CEDH, Cour (quatrième section), AFFAIRE FALZON c. MALTE, 20 mars 2018, 45791/13

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Chronologie de l’affaire

Commentaires3

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CEDH · 20 mars 2018

Communiqué de presse sur les affaires 5310/71, 28046/05, 16538/17, 13237/17, 45791/13, 42399/13, 24051/14, 36747/14, 60710/14, 3741/15, …

 

CEDH · 20 mars 2018

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CEDH · 16 mars 2018

Communiqué de presse sur les affaires 45791/13, 5310/71, 42399/13, 24051/14, 36747/14, 60710/14, 3741/15, 7615/15, 24303/15, 24307/15, …

 
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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Quatrième Section), 20 mars 2018, n° 45791/13
Numéro(s) : 45791/13
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : Annen c. Allemagne, n° 3690/10, § 55, 26 novembre 2015
Axel Springer AG c. Allemagne [GC], n° 39954/08, §§ 83 et 89-95, 7 février 2012
Bédat c. Suisse [GC], n° 56925/08, § 49, CEDH 2016
Björk Eiðsdóttir c. Islande, n° 46443/09, § 71, 10 juillet 2012
Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], n° 21980/93, § 65, CEDH 1999 III
Brasilier c. France, n° 71343/01, §§ 38 et 41, 11 avril 2006
Cheltsova c. Russie, n° 44294/06, § 79, 13 juin 2017
Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], n° 40454/07, CEDH 2015 (extraits)
De Haes et Gijsels c. Belgique, § 47, 24 février 1997, Recueil des arrêts et décisions
Desjardin c. France, n° 22567/03, §§ 42, 48-49, 22 novembre 2007
Feldek c. Slovaquie, n° 29032/95, § 81, CEDH 2001 VIII
Janowski c. Pologne [GC], n° 25716/94, § 30, CEDH 1999 I
Jerusalem c. Autriche, n° 26958/95, § 43, CEDH 2001 II
Nilsen et Johnsen c. Norvège [GC], n° 23118/93, § 43, CEDH 1999-VIII
Karácsony et autres c. Hongrie [GC], nos 42461/13 et 44357/13, § 144, CEDH 2016 (extraits)
Kyprianou c. Chypre [GC], n° 73797/01, § 171, CEDH 2005-XIII
Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 62, CEDH 2007 IV
Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 42, série A n° 103
Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], n° 18030/11, § 165, CEDH 2016
Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie-Herzégovine [GC], n° 17224/11, § 88, CEDH 2017
OOO Izdatelskiy Tsentr Kvartirnyy Ryad c. Russie, n° 39748/05, § 43, 25 avril 2017
Pentikäinen c. Finlande [GC], n° 11882/10, § 90, CEDH 2015
Thorgeir Thorgeirson c. Islande, 25 juin 1992, § 66, série A n° 239
Unabhängige Initiative Informationsvielfalt c. Autriche, n° 28525/95, §§ 9 et 41, CEDH 2002 I
Von Hannover c. Allemagne (n° 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, CEDH 2012
Zakharov c. Russie, n° 14881/03, § 30, 5 octobre 2006
Niveau d’importance : Importance moyenne
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusions : Violation de l'article 10 - Liberté d'expression-{général} (Article 10-1 - Liberté d'expression) ; Dommage matériel et préjudice moral - réparation (Article 41 - Préjudice moral ; Dommage matériel ; Satisfaction équitable)
Identifiant HUDOC : 001-181826
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2018:0320JUD004579113
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Sur les parties

Texte intégral

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE FALZON c. MALTE

(Requête no 45791/13)

ARRÊT

STRASBOURG

20 mars 2018

DÉFINITIF

20/06/2018

Cet arrêt est devenu définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Falzon c. Malte,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Ganna Yudkivska, présidente,
Vincent A. De Gaetano,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Faris Vehabović,
Egidijus Kūris,
Carlo Ranzoni,
Marko Bošnjak, juges,
et de Andrea Tamietti, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 février 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 45791/13) dirigée contre la République de Malte et dont un ressortissant de cet État, M. Michael Falzon (« le requérant »), a saisi la Cour le 8 juillet 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant a été représenté par Me T. Comodini Cachia, avocate à La Valette. Le gouvernement maltais (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, P. Grech, Attorney General.

3.  Le requérant se plaint de la décision des juridictions internes de le condamner pour diffamation au paiement d’une amende. Il y voit une violation de l’article 10.

4.  Le 27 août 2015, le grief formulé sur le terrain de l’article 10 a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus en vertu de l’article 54 § 3 du règlement.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5.  Le requérant est né en 1945 et réside à Naxxar.

A.  La genèse de l’affaire

6.  Le requérant fut député de 1976 à 1996, et ministre de 1987 à 1996. Avant même d’être élu au Parlement, il officiait déjà comme commentateur politique dans les médias et publiait régulièrement dans la presse nationale des tribunes sur la politique intérieure. Après avoir quitté le Parlement, il commença à écrire chaque semaine des articles d’opinion dans le journal Maltatoday et dans un autre hebdomadaire.

7.  Le 6 mai 2007, M. Michael Falzon (ci-après désigné par les initiales M.F. à des fins de commodité, le requérant étant son homonyme), numéro deux du parti travailliste maltais (Malta Labour Party, ci-après « MLP »), prononça un discours public, relayé par les médias du pays. Dans ce discours, il disait qu’il avait reçu un courriel anonyme et des lettres de menaces et qu’il s’en était plaint directement auprès du commissaire de police (« le commissaire »), et il évoquait la discussion au cours de laquelle il avait demandé à ce dernier d’enquêter sur l’affaire.

8.  Les passages les plus pertinents du discours se lisent ainsi (traduction du greffe) :

« (...) mais le fait qu’aujourd’hui, on puisse lire en première page du journal Illum un éditorial de S.B., qui a choisi de parler d’une enquête de police en cours, d’un courriel anonyme que j’ai reçu, d’une lettre de menaces que j’ai reçue ... cela atteint un niveau qui ne devrait pas être acceptable dans notre pays. Et quiconque se cache derrière tout cela, où qu’il soit, et j’insiste, où qu’il soit, devrait avoir honte ... honte !

(...)

Oui, j’ai reçu un courriel anonyme ... et j’ai reçu des lettres de menaces, en novembre dernier. Je n’en avais pas parlé aux membres de ma famille. Aujourd’hui, c’est le journal Maltatoday qui le leur a appris ... Je peux le leur dire moi-même ... mais lorsque quelque chose est illégal, je vais voir la police. Et c’est ce que j’ai fait. Je suis allé voir le commissaire ; je peux le dire, puisque ceux qui ont publié ces informations l’ont déjà fait, moi aussi je peux en parler, à présent, afin que tout le monde sache. Je suis donc allé voir le commissaire. Je vais vous dire ce que je lui ai dit ... et il confirmera. Il m’a demandé : « que ferons-nous, Mike, s’il [s’avère que] c’est X ou Y ? » Je lui ai répondu : « je vous le dis aujourd’hui, M. R. Qui que ce soit dans ce pays, je vous autorise dès aujourd’hui, par avance, avant même que vous ne commenciez votre enquête, à faire le nécessaire. Parce que ce qui est illégal, je le condamne, et notre parti a toujours condamné l’illégalité.

Et nous en arrivons à [la question de] ce courriel anonyme [U wasalna fuq email anonima].

Et aujourd’hui (...) K.S.N. [un journaliste], K.S.N. m’a appelé hier aussi, et il m’a dit « mais vous savez, ce courriel est anodin, il n’y a rien dedans ». Et je dis à K.S.N. et [aux autres personnes qui alimentent] ce type de journalisme : quand vous savez [qu’]il y a une enquête de police, est-ce à vous, à vous de décider de ce qui est illégal et de ce qui ne l’est pas [?]

Parce que [c’était] un admirateur. Et [l’auteur] de ce courriel, en vérité. Je vais lui parler, bien sûr. Mais remarquez qu’il a envoyé ce message de façon anonyme ! Généralement, un admirateur dit plutôt : « Bonjour, Mike, est-ce que tout va bien ? » Il n’envoie pas un message anonyme. Et K.S.N. a dit d’autres choses encore, et S.B. [le rédacteur en chef de Maltatoday] aussi. Il a dit notamment, parce qu’il sait beaucoup de choses, il m’a aussi appelé hier, et je lui ai dit – je lui ai dit : « Vous enfreignez la loi. C’est du ressort de la police désormais. » Il a dit aussi qu’apparemment, apparemment, il n’était rien ressorti de l’enquête sur le courriel, qu’il n’en était rien ressorti, et que la police allait s’arrêter là. Et je lui dis maintenant, publiquement [à lui et à S.B.] : « Monsieur K.S.N., monsieur S.B., vous n’avez pas inventé l’eau tiède ! » Cela fait des semaines qu’un employé de notre parti dit en substance la même chose ... au Centre ... des semaines. Et il m’a dit que j’allais me ridiculiser. Je ne vais pas m’en mêler. Je ne vais pas me mêler de l’enquête de police. C’est à eux de décider.

Mais hier, j’ai dit au commissaire, et à l’inspecteur C., que ces propos couraient depuis longtemps au Centre [club du parti]. Je [leur] ai donné les noms, et c’est maintenant à la police de décider si elle souhaite découvrir d’où proviennent ces informations, et qui décide dans ce pays. »

9.  Le même jour, le journaliste K.S.N. publia dans le journal Illum un article intitulé « Pour un courriel, un admirateur de M.F. se retrouve devant la police » Au début de l’article, il exposait qu’un courriel anodin envoyé au numéro deux du MLP avait été transmis à la police, laquelle en avait identifié l’auteur et l’avait interrogé. En conclusion, il indiquait que lorsqu’on lui avait demandé si c’était lui qui avait saisi la police, le numéro deux du MLP (c’est-à-dire M.F.) avait répondu qu’il « ne confirmerait ni ne démentirait » avoir connaissance de l’affaire.

10.  Le 13 mai 2007, le journal Maltatoday publia une tribune intitulée « Du flicage des ennemis », dans laquelle le requérant réagissait au discours de M.F. et s’interrogeait sur la manière dont les deux principaux partis politiques percevaient les forces de l’ordre. Les premiers paragraphes de l’article se lisaient ainsi :

« J’ai récemment eu l’occasion, lors d’une courte visite à Londres, de voir « La Vie des autres » (titre original : Das Leben Anderen [sic]). Ce film allemand primé aux Oscars se déroule en 1984 et nous plonge au cœur de la scène culturelle de Berlin-Est, placée sous la surveillance d’agents secrets de la Stasi, la police secrète de l’ex‑République démocratique allemande (Allemagne de l’Est). Mettant les méthodes de la Stasi au centre de l’intrigue, il dénonce avec force le comportement répugnant de la police politique.

Ma conviction profonde est que les forces de l’ordre ont seulement pour rôle de faire respecter la loi, de protéger les personnes et les biens et d’arrêter les criminels. Le recours à la police dans un autre contexte, dans un but de contrôle des libertés, est ce qui définit fondamentalement un État policier, et le fait d’ajouter l’adjectif « démocratique » dans l’appellation officielle du pays n’y change rien.

Mon malaise a atteint son paroxysme lorsque je me suis rendu compte que le film traite d’une époque qui remonte à 22 années à peine, ce qui pour Malte correspond aux années Mintoff [ancien dirigeant du parti travailliste et Premier ministre], époque à laquelle j’évoluais déjà sur la scène politique. J’étais loin de penser qu’à mon retour à Malte les événements me conduiraient à me demander si le PN [parti nationaliste] et le MLP envisageaient tout à fait de la même manière que moi le rôle de la police. »

11.  D’autres parties pertinentes de l’article se lisent ainsi :

« Je suis bien triste de le dire mais je ne peux qu’être profondément inquiet de la facilité avec laquelle le numéro deux du MLP, Michael Falzon [M.F.], a réussi à persuader le commissaire de police d’enquêter sur la provenance d’un courriel anonyme anodin et sans importance qui lui avait été adressé. D’autant plus que c’est uniquement dans le contexte des conflits et querelles internes au MLP, et encore en cherchant vraiment très loin, que ce courriel aurait pu être considéré, à tort, comme « suspect ».

Michael Falzon [M.F.] a dit que le commissaire de police – avec lequel il entretient, semble-t-il, des relations amicales puisqu’ils s’appellent par leurs prénoms respectifs – lui avait demandé s’il devait procéder de la même manière si le coupable se révélait être X ou Y, sous-entendant par-là que le commissaire lui proposait de faire deux poids deux mesures en fonction l’identité du « coupable ».

Plus préoccupant encore, lorsque la police est parvenue à identifier l’auteur du courriel, elle a non seulement saisi son ordinateur, mais elle lui a aussi ordonné de se présenter chaque jour au commissariat pour y pointer, alors qu’il n’était accusé d’aucune infraction.

Le numéro deux du MLP, Michael Falzon [M.F.], aurait-il réussi à utiliser les forces de l’ordre pour contrôler la liberté d’un simple particulier innocent et respectueux des lois qu’il soupçonnait d’être un ennemi politique ? Et y aurait-il au sein de la police quelqu’un qui a abusé de ses pouvoirs en acceptant de faire cela au profit de la faction dirigée par [M.F.] dans le cadre des querelles internes au MLP ? Pourquoi la police devrait-elle intervenir dans la politique interne du MLP où, de toute évidence, trop de cuisiniers gâtent la sauce ?

(...)

Et pourtant, on peut s’interroger sur la facilité avec laquelle le numéro deux du MLP a pu l’appeler pour se plaindre et, pire encore, sur la facilité avec laquelle cet homme politique de premier plan est parvenu à bénéficier d’un service qui ne saurait en aucune manière être lié à la lutte contre la « criminalité » telle que nous la connaissons.

(...)

Ces événements semblent indiquer que certains membres du parti travailliste peuvent exercer une influence sur les forces de l’ordre et interférer dans leurs décisions. Et cela alors qu’ils sont encore dans l’opposition. Il est donc légitime de s’interroger sur ce qu’ils feraient à cet égard une fois au gouvernement.

(...)

Alors, que fait le gouvernement à ce sujet ? Le numéro deux du MLP, qui se trouve être mon homonyme, a-t-il plus de poids et d’influence auprès du commissaire que le vice-premier ministre, qui est politiquement responsable des forces de l’ordre ?

(...)

Je crois fermement que Tonio Borg [le ministre de l’Intérieur] devrait diligenter une enquête de haut niveau afin que toute la lumière soit faite sur ce feuilleton sordide. Il le doit à ceux qui ont consacré les meilleures années de leur vie à la protection de la liberté personnelle de chaque citoyen maltais. Il le doit à tous les citoyens maltais d’aujourd’hui et de demain qui n’ont pas connu le temps passé, afin qu’ils puissent vivre dans un monde où personne ne contrôle leur liberté, et donc leur vie. »

B.  La procédure en diffamation

12.  Le 17 juillet 2007, M.F., le numéro deux du MLP, engagea sur le fondement de l’article 28 du chapitre 248 des lois de Malte (voir « Le droit interne pertinent » ci-dessous) une procédure en diffamation contre le requérant (et contre le rédacteur en chef du journal). Soutenant que les extraits susmentionnés de l’article étaient diffamatoires, il réclamait des dommages et intérêts.

13.  Le requérant plaida a) que l’article qui avait été publié reflétait son opinion et qu’il constituait par conséquent un commentaire loyal et l’expression d’un jugement de valeur, b) que tous les éléments factuels y figurant étaient matériellement exacts et reposaient sur des propos que M.F. lui-même avait tenus publiquement quelques jours avant la publication litigieuse, et c) que M.F. exerçait des fonctions publiques et devait par conséquent accepter un niveau de critique plus élevé.

14.  Au cours de la procédure, la cour des magistrats entendit les dépositions du demandeur (M.F., numéro deux du MLP), du commissaire, du requérant, du rédacteur en chef (S.B.), et de deux autres journalistes (A.B.D. et K.S.N.). Elle examina les documents qui lui avaient été communiqués, à savoir un échange de courriels entre M.F. et une autre personne (J.B.), ainsi que la retranscription du discours de M.F. et deux articles (l’un publié sur Internet, l’autre dans la presse écrite) intitulés « Pour un courriel, un admirateur du numéro deux [du MLP] se retrouve devant la police ».

15.  Dans sa déposition (telle que résumée par la juridiction de première instance), le commissaire déclara ce qui suit :

–  M.F. n’avait eu aucune influence, ni par la persuasion ni autrement, sur la manière dont il avait exercé ses fonctions dans le cadre de l’affaire en question ;

–  M.F. avait sollicité et obtenu une entrevue normale, au cours de laquelle il lui avait montré une lettre « injurieuse et pleine de menaces » qui lui avait été adressée et il lui avait demandé d’enquêter sur son contenu ;

–  M.F. lui avait également indiqué qu’il avait reçu un courriel, et le lui avait transmis ultérieurement, à sa demande ;

–  il avait demandé à M.F. s’il entendait intenter une action contre la personne qui se trouverait être à l’origine de cette démarche, sachant que ce type d’agissements ne pouvait donner lieu à des poursuites que si la partie lésée déposait plainte ;

–  les documents qui lui avaient été communiqués avaient ensuite été transmis à la police judiciaire (Criminal Investigation Department) pour enquête, et il n’avait plus eu aucun contact avec M.F. au sujet de l’affaire, à laquelle il n’avait pas accordé un caractère prioritaire.

16.  Le requérant ne soumit ses observations écrites qu’après l’expiration du délai imparti, et le tribunal en charge de l’affaire refusa de les accepter.

17.  Par un jugement du 4 mai 2010, la cour des magistrats déclara le requérant coupable de diffamation à l’égard du numéro deux du MLP. Elle lui ordonna de verser à l’intéressé 2 500 euros (EUR) de dommages et intérêts, et le condamna aux dépens conjointement avec le rédacteur en chef (qui dut également verser 1 000 EUR de dommages et intérêts).

18.  La cour s’appuya sur la déposition du commissaire pour apprécier la situation factuelle. Elle estima que si les limites de la critique admissible étaient plus larges à l’égard des personnages publics, dont les hommes politiques, qu’à l’égard des simples particuliers, les hommes politiques n’en restaient pas moins protégés par l’article 10 § 2 : leur protection devait seulement être mise en balance avec l’intérêt résidant dans la liberté du débat sur les questions politiques. Elle estima que l’article entachait et entamait la réputation du demandeur, et qu’il était donc diffamatoire. Elle rejeta les arguments du requérant, considérant qu’il n’avait pas été prouvé : i) que M.F. eût usé de la position qu’il occupait au sein de son parti politique pour manipuler le commissaire ; ii) que par ses actions, M.F. eût fait outrage aux forces de l’ordre en faisant appel à leurs services à des fins personnelles ; iii) que M.F. se comportât tel un « deus ex machina » tirant en coulisse les ficelles des forces de l’ordre dans le but d’atteindre ses objectifs.

19.  Le requérant fit appel de ce jugement.

20.  Le 6 octobre 2010, la Cour d’appel (dans l’exercice de sa compétence inférieure) rejeta l’appel et confirma le jugement de première instance. Elle jugea utile d’analyser et de mentionner l’ensemble des éléments pertinents que le tribunal de première instance n’avait pas évoqués :

–  M.F. soutenait, comme il l’avait fait en première instance, que le lecteur avait été amené à croire qu’il avait persuadé la police de nuire à quelqu’un, alors qu’il n’avait fait que déposer plainte afin que soit menée une enquête sur les lettres et courriels anonymes qu’il avait reçus.

–  Les déclarations du commissaire (voir ci-dessus) étaient également à prendre en compte.

–  L’appelant (le requérant) considérait que le courriel reçu par M.F. était anodin et que l’intéressé y avait réagi de manière disproportionnée. Il estimait que le discours prononcé publiquement par M.F. (au centre du parti travailliste à Rabat) faisait apparaître une certaine familiarité entre ce dernier et le commissaire, et que si les deux hommes n’avaient pas été proches, M.F. n’aurait pas contacté directement le commissaire mais se serait rendu dans un commissariat pour y déposer sa plainte, comme n’importe quel citoyen. Il pensait donc qu’il était naturel de se demander si M.F. avait utilisé le commissaire pour régler des affaires internes au parti. Même lors du contre-interrogatoire auquel il avait été soumis, il avait répété que M.F. avait exercé une influence sur le commissaire.

–  D’après le rédacteur en chef, il ressortait du discours prononcé par le numéro deux du MLP que lorsqu’il l’avait rencontré pour discuter des courriels et des lettres anonymes qu’il avait reçus, l’intéressé avait fait pression sur le commissaire pour qu’il ouvre une enquête.

–  En réponse à la question de savoir si M.F. avait fait pression sur le commissaire, K.S.N. avait déclaré lors de son contre-interrogatoire qu’il savait qu’une plainte avait été déposée au sujet du courriel et que, le jour de la publication, M.F. avait dit qu’il autorisait le commissaire à engager une procédure contre le coupable quelle que fût son identité.

21.  La Cour d’appel jugea qu’au vu de l’ensemble des éléments pertinents, qui permettaient de comprendre les circonstances ayant précédé et entouré la publication de l’article, on ne pouvait qualifier de commentaires loyaux les suppositions du requérant. Elle considéra qu’un lecteur ordinaire ne pouvait voir dans les propos de l’intéressé des remarques et des critiques objectivement raisonnables, équilibrées et faites de bonne foi, étant donné que ces propos se fondaient sur une supposition qui consistait à dire que M.F. avait exercé une influence sur le commissaire dans le but de restreindre la liberté d’autrui. Elle estima que l’attaque visant M.F. avait donc dépassé les limites de la juste critique et que, dès lors, M.F. avait été parfaitement en droit de porter plainte. Elle déclara que le rôle actif de l’intéressé sur la scène politique ne justifiait pas que l’on pût diriger contre lui pareille attaque, non corroborée par des éléments factuels. Elle précisa que même si elle constituait un principe établi, la liberté d’expression devait s’exercer dans les justes limites du canon de la vérité factuelle objective et de la mesure (entro l-limiti ġusti ta’ dak il‑kanoni tal-verita’ oġġettiva tal-fatti u tal-kontinenza), telles que définies par la doctrine et la jurisprudence les plus progressives concernant les débats de société et l’exercice de la critique.

C.  La procédure de recours constitutionnel

22.  Le 9 mars 2011, le requérant engagea une procédure de recours constitutionnel. Il soutenait notamment que les décisions rendues dans le cadre de la procédure en diffamation avaient emporté violation à son égard de l’article 10 de la Convention. Il arguait en substance que sa tribune était une critique, forme légitime d’expression d’une opinion sur le travail d’un personnage public, autorisée dans une société démocratique. Il plaidait qu’en accordant une protection aussi étendue à un personnage public de cette envergure, on muselait la libre expression. Il ajoutait que les tribunaux lui avaient imputé des insinuations et des allégations qu’il n’avait ni formulées ni même esquissées dans son article, et que notamment, c’était à tort que la cour des magistrats avait dit qu’il avait accusé M.F. d’avoir « manipulé » le commissaire, d’avoir exercé sur lui des pressions qui l’avaient « entravé dans l’exercice de ses fonctions », et d’avoir agi comme un « deus ex machina tirant les ficelles des forces de l’ordre ». Il affirmait qu’il s’agissait là de propos qui ne figuraient pas dans son article et qui avaient été inventés sans raison par la cour.

23.  Par un jugement du 30 mars 2012, le tribunal civil (première chambre), siégeant au titre de sa compétence constitutionnelle, rejeta les griefs formulés par le requérant.

24.  Il considéra que le requérant tentait d’obtenir une révision de la procédure ordinaire. Il estima qu’il n’était pas tout à fait vrai que le requérant n’eût jamais laissé entendre que M.F. avait « manipulé » le commissaire, étant donné qu’il avait précisément posé la question suivante : « [l]e numéro deux du MLP, Michael Falzon [M.F.], aurait-il réussi à utiliser les forces de l’ordre pour contrôler la liberté d’un simple particulier innocent et respectueux des lois qu’il soupçonnait d’être un ennemi politique ? ». Il conclut qu’en toute hypothèse, même si le requérant considérait que les propos que lui avait prêtés la cour des magistrats étaient des inventions, le raisonnement de celle-ci n’emportait pas violation à son égard des droits découlant de l’article 10.

25.  Le tribunal releva la référence à la Stasi par laquelle le requérant avait commencé son article et son récit des démarches de M.F. qui avaient abouti à ce qu’un individu fasse l’objet d’une enquête et voie son ordinateur saisi. Il nota que dans ce contexte, le requérant s’était demandé si M.F. avait « utilisé » les forces de l’ordre contre un opposant politique, il avait reproché au commissaire d’avoir agi sur la foi des indications de M.F., et il avait même appelé le ministre de l’Intérieur à se pencher sur la question. Il considéra que le commissaire avait lui aussi été la cible des critiques du requérant.

26.  Le tribunal estima que si le terme « utilisé » ne signifiait pas « manipulé », contrairement à ce qu’avait sous-entendu la cour des magistrats, tel qu’il était employé dans l’article litigieux il véhiculait néanmoins une idée d’abus. Il observa que le requérant reprochait à M.F. d’avoir tiré avantage de sa position politique pour exercer une pression sur les forces de l’ordre et obtenir d’elles qu’elles prennent des mesures se traduisant par la persécution d’un citoyen innocent. Il considéra qu’il était légitime que la victime d’une infraction se plaignît à la police et qu’il incombait alors à celle-ci de faire le nécessaire. Quant à la référence faite à la « Stasi » dans les premières lignes de l’article, il jugea que même si là n’avait pas été l’intention du requérant, elle donnait l’impression d’une comparaison.

27.  Le tribunal conclut que même si les limites de la critique admissible étaient plus larges à l’égard d’un personnage public, les juridictions ordinaires avaient ménagé un juste équilibre entre les droits concurrents compte tenu de la teneur de l’article.

28.  Le requérant contesta cette décision.

29.  Par un arrêt du 11 janvier 2013, la Cour constitutionnelle rejeta son recours.

30.  Elle jugea que les décisions rendues par les juridictions ordinaires et l’amende infligée au requérant constituaient certes une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de ses droits découlant de l’article 10, mais que cette ingérence était prévue par la loi (article 28 de la loi relative à la presse). Tout en rappelant l’importance de la liberté d’expression garantie à la presse, elle souligna que celle-ci devait respecter certaines limites et exercer son rôle dans le respect de ses devoirs et responsabilités, notamment quant à la réputation et aux droits d’autrui. Elle précisa que si les limites de la critique admissible étaient plus larges pour les hommes politiques, ces derniers n’en avaient pas moins droit à la protection de leur réputation, et qu’en pareilles circonstances il fallait pour apprécier le caractère raisonnable et proportionné de l’ingérence litigieuse tenir compte de l’importance du débat public.

31.  Elle rappela la différence entre « faits » et « jugements de valeur » (les seconds n’ayant pas à être prouvés), mais considéra que l’on ne pouvait pas, sous couvert d’exprimer une opinion ou un jugement de valeur, affirmer des contre-vérités sur autrui. Elle jugea légitime la conclusion de la Cour d’appel selon laquelle certains propos figurant dans la tribune du requérant reposaient sur le postulat qu’il était avéré que le numéro deux du MLP avait influencé la police de manière illégitime et abusive, alors qu’il n’avait pas été prouvé que le commissaire eût subi de pressions de cette nature.

32.  La Cour constitutionnelle nota que si l’article posait une série de questions (auxquelles le requérant plaidait qu’il appartenait au lecteur de répondre), il renfermait également des affirmations dont certaines, selon la Cour d’appel, n’étaient pas conformes à la réalité. Elle considéra également qu’il ne suffisait pas de présenter un fait allégué sous la forme d’une question pour qu’il devînt non plus une déclaration de fait mais un jugement de valeur. Elle estima que même la manière dont la question était posée – « M.F. aurait-il (...) » – laissait de toute évidence apparaître une affirmation factuelle et appelait sans équivoque une réponse positive. Elle ajouta que la question « [l]e numéro deux du MLP, qui se trouve être mon homonyme, a-t-il plus de poids et d’influence auprès du commissaire que le vice-premier ministre, qui est politiquement responsable des forces de l’ordre ? » n’était autre qu’une allégation factuelle formulée comme une question.

33.  Enfin, elle constata que la somme que le requérant avait été condamné à payer à titre d’amende était plutôt modique, à tel point que l’intéressé n’en avait pas contesté le montant. Elle conclut donc qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 10.

II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

34.  L’article 3 de la loi relative à la presse dispose en ses parties pertinentes que les délits de presse se commettent notamment par voie de publication ou de distribution à Malte d’un imprimé. L’article 11 dispose que quiconque diffame autrui par l’un des moyens mentionné à l’article 3 est, en cas de constat de culpabilité, passible d’une amende. L’article 28 est ainsi libellé :

« 1)  En cas de diffamation commise par l’un des moyens visés à l’article 3, dans le but de détruire ou d’entacher la réputation d’autrui, la juridiction civile compétente peut, en sus des dommages et intérêts prévus par la loi en vigueur au titre du préjudice réel ou du dommage, octroyer à la victime une somme d’un montant maximal de onze mille six cent quarante-six euros et quatre-vingt-sept centimes (11 646,87 EUR).

2)  Dans tous les cas où le présent article s’applique, le défendeur peut, afin d’obtenir une modération des dommages et intérêts, apporter la preuve qu’il a fait ou proposé de faire des excuses au demandeur relativement à la diffamation en cause avant le début de l’action en dommages et intérêts ou, si l’action a été engagée avant qu’il n’en ait eu la possibilité, dès que tel a été le cas.

Toutefois, cette possibilité n’est pas ouverte au défendeur qui a invoqué des faits justificatifs en vertu de l’article 12. »

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

35.  Le requérant se plaint, sur le terrain de l’article 10 de la Convention, que les juridictions internes n’aient pas dûment distingué les faits des jugements de valeur. Arguant que ses critiques visaient un homme politique et portaient sur une question d’intérêt général, il soutient que les juges nationaux n’ont pas ménagé un juste équilibre entre les intérêts en jeu. L’article 10 est ainsi libellé :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

A.  Sur la recevabilité

36.  La Cour observe que le grief du requérant n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il doit donc être déclaré recevable.

B.  Sur le fond

1.  Thèses des parties

a)  Le requérant

37.  Le requérant reconnaît que l’ingérence en cause est prévue par la loi, et plus précisément par la loi relative à la presse, mais il l’estime disproportionnée. À cet égard, il plaide que la portée du contrôle juridictionnel opéré par les juridictions internes n’a pas été assez étendue. Il estime en effet que les juges se sont basés sur leur propre interprétation subjective de l’article et n’ont pas expliqué pourquoi ils avaient accordé moins de poids à son droit à la liberté d’expression qu’au droit de M.F. à la réputation. Il argue également que les juridictions internes n’ont pas tenu compte d’autres éléments pertinents, tels que sa bonne foi, le fait que les propos tenus dans l’article constituaient des jugements de valeur, ou encore les considérations factuelles sous-tendant cette tribune.

38.  Le requérant soutient que l’article n’était ni offensant, ni choquant, ni inquiétant, et qu’il s’agissait simplement d’une analyse politique du discours que M.F. avait prononcé lors d’un rassemblement politique de son parti. Il argue à cet égard que cette publication avait été clairement présentée par le journal comme l’opinion d’un analyste politique et non comme un compte rendu journalistique des faits.

39.  Il plaide en outre que les juridictions internes ont ignoré le fait que M.F. et lui-même étaient tous deux des personnages publics et qu’étant donné leur engagement politique, ils devaient l’un et l’autre accepter une certaine dose de critique. Il allègue que les juges internes ont également omis de tenir compte du contexte dans lequel l’article était paru, contexte marqué par une actualité politique forte à la veille des élections législatives de mars 2008 et au lendemain du discours de M.F. et d’articles de presse faisant état d’une conversation téléphonique personnelle entre le commissaire et le président du parti travailliste. Il affirme que c’est cette conversation qui constituait la base factuelle de ses propos, et qu’il avait rédigé son article de manière à établir une distinction claire entre la partie qui reflétait un jugement de valeur et celle qui présentait la base factuelle sur laquelle il fondait son opinion. Or, au lieu de s’efforcer de déterminer s’il avait formulé son jugement de valeur de bonne foi et en s’appuyant sur une base juridique factuelle, les juges internes auraient présumé qu’il était de mauvaise foi et exigé une preuve de la véracité de ce qu’il avançait dans son article d’opinion.

40.  De plus, cet article aurait soulevé des questions qui relevaient d’un sujet d’intérêt général, à savoir les relations entre les forces de l’ordre et les politiciens (et plus précisément, les membres du parti travailliste). Il aurait eu trait au fondement premier de toute démocratie ainsi qu’à certains aspects de l’état de droit. Le requérant y aurait livré son opinion, ses réflexions, ses interrogations, son analyse et ses conclusions, elles‑mêmes modelées aussi par sa propre expérience de l’histoire politique de la démocratie à Malte et sa perception du rôle qu’y avait joué le parti travailliste. L’article aurait ainsi constitué l’expression d’un jugement de valeur fondé sur des informations qui se seraient déjà trouvées dans le domaine public et qui, pour la plupart, auraient été rendues publiques et confirmées par M.F. lui-même. Le requérant considère donc qu’il n’aurait pas dû être tenu de prouver la véracité des faits mentionnés par M.F. dans son discours.

41.  Il estime par ailleurs avoir fait preuve de prudence dans sa formulation, en employant des expressions telles que « je suis bien triste de le dire », « sous-entendant », « me demander si », « ces événements semblent indiquer », et en ayant recours à la forme interrogative à plusieurs reprises, de manière à laisser le lecteur parvenir à sa propre conclusion. Il considère n’avoir fait que s’interroger sur les implications de ce que M.F. avait lui-même affirmé.

42.  Enfin, le requérant reconnaît que l’État jouissait d’une certaine marge d’appréciation dans le cadre de la mise en balance entre liberté d’expression et protection de la réputation d’autrui, mais il argue que lorsqu’il est question de la protection de la réputation d’un homme politique, le besoin social impérieux justifiant l’ingérence n’existe que lorsque la critique va au-delà de la limite acceptable dans le débat politique. Il plaide que la marge d’appréciation trouve ses limites dans le besoin qu’a la société d’avoir un débat politique et d’entendre les commentaires politiques faits de bonne foi et fondés sur des faits ; et il affirme que ses tribunes se rapportent toujours à l’actualité, qu’il écrit généralement en réaction à un discours ou à des événements politiques, et qu’il le fait de manière responsable. Il soutient que malgré cela, les juridictions internes ont choisi, en l’absence de besoin social impérieux, de protéger l’homme politique (M.F.), en ne mettant en doute ni ses paroles ni ses actes, plutôt que la liberté d’expression de l’homme de presse qui s’interrogeait sur ces actes.

b)  Le Gouvernement

43.  Le Gouvernement plaide que l’ingérence litigieuse était prévue par la loi, et plus particulièrement par l’article 28 de la loi relative à la presse, et qu’elle poursuivait un but légitime, à savoir la protection de la réputation et des droits d’autrui (en l’occurrence M.F.).

44.  Sur la question de la proportionnalité, le Gouvernement s’appuie sur la jurisprudence de la Cour pour dire que la protection de la réputation d’autrui s’étend aux hommes politiques même lorsqu’ils n’agissent pas à titre privé. Il argue qu’un homme politique qui tiendrait des propos diffamatoires à l’égard de l’un de ses adversaires (même dans le cadre d’un débat parlementaire) serait pareillement tenu d’apporter la preuve de la base factuelle sur laquelle ses critiques se fonderaient.

45.  Le Gouvernement estime que les déclarations du requérant ne peuvent être considérées comme restant dans les limites acceptables de l’exagération ou de la provocation dont les journalistes peuvent généralement user. Il soutient qu’il n’a été demandé à l’intéressé d’apporter la preuve de la véracité que de ses déclarations de fait, et non de ses jugements de valeur, et que l’ingérence litigieuse était donc proportionnée.

46.  À cet égard, il argue que même si l’article a été publié sous l’intitulé « Tribune », les passages cités « ne constituaient pas de simples jugements de valeur mais, à tout le moins, des opinions relatives à des faits imputés à M.F. », et que dès lors, le requérant était tenu de prouver la véracité des faits en question.

47.  Selon le Gouvernement, le fait que M.F. soit un personnage public, soumis en vertu de sa qualité d’homme politique à un niveau de critique admissible plus élevé qu’un particulier, n’autorise pas la presse à affirmer n’importe quoi en l’absence de tout élément de preuve.

48.  Au cours de la procédure en diffamation, plusieurs témoins (dont M.F., le commissaire, le rédacteur en chef du journal, un autre journaliste et le requérant) auraient été entendus ; et dans leur décision, les juges internes se seraient largement appuyés sur les éléments de preuve dont ils disposaient pour déterminer si les termes et expressions utilisés par le requérant pouvaient être considérés comme des commentaires loyaux. Les juridictions internes auraient dit clairement que dès lors qu’un journaliste exprimait par voie de presse une opinion faisant référence à des faits, il devait vérifier la véracité des faits en question. Elles auraient estimé que l’article en cause était fondé sur des présomptions factuelles subjectives du requérant, dont la véracité n’avait pas été prouvée et qui ne pouvaient donc pas être considérées comme des commentaires loyaux. Elles auraient distingué les faits des jugements de valeur et conclu à l’inexactitude des faits imputés à M.F. Il serait loisible à tout un chacun de porter plainte à la police, et l’article aurait contenu plusieurs déclarations inexactes par lesquelles le requérant aurait laissé entendre que M.F. avait exercé sur le commissaire une influence indue. Le requérant aurait posé certes plusieurs questions, mais aussi des affirmations non prouvées. En outre, la véracité d’une déclaration de fait ne pourrait être considérée comme établie simplement parce que celle-ci serait fondée sur des informations publiques. Ainsi, le discours prononcé par M.F. ne prouverait pas la véracité des déclarations de fait figurant dans l’article. En effet, M.F. y aurait seulement dit qu’il avait porté plainte auprès du commissaire.

49.  En conclusion, le Gouvernement argue que la Convention laisse aux États une certaine marge d’appréciation en matière de protection des droits d’autrui au sens de l’article 10 § 2, et que les déclarations du requérant sur le comportement supposé de M.F. étaient fortes et dénuées de fondement, ce qui aurait justifié la sanction – modérée – infligée à l’intéressé, à savoir des dommages et intérêts pour diffamation : l’ingérence aurait donc été proportionnée.

2.  Appréciation de la Cour

50.  Les parties ne contestent pas que la mesure litigieuse, à savoir l’issue de la procédure en diffamation, s’analyse en une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression. Elles ne contestent pas davantage que l’ingérence en question était « prévue par la loi » (et plus précisément par l’article 28 de la loi relative à la presse) et qu’elle poursuivait un but légitime (« la protection de la réputation ou des droits d’autrui », en l’espèce ceux du numéro deux d’un parti politique). La Cour ne voit aucune raison de douter que ces deux conditions, sans lesquelles une ingérence ne peut être considérée comme légitime au regard du deuxième paragraphe de l’article 10, soient satisfaites. Il reste à déterminer si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».

a)  Principes généraux

51.  Selon la jurisprudence de la Cour, la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels de toute société démocratique et l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle qu’elle se trouve consacrée à l’article 10, cette liberté est soumise à des exceptions, qu’il convient toutefois d’interpréter strictement, et la nécessité de toute restriction doit être établie de manière convaincante (voir, parmi beaucoup d’autres, Janowski c. Pologne [GC], no 25716/94, § 30, CEDH 1999‑I, et Nilsen et Johnsen c. Norvège [GC], no 23118/93, § 43, CEDH 1999‑VIII).

52.  La condition de « nécessité dans une société démocratique » commande à la Cour de déterminer si l’ingérence incriminée correspondait à un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais cette marge va de pair avec un contrôle de la Cour portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10 (Pentikäinen c. Finlande [GC], no 11882/10, § 87, CEDH 2015). Elle doit par conséquent considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Elle doit ainsi acquérir la conviction que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (ibidem). Par ailleurs, l’équité de la procédure, les garanties procédurales accordées au requérant et la nature et la lourdeur des peines infligées font partie des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’atteinte portée à la liberté d’expression. (Kyprianou c. Chypre [GC], no 73797/01, § 171, CEDH 2005‑XIII).

53.  Il faut de surcroît tenir compte du rôle éminent de la presse dans un État de droit (Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 43, série A no 236). Si les journalistes ne doivent pas franchir les bornes fixées en vue, notamment, de « la protection de la réputation (...) d’autrui », il leur incombe néanmoins de communiquer des informations et des idées sur des questions d’intérêt public. À leur fonction qui consiste à en diffuser s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. S’il en allait autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, § 89, CEDH 2015 (extraits)) : elle est certes un vecteur de diffusion des débats d’intérêt général, mais elle a également pour rôle de révéler et de porter à la connaissance du public des informations susceptibles de susciter l’intérêt et de faire naître un tel débat au sein de la société (ibidem, § 114).

54.  La protection que l’article 10 offre aux journalistes est cependant subordonnée à la condition qu’ils agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect des principes d’un journalisme responsable (Pentikäinen, précité, § 90, avec la jurisprudence citée). Le paragraphe 2 de cet article précise que l’exercice de la liberté d’expression comporte des « devoirs et responsabilités ». Ces « devoirs et responsabilités », qui valent aussi pour la presse, peuvent revêtir de l’importance lorsque, comme en l’espèce, l’on risque de porter atteinte à la réputation de particuliers et de mettre en péril les « droits d’autrui ». (Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 65, CEDH 1999‑III).

55.  La Cour a toujours dit que lorsqu’elle examine la nécessité dans une société démocratique d’une restriction apportée à la liberté d’expression en vue de la « protection de la réputation (...) d’autrui », elle peut être amenée à vérifier si les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre entre deux valeurs garanties par la Convention et qui peuvent entrer en conflit dans certaines affaires, à savoir, d’une part, la liberté d’expression protégée par l’article 10 et, d’autre part, le droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8 (voir, parmi beaucoup d’autres, Annen c. Allemagne, no 3690/10, § 55, 26 novembre 2015, et Cheltsova c. Russie, no 44294/06, § 79, 13 juin 2017). Elle souligne que pour que l’article 8 entre en ligne de compte, l’attaque à la réputation personnelle doit atteindre un certain niveau de gravité et avoir été effectuée de manière à causer un préjudice à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée. Les critères pertinents pour la mise en balance du droit à la liberté d’expression et du droit au respect de la vie privée sont les suivants : premièrement, la contribution à un débat d’intérêt général, deuxièmement, la notoriété de la personne visée et l’objet du reportage, troisièmement, le comportement antérieur de la personne concernée, quatrièmement, le mode d’obtention des informations et leur véracité, cinquièmement, le contenu, la forme et les répercussions de la publication et, sixièmement, la gravité de la sanction imposée (voir, par exemple, Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, §§ 83 et 89 à 95, 7 février 2012, Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, §§ 108 et suivants, CEDH 2012, Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 93, et Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie-Herzégovine [GC], no 17224/11, § 88, 27 juin 2017).

b)  Application de ces principes en l’espèce

56.  En l’espèce, la Cour doit vérifier si les juges internes ont ménagé un juste équilibre dans la protection de deux valeurs garanties par la Convention, à savoir, d’une part, le droit au respect de la vie privée découlant de l’article 8 et, d’autre part, le droit à la liberté d’expression protégé par l’article 10. Tout d’abord, elle n’est pas convaincue, compte tenu des circonstances de l’espèce, que les déclarations litigieuses puissent être considérées comme une attaque suffisamment grave et susceptible de causer un préjudice à la jouissance personnelle par M.F. de son droit au respect de la vie privée.

57.  La Cour rappelle que dans l’application de l’article 10, qui garantit la liberté d’expression à « toute personne », elle a pour pratique de reconnaître le rôle essentiel joué par la presse dans une société démocratique (Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 165, 8 novembre 2016). Elle redit également que la presse et les O.N.G. jouent un rôle de « chien de garde » et que la fonction des blogueurs et des utilisateurs populaires des médias sociaux peut aussi être assimilée à celle de « chien de garde public » en ce qui concerne la protection offerte par l’article 10 (ibidem, §§ 166 et 168). Or la manière dont les « chiens de garde publics » mènent leurs activités peut avoir une incidence importante sur le bon fonctionnement d’une société démocratique (ibidem, § 167). En l’espèce, le requérant est un journaliste d’opinion qui publie ses tribunes dans deux hebdomadaires. Partant, il faut examiner l’ingérence litigieuse en tenant compte du rôle fondamental que joue la liberté de la presse dans le bon fonctionnement d’une société démocratique (voir, parmi beaucoup d’autres, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 62, CEDH 2007‑IV), et la Cour constitutionnelle l’a d’ailleurs reconnu (paragraphe 30 ci-dessus).

58.  On ne saurait assimiler à un reportage sur les détails de la vie privée d’une personne un reportage relatant, au sujet de personnalités politiques, des faits susceptibles de contribuer à un débat dans une société démocratique, à raison par exemple de l’exercice de leurs fonctions officielles (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 118). En l’espèce, l’article incriminé ne portait pas sur un aspect de la vie privée de M.F., mais sur son comportement en tant qu’homme politique. Il ne fait aucun doute que les actes d’un homme politique et leurs conséquences éventuelles sur le public et sur autrui sont des questions d’intérêt public. En mettant en question le comportement d’un homme politique et en lui demandant des comptes, le requérant contribuait indubitablement à un débat d’intérêt général pour la société maltaise dans son ensemble. À cet égard, la Cour rappelle que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général (Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 49, 29 mars 2016, et Karácsony et autres c. Hongrie [GC], nos 42461/13 et 44357/13, § 144, 17 mai 2016).

59.  En tant qu’homme politique, M.F. s’exposait inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il devait, par conséquent, montrer une plus grande tolérance (Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 42, série A no 103). C’est de surcroît lui qui a porté à l’attention du public les actes à l’origine de l’article. Il a en effet prononcé en public un discours relayé par les médias nationaux, dans lequel il a expliqué avoir reçu un courriel et des lettres de menace anonymes et s’en être plaint directement auprès du commissaire, et il a révélé des détails de la discussion qu’il avait eue avec lui (paragraphe 8 ci-dessus – voir, à titre de comparaison, Feldek c. Slovaquie, no 29032/95, § 81, CEDH 2001‑VIII).

60.  Les informations sur lesquelles le requérant s’est appuyé pour écrire son article provenaient principalement du discours de M.F, dans lequel celui-ci avait également évoqué d’anciens articles sur le même sujet. La Cour souligne l’importance qu’elle attache au respect par les journalistes de leurs devoirs et de leurs responsabilités ainsi que des principes déontologiques qui encadrent l’exercice de leur profession. Sur la question de savoir si le requérant a agi de bonne foi et veillé à se conformer dans son article à l’obligation ordinaire pour les journalistes de vérifier toute allégation factuelle, elle rappelle que cette obligation impose aux journalistes de s’appuyer sur une base factuelle suffisamment précise et fiable qui puisse être tenue pour proportionnée à la nature et à la force de leur allégation, sachant que plus l’allégation est grave, plus la base factuelle doit être solide, (voir, entre autres, Björk Eiðsdóttir c. Islande, no 46443/09, § 71, 10 juillet 2012). La Cour s’est déjà prononcée sur le degré de gravité des allégations en cause (paragraphe 56 ci-dessus). Quant à la question de l’exactitude de l’article incriminé, elle est liée en grande partie au contenu et à la forme du texte.

61.  À cet égard, la Cour relève que si elle a dit qu’il fallait distinguer les déclarations de fait des jugements de valeur, la Cour constitutionnelle a tout de même jugé, confirmant en cela les conclusions précédentes, que la tribune du requérant renfermait des déclarations reposant sur des faits non prouvés ainsi que des allégations factuelles non conformes à la réalité formulées comme des questions (paragraphes 31 et 32 ci-dessus).

62.  La Cour admet qu’il y avait au début de l’article une comparaison implicite entre la conduite de M.F. et l’intrigue du film auquel le requérant faisait référence. Elle considère en conséquence que ces paragraphes introductifs constituaient un jugement de valeur qui reflétait l’avis subjectif du requérant à propos des actes de M.F. (voir, à titre de comparaison, Zakharov c. Russie, no 14881/03, § 30, 5 octobre 2006), et qu’ils ne se prêtaient donc pas à une démonstration de leur exactitude. En outre, les expressions litigieuses, certes sarcastiques, restaient dans les limites de l’exagération stylistique qu’il est acceptable d’employer pour exprimer un jugement de valeur (voir, mutatis mutandis, OOO Izdatelskiy Tsentr Kvartirnyy Ryad c. Russie, no 39748/05, § 43, 25 avril 2017).

63.  La Cour relève que la véracité des déclarations de fait consistant à dire que M.F. avait reçu un courriel et des lettres de menace et qu’il s’en était plaint au commissaire n’a pas été contestée au niveau national. L’exactitude de ces déclarations semble d’ailleurs avérée, compte tenu des déclarations faites publiquement par M.F. et de la déposition du commissaire. Les déclarations de M.F. et la déposition du commissaire apportent également une base factuelle aux allégations selon lesquelles, d’une part, il était relativement aisé pour M.F. de porter sa plainte directement auprès du commissaire plutôt qu’au commissariat de son quartier et, d’autre part, les deux hommes entretenaient des relations amicales, allant jusqu’à s’appeler par leurs prénoms respectifs, comme l’indiquait le requérant dans son article. Par ailleurs, rien ne permet de conclure à l’inexactitude des propos du requérant concernant les mesures prises par la police à l’égard de l’auteur du courriel. Il s’ensuit qu’en relatant ces faits, l’intéressé a donné des informations fiables et précises, ainsi que le lui imposait la déontologie journalistique.

64.  En ce qui concerne les allégations formulées comme des questions, la Cour relève que les juridictions nationales leur ont attribué un sens qui n’apparaissait pas explicitement dans l’article, et qu’elles en ont conclu qu’il s’agissait d’affirmations factuelles fausses. Il y a lieu de rappeler qu’outre la substance des idées et informations exprimées, l’article 10 protège aussi leur mode d’expression. En conséquence, il n’appartient pas à la Cour, ni aux juridictions internes d’ailleurs, de se substituer à la presse pour dire quelle technique de compte rendu les journalistes doivent adopter. La liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire même de provocation (voir, avec d’autres références, Bédat, précité, § 58). À la lumière de ces considérations, la Cour ne souscrit ni aux conclusions des juridictions internes concernant l’existence d’allégations implicites, ni à leur décision de considérer certains propos comme des déclarations de fait (dont le requérant n’aurait pas prouvé la véracité) plutôt que comme des jugements de valeur. En effet, il ressort de sa jurisprudence que la notion de « jugement de valeur » doit recevoir une interprétation large et libérale en matière de liberté journalistique sur les questions d’intérêt public, en particulier à l’égard des personnalités politiques (voir, par exemple, Unabhängige Initiative Informationsvielfalt c. Autriche, no 28525/95, §§ 9 et 41, CEDH 2002‑I, et Desjardin c. France, no 22567/03, §§ 42, 48 et 49, 22 novembre 2007).

65.  De l’avis de la Cour, en optant pour un style pouvant dans une certaine mesure être perçu comme provocateur, le requérant a probablement cherché à attirer l’attention du public sur la possibilité que le numéro deux du parti d’opposition ait commis un abus, et à pousser le ministre compétent à agir (voir, à titre de comparaison, Thorgeir Thorgeirson c. Islande, 25 juin 1992, § 66, série A no 239, où la Cour a considéré que l’objectif principal de l’article était d’amener le ministre de la Justice à instituer un organe chargé d’enquêter sur des allégations de brutalités policières). Il exprimait ainsi ses préoccupations sur une question d’intérêt public. Il est vrai que, même lorsqu’une déclaration équivaut à un jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une base factuelle pour la déclaration incriminée puisque même un jugement de valeur totalement dépourvu de base factuelle peut se révéler excessif (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 47, Recueil des arrêts et décisions 1997‑I, et Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, § 43, CEDH 2001‑II). En l’espèce, cependant, la base factuelle des propos en cause se trouve dans le discours que M.F. lui‑même a prononcé en public (voir, à titre de comparaison, Brasilier c. France, no 71343/01, §§ 38 et 41, 11 avril 2006). Partant, la Cour juge légitimes les questions posées par le requérant. Elle estime en effet que ces questions, qui sont apparemment la raison principale de sa condamnation par les juridictions internes, étaient fondées sur une base factuelle suffisante, à savoir le discours prononcé par M.F. lui-même. Par ailleurs, rien dans l’article ne laisse penser que le requérant ait agi de mauvaise foi.

66.  En outre, alors qu’elles n’avaient constaté aucune répercussion concrète sur la vie privée de M.F., les juridictions internes ont condamné le requérant à verser à celui-ci des dommages et intérêts d’un montant de 2 500 EUR, condamnation qui pouvait avoir un effet dissuasif.

67.  En conclusion, la Cour considère que dans le cadre de l’action en diffamation, les juges internes n’ont pas correctement mis en balance la nécessité de protéger la réputation du demandeur et celle d’assurer le respect des normes de la Convention, en vertu desquelles de très solides raisons doivent exister pour justifier que l’on impose des restrictions à la liberté d’expression dans le cadre de débats sur des questions d’intérêt public. Les décisions rendues par les juridictions internes en l’espèce étaient l’aboutissement d’un examen très limité : les juges y ont répété ce que, selon eux, le requérant sous‑entendait par ses propos, exigeant que l’exactitude en soit prouvée ; ils ont fait prévaloir le droit à la réputation sans expliquer pourquoi ce droit devait primer sur la liberté d’expression du requérant et sans tenir compte d’autres facteurs pertinents pour la mise en balance. La Cour estime donc que l’on ne peut pas dire qu’ils se soient acquittés de l’obligation qui leur incombait de constater la présence de motifs « pertinents et suffisants » de nature à justifier l’ingérence litigieuse.

68.  Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

II.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

69.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

70.  Le requérant réclame pour dommage matériel 2 500 euros (EUR), soit le montant de l’amende qu’il a été condamné à verser. Il sollicite en outre 5 000 EUR pour dommage moral.

71.  Le Gouvernement estime que si une indemnité est octroyée pour dommage moral, elle ne devrait pas dépasser 3 000 EUR.

72.  La Cour observe qu’en l’espèce elle a constaté une violation des droits découlant de l’article 10 de la Convention. Elle considère qu’il existe un lien évident entre la violation constatée et le préjudice matériel subi par le requérant. Partant, elle octroie à l’intéressé 2 500 EUR pour dommage matériel, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme. Elle lui alloue également 4 000 EUR pour dommage moral.

B.  Frais et dépens

73.  Le requérant réclame également 9 239,49 EUR au titre des frais et dépens engagés devant les juridictions internes (il joint des notes de frais et justificatifs) et devant la Cour.

74.  Le Gouvernement estime que les frais remboursés au titre de la procédure devant la Cour ne devraient pas dépasser la somme de 1 000 EUR.

75.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où il est établi qu’ils ont été réellement exposés, qu’ils correspondaient à une nécessité et qu’ils sont raisonnables quant à leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer la somme de 6 340 EUR tous frais confondus.

C.  Intérêts moratoires

76.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.  Déclare la requête recevable ;

2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

3.  Dit

a)  que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i.  2 500 EUR (deux mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage matériel ;

ii.  4 000 EUR (quatre mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;

iii.  6 340 EUR (six mille trois cent quarante euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 20 mars 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Andrea TamiettiGanna Yudkivska
Greffier adjointPrésidente

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CEDH, Cour (quatrième section), AFFAIRE FALZON c. MALTE, 20 mars 2018, 45791/13