CEDH, Cour (grande chambre), SLIVENKO ET AUTRES c. la LETTONIE, 23 janvier 2002, 48321/99

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Chronologie de l’affaire

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ARRÊT STRASBOURG 9 octobre 2003 En l'affaire S…. c. Lettonie, La Cour européenne des Droits de l'Homme, siégeant en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit : MM. L. Wildhaber, président, C.L. Rozakis, J.-P. Costa, G. Ress, Sir Nicolas Bratza, MM. J. Makarczyk, I. Cabral Barreto, Mmes F. Tulkens, V. Strážnická, M. P. Lorenzen, Mmes M. Tsatsa-Nikolovska, H.S. Greve, MM. A.B. Baka, R. Maruste, K. Traja, Mme S. Botoucharova, M. A. Kovler, et de M. P.J. …

 

Revue Générale du Droit

L'actualité juridique fiscale semble faire écho à la croisette et à sa version imagée et romancée des relations fiscales franco-monégasques. M. Giorgis, est né français à Monaco en 1986 et a toujours résidé en Principauté depuis lors sans discontinuité. Il a cependant été assujetti à l'impôt sur le revenu français pour les années 2006 à 2008 sur le fondement des dispositions de l'article 7 de la Convention fiscale conclue entre la France et la Principauté qui « assimile » cette dernière au territoire national pour l'imposition des nationaux français. Il a alors contesté ces droits devant …

 
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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Grande Chambre), 23 janv. 2002, n° 48321/99
Numéro(s) : 48321/99
Publication : Recueil des arrêts et décisions 2002-II
Type de document : Recevabilité
Date d’introduction : 28 janvier 1999
Jurisprudence de Strasbourg : Arrêt Beyeler c. Italie [GC], n° 33202/96, §§ 100-105, CEDH 2000-I -(5.1.00)
Arrêt Civet c. France [GC], n° 29340/95, § 41, CEDH 1999-VI - (28.9.99)
Arrêt Hilal c. Royaume-Uni, n° 45276/99, §§ 75-78, CEDH 2001 - (6.3.01)
Arrêt Jécius c. Lituanie, n° 34578/97, §§ 77-87, CEDH 2000-IX - (31.7.00)
Arrêt Maaouia c. France [GC], n° 39652/98, §§ 34-41, CEDH 2000-X - (5.10.00)
Arrêt Sakik et autres c. Turquie du 26 novembre 1997, Recueil 1997-VII, pp. 34-39
Arrêt Valasinas c. Lituanie, n° 44558/98, §§ 100-113, CEDH 2001 - (24.7.01)
Karassev c. Finlande (déc.), n° 31414/96, CEDH 1999-II - (12.1.99)
Malhous c. la République tchèque (déc.), n° 33071/96, CEDH 2000-XII - (13.12.00)
Papon c. France (déc.), n° 64666/01, CEDH 2001
Valasinas c. Lituanie (déc.), n° 44558/98, 14.3.2000
Niveau d’importance : Publiée au Recueil
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusions : Partiellement irrecevable ; Partiellement recevable
Identifiant HUDOC : 001-43210
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2002:0123DEC004832199
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Sur les parties

Texte intégral

GRANDE CHAMBRE

DÉCISION

SUR LA RECEVABILITÉ

de la requête n° 48321/99
présentée par Tatjana SLIVENKO et autres
contre la Lettonie

La Cour européenne des Droits de l’Homme, siégeant en une Grande Chambre composée de

MM.L. Wildhaber, président,
C.L. Rozakis,
J.-P. Costa,
G. Ress,
A. Pastor Ridruejo,
J. Makarczyk,
I. Cabral Barreto,
MmesF. Tulkens,
V. Strážnická,
M.P. Lorenzen,
MmesM. Tsatsa-Nikolovska,
H.S. Greve,
MM.A.B. Baka,
R. Maruste,

K. Traja
MmeS. Botoucharova,
M.A. Kovler, juges,
ainsi que de M. P.J. Mahoney, greffier,
 

Vu la requête susmentionnée introduite le 28 janvier 1999 et enregistrée le 26 mai 1999,


Vu le fait que M. E. Levits, juge élu au titre de la Lettonie, s’est déporté (article 28 du règlement de la Cour) et que le gouvernement défendeur a désigné pour siéger à sa place M. R. Maruste, juge élu au titre de l’Estonie (article 27 § 2 de la Convention et article 29 § 1 du règlement),

Vu la décision du 14 juin 2001 par laquelle la chambre de la deuxième section à laquelle l’affaire avait été attribuée initialement s’est dessaisie au profit de la Grande Chambre (article 30 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »)),

Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par les requérants,

Vu les commentaires soumis au nom de la Fédération de Russie, Etat intervenant en l’espèce,

Vu les observations présentées oralement par les parties et par le représentant de la Fédération de Russie à l’audience du 14 novembre 2001,

Après en avoir délibéré le 14 novembre 2001 et le 23 janvier 2002,

Rend la décision que voici, adoptée à cette dernière date :


EN FAIT

1.  La première requérante est Mme Tatjana Slivenko, née en 1959. Le deuxième requérant est son époux, M. Nicolaï Slivenko, né en 1952. La troisième requérante est leur fille, Mlle Karina Slivenko, née en 1981.

2.  Les requérants sont représentés devant la Cour par Mes Alexandre Asnis et Vitali Portnov, avocats inscrits au barreau de Moscou. Les représentants ont comparu à l’audience devant la Cour, assistés de leur conseillère, Mme Tatiana Rybina. La première et la troisième requérantes ont également assisté à l’audience.

3.  Le gouvernement défendeur est représenté par son agent, Mme Kristine Malinovska, du ministère des Affaires étrangères. Celle-ci a comparu à l’audience, assistée de Mme Anda Stahova, conseil.

4.  L’Etat tiers est représenté par le représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour, M. Pavel Laptev, du cabinet présidentiel. Il a comparu à l’audience, accompagné de MM. Sergueï Volkovski et Sergueï Koulik, conseils.

A.  Les circonstances de l’espèce

5.  Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

6.  Les requérants sont d’origine russe. La première requérante est née en Estonie ; son père était militaire de l’Union des républiques socialistes soviétiques (« l’ URSS »). Elle est arrivée en Lettonie avec ses parents à l’âge d’un mois. Le deuxième requérant fut transféré en Lettonie en 1977 pour servir dans l’armée soviétique. En 1980, la première et le deuxième requérants se marièrent. En 1981, la première requérante donna naissance à leur fille, la troisième requérante. Le père de la première requérante prit sa retraite de l’armée en 1986.

7.  En 1991, la Lettonie retrouva son indépendance à l’égard de l’URSS. Le 28 janvier 1992, la Fédération de Russie se déclara compétente en ce qui concerne les forces armées de l’ex-URSS toujours stationnées sur le territoire letton.

8.  Le 4 mars 1993, la première et la troisième requérantes, ainsi que les parents de la première requérante, furent inscrits au registre des résidents lettons (« le registre ») comme « citoyens de l’ex-URSS » (voir ci-dessous la partie « Le droit et la pratique internes pertinents »). A cette époque, aucun d’entre eux n’était ressortissant d’un Etat particulier. En sollicitant son inscription sur le registre, la première requérante avait omis d’indiquer que son époux était un militaire russe.

9.  Le gouvernement défendeur affirme qu’en formulant sa demande, l’intéressée aurait fourni de fausses informations sur le métier de son époux, en indiquant qu’il travaillait dans une usine. Les requérants font valoir que le gouvernement défendeur n’a présenté aucun élément de preuve sur ce point. Ils rappellent qu’au cours de la procédure ultérieure sur la légalité de leur séjour en Lettonie (voir ci-dessous), les services de l’immigration n’ont nullement mentionné ces fausses informations, et que les juridictions lettonnes n’ont pas démontré qu’ils auraient, à quelque stade que ce soit, fourni les informations dont le gouvernement défendeur fait état.

10.  Le deuxième requérant, devenu citoyen russe, continua à servir dans l’armée russe jusqu’à sa démobilisation, intervenue en 1994 en raison de la suppression de ses fonctions. Les parties divergent quant à la date effective de sa démobilisation. Les requérants affirment qu’il s’agit du 2 mars 1994, s’appuyant sur le fait qu’une décision à cet effet a été signée et est entrée en vigueur à cette date. Le gouvernement russe souscrit à cette conclusion. Le gouvernement défendeur, pour sa part, soutient que l’intéressé n’a été démobilisé que le 5 juin 1994, date à laquelle il avait épuisé ses droits à congé. Son indemnité de congés payés et sa pension de retraite avaient été calculés en référence à cette date.

11.  L’accord conclu par la Lettonie et la Russie sur le retrait des forces armées (« l’accord ») a été signé à Moscou le 30 avril 1994 et est entré en vigueur le même jour (voir le point C de la partie « En fait », ci-dessous).

12.  D’après le gouvernement letton, dès avant la signature et l’entrée en vigueur de l’accord, diverses autorités lettonnes et russes coopérèrent pour décider quels membres du personnel militaire étaient susceptibles d’être appelés à quitter la Lettonie. C’est dans ce contexte que le 31 mars 1994, les autorités militaires russes communiquèrent aux autorités lettonnes la liste des militaires russes basés en Lettonie ; celle-ci comportait le nom du deuxième requérant et indiquait que lui et sa famille sollicitaient la prolongation de l’autorisation de séjour temporaire en Lettonie. D’après le gouvernement défendeur, la liste du 31 mars 1994 indiquait clairement que le séjour du deuxième requérant et des membres de sa famille en Lettonie était temporaire et qu’ils seraient appelés à quitter le pays.

13.  D’après les requérants et le gouvernement russe, cette liste n’évoquait aucune obligation pour le deuxième requérant de quitter la Lettonie, puisqu’il s’agissait d’un document qui se bornait à demander la prolongation de son séjour temporaire en Lettonie et qui avait été soumis avant la signature et l’entrée en vigueur effectives de l’accord.

14.  Le 7 octobre 1994, le deuxième requérant sollicita auprès de l’autorité lettonne chargée des questions de citoyenneté et de migration (« l’ACM ») un permis de séjour temporaire en Lettonie ; il invoquait notamment son mariage avec la première requérante, résidente permanente en Lettonie. Sa demande fut rejetée au motif que sa qualité de militaire russe lui imposait de quitter la Lettonie dans la foulée de l’armée russe dont le retrait était prévu par l’accord.

15.  Le 29 novembre 1994, l’ACM radia la première et la troisième requérantes du registre en raison du statut militaire du deuxième requérant. Les requérants affirment qu’ils n’ont pas été informés de cette décision et n’en ont pris connaissance qu’en 1996, dans le cadre de l’action en justice engagée par le deuxième requérant (voir ci-dessous).

16.  D’après une liste que l’armée russe a soumise aux autorités lettonnes le 10 décembre 1994, le deuxième requérant figurait dans la catégorie du personnel militaire ayant pris sa retraite après le 28 janvier 1992.

17.  Le 16 octobre 1995, le consulat russe à Riga communiqua au ministère letton des Affaires étrangères plusieurs listes de retraités de l’armée russe démobilisés après le 28 janvier 1992, dont une liste consacrée aux personnes souhaitant un permis de séjour temporaire ou un permis d’établissement en Lettonie, et la liste des personnes ayant déjà quitté la Lettonie. Le nom du deuxième requérant figurait sur cette dernière liste, qui indiquait qu’à la date du 3 août 1994, il s’était vu attribuer un logement dans la ville de Koursk (Russie), et qu’il avait quitté la Lettonie le 31 décembre 1994.

18.  Or, le deuxième requérant était en réalité resté en Lettonie. Il engagea une procédure contre l’ACM, arguant que la décision par laquelle celle-ci lui refusait un permis de séjour temporaire était entachée de nullité. Le 2 janvier 1996, le tribunal du district de Vidzeme (qui se trouve à Riga) donna raison au deuxième requérant. L’ACM fit appel de cette décision.

19.  Le 19 juillet 1996, le tribunal régional de Riga accueillit le recours de l’ACM, estimant notamment que le deuxième requérant avait été un militaire russe jusqu’au 5 juin 1994, et que l’accord du 30 avril 1994 imposait à tous les militaires russes qui servaient encore dans l’armée le 28 janvier 1992 de quitter la Lettonie avec leurs familles, en application dudit accord. Le tribunal régional invoquait notamment la liste du 16 octobre 1995 confirmant que l’intéressé avait obtenu un logement à Koursk et avait quitté la Lettonie en 1994. Le deuxième requérant ne se pourvut pas en cassation contre la décision rendue en appel.

20.  Le 20 août 1996, les services de l’immigration délivrèrent un arrêté d’expulsion à l’encontre des requérants. Cet arrêté leur fut notifié le 22 août 1996.

21.  Le 22 août 1996, les autorités locales décidèrent d’expulser les requérants de l’appartement que le ministère letton de la Défense leur louait. Dans l’immeuble où se trouvait l’appartement en question vivaient des militaires russes et leurs familles, ainsi que d’autres personnes résidant en Lettonie. L’arrêté d’expulsion ne fut pas exécuté.

22.  En 1996, à une date non précisée, le deuxième requérant s’établit en Russie, tandis que la première et la troisième requérantes demeurèrent en Lettonie.

23.  La première requérante engagea une action en justice en son propre nom et au nom de la troisième requérante, arguant qu’elles étaient des résidentes permanentes en Lettonie et ne pouvaient faire l’objet d’une mesure d’éloignement.

24.  Le 19 février 1997, le tribunal du district de Vidzeme (Riga) donna gain de cause à la première et à la troisième requérantes. Il constata notamment que la première requérante était arrivée en Lettonie avec son père, et non avec son époux. Son père étant retraité depuis 1986, celui-ci ne pouvait plus dès lors être considéré comme un militaire, et les membres de sa famille, notamment la première et la troisième requérantes, pouvaient être inscrits sur le registre en tant que résidents permanents en Lettonie. Le tribunal annula l’arrêté d’expulsion en ce qui concerne la première et la troisième requérantes, et autorisa leur réinscription sur le registre.

25.  L’ACM fit appel du jugement du 19 février 1997. Le 30 octobre 1997, le tribunal régional de Riga débouta l’ACM, estimant que la juridiction de première instance avait statué correctement. Le 7 janvier 1998, à la suite d’un pourvoi en cassation de l’ACM, la Cour suprême cassa les décisions des juridictions inférieures et renvoya l’affaire devant la cour d’appel en vue d’un nouvel examen. Elle s’appuyait sur le fait que les requérants avaient obtenu un logement à Koursk et qu’ils relevaient des dispositions de l’accord du 30 avril 1994.

26.  Le 6 mai 1998, le tribunal régional de Riga accueillit le recours de l’ACM, estimant que le deuxième requérant avait été au service de l’armée russe jusqu’au 5 juin 1994. Se référant au fait que le deuxième requérant s’était vu attribuer un logement à Koursk en 1994 à la suite de sa retraite de l’armée russe, le tribunal jugea que l’intéressé avait été prié de quitter la Lettonie avec sa famille en vertu de l’accord. Le tribunal estima que la décision des services de l’immigration d’annuler l’inscription de la première et de la troisième requérantes sur le registre était légale.

27.  Le 12 juin 1998, les services de l’immigration informèrent la première requérante que l’arrêté d’expulsion du 20 août 1996 avait pris effet lors du prononcé de la décision d’appel du 6 mai 1998.

28.  Le 29 juillet 1998, à la suite du pourvoi en cassation de la première et de la troisième requérantes, la Cour suprême confirma la décision du 6 mai 1998. La haute juridiction estima que le deuxième requérant avait été démobilisé de l’armée russe le 5 juin 1994. Elle observa que les requérants s’étaient vu attribuer l’appartement de Koursk dans le cadre de l’aide matérielle des Etats-Unis d’Amérique au retrait des forces armées russes. S’appuyant sur le fait que le deuxième requérant avait été démobilisé après le 28 janvier 1992, elle conclut que la première et la troisième requérantes, en tant que parentes de celui-ci, devaient également quitter la Lettonie en application de l’accord.

29.  Le 14 septembre 1998, la première requérante demanda à l’ACM de différer l’exécution de l’arrêté d’expulsion. Sa demande fut rejetée le 22 septembre 1998.

30.  Le 7 octobre 1998, la première requérante forma auprès des services de l’immigration un recours contre l’arrêté d’expulsion et demanda un permis de séjour ainsi que sa réinscription sur le registre. Elle fit valoir notamment que la Lettonie était sa patrie ainsi que celle de sa fille car elles y avaient passé toute leur vie et ne possédaient la nationalité d’aucun autre pays ; de plus, il lui fallait s’occuper de ses parents handicapés, résidents permanents en Lettonie.

31.  Le 29 octobre 1998, la première et la troisième requérantes furent placées dans un centre de rétention pour immigrés en situation irrégulière, au motif qu’elles ne s’étaient pas conformées à l’arrêté d’expulsion du 20 août 1996.

32.  A la même date, le directeur de l’ACM décida de leur accorder des permis de séjour temporaire d’une validité de quatre-vingt-dix jours à compter de la date susmentionnée. Le même jour également, il adressa à la police de l’immigration une lettre indiquant que l’arrestation de la première et de la troisième requérantes avait été « prématurée », étant donné que la première requérante avait formé un recours le 7 octobre 1998. La lettre ne faisait aucune référence à la législation nationale. Le directeur de l’ACM demanda à la police de l’immigration de libérer la première et la troisième requérantes. Celles-ci furent immédiatement remises en liberté.

33.  La décision du 29 octobre 1998 d’accorder un permis de séjour temporaire à la première requérante ne fut communiquée à celle-ci qu’après son expiration, le 3 février 1999. L’ACM informa l’intéressée qu’elle devait quitter la Lettonie immédiatement car l’arrêté d’expulsion du 20 août 1996 était désormais exécutoire. Elle fut également informée que si elle se conformait de son plein gré à l’arrêté d’expulsion, elle pourrait par la suite bénéficier d’un visa lui permettant de séjourner dans le pays quatre-vingt-dix jours par an.

34.  Le 16 mars 1999, l’appartement des parents de la première requérante fut perquisitionné par la police. Le même jour, la troisième requérante fut arrêtée puis détenue trente heures durant dans un centre de rétention pour immigrés en situation irrégulière. Elle fut libérée le 17 mars 1999.

35.  Le 11 juillet 1999, la première et la troisième requérantes rejoignirent le deuxième requérant en Russie. La troisième requérante avait alors achevé sa scolarité secondaire en Lettonie. En 2001, à une date non précisée, la première et la troisième requérantes ont pris la citoyenneté russe en tant qu’ex-ressortissantes de l’URSS. Les requérants vivent à présent à Koursk, dans un logement appartenant aux autorités russes de la défense.

36.  Les requérants affirment que les parents de la première requérante sont gravement malades, mais qu’il leur a été impossible de se rendre en Lettonie pour leur rendre visite. L’arrêté d’expulsion du 20 août 1996 faisait interdiction à la première et à la troisième requérantes d’entrer en Lettonie durant cinq années. Cette interdiction a expiré le 20 août 2001. A la fin de l’année 2001, les intéressées ont obtenu des visas qui leur permettent de séjourner en Lettonie au maximum quatre-vingt-dix jours par an.

37.  Le deuxième requérant ayant quitté la Lettonie de son plein gré, l’interdiction d’entrer en Lettonie ne lui a pas été étendue. Il a été autorisé à se rendre en Lettonie plusieurs fois durant la période 1996-2001.

B.Le droit et la pratique internes pertinents

Citoyenneté et nationalité en Lettonie

38.  La législation interne pertinente (loi de 1994 sur la citoyenneté, loi de 1995 sur le statut des citoyens de l’ex-URSS et loi de 1992 sur les étrangers) emploie le terme « citoyenneté » (pilsonība) également pour évoquer la nationalité d’une personne. Dans les traductions anglaises officielles des lois nationales, le terme « nationalité » figure quelquefois entre parenthèses à côté du terme « citoyenneté ». Ainsi, on peut lire dans une traduction anglaise officielle de la loi sur les étrangers (article I) qu’« un « étranger » [est] une personne ayant la citoyenneté (nationalité) d’un autre Etat ; [une] « personne apatride » [est] un individu qui n’a pas de citoyenneté (nationalité) ».

Catégories de résidents lettons

39.  Il y a deux catégories de résidents permanents en Lettonie :

1.  les citoyens lettons (pilsoņi) ;

2.  les étrangers (ārvalstnieki).

Il y a deux types d’étrangers :

1.  les personnes qui ont le statut spécial de « citoyen de l’ex-URSS » (bijušās PSRS pilsoņi), auquel on se réfère parfois en parlant de statut de « non-citoyen » (nepilsoņi) ;

2.  les personnes apatrides (bezvalstnieki) ou étrangères, qui doivent obtenir un permis d’établissement.

Les citoyens lettons et les « citoyens de l’ex-URSS » (« non-citoyens ») ont qualité pour être inscrits sur le registre des résidents, par application, respectivement, de la loi sur la citoyenneté et de la loi sur le statut des citoyens de l’ex-URSS.

L’article 2 de la loi sur le statut des citoyens de l’ex-URSS garantit aux « citoyens de l’ex-URSS » (« non-citoyens ») l’ensemble des droits constitutionnels fondamentaux et interdit leur expulsion de Lettonie, sauf circonstances exceptionnelles justifiant une telle mesure.

Un étranger qui n’a pas le statut de « citoyen de l’ex-URSS » (« non-citoyen ») peut bénéficier d’un permis d’établissement, par décision de l’autorité compétente prise en vertu de la loi sur les étrangers.

Les lois susmentionnées excluent la possibilité de s’établir en Lettonie pour les personnes qui sont arrivées dans le pays avant le retour à l’indépendance, en 1991, en tant que militaires soviétiques ou membres de leurs familles. Ces personnes peuvent être considérées comme des apatrides ou des étrangers, et doivent obtenir un permis de séjour limité (temporaire) ou un visa pour pouvoir séjourner légalement dans le pays conformément à la loi sur les étrangers.

L’expulsion des étrangers et leur détention en attendant l’expulsion

40.  Aux termes de l’article 36 § 3 de la loi sur les étrangers, un permis de séjour est révoqué lorsque son titulaire, personne apatride ou étrangère, représente une menace pour l’ordre public ou la sécurité nationale. L’article 36 § 6 dispose qu’un permis de séjour est révoqué lorsque l’intéressé a intégré l’armée d’un Etat étranger.

Selon l’article 38 §§ 1 et 2, un arrêté d’expulsion est émis à l’encontre d’une personne apatride ou étrangère soumise à des restrictions en application de l’article 36, ainsi qu’à l’égard d’une personne apatride ou étrangère résidant en Lettonie sans visa ou permis de séjour temporaire.

En application de l’article 40 de la loi, une personne doit quitter le territoire de la Lettonie dans le délai de sept jours après s’être vu notifier l’arrêté d’expulsion, dès lors que celui-ci n’a pas fait l’objet d’un recours selon la procédure prévue par cette disposition. L’intéressé a la faculté, dans le délai de sept jours à compter de la notification, de former un recours contre l’arrêté auprès des services de l’immigration. Les décisions desdits services sont susceptibles d’un recours juridictionnel.

L’article 48 permet à la police de recourir à la force pour faire sortir de Lettonie une personne qui ne se conforme pas à un arrêté d’expulsion. En vertu de l’article 48-4, la police peut arrêter une personne en vue de l’exécution d’un arrêté d’expulsion.

Selon l’article 48-5, la police peut arrêter une personne en l’absence d’un arrêté d’expulsion lorsque :

1.  l’intéressé est entré dans le pays de manière illégale ;

2.  l’intéressé a sciemment fourni aux autorités compétentes de fausses informations pour obtenir un visa ou un permis de séjour ;

3.  les autorités ont de bonnes raisons de penser que l’intéressé va se cacher ou qu’il n’a pas de domicile fixe ;

4.  les autorités ont de bonnes raisons de penser que l’intéressé représente une menace pour l’ordre public ou la sécurité nationale.

Dans les cas susmentionnés, la police a la faculté de garder une personne en détention pour une durée maximum de soixante-douze heures, ou, si un procureur en a été informé, pour une durée maximum de dix jours. La police porte l’arrestation immédiatement à la connaissance des services de l’immigration afin qu’une décision d’expulsion par la force puisse être prise. Les dispositions de l’article 40 de la loi permettent à l’intéressé de former un recours contre l’arrêté d’expulsion.

En vertu de l’article 48-6, la personne faisant l’objet d’un tel arrêté peut être détenue jusqu’à l’exécution de la mesure, et un procureur doit en être avisé.

Aux termes de l’article 48-7, la personne arrêtée est immédiatement informée des motifs de son arrestation et de son droit de se faire assister par un avocat.

D’après l’article 48-10, la police a la faculté d’arrêter une personne étrangère ou apatride résidant en Lettonie sans visa ou permis de séjour en cours de validité. L’intéressé est conduit auprès des services de l’immigration ou dans un centre de détention de la police, et ce dans un délai de trois heures.

C.L’accord russo-letton sur le retrait des forces armées russes

41.  L’accord entre la Lettonie et la Russie sur le retrait des forces armées russes a été signé à Moscou le 30 avril 1994 et est entré en vigueur le jour même.

L’article 2 § 1 de l’accord faisait obligation à la Russie de retirer ses forces armées de Lettonie avant le 31 août 1994.

L’article 2 § 2 précisait que le retrait concernait toutes les personnes faisant partie des forces armées de la Fédération de Russie, les membres de leurs familles, ainsi que leurs biens mobiliers.

L’article 2 § 3 disposait que le démantèlement sur le territoire letton des unités russes et la démobilisation du personnel militaire après le 28 janvier 1992 « ne [pouvaient] pas être considérés comme le retrait des forces armées ».

Par ailleurs, l’accord établissait le calendrier du retrait.

L’article 3 § 5 faisait obligation à la Fédération de Russie d’informer la Lettonie au sujet de l’effectif militaire présent sur le territoire letton et du déroulement du retrait.

Par l’article 9, la Lettonie s’engageait à garantir aux membres des forces militaires russes et à leurs familles les droits et les libertés qui découlent de la législation lettonne et des principes du droit international.

GRIEFS

42.  S’appuyant sur l’article 8 de la Convention, les requérants se plaignent de leur éloignement de Lettonie, arguant qu’il a emporté violation de leurs droits au respect de leur « vie privée », de leur « vie familiale » et de leur « domicile » au sens de cette disposition. Ils estiment que l’accord russo-letton sur le retrait des forces armées russes, correctement interprété, n’imposait pas leur éloignement, et qu’en toute hypothèse, l’ingérence qui en est résultée dans l’exercice des droits précités ne poursuivait aucun but légitime et n’était pas justifiée comme étant nécessaire dans une société démocratique.

43.  Les requérants allèguent également, sur le terrain de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8, avoir été éloignés de Lettonie en tant que membres de la minorité ethnique russophone et de la famille d’un ancien militaire russe. Ils affirment avoir fait l’objet d’un traitement différent de celui qui est réservé aux autres résidents qui ne sont pas d’origine lettonne, en ce qu’ils n’ont pu conserver le statut de « citoyens de l’ex-URSS » prévu par la loi sur le statut des citoyens de l’ex-URSS, ce qui eût empêché leur expulsion.

44.  Par ailleurs, la première et la troisième requérantes soutiennent que leur éloignement a emporté violation de l’article 3 du Protocole n° 4 à la Convention, étant donné que la Lettonie était leur patrie et qu’elles avaient été citoyennes de la République socialiste soviétique (« la RSS ») de Lettonie jusqu’en 1991.

45.  Dans leur lettre du 10 septembre 2000, les requérants allèguent en outre que leur éloignement s’analyse en une « expulsion collective » contraire à l’article 4 du Protocole n° 4 à la Convention.

46.  Les requérants se plaignent sur le terrain de l’article 6 de la Convention que la procédure concernant la légalité de leur séjour en Lettonie ait été conduite de manière inéquitable.

47.  Invoquant l’article 13 de la Convention, ils affirment aussi n’avoir disposé d’aucun recours effectif pour faire examiner la légalité de leur séjour en Lettonie et empêcher leur expulsion.

48.  De plus, la première et la troisième requérantes dénoncent les conditions de leur détention du 29 octobre 1998 et de celle de la troisième requérante les 16 et 17 mars 1999 ; elles y voient un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 3 de la Convention.

49.  Invoquant l’article 5 §§ 1 et 4 de la Convention, la première et la troisième requérantes allèguent qu’elles ont été détenues de manière arbitraire et irrégulière et qu’elles n’ont pu obtenir un contrôle juridictionnel de leur détention.

50.  Dans leur lettre du 10 septembre 2000 adressée à la Cour, la première et la troisième requérantes invoquent également l’article 2 du Protocole n° 4 à la Convention, affirmant que leur détention a constitué une entrave injustifiée à leur liberté de circulation, et qu’aucun recours approprié n’était ouvert en Lettonie concernant l’atteinte prétendument illégale à cette liberté.

51.  S’appuyant sur l’article 1 du Protocole n° 1 à la Convention, les requérants prétendent en outre qu’en raison de la perte du statut juridique dont ils jouissaient en Lettonie et de leur éloignement de cet Etat, il leur a été impossible de profiter d’un projet de privatisation concernant l’appartement qu’ils tenaient en location des autorités locales. Ils ajoutent qu’après leur départ de Lettonie, leur appartement a fait l’objet d’une intrusion par effraction et certains effets personnels qu’ils y avaient laissés ont été volés ou détruits par les autorités.

52.  Enfin, la troisième requérante se plaint sous l’angle de l’article 2 du Protocole n° 1 à la Convention de ce que les deux périodes de détention qu’elle a subies le 29 octobre 1998 et les 16 et 17 mars 1999, ainsi que ses craintes constantes pour sa liberté et sa sécurité du fait de la procédure concernant son éloignement de Lettonie l’ont empêchée de suivre sa scolarité secondaire dans de bonnes conditions.

EN DROIT

53.  S’appuyant sur divers articles de la Convention et de ses Protocoles, les requérants soulèvent de nombreux griefs relativement à l’obligation qui leur a été faite de quitter la Lettonie et à des questions connexes. Le gouvernement défendeur conteste que la Cour soit compétente pour examiner la requête, au motif que les mesures litigieuses ont été prises en application d’un accord conclu par la Lettonie avant que celle-ci ne ratifie la Convention, et que la conformité de cet accord avec la Convention ne saurait selon lui être vérifiée par la Cour. En tout état de cause, le Gouvernement affirme que les divers griefs des requérants sont irrecevables.

La Cour doit donc, dans un premier temps, se pencher sur la question de sa propre compétence (article 32 § 2 de la Convention).

I.Quant à la compétence de la Cour pour examiner la requête

54.  Le gouvernement défendeur prétend que la Cour ne peut examiner la requête, du fait que les mesures litigieuses ont été prises en application de l’accord russo-letton du 30 avril 1994 sur le retrait des forces armées russes. D’après le gouvernement défendeur, la ratification ultérieure de la Convention et de ses Protocoles par la Lettonie, le 27 juin 1997, reposait sur la présomption selon laquelle l’accord se conciliait avec la Convention. Le Gouvernement souligne que le retrait des forces armées étrangères était absolument essentiel à la souveraineté et à la sécurité nationale de la Lettonie. Les obligations incombant à cet Etat en vertu de la Convention et de ses Protocoles doivent donc être considérées comme faisant l’objet d’une « quasi-réserve », eu égard à l’accord.

55.  Selon les requérants et l’Etat intervenant, on ne saurait exciper de l’accord pour justifier une mesure susceptible de ne pas être conforme aux exigences de la Convention et de ses Protocoles. Les requérants et l’Etat intervenant contestent l’argument du gouvernement défendeur selon lequel la Cour n’est pas compétente pour examiner la requête.

56.  La Cour se trouve donc face à un désaccord entre les parties sur le point de savoir si elle est compétente en l’espèce. En application de l’article 32 § 2 de la Convention, c’est à la Cour elle-même qu’il appartient de trancher cette question.

57.  Le premier point à relever est qu’aux termes de l’article 19 de la Convention, il incombe à la Cour d’assurer le respect des engagements résultant pour les Hautes Parties contractantes de la Convention et de ses Protocoles. L’article 32 § 1 indique que sa compétence s’étend à toutes les questions concernant l’interprétation et l’application de la Convention et de ses Protocoles qui lui seront soumises, notamment par le biais d’une requête individuelle introduite en vertu de l’article 34. Selon la jurisprudence constante, le pouvoir d’interprétation de la Cour ne se limite pas au texte proprement dit de la Convention et des Protocoles, mais s’étend à l’interprétation des réserves et autres déclarations unilatérales formulées par une Partie contractante au sujet de celui-ci (voir notamment, à propos des conditions requises pour l’applicabilité d’une réserve en vertu de l’article 57 de la Convention, Jėčius c. Lituanie, n° 34578/97, 31.7.2000, §§ 77-87, à paraître dans CEDH 2000-IX ; voir aussi, concernant l’applicabilité d’une dérogation au titre de l’article 15 de la Convention, l’arrêt Sakık et autres c. Turquie du 26 novembre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-VII, §§ 34-39).

58.  En ratifiant la Convention et les Protocoles nos 1, 4, 6 et 7, le 27 juin 1997, la Lettonie s’est engagée à « reconnaître », à compter de cette date, les droits et libertés définis par la Convention et les Protocoles susmentionnés à toute personne relevant de sa juridiction (article 1 de la Convention), sans préjudice de toute réserve valable formulée au titre de l’article 57 de la Convention. Au moment de la ratification, la Lettonie a déposé une réserve au sujet de l’article 1 du Protocole n° 1, à propos de certaines lois sur les droits patrimoniaux alors en vigueur sur son territoire. Elle n’a, en revanche, fait aucune réserve quant à d’autres articles de la Convention ; il n’y a en particulier aucune réserve formelle concernant spécifiquement l’accord russo-letton susmentionné ou les dispositions générales de la législation lettonne sur l’immigration et la citoyenneté.

59.  Le gouvernement défendeur avance que lors de la ratification de la Convention et des Protocoles, il a présumé que l’accord susmentionné n’était pas contraire aux exigences de la Convention et que malgré l’absence de réserve formelle, les obligations de la Lettonie résultant de la Convention feraient donc l’objet d’une « quasi-réserve » eu égard à cet accord, ce qui empêchait la Cour d’examiner la conformité avec la Convention de toute mesure prise en application dudit accord.

60.  La Cour ne partage pas cet avis. Il découle du texte de l’article 57 § 1 de la Convention, combiné avec l’article 1, que la ratification de la Convention par un Etat donné suppose que toute loi alors en vigueur sur son territoire soit conciliable avec la Convention. Si tel n’est pas le cas, l’Etat concerné a la possibilité de formuler une réserve quant à telle ou telle disposition de la Convention (ou d’un protocole) qu’il n’est pas en mesure d’observer pleinement en raison du maintien de la loi en question. Toutefois, les réserves à caractère général, en particulier celles qui ne précisent pas quelles sont les dispositions pertinentes du droit interne couvertes par elles ou qui omettent d’indiquer les articles de la Convention risquant d’être affectés par l’application de ces dispositions, ne sont pas autorisées. La Cour conserve toujours le pouvoir de vérifier si la prétendue réserve est valable et conforme aux exigences de l’article 57 ; si elle la juge valable, elle n’est pas habilitée à examiner la conformité des dispositions légales faisant l’objet de la réserve avec les articles de la Convention sur lesquels porte la réserve en question (voir notamment l’arrêt Jėčius c. Lituanie précité, loc. cit.).

61.  La Cour estime que les mêmes principes doivent s’appliquer à l’égard de toute disposition d’un traité qu’un Etat contractant a conclu avant de ratifier la Convention et qui risque de ne pas cadrer avec certaines de ses dispositions. Certains Etats ont en fait formulé des réserves au sujet d’obligations conventionnelles antérieures (voir, par exemple, la réserve de l’Autriche à l’article 1 du Protocole n° 1 relativement à certaines dispositions du Traité d’Etat de 1955). En l’occurrence, la Lettonie avait la possibilité d’émettre une réserve concernant spécifiquement l’accord du 30 avril 1994 ; étant donné qu’elle n’en a rien fait, la Cour se juge compétente pour examiner toute question pouvant se poser, au regard de la Convention et des Protocoles, en conséquence de l’application des dispositions de l’accord au cas des requérants.

62.  Cette conclusion se justifie d’autant plus en l’espèce que selon les requérants, l’accord, correctement interprété, ne leur est en réalité pas applicable. De plus, si les mesures litigieuses reposaient en fait sur l’accord tel qu’interprété par les autorités lettonnes, l’interprétation de ce texte n’est apparemment pas celle qu’en font les autorités de la Fédération de Russie, l’autre partie à l’accord (qui est du reste Etat tiers dans la présente procédure). Il semble que les autorités lettonnes aient joui d’une certaine latitude dans la manière d’appliquer l’accord à la situation des requérants. Enfin, l’accord lui-même, en son article 9, imposait à la Lettonie d’observer les principes du droit international en vue de protéger les droits des personnes concernées par sa mise en application. Dans ces conditions, la présomption des autorités lettonnes selon laquelle l’accord n’était pas contraire à la Convention ne saurait servir de base valable pour retirer à la Cour son pouvoir de vérifier s’il y a eu ingérence dans l’exercice par les requérants des droits et libertés découlant de la Convention et, dans l’affirmative, si cette ingérence était justifiée.

63.  En conséquence, la Cour conclut qu’elle est compétente pour examiner les griefs des requérants et que l’exception du gouvernement défendeur doit être rejetée.

II.Les griefs du deuxième requérant

64.  Le deuxième requérant allègue que son éloignement de Lettonie a emporté violation de son droit au respect de sa vie privée et familiale (article 8 de la Convention), et s’inscrivait dans le cadre d’une « expulsion collective » prohibée par l’article 4 du Protocole n° 4 à la Convention. Il ajoute que cette mesure était discriminatoire, au mépris de l’article 14 de la Convention, et qu’il y a eu violation de ses droits en matière de procédure qui découlent des articles 6 et 13 de la Convention, ainsi que de son droit à la protection de la propriété au titre de l’article 1 du Protocole n° 1 à la Convention.

65.  Le gouvernement défendeur soutient que le deuxième requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes comme l’exige l’article 35 § 1 de la Convention, en ce qu’il ne s’est pas pourvu en cassation auprès de la Cour suprême contre la décision du tribunal régional de Riga du 19 juin 1996.

66.  Le deuxième requérant affirme qu’aucun recours adéquat ne s’offrait à lui contre la décision du 19 juin 1996, car celle-ci a pris effet dès son prononcé conformément à la procédure interne applicable, et était donc définitive. Il n’a formé aucun autre recours judiciaire et a quitté la Lettonie en 1996, car il ne voulait pas « mettre d’obstacles » au séjour de son épouse en Lettonie. Le deuxième requérant affirme que son éloignement de Lettonie a donné lieu à une violation continue de ses droits découlant de la Convention. Le gouvernement russe appuie les conclusions du deuxième requérant.

67.  La Cour observe qu’elle n’est pas compétente pour examiner les griefs relatifs à des faits survenus avant le 27 juin 1997, date à laquelle la Convention est entrée en vigueur à l’égard de la Lettonie.

68.  De plus, conformément à l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut examiner que les griefs pour lesquels il y a eu épuisement des voies de recours internes et qui ont été soumis dans un délai de six mois à partir de la date de la décision interne « définitive ». Seules les voies de recours appropriées doivent avoir été épuisées à cette fin (voir, mutatis mutandis, Civet c. France, n° 29340/95, 28.9.1999, § 41, CEDH 1999-VI).

69.  La Cour relève que le deuxième requérant a quitté le territoire letton en 1996, à une date non précisée, à la suite de la décision rendue en sa défaveur par le tribunal régional de Riga le 19 juin 1996, c’est-à-dire avant l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Lettonie.

70.  De surcroît, s’il apparaît clairement que la décision rendue en appel le 19 juin 1996 a pris effet le jour même, comme le prévoit le droit interne, il ne prête pas à controverse que le deuxième requérant avait le droit, de par la loi, de se pourvoir en cassation auprès de la Cour suprême, et qu’il y a manqué. Rien n’indique qu’un tel recours eût pu être jugé inapproprié au moment des faits. Même si l’intéressé soutient que la violation de ses droits en vertu de la Convention s’est poursuivie après l’entrée en vigueur de celle-ci à l’égard de la Lettonie, il s’ensuit qu’il n’a pas rempli la condition relative à l’épuisement des voies de recours internes posée par l’article 35 § 1 de la Convention.

71.  Ses griefs doivent donc être rejetés en application de l’article 35 §§ 1, 3 et 4 de la Convention.

III.Les griefs de la première et de la troisième requérantes

72.  Quant aux griefs de la première et de la troisième requérantes, la Cour recherchera tout d’abord si l’éloignement des intéressées de Lettonie se conciliait avec les interdictions absolues imposées par les articles 3 et 4 du Protocole n° 4, ou si cette mesure a constitué une ingérence injustifiée dans l’exercice par les intéressées de leurs droits au titre de l’article 8 de la Convention, pris isolément ou combiné avec l’article 14. Elle examinera ensuite les griefs relatifs à la procédure par laquelle l’éloignement a été décidé, ceux concernant la détention des requérantes dans le cadre de cette mesure, et enfin ceux se rapportant aux conséquences de leur éloignement sous l’angle des articles 1 et 2 du Protocole n° 1.

A.Griefs relatifs à l’éloignement des requérantes de Lettonie

73.  La première et la troisième requérantes allèguent la violation de l’article 3 du Protocole n° 4 à la Convention, ainsi libellé :

« 1.  Nul ne peut être expulsé, par voie de mesure individuelle ou collective, du territoire de l’Etat dont il est le ressortissant.

2.  Nul ne peut être privé du droit d’entrer sur le territoire de l’Etat dont il est le ressortissant. »

74.  Le gouvernement défendeur fait valoir que la « nationalité » au sens de l’article 3 du Protocole n° 4 est régie exclusivement par les dispositions du droit interne, et que l’Etat a donc la faculté de déterminer si un individu est l’un de ses ressortissants. Le fait que les requérantes aient été citoyennes de la RSS de Lettonie avant que l’URSS ne cessât d’exister n’entre pas en ligne de compte, car elles n’ont jamais été citoyennes de la Lettonie indépendante. C’est pourquoi le gouvernement défendeur estime que ce grief est incompatible avec la Convention.

75.  La première et la troisième requérantes soulignent que la première est arrivée en Lettonie très jeune et que sa fille y est née. Toutes deux étaient citoyennes de la RSS de Lettonie jusqu’en 1991, c’est-à-dire tant que le pays faisait partie de l’URSS. Elles font remarquer qu’elles n’ont vécu qu’en Lettonie et n’ont eu la nationalité d’aucun autre pays. En conséquence, elles peuvent être considérées comme des « ressortissantes » lettonnes au sens de l’article 3 du Protocole n° 4, et leur éloignement de Lettonie a emporté violation de cette disposition.

76.  Le gouvernement russe déclare que la première et la troisième requérantes doivent être considérées comme des « ressortissantes » lettonnes eu égard à leur vécu en Lettonie.

77.  La Cour relève que l’article 3 du Protocole n° 4 offre une protection absolue et inconditionnelle contre l’expulsion des nationaux. Toutefois, elle estime qu’aux fins de cette disposition la « nationalité » des requérantes doit en principe être déterminée d’après le droit interne. Un « droit à une nationalité » semblable à celui qui est inscrit à l’article 15 de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme n’est garanti ni par la Convention ni par ses Protocoles, bien qu’un refus arbitraire de nationalité puisse dans certaines conditions constituer une ingérence dans l’exercice des droits découlant de l’article 8 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Karassev et famille c. Finlande, n° 31414/96, 12.1.1999, à paraître dans CEDH 1999-II).

78.  La législation lettonne ne fait aucune distinction entre les notions de « citoyenneté » et de « nationalité », et il n’est pas contesté que la première et la troisième requérantes n’ont à aucun moment été citoyennes lettonnes après le 27 juin 1997, date d’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Lettonie. Rien n’indique non plus que les intéressées se soient vu refuser arbitrairement la citoyenneté lettonne.

79.  Il s’ensuit que la première et la troisième requérantes ne sauraient être considérées comme des nationaux lettons, au sens de l’article 3 du Protocole n° 4 à la Convention, et que cette partie de la requête est incompatible ratione materiae avec cette disposition. En conséquence, cet aspect de la requête doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

80.  Dans leur lettre du 10 septembre 2000, la première et la troisième requérantes affirment par ailleurs que leur éloignement de Lettonie a constitué une « expulsion collective » interdite par l’article 4 du Protocole n° 4 à la Convention, dans la mesure où elles ont dû quitter la Lettonie en vertu de l’accord du 30 avril 1994.

81.  Le gouvernement défendeur soutient que la première et la troisième requérantes n’ont pas été expulsées physiquement. En tout état de cause et à supposer même qu’il y ait eu expulsion, celle-ci n’était pas « collective » puisque les juridictions nationales ont examiné séparément la cause de chacune des intéressées.

82.  La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut examiner que les griefs pour lesquels il y a eu épuisement des voies de recours internes et qui ont été soumis dans un délai de six mois à partir de la date de la décision interne « définitive » (paragraphe 68 ci-dessus).

83.  La Cour observe que si ce grief a été soumis pour la première fois à la Cour le 10 septembre 2000, la décision définitive relative à l’affaire a été prise par la Cour suprême le 29 juillet 1998, soit plus de six mois auparavant. Selon l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention, la Cour n’est pas habilitée à examiner cette partie de la requête, introduite tardivement.

84.  La première et la troisième requérantes allèguent la violation de l’article 8 de la Convention, ainsi libellé :

« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2.  Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

85.  Le gouvernement défendeur estime qu’il n’y a eu aucune ingérence dans l’exercice par la première et la troisième requérantes de leur droit au respect de leur vie « privée » ou « familiale ». Quoi qu’il en soit, à supposer que l’éloignement ait porté atteinte à leurs droits au titre de l’article 8, cette mesure cadrait avec l’accord bilatéral et le droit interne, ainsi que les juridictions lettonnes l’ont confirmé dans leurs décisions sur cette affaire. En vertu de l’article 2 § 3 de l’accord, toutes les personnes qui faisaient encore partie des effectifs de l’armée russe le 28 janvier 1992, y compris celles qui ont été démobilisées après cette date, devaient quitter la Lettonie. En outre, en insistant sur le départ de Lettonie des militaires étrangers et de leurs familles, les autorités visaient la protection de la sécurité nationale, la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales. L’ingérence poursuivait donc des buts légitimes et était nécessaire dans une société démocratique, conformément aux conditions posées par le deuxième paragraphe de l’article 8 de la Convention.

86.  La première et la troisième requérantes affirment que, à cause d’une mauvaise interprétation par les juridictions lettonnes de l’accord russo-letton sur le retrait des forces armées russes, elles ont perdu le statut juridique dont elles jouissaient en Lettonie et ont été forcées à quitter leur domicile et leur pays sans qu’il soit tenu compte de leur longue présence en Lettonie, et ce en raison des changements politiques et non pas du fait de leurs propres actions.

87.  D’après le gouvernement russe, la mesure d’éloignement était incompatible avec l’accord et le droit letton, car le deuxième requérant avait été démobilisé de l’armée russe dès le 2 mars 1994. Or l’accord ne concernait pas les personnes démobilisées avant la signature et l’entrée en vigueur de cet instrument. Les autorités russes n’ont pas signalé aux autorités lettonnes compétentes que le deuxième requérant et sa famille devaient quitter le pays en application de l’article 5 § 3 de l’accord. L’interprétation du gouvernement défendeur selon laquelle les intéressés devaient sortir de Lettonie dans le cadre du retrait des forces armées était donc erronée. En tout état de cause, l’atteinte aux droits des requérants du fait de leur éloignement ne poursuivait aucun but visé par l’article 8 § 2 et n’était pas nécessaire dans une société démocratique.

88.  La Cour estime qu’eu égard aux observations des parties, ce volet de la requête pose des questions complexes de fait et de droit, qui ne peuvent être résolues à ce stade de l’examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond. Il s’ensuit que cette partie de la requête ne saurait être considérée comme manifestement mal fondée, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’a été relevé.

89.  Par ailleurs, la première et la troisième requérantes allèguent la violation de l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 8, en raison de la différence de traitement, découlant de la loi, entre les proches des militaires russes, qui devaient quitter la Lettonie, et les autres résidents russophones de Lettonie qui, en tant qu’anciens citoyens soviétiques, pouvaient être autorisés à résider dans le pays.

L’article 14 est ainsi libellé :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

90.  Le gouvernement défendeur nie toute différence de traitement fondée sur la langue ou l’origine ethnique des individus. Il ajoute que le traitement légal différent réservé aux militaires russes et à leurs proches se justifiait par le fait que le retrait du territoire de la Lettonie indépendante imposé aux forces armées étrangères et aux familles de militaires était essentiel à la protection de la sécurité nationale, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales.

91.  La Cour estime que cette partie de la requête est étroitement liée au grief ci-dessus tiré de l’article 8 de la Convention et appelle donc elle aussi un examen au fond. Il s’ensuit que cette partie de la requête ne saurait être considérée comme manifestement mal fondée, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’a été relevé.

B.Griefs relatifs à la procédure concernant la légalité du séjour des intéressées en Lettonie

92.  La première et la troisième requérantes invoquent plusieurs vices qui ont entaché la procédure sur la légalité de leur droit au séjour en Lettonie et qui, à leurs yeux, ont emporté violation de l’article 6 de la Convention, lequel dispose en sa partie pertinente :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...) »

93.  Le gouvernement défendeur estime que l’article 6 n’est pas applicable à la procédure en question.

94.  La Cour fait observer que la procédure concernant la légalité du droit au séjour en Lettonie de la première et de la troisième requérantes relevait exclusivement du domaine du droit public et n’impliquait aucune décision sur leurs droits « de caractère civil » ou sur une « accusation en matière pénale » dirigée contre elles (voir, mutatis mutandis, Maaouia c. France, n° 39652/98, 5.10.2000, §§ 34-41, à paraître dans CEDH 2000‑X).

95.  Il s’ensuit que l’article 6 n’est pas applicable et que cette partie de la requête doit être rejetée comme incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de celle-ci.

96.  La première et la troisième requérantes affirment par ailleurs qu’elles n’ont disposé d’aucun recours effectif pour démontrer la légalité de leur séjour en Lettonie et éviter leur expulsion, ce qui a emporté violation de l’article 13 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

97.  Le gouvernement défendeur estime qu’il n’y a eu aucune violation de cette disposition, dès lors que la cause des requérantes a été examinée par les tribunaux internes à trois degrés de juridiction différents.

98.  La Cour relève tout d’abord que les requérantes peuvent en l’espèce invoquer l’article 13, car l’article 1 du Protocole n° 7 – la lex specialis pour les procédures d’expulsion – ne s’applique pas. En effet, les intéressées ne pouvaient s’appuyer sur les garanties plus spécifiques de cette dernière disposition, car elles ne résidaient pas légalement en Lettonie. Elles pouvaient par contre se prévaloir d’un grief défendable selon lequel leurs droits au titre de la Convention avaient été violés du fait de la perte du statut juridique dont elles jouissaient au sein de la République de Lettonie. En conséquence, l’article 13 de la Convention s’applique en l’espèce.

99.  La Cour réaffirme qu’une procédure de contrôle juridictionnel constitue en principe un recours effectif, au sens de l’article 13 de la Convention, pour faire état de griefs en matière d’expulsion et d’extradition, dès lors que les juridictions peuvent effectivement contrôler la légalité des décisions prises par le pouvoir exécutif dans l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire, tant par rapport aux règles de fond que par rapport aux règles de procédure, et qu’elles ont le pouvoir, le cas échéant, d’annuler les décisions (voir, mutatis mutandis, Hilal c. Royaume-Uni, n° 45276/99, 6.3.2001, §§ 75-77, à paraître dans CEDH 2001).

100.  La Cour a la conviction que les tribunaux nationaux ont examiné soigneusement les griefs de la première et de la troisième requérantes, à trois degrés de juridiction différents. Ils avaient sans conteste le pouvoir de leur accorder ce qu’elles sollicitaient, comme l’a confirmé le jugement de première instance qui a annulé les décisions administratives prises à leur encontre.

101.  Toutefois, le caractère effectif d’un recours, aux fins de l’article 13, ne dépend pas de la certitude d’une issue favorable pour le demandeur (loc. cit., § 78). Le fait que les tribunaux aient finalement tranché en un sens défavorable à la première et à la troisième requérantes ne signifie pas en soi que la procédure ait été dénuée d’effectivité, au sens de l’article 13 de la Convention.

102.  En l’absence d’éléments indiquant que les décisions judiciaires internes avaient un caractère arbitraire, la Cour conclut que la première et la troisième requérantes disposaient d’un recours effectif pour faire état de leurs griefs concernant la légalité de leur séjour en Lettonie.

103.  Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention, et doit dès lors être rejetée en application de l’article 35 § 4.

C.Griefs concernant la détention de la première et de la troisième requérantes le 29 octobre 1998, et de la troisième requérante les 16 et 17 mars 1999

104.  La première et la troisième requérantes allèguent que les conditions dans lesquelles se sont déroulées les détentions subies par elles deux pendant un jour, le 29 octobre 1998, puis par la troisième requérante seule les 16 et 17 mars 1999 pendant trente heures, au motif qu’elles ne s’étaient pas conformées à l’arrêté d’expulsion, s’analysent en une violation de l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

105.  La première et la troisième requérantes affirment que les conditions en matière d’espace, de ventilation, d’hygiène et d’alimentation qui régnaient au centre pour immigrés en situation irrégulière étaient en deçà du seuil autorisé par l’article 3 de la Convention. Le gouvernement russe souscrit à cette appréciation.

106.  Le gouvernement défendeur estime que le traitement incriminé n’a pas atteint le minimum de gravité requis pour entraîner l’application de l’article 3 de la Convention.

107.  Selon la Cour, à supposer que la première et la troisième requérantes n’aient disposé d’aucun recours adéquat pour dénoncer les conditions de leur détention (paragraphe 68 ci-dessus ; voir aussi, mutatis mutandis, Valašinas c. Lituanie (déc.), n° 44558/98, 14.3.2000), les intéressées n’ont pas démontré que le niveau du traitement incriminé ait atteint le minimum de gravité requis pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention, eu égard en particulier à la durée très brève de la détention et à l’absence de document médical ou d’autre pièce attestant que le traitement dont elles se plaignent leur a causé une souffrance ou a porté préjudice à leur santé (voir, mutatis mutandis, Valašinas c. Lituanie, n° 44558/98, 24.7.2001, §§ 100-113, à paraître dans CEDH 2001). Il s’ensuit que cette partie de la requête serait en toute hypothèse manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention.

108.  Cet aspect de la requête doit dès lors être rejeté en application de l’article 35 §§ 1, 3 et 4 de la Convention.

109.  Dans leur lettre du 10 septembre 2000, la première et la troisième requérantes allèguent que les détentions susmentionnées ont constitué une entrave injustifiée à leur liberté de circulation au titre de l’article 2 du Protocole n° 4 à la Convention, et qu’elles ne pouvaient se prévaloir d’aucun recours adéquat contre l’atteinte prétendument illégale aux droits qui découlent de cette disposition.

Aux termes de l’article 2 du Protocole n° 4,

« 1.  Quiconque se trouve régulièrement sur le territoire d’un Etat a le droit d’y circuler librement et d’y choisir librement sa résidence. (...) »

110.  Le gouvernement défendeur estime qu’il n’y a eu aucune atteinte aux droits de la première et de la troisième requérantes au titre de cette disposition.

111.  La Cour rappelle qu’en vertu de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut examiner que les griefs pour lesquels il y a eu épuisement des voies de recours internes et qui ont été soumis dans un délai de six mois à partir de la date de la décision interne « définitive ». Lorsqu’un grief est soulevé au sujet de l’absence d’un recours adéquat contre un fait donné ayant prétendument violé la Convention, le délai précité court à partir de la date à laquelle ce fait s’est produit (voir, mutatis mutandis, Papon c. France, n°64666/01, 7.6.2001, à paraître dans CEDH 2001).

112.  La première et la troisième requérantes allèguent l’absence d’un recours adéquat contre l’ingérence prétendue dans leur liberté de circulation. Or, les actes incriminés ont eu lieu le 29 octobre 1998 et les 16 et 17 mars 1999 respectivement, alors que ce grief n’a été soumis à la Cour que le 10 septembre 2000, soit plus de six mois après. D’après l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention, la Cour n’est pas habilitée à examiner cette partie de la requête, présentée tardivement.

113.  La première et la troisième requérantes affirment en outre que la détention en question a méconnu l’article 5 de la Convention qui dispose, en ses parties pertinentes :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

(...)

f)  s’il s’agit de l’arrestation ou de la détention régulières d’une personne pour l’empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours.

(...)

4.  Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale.

(...) »

114.  Le gouvernement défendeur prétend que l’arrestation se conciliait avec les dispositions de l’article 5 de la Convention du fait que le caractère irrégulier du séjour en Lettonie de la première et de la troisième requérantes a été confirmé par les décisions valides de juridictions nationales et que les intéressées faisaient l’objet d’un arrêté d’expulsion en bonne et due forme. Il explique qu’en application de la loi sur les étrangers, le contrôle juridictionnel de la légalité de la détention a été exercé par un procureur.

115.  La première et la troisième requérantes allèguent que leur arrestation était arbitraire et irrégulière, et n’a nullement été examinée par un tribunal. Le gouvernement russe souscrit à cette affirmation.

116.  La Cour estime qu’eu égard aux observations des parties, ce volet de la requête pose des questions complexes de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l’examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond. Il s’ensuit que cette partie de la requête ne saurait être considérée comme manifestement mal fondée, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’a été relevé.

D.Griefs relatifs aux conséquences de la procédure concernant l’éloignement des intéressées de Lettonie

117.  La première et la troisième requérantes invoquent l’article 1 du Protocole n° 1 à la Convention, qui est ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

118.  Le gouvernement défendeur fait remarquer que la Lettonie a formulé une réserve à l’article 1 du Protocole n° 1, concernant certaines dispositions internes sur la restitution et la privatisation des biens. Il soutient qu’en toute hypothèse, il n’y a eu aucune atteinte au respect des « biens » de la première et de la troisième requérantes, au regard de l’article 1 du Protocole n° 1.

119.  La première et la troisième requérantes affirment qu’en raison de la procédure sur la légalité de leur séjour en Lettonie et de leur éloignement consécutif, elles n’ont pu bénéficier d’un projet de privatisation concernant l’appartement qu’elles tenaient en location. Elles indiquent en outre qu’après leur départ de Lettonie, le logement a fait l’objet d’une intrusion par effraction et que certains des effets personnels qu’elles y avaient laissés ont été dérobés ou détruits par les autorités. Le gouvernement russe se rallie à cette plainte.

120.  La Cour estime qu’il n’y a pas lieu de trancher la question de savoir si la réserve de la Lettonie à l’article 1 du Protocole n° 1 s’applique aux faits incriminés, car en tout état de cause, cette partie de la requête doit être rejetée pour les motifs suivants.

121.  La Cour rappelle que la Convention ne garantit pas en tant que tel un droit d’acquérir des biens. Un requérant ne peut se plaindre de la violation de l’article 1 du Protocole n° 1 que dans la mesure où les décisions incriminées se rapportent à ses « biens », au sens de cette disposition. La notion de « biens » peut recouvrir tant des « biens actuels » que des valeurs patrimoniales, y compris des créances, en vertu desquelles le requérant peut prétendre avoir au moins une « espérance légitime » d’obtenir la jouissance effective d’un droit de propriété. En revanche, l’espoir de voir reconnaître un droit de propriété qu’il est impossible d’exercer effectivement après l’entrée en vigueur du Protocole n° 1 à l’égard de l’Etat concerné ne peut être considéré comme un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole n° 1, et il en va de même d’une créance conditionnelle s’éteignant du fait de la non-réalisation de la condition légale (voir, mutatis mutandis, Malhous c. République tchèque (déc.), n° 33071/96, 13.12.2000, à paraître dans CEDH 2000-XII).

122.  Il n’est pas contesté que la première et la troisième requérantes n’étaient pas propriétaires de l’appartement en question et qu’elles ne bénéficiaient personnellement d’aucun droit ni d’aucune créance qui leur permît de le voir privatiser en vertu de la législation interne pertinente en vigueur après le 27 juin 1997, date de l’entrée en vigueur du Protocole n° 1 à l’égard de la Lettonie. Relativement à l’appartement, elles n’étaient pas titulaires d’un intérêt patrimonial suffisant pour constituer un « bien », au sens de l’article 1 du Protocole n° 1 (voir, mutatis mutandis, Beyeler c. Italie, n° 33202/96, 5.1.2000, §§ 100-105, à paraître dans CEDH 2000‑I). Il s’ensuit que le grief de la première et de la troisième requérantes relatif à leur incapacité de voir privatiser l’appartement est incompatible ratione materiae avec cette disposition.

123.  Pour autant que la première et la troisième requérantes allèguent que l’appartement a fait l’objet d’une intrusion par effraction et que certains des effets qu’elles y avaient laissés ont été volés ou détruits, la Cour observe qu’elles n’ont engagé en Lettonie aucune action en justice à propos de ces griefs. Il s’ensuit qu’à cet égard elles n’ont pas épuisé les voies de recours internes comme l’exige l’article 35 § 1 de la Convention.

124.  Cet aspect de la requête doit dès lors être rejeté en application de l’article 35 §§ 1, 3 et 4 de la Convention.

125.  La troisième requérante allègue en outre que les autorités ont violé l’article 2 du Protocole n° 1, qui est ainsi libellé :

« Nul ne peut se voir refuser le droit à l’instruction. L’Etat, dans l’exercice des fonctions qu’il assumera dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement, respectera le droit des parents d’assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques. »

126.  Le gouvernement défendeur fait remarquer que l’intéressée a obtenu son diplôme de fin d’études secondaires en 1999.

127.  La troisième requérante soutient que les deux périodes de détention qu’elle a subies, le 29 octobre 1998 et les 16 et 17 mars 1999, ainsi que ses craintes constantes pour sa liberté et sa sûreté du fait de la procédure concernant son éloignement de Lettonie, l’ont empêchée de poursuivre sa scolarité dans de bonnes conditions.

128.  La Cour observe que, nonobstant l’adoption d’un arrêté d’expulsion à l’encontre de l’intéressée, celle-ci a été autorisée à achever sa scolarité secondaire. Il n’a pas été démontré que les deux brèves périodes de détention du 29 octobre 1998 puis des 16 et 17 mars 1999 aient pesé de manière significative sur sa capacité à suivre sa scolarité, ou qu’il y ait eu une autre atteinte à ses droits au titre de l’article 2 du Protocole n° 1 à la Convention.

129.  Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et doit être rejetée en vertu de l’article 35 § 4.

Par ces motifs, la Cour,

à l’unanimité, décide que le fait que les mesures litigieuses ont été prises en application de l’accord russo-letton du 30 avril 1994 sur le retrait des forces armées russes ne l’empêche pas d’examiner la requête ;

à la majorité, déclare irrecevables les griefs du deuxième requérant ;

à la majorité, déclare recevables, tous moyens de fond étant réservés, les griefs de la première et de la troisième requérantes tirés de l’article 5 de la Convention ;

à l’unanimité, déclare recevables, tous moyens de fond étant réservés, les griefs de la première et de la troisième requérantes tirés des articles 8 et 14 de la Convention ;

à l’unanimité, déclare irrecevables les autres griefs de la première et de la troisième requérantes.

Fait en français et en anglais, les deux textes faisant également foi.

Paul MahoneyLuzius Wildhaber
GreffierPrésident

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CEDH, Cour (grande chambre), SLIVENKO ET AUTRES c. la LETTONIE, 23 janvier 2002, 48321/99