recours au motif que celui-ci avait été introduit tardivement. En effet, les intéressés n’avaient pas saisi les autorités compétentes dans le délai d’un an commençant à courir au plus tard à la date de mise en accusation des meurtriers par le parquet, date à laquelle ils avaient pu prendre connaissance des circonstances du décès.

46.  Dans un arrêt du 2 avril 2003 (E.2002/190 ; K.2003/264) concernant le décès du proche des recourants à la suite de l’explosion d’une arme hors inventaire qui lui avait été donnée par un autre soldat, la Haute Cour fit débuter le délai d’un an à la date du décès.

47.  Dans un arrêt du 16 février 2000 (E.2000/114 ; K.2000/120) concernant le décès du proche des recourants des suites d’une négligence commise par un autre soldat et du non-respect par celui-ci des instructions, la haute juridiction retint comme dies a quo la date à laquelle les intéressés s’étaient portés partie intervenante à la procédure pénale.

48.  Les requérants ont eux aussi présenté une copie de ce dernier arrêt.

49.  S’agissant de l’arrêt de la Haute Cour du 25 décembre 1991 (E.1990/249 ; K.1990/446) que les requérants avaient présenté au cours du recours de plein contentieux, une copie se trouve dans les documents relatifs à la procédure interne transmis à la Cour par le Gouvernement. Dans cette affaire, l’administration militaire avait informé le recourant le 27 février 1986 que son fils, qui effectuait son service militaire obligatoire, était décédé le 17 février 1986 de mort naturelle. Ce n’est qu’après avoir été invité comme témoin à une audience, tenue le 19 janvier 1990 dans le cadre de la procédure pénale qui avait été diligentée contre un sous-officier et qui n’avait pas été portée à la connaissance du recourant auparavant, que celui-ci avait découvert que son fils était mort sous les coups d’un autre militaire. Dès lors, le délai d’un an ne devait commencer à courir qu’à la date de cette audience, puisque c’était au cours de celle-ci que le recourant avait appris l’existence d’une faute d’un agent de l’administration dans la mort de son fils.

50.  Les requérants ont également fourni la copie d’un arrêt du Conseil d’Etat du 28 décembre 1993 (E.1993/2163 ; K.1993/3856) concernant la détermination de la date d’introduction des recours administratifs. Dans cet arrêt, la haute juridiction avait rejeté le pourvoi de l’administration contre un jugement du tribunal administratif ayant considéré qu’en matière d’amende fiscale la demande de conciliation était réputée avoir été faite à la date de la remise à la poste et non à la date d’arrivée à la commission administrative de conciliation.

C.  Dispositions pertinentes du code pénal

51.  Aux termes de l’article 257 § 2 du code pénal en vigueur à l’époque des faits, « dans les situations autres que celles qui sont constitutives d’une autre infraction au titre de la présente loi, tout agent public qui, en raison d’une négligence ou d’un retard dans l’exercice de ses fonctions, cause un tort à un individu ou un préjudice à l’administration ou procure un intérêt indu à quelqu’un est passible d’une peine d’emprisonnement allant de trois mois à un an ».

EN DROIT

I.  SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

52.  Les requérants se plaignent du rejet de leur recours administratif pour non-respect du délai. Ils y voient une atteinte à leur droit d’accès à un tribunal. Ils soutiennent en outre que le tribunal ayant eu à connaître de leur recours en indemnisation n’a pas été impartial. Ils invoquent à l’appui de leurs griefs l’article 6 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »

53.  Le Gouvernement combat cette thèse.

A.  Sur la violation alléguée du droit d’accès à un tribunal à raison du calcul du dies a quo de l’action

1.  Sur la recevabilité

54.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2.  Sur le fond

a)  Thèses des parties

55.  Les requérants se plaignent que la Haute Cour administrative militaire ait pris comme dies ad quem du délai de recours d’un an la date du décès de leur proche. Ils exposent que c’est uniquement après s’être constitués partie intervenante à la procédure pénale qu’ils ont pu prendre connaissance de tous les éléments de l’enquête et constater l’existence d’une faute lourde de l’administration pouvant donner lieu à une demande d’indemnisation dans le cadre d’un recours de plein contentieux. Ils s’appuient à cet égard sur les arrêts E.2000/114 – K.2000/120 et E.1990/249 – K.1991/446 de la Haute Cour (paragraphes 47 et 49 ci-dessus).

56.  Le Gouvernement déduit de la jurisprudence de la Cour que le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès constituerait un aspect, n’est pas absolu et qu’il se prête à des limitations implicitement admises, notamment en ce qui concerne les conditions de recevabilité d’un recours, car il appellerait de par sa nature même une réglementation par l’Etat. Il ajoute que la réglementation relative aux formalités et délais à observer pour former un recours vise à assurer la bonne administration de la justice et le respect, en particulier, de la sécurité juridique. Il est d’avis qu’en l’espèce les requérants n’ont pas respecté le délai prévu à l’article 43 de la loi no 1602. S’agissant plus particulièrement du dies a quo, il considère que la jurisprudence de la Haute Cour administrative militaire fait courir le délai à partir de la date de l’incident, ce qu’elle aurait fait en l’espèce. Il présente à cet égard plusieurs arrêts de la Haute Cour (paragraphes 45 à 47 ci-dessus). Il soutient enfin qu’il existe sur ce point une similitude entre la jurisprudence de la Cour et l’approche suivie en l’espèce par la Haute Cour.

b)  Appréciation de la Cour

57.  La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle l’article 6 § 1 de la Convention garantit à chacun le droit à ce qu’un tribunal connaisse de toute contestation portant sur ses droits ou obligations de caractère civil. Ce « droit à un tribunal », dont le droit d’accès constitue un aspect, peut être invoqué par quiconque a des raisons sérieuses d’estimer illégale une ingérence dans l’exercice de l’un de ses droits de caractère civil et se plaint de n’avoir pas eu l’occasion de soumettre pareille contestation à un tribunal répondant aux exigences de l’article 6 § 1 (Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 36, série A no 18).

58.  La Cour rappelle en outre que le droit d’accès à un tribunal n’est pas absolu et qu’il se prête à des limitations implicitement admises, notamment quant aux conditions de recevabilité d’un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’Etat, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation. Toutefois, ces limitations ne sauraient restreindre l’accès ouvert à un justiciable de manière ou à un point tels que son droit à un tribunal s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, les limitations appliquées ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (S.A. Sotiris et Nikos Koutras Attee c. Grèce, no 39442/98, § 15, CEDH 2000‑XII).

59.  Enfin, la Cour rappelle que le droit d’action ou de recours doit s’exercer à partir du moment où les intéressés peuvent effectivement connaître les décisions judiciaires qui leur imposent une charge ou pourraient porter atteinte à leurs droits ou intérêts légitimes (Miragall Escolano et autres c. Espagne, nos 38366/97, 38688/97, 40777/98, 40843/98, 41015/98, 41400/98, 41446/98, 41484/98, 41487/98 et 41509/98, § 37, CEDH 2000-I, et Cañete de Goñi c. Espagne, no 55782/00, § 40, CEDH 2002‑VIII).

60.  En l’espèce, la Cour note qu’il n’est pas allégué que les délais de prescription étaient trop courts ou qu’ils portaient en soi atteinte au droit d’accès des requérants à un tribunal, les intéressés ne contestant pas le délai d’un an imparti par l’article 43 de la loi sur la Haute Cour administrative militaire pour l’introduction de leur recours administratif préalable.

61.  En effet, c’est la détermination du dies a quo du délai d’un an à l’expiration duquel l’action est réputée prescrite qui se trouve au cœur de l’affaire.

62.  La Cour observe que l’article 43 de la loi no 1602 dispose que le délai d’un an pour former un recours administratif préalable commence à courir à la date de notification du fait administratif portant préjudice ou à celle où les recourants ont pris connaissance du fait par un autre moyen.

63.  Elle relève qu’en engageant le recours de plein contentieux les requérants ont cherché à faire jouer la responsabilité pour faute de l’administration. Pareille responsabilité supposait la réunion de trois éléments : une faute de l’administration, un préjudice et un lien de causalité entre la faute et le préjudice subi.

64.  La Cour note que c’est la remise d’une arme à un appelé non autorisé à en détenir une qui constituait la faute de l’administration et le fondement de l’action en responsabilité pour faute, le décès du proche constituant le préjudice.

65.  Rien dans le dossier ne permet d’affirmer que les autorités aient notifié au requérant l’existence d’un rapport médical au sujet du meurtrier et d’une instruction de la hiérarchie militaire interdisant de fournir à celui-ci une arme (Díaz Ochoa c. Espagne, no 423/03, § 47, 22 juin 2006, et Lacárcel Menéndez c. Espagne, no 41745/02, § 33, 15 juin 2006).

66.  Dès lors, selon l’article 43 de la loi no 1602, en l’absence d’une telle notification, c’est à la date de la prise de connaissance par un autre moyen que le délai devait commencer à courir.

67.  Or force est d’admettre que les requérants ignoraient l’existence de cet élément à la date de l’incident et qu’ils n’ont pu en prendre connaissance et tenter de faire utilement valoir leur droit à réparation qu’après avoir eu accès au dossier pénal, autrement dit après la clôture de l’instruction et l’établissement d’un acte d’accusation. C’est donc au plus tôt après la clôture de l’instruction que les requérants ont eu accès aux éléments de l’enquête et qu’ils ont été en mesure de prendre connaissance d’une éventuelle faute de l’administration et d’actionner celle-ci en justice.

68.  A cet égard, la Cour réaffirme qu’un délai de recours ne peut courir qu’à compter du jour où celui qui l’invoque est en mesure d’agir valablement, c’est-à-dire au moment où il a eu ou pouvait avoir connaissance de l’acte ou de la décision portant atteinte à ses droits et contre lequel il souhaite agir (Miragall Escolano et Cañete de Goñi, précités).

69.  Par ailleurs, eu égard aux arrêts présentés par les parties (paragraphes 44 à 49 ci-dessus), la Cour note que l’approche adoptée par la Haute Cour administrative militaire n’était ni constante ni parfaitement établie à l’époque des faits. En effet, si certains de ses arrêts retiennent comme point de départ du délai la date du préjudice, d’autres font débuter ce délai à la date de la prise de connaissance de la faute administrative à l’origine du préjudice au travers de la constitution de partie civile à la procédure pénale.

70.  Dans ces conditions, on ne peut reprocher aux requérants d’avoir agi avec négligence ni d’avoir commis une erreur, étant donné qu’ils ont présenté leur réclamation à l’administration bien moins d’un an après l’acte d’accusation, et ce quelle que soit la date considérée comme celle de l’introduction du recours préalable (date d’arrivée ou date d’envoi).

71.  En rejetant le recours comme tardif dans ces circonstances, au motif que la réclamation administrative n’avait pas été introduite dans un délai qui courait à partir de la date de l’incident et non de celle de la prise de connaissance d’une éventuelle négligence fautive de l’administration, la Haute Cour administrative militaire a privé les requérants de leur droit d’accès à un tribunal.

72.  S’agissant de l’argument du Gouvernement selon lequel il y aurait une similitude entre l’approche adoptée en l’espèce par la Haute Cour et sa propre jurisprudence, la Cour ne saurait y souscrire.

73.  En effet, il est de jurisprudence constante que, dans les cas où la signification de la décision interne définitive n’est pas prévue en droit interne, le délai d’introduction des requêtes commence à courir non pas à la date de la décision, mais à la date à partir de laquelle les parties ont pu réellement prendre connaissance du contenu de cette décision (voir, parmi d’autres, Papachelas c. Grèce [GC], no 31423/96, §§ 30-31, CEDH 1999-II, et Seher Karataş c. Turquie, no 33179/96, §§ 27-29, 9 juillet 2002).

74.  En conclusion, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

B.  Sur les autres violations alléguées de l’article 6 de la Convention

75.  Les requérants reprochent à la haute juridiction militaire d’avoir retenu comme date d’introduction de leur réclamation administrative non pas la date de son envoi, mais celle de sa réception par l’administration. Ils considèrent que cette approche est déraisonnable.

Par ailleurs, ils soutiennent que, étant donné qu’ils sont des civils, leur recours aurait dû être examiné par une juridiction administrative ordinaire et non par un tribunal militaire. Ils estiment qu’une telle situation a porté atteinte à leur droit d’accès à un tribunal indépendant et impartial. Enfin, l’absence de recours en pourvoi contre les arrêts de la Haute Cour administrative militaire emporterait violation du droit à un procès équitable.

76.  Eu égard au constat de violation de l’article 6 de la Convention auquel elle est parvenue, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner séparément le grief relatif à la détermination de la date d’introduction du recours. En effet, ce grief est lié à celui tiré de la détermination du dies a quo du délai de recours. Ces deux griefs concernent d’ailleurs le même droit, celui d’accéder à un tribunal.

77.  Quant aux autres griefs, la Cour estime que, tels qu’ils sont formulés par les requérants, ils ne font apparaître aucune violation des droits garantis par la Convention.

78.  En conclusion, il y a lieu de déclarer ces griefs irrecevables.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

79.  Les requérants dénoncent une violation du droit à la vie de leur proche. Ils invoquent l’article 2 de la Convention, ainsi libellé en sa partie pertinente en l’espèce :

« Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. »

80.  Le Gouvernement combat cette thèse.

A.  Sur la recevabilité

81.  Le Gouvernement considère que les griefs tirés de l’article 2 de la Convention sont irrecevables pour non-épuisement des voies de recours internes dans la mesure où l’action pénale concernant M.F.E. était pendante au jour de l’introduction de la requête.

82.  Les requérants rétorquent que cette condition de recevabilité a été satisfaite à l’issue de la procédure devant la Haute Cour administrative militaire qui s’est achevée avec l’arrêt du 15 avril 2009.

83.  La Cour relève que la procédure pénale citée par le Gouvernement ne peut conduire, le cas échéant, qu’à la condamnation du meurtrier et non pas à la mise en cause de la négligence alléguée des autorités dans la remise d’une arme à ce dernier, ce qui constitue l’objet de la présente requête.

84.  En revanche, c’est bien cette négligence alléguée que visait aussi bien le recours de plein contentieux que les requérants ont introduit que la procédure pénale visant le sergent-chef C.T à laquelle l’un d’eux s’est porté partie intervenante. Ces deux procédures tendaient précisément à faire établir les responsabilités liées à la remise litigieuse de l’arme et au préjudice qui en a découlé et constituaient dès lors les recours appropriés en l’espèce.

85.  Les requérants ont donc épuisé les voies de recours qui étaient susceptibles de leur offrir le redressement de leurs griefs et qui présentaient des perspectives raisonnables de succès.

86.  Par conséquent la Cour rejette l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement.

87.  En outre, constatant que le grief ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité et qu’il n’est pas manifestement mal fondé, la Cour le déclare recevable.

B.  Sur le fond

1.  Sur le manquement allégué des autorités à leur devoir de protéger le droit à la vie du proche des requérants

88.  La Cour rappelle que la première phrase de l’article 2 § 1 de la Convention astreint l’Etat non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière, mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (L.C.B. c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 36, Recueil des arrêts et décisions 1998‑III, et Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 115, Recueil 1998‑VIII). Cette obligation positive implique avant tout pour les Etats le devoir primordial de mettre en place un cadre législatif et administratif visant une prévention efficace et dissuadant de mettre en péril le droit à la vie.

89.  Aussi, dans certaines circonstances bien définies, l’article 2 peut mettre à la charge des autorités l’obligation positive de prendre préventivement des mesures d’ordre pratique pour protéger l’individu dont la vie est menacée par les agissements criminels d’autrui (Mastromatteo c. Italie [GC], no 37703/97, § 67 in fine, CEDH 2002‑VIII, Branko Tomašić et autres c. Croatie, no 46598/06, § 50, 15 janvier 2009, et Opuz c. Turquie, no 33401/02, § 128, 9 juin 2009).

90.  Cela ne signifie toutefois pas que l’on puisse déduire de cette disposition une obligation positive d’empêcher toute violence potentielle. Il faut en effet interpréter cette obligation de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif (Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, § 55, CEDH 2002-III).

91.  Dès lors, toute menace alléguée contre la vie n’oblige pas les autorités, au regard de la Convention, à prendre des mesures concrètes pour en prévenir la réalisation. La Cour a affirmé qu’il y a une obligation positive lorsqu’il est établi que les autorités connaissaient ou auraient dû connaître l’existence d’une menace réelle et immédiate pour la vie d’un ou de plusieurs individus et qu’elles n’ont pas pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, auraient sans doute pallié ce risque (voir Maiorano et autres c. Italie, no 28634/06, § 106, 15 décembre 2009, ainsi que les références qui y figurent).

92.  En l’espèce, la Cour observe que M.F.E. a été soumis à un examen médical à l’issue duquel les médecins de l’armée ont diagnostiqué un comportement antisocial et des troubles d’anxiété. Ces derniers ont estimé nécessaire de lui prescrire un traitement médicamenteux et de le placer sous suivi. Ils ont en outre préconisé aux autorités de ne pas lui fournir d’arme et de le dispenser des obligations de garde. A l’issue d’un entretien avec l’intéressé, le capitaine C.I. a décidé de suivre les préconisations des médecins et de retirer son arme à M.F.E. Le sergent-chef C.T., qui allait être amené à assurer le commandement de la caserne, a été personnellement informé de cette décision.

93.  Il est évident que ces précautions ont été prises dans le but d’éviter tout risque aussi bien pour la vie et l’intégrité physique des autres soldats que pour celles de M.F.E. Il s’agit là de mesures que l’on pouvait raisonnablement attendre des autorités dans pareil cas.

94.  Le cadre administratif et réglementaire approprié destiné à protéger le droit à la vie a ainsi été dûment mis en œuvre lorsque des inquiétudes concernant le soldat M.F.E sont apparues.

95.  Toutefois, le sergent-chef assurant le commandement en l’absence du capitaine C.I. a décidé de fournir une arme à M.F.E. et de l’astreindre à des obligations de garde, et ce au mépris des instructions de sa hiérarchie et des préconisations des médecins.

96.  De plus, il a fait monter la garde à M.F.E. et à Selçuk Yabansu au même moment et sur des points rapprochés, alors même que, la veille, M.F.E. avait violemment pris à partie le proche des requérants.

97.  En agissant de la sorte, le sergent-chef a fait courir un risque prévisible au proche des requérants, risque qui s’est au demeurant réalisé.

98.  En d’autres termes, il y a eu une défaillance pratique dans le cadre administratif et réglementaire qui avait initialement permis de prendre préventivement les mesures d’ordre pratique pour protéger la vie de Selçuk Yabansu.

99.  Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure à la violation de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel.

2.  Sur la violation alléguée des obligations procédurales découlant de l’article 2 de la Convention

100.  La Cour rappelle que les obligations positives énoncées à la première phrase de l’article 2 de la Convention impliquent également l’obligation de mettre en place un système judiciaire efficace et indépendant permettant d’établir la cause du meurtre d’un individu et de punir les coupables (Mastromatteo, précité, § 89). Le but essentiel de pareille enquête est d’assurer la mise en œuvre effective des dispositions de droit interne qui protègent le droit à la vie et, lorsque le comportement d’agents ou autorités de l’Etat pourrait être mis en cause, de veiller à ce que ceux-ci répondent des décès survenus sous leur responsabilité (Paul et Audrey Edwards, précité, §§ 69 et 71).

101.  La Cour rappelle en outre que la forme de l’enquête peut varier selon les circonstances. Lorsqu’il s’agit de mettre en cause une négligence, une voie civile ou disciplinaire peut être suffisante (Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 51, CEDH 2002‑I).

102.  En l’espèce, la Cour note qu’une procédure pénale a été engagée contre le meurtrier présumé du proche des requérants et que celui-ci s’est vu infliger une lourde peine – vingt-cinq ans d’emprisonnement – en première instance. La procédure est actuellement pendante devant la Cour de cassation.

103.  Cette condamnation, même si elle devait être confirmée, n’est pas à elle seule suffisante pour satisfaire aux obligations procédurales de l’article 2 de la Convention, lesquelles vont jusqu’à exiger l’existence d’un recours permettant de mettre en cause la responsabilité de l’Etat ou de ses agents (Mastromatteo, précité, §§ 95 et suivants, et Maiorano et autres, précité, §§ 126 et suivants).

104.  La Cour observe que les requérants ont emprunté deux voies pour faire établir ce type de responsabilité : un recours de nature administrative et un recours de nature pénale.

105.  S’agissant du recours devant les juridictions administratives, la Cour observe qu’il a été déclaré irrecevable pour non-respect des règles de forme dans des conditions qui ont emporté violation du droit d’accès à un tribunal au sens de l’article 6 de la Convention. Elle renvoie à cet égard aux paragraphes 57 et suivants ci-dessus.

106.  S’agissant du recours pénal, la Cour rappelle que, si le droit de faire poursuivre ou condamner pénalement des tiers ne saurait être admis en soi (Perez c. France [GC], no 47287/99, § 70, CEDH 2004-I), un système judiciaire efficace tel qu’exigé par l’article 2 peut comporter, et dans certaines circonstances doit comporter, un mécanisme de répression pénale (Maiorano et autres, précité, § 128).

107.  A cet égard, elle relève que, dans la présente affaire, les requérants se sont portés partie intervenante à la procédure engagée contre le sergent-chef C.T. pour négligence dans l’exercice de ses fonctions.

108.  Cette procédure s’est soldée par la relaxe de C.T. au motif que l’élément intentionnel de l’infraction faisait défaut.

109.  La Cour note que les juridictions répressives ont cantonné leur examen à l’accusation de « négligence » en tant que telle et qu’elles ont exclu d’aborder l’affaire sous sa dimension attentatoire à la vie.

110.  En effet, le procès pénal en question ne visait qu’à établir l’éventuelle responsabilité du prévenu pour « négligence dans l’exercice de ses fonctions », sous l’angle de l’article 257 § 2 du code pénal, lequel n’a nullement trait aux faits constitutifs d’une atteinte à la vie ni à la protection du droit à la vie, au sens de l’article 2 (Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, §§ 115-116, CEDH 2004‑XII).

111.  Par ailleurs, la Cour souscrit aux conclusions du parquet général relatives à l’insuffisance de certains aspects de l’enquête (paragraphe 25 ci-dessus).

112.  A la lumière de ce qui précède, la Cour estime qu’il n’y pas eu de réponse judiciaire permettant de satisfaire à l’obligation positive de l’Etat d’établir l’éventuelle responsabilité de l’administration et/ou de ses agents impliqués dans les faits.

113.  Il s’ensuit qu’il y a eu également violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

114.  Les requérants se plaignent enfin de l’absence d’une voie de recours leur permettant de faire valoir leurs griefs, au sens de l’article 13 de la Convention.

115.  La Cour estime que ce grief ne pose pas de question distincte de celles examinées sur le terrain de l’article 6 et du volet procédural de l’article 2 de la Convention.

116.  Dès lors, il n’y a pas lieu de examiner séparément ni la recevabité ni le bien fondé de ce grief.

IV.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

117. Les requérants demandent 100 000 EUR pour Hasan et Muteber Yabansu pour préjudice matériel. En ce qui concerne le préjudice moral, ils sollicitent conjointement 50 000 EUR. Ils réclament enfin 32 500 EUR pour frais et dépens.

118.  Le Gouvernement conteste ces prétentions et prie la Cour de les rejeter.

119.  La Cour rappelle qu’il doit y avoir un lien de causalité manifeste entre le préjudice allégué et la violation de la Convention et que la satisfaction équitable peut, le cas échéant, inclure une indemnité au titre de la perte de soutien financier (Kavak c. Turquie, no 53489/99, § 109, 6 juillet 2006). Or, en l’espèce, elle observe que les requérants n’ont pas produit de justificatif ou d’explication en ce qui concerne le soutien matériel que leur aurait apporté jusqu’alors Selçuk Yabansu. En conséquence, elle rejette la demande de réparation matérielle (Havva Dudu Albayrak et autres c. Turquie, no 24470/09, § 56, 21 juin 2011).

120.  S’agissant du dommage moral, la Cour, statuant en équité, accorde 30 000 EUR conjointement aux requérants.

121.  S’agissant des frais et dépens, la Cour rappelle que, au titre de l’article 41 de la Convention, elle rembourse les frais d’un montant raisonnable dont il est établi qu’ils ont été réellement et nécessairement exposés (voir, entre autres, Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 79, CEDH 1999-II). Elle rappelle de plus que l’article 60 § 2 de son règlement prévoit que toute prétention présentée au titre de l’article 41 de la Convention doit être chiffrée, ventilée par rubrique et accompagnée des justificatifs nécessaires, faute de quoi elle peut rejeter la demande en tout ou en partie (Zubani c. Italie (satisfaction équitable), no 14025/88, § 23, 16 juin 1999). Or elle observe qu’il n’a été produit en l’espèce aucun document susceptible d’étayer la demande de remboursement des frais et dépens – (factures, contrat d’avocat, notes d’honoraires, par exemple). Partant, elle estime qu’il n’y a pas lieu d’octroyer aux requérants de somme de ce chef.

122.  Par ailleurs, la Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR À L’UNANIMITÉ

1.  Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés du respect du droit à la vie, du droit de recours effectif et du droit d’accès à un tribunal pour autant qu’il concerne le calcul du dies a quo et irrecevable quant aux autres griefs tirés de l’article 6 de la Convention ;

2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

3.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel ;

4.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural ;

5.  Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner ni la recevabilité ni le bien fondé du grief tiré de l’article 13 de la Convention ;

6.  Dit

a)  que l’Etat défendeur doit verser aux requérants conjointement, au titre du dommage moral, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 30 000 EUR (trente mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, à convertir dans la monnaie de l’Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

7.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 novembre 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

              Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident


Annexe

Prénom et nom

Date de naissance

Lien de parenté avec Selçuk Yabansu

Hasan Yabansu

16 mars 1936

père

Muhteber Yabansu

5 mars 1941

mère

Herdem Kartal

16 février 1965

sœur

İhsan Yabansu

12 mars 1968

frère

Şerafettin Yabansu

10 juin 1970

frère

Yüksel Yabansu

20 novembre 1976

frère

Mayican Türeli

16 septembre 1981

sœur

İlyas Yabansu

3 mars 1985

frère

Aslihan Temel

8 juin 1987

sœur

Extraits similaires
highlight
Extraits similaires
Extraits les plus copiés
Extraits similaires

Textes cités dans la décision

  1. CODE PENAL
Inscrivez-vous gratuitement pour imprimer votre décision
CEDH, Cour (deuxième section), AFFAIRE YABANSU ET AUTRES c. TURQUIE, 12 novembre 2013, 43903/09