CEDH, Cour (troisième section), DEMIREL c. TURQUIE, 24 mai 2007, 11584/03

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Chronologie de l’affaire

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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Troisième Section), 24 mai 2007, n° 11584/03
Numéro(s) : 11584/03
Type de document : Recevabilité
Date d’introduction : 13 février 2003
Niveau d’importance : Importance faible
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusion : Irrecevable
Identifiant HUDOC : 001-80970
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2007:0524DEC001158403
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Sur les parties

Texte intégral

TROISIÈME SECTION

DÉCISION FINALE

SUR LA RECEVABILITÉ

de la requête no 11584/03
présentée par Hünkar DEMİREL
contre la Turquie

La Cour européenne des Droits de l’Homme (troisième section), siégeant le 24 mai 2007 en une chambre composée de :

MM.B.M. Zupančič, président,
C. Bîrsan,
R. Türmen,
MmeA. Gyulumyan,
MM.E. Myjer,
David Thór Björgvinsson,
MmeI. Ziemele, juges,
et de M. S. Quesada, greffier de section,

Vu la requête susmentionnée introduite le 13 février 2003,

Vu la décision de la Cour de se prévaloir de l’article 29 § 3 de la Convention et d’examiner conjointement la recevabilité et le fond de l’affaire,

Vu la décision partielle du 9 février 2006,

Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par la requérante,

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

EN FAIT

La requérante, Mme Hünkar Demirel, est une ressortissante turque, née en 1979 et résidant à Brüchköbel (Allemagne). Elle est représentée devant la Cour par Mes I. Bilmez, O. Yıldız, B. Doğan et І. Akmeşe, avocats à Istanbul.

Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n’a pas désigné d’agent aux fins de la procédure devant la Cour.

A.  Les circonstances de l’espèce

Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

Dans son numéro 5 daté du 21-27 juillet 2001, l’hebdomadaire Yedinci Gündem (« Septième Ordre du jour ») publia un article intitulé « Güneyde savaş hazırlıkları » (« Préparation à la guerre dans le sud »), rédigé par Murat Karayılan, l’un des principaux dirigeants du PKK, une organisation illégale.

Les passages pertinents de cet article peuvent se lire comme suit :

« Les forces qui interviennent dans le sud au nom de la Turquie mènent un jeu dangereux. Le PKK n’a pas pour but de se battre ni contre la Turquie ni contre les forces du sud. Le problème kurde s’intensifie sur une perspective de solution (...) dans le cadre d’une solution démocratique.

Au cours du mois de juin dernier, une activité militaire a été menée dans le cadre du plan des États-Unis dans la région et en Irak (...). Avec le report du plan des États-Unis consistant à placer les forces kurdes du sud contre Saddam, la Turquie est passée à l’action afin de mettre en œuvre ses propres plans. Les tentatives de la Turquie pour organiser les forces du sud contre le PKK ne sont pas nouvelles (...). Toutefois, l’absence du consensus souhaité (...) et le plan des États-Unis ont entravé ce processus. (...) Ce processus n’a pas encore abouti (...) parce que différentes difficultés ont surgi à cet effet. Avant tout, les forces en présence mènent une politique les unes contre les autres. (...) La Turquie, tout en mettant tout son poids en ce sens, a également intensifié son activité militaire dans la région (...). On peut observer qu’une activité militaire, politique et technique se développe pas à pas. Tout le monde sait qu’une ou deux forces ne seront pas efficaces contre la guérilla du PKK au sud (...). Si la Turquie avait pu aboutir à un résultat à elle seule, elle n’aurait pas besoin de supplier et de donner autant d’argent aux forces collaboratrices, [elle] aurait agi indépendamment de ces forces. Toutefois, elle sait qu’ils n’obtiendront pas de résultat en s’unissant à deux et même à trois. Si, malgré toutes les démarches pacifiques du PKK, en dépensant autant de force et d’argent, ils entrent en guerre (...) ils ne doivent pas s’attendre à ce que le PKK [y prête le flanc]. S’il est répondu aux appels à la paix du PKK par la guerre, il est évident que le PKK va répondre. Le PKK a fait beaucoup d’efforts pour que le processus ne se développe pas ainsi. Il a pris pour principe la résolution des problèmes non par la violence mais par des solutions démocratiques (...). Le PKK va se défendre de la manière la plus efficace sur la base de la ligne de légitime défense. Le PKK tout en persistant dans son approche stratégique, va se défendre dans tous les domaines, va étendre et intensifier la « guerre de défense ». En bref, les forces qui agissent au nom de la Turquie dans le Kurdistan Sud poursuivent un jeu dangereux. Le PKK n’a pas pour but la guerre ni contre les sudistes (...). »

Le 21 juillet 2001, saisi sur demande du procureur de la République, le juge assesseur près la cour de sûreté de l’Etat ordonna la saisie des exemplaires de l’hebdomadaire en question, estimant que l’article litigieux constituait de la propagande au profit du PKK.

Le 10 août 2001, le procureur de la République inculpa la requérante pour aide au PKK et requit sa condamnation en vertu des articles 169 du code pénal, 5 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme et 2 § 1 additionnel à la loi no 5680 sur la presse. Il reprocha notamment à l’article d’avoir retranscrit les déclarations d’un leader de l’organisation litigeuse.

Le 30 avril 2002, la requérante soumit un mémoire en défense à la cour de sûreté de l’Etat. Elle y précisa que l’article litigieux avait été publié en tant qu’information et se prévalut à cet égard de la liberté de la presse et de la jurisprudence de la Cour.

Le jour même, la cour de sûreté de l’Etat reconnut la requérante coupable des faits reprochés et prononça sa condamnation à une peine de quatre ans et six mois d’emprisonnement, en vertu des articles 169 du code pénal et 5 de la loi no 3713. Elle décida en outre de commuer cette peine en une peine d’amende s’élevant à 7 781 885 280 livres turques (TRL) [environ 6 446 euros (EUR)], payable en vingt fois. Constatant que l’intéressée avait déjà fait l’objet de poursuites pour des infractions similaires, dont certaines avaient abouti à sa condamnation, la cour refusa d’assortir sa peine d’un sursis. Elle prononça également la fermeture de l’hebdomadaire en cause pour une durée de quinze jours en vertu de l’article 2 § 1 additionnel à la loi no 5680.

La cour de sûreté de l’Etat motiva son arrêt comme suit :

« (...) Bien que l’accusée ne soit pas elle-même l’auteur [du texte], en application de l’article 16 de la loi sur la presse no 5680, la responsabilité des rédacteurs en chef est également engagée pour ce type d’infraction (...). De nos jours, le terrorisme n’est pas un problème qui concerne seulement les pays où il provoque des dommages mais tout le monde civilisé. L’article 10 § 2 de la Convention européenne des droits de l’homme et ses autres articles n’autorisent pas la publication de ce type d’écrit. Même si l’accusée n’en est pas l’auteur, elle est tout de même responsable en vertu de l’article 16 de la loi no 5680. Toutefois, n’étant pas l’auteur, quelque soit la peine privative de liberté encourue, celle-ci doit obligatoirement être commuée en une peine d’amende. Au terme de l’examen du texte [qui comporte des propos tels que] « Tout le monde sait qu’une ou deux forces ne seront pas efficaces contre la guérilla du PKK au sud. Si la Turquie avait pu aboutir à un résultat à elle seule, elle n’aurait pas besoin de supplier et de donner autant d’argent aux forces collaboratrices, [elle] aurait agi indépendamment de ces forces. Toutefois, elle sait qu’ils n’obtiendront pas de résultat en s’unissant à deux et même à trois. Si, malgré toutes les démarches pacifiques du PKK, en dépensant autant de force et d’argent, ils entrent en guerre (...), ils ne doivent pas s’attendre à ce que le PKK [y prête le flanc]. S’il est répondu aux appels à la paix du PKK par la guerre, il est évident que le PKK va répondre. Le PKK va se défendre de la manière la plus efficace sur la base de la ligne de légitime défense. Le PKK, tout en persistant dans son approche stratégique, va se défendre dans tous les domaines, va étendre et intensifier la « guerre de défense ». [Ainsi] il est fait la propagande du PKK (...). Par conséquent, il apparaît établi que l’infraction d’aide et assistance à une organisation terroriste par voie de presse est constituée (...) ».

Le 2 mai 2002, la requérante se pourvut en cassation et invoqua l’article 10 de la Convention à l’appui de son pourvoi.

Le 21 novembre 2002, statuant à la lumière de l’avis du procureur général non communiqué à la requérante, la Cour de cassation confirma la décision de première instance.

Le 5 janvier 2004, la direction de la sûreté près la préfecture d’Istanbul informa la cour de sûreté de l’Etat qu’elle ne pouvait exécuter la mesure portant fermeture de l’hebdomadaire litigieux, celui-ci ayant mis fin à ses activités.

Le 16 janvier 2004, la cour de sûreté de l’Etat adopta une décision de non-lieu à exécution du jugement emportant fermeture temporaire de l’hebdomadaire pour une durée de quinze jours.

Le 1er mars 2004, le procureur de la République saisit la cour d’assises d’Istanbul d’une demande de réouverture de la procédure diligentée contre la requérante en raison de la modification de l’article 169 du code pénal ayant fondé sa condamnation.

Le 11 mai 2004, la cour d’assises d’Istanbul, statuant après examen au fond de l’affaire, adopta une décision complémentaire sur le cas de la requérante, portant annulation de sa condamnation initiale. Estimant cependant que l’article litigieux constituait le délit de propagande pour des activités terroristes et violentes, elle la condamna à une peine de six mois d’emprisonnement et 2 118 000 000 TRL [environ 1165 EUR] d’amende en vertu de l’article 7 § 2 de la loi no 3713. Elle décida en outre de commuer sa peine d’emprisonnement en une peine d’amende, de sorte que la requérante fut condamnée à payer une somme globale de 2 972 100 000 TRL [environ 1634 EUR].

Le 25 octobre 2004, la Cour de cassation infirma cet arrêt.

Le 29 juillet 2005, saisie sur renvoi, la cour d’assises adopta une décision d’incompétence, au motif que l’infraction énoncée à l’article 7 § 2 de la loi no 3713 ne relevait pas de son champ de compétence. Elle renvoya l’affaire au tribunal correctionnel de Beyoğlu.

D’après les éléments du dossier, l’affaire demeure pendante.

B.  Le droit interne pertinent

L’article 169 du code pénal, tel qu’en vigueur à l’époque des faits, se lisait comme suit :

« Sera condamné à une peine allant de trois à cinq ans d’emprisonnement (...), toute personne qui, tout en ayant conscience de la position et qualité d’une telle bande ou organisation armée, l’aidera ou lui fournira un hébergement, des vivres, armes et munitions ou des vêtements, ou facilitera ses agissements de quelque manière que ce soit. »

La loi no 4963 adoptée le 30 juillet 2003 et publiée au journal officiel le 7 août 2003, avait amendé partiellement l’article 169 du code pénal en prévoyant la suppression de la mention « facilitera ses agissements de quelque manière que ce soit ».

Les articles 3 et 4 de la loi no 3713 du 12 avril 1991 relative à la lutte contre le terrorisme se réfèrent à une série d’infractions visées au code pénal que la loi no 3713 qualifie d’actes « de terrorisme » et auxquelles elle s’applique. L’acte réprimé par l’article 169 du code pénal figure parmi eux. En application de l’article 5 de cette loi, la peine privative de liberté ou la peine d’amende prévue par le code pénal, applicables aux infractions énumérées aux articles 3 et 4 seront augmentées de moitié.

GRIEFS

1. Invoquant l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention, la requérante se plaint de l’absence de communication de l’avis du procureur général près la Cour de cassation.

2.  Invoquant l’article 10 de la Convention, la requérante allègue une atteinte à sa liberté d’expression résultant de sa condamnation et de la fermeture temporaire de l’hebdomadaire en cause, lesquelles auraient en outre porté atteinte à l’article 1 du Protocole no 1.

EN DROIT

1. La requérante allègue que l’absence de communication de l’avis du procureur général près la Cour de cassation emporte violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention ainsi libellé :

« 1.  Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, (...) par un tribunal indépendant et impartial, (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle.

(...)

3.  Tout accusé a droit notamment à :

(...)

d)  interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;

(...). »

Le Gouvernement soutient que la requérante ne saurait prétendre avoir qualité de victime. Selon lui, la réouverture de la procédure a réparé les conséquences de l’absence de communication de l’avis du procureur général. En outre, la procédure pénale diligentée contre la requérante demeurant pendante devant les juridictions internes, il estime que ce grief doit être rejeté pour non-épuisement des voies de recours internes.

La requérante conteste ces arguments.

La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes, tel qu’il est entendu selon les principes de droit international généralement reconnus. Cette règle se fonde sur la nécessité de donner d’abord à l’État défendeur la faculté de remédier à la situation litigieuse, par ses propres ressources et dans son ordre juridique interne. Sa finalité est donc de ménager aux États la possibilité de redresser les manquements allégués à leur encontre. A cet égard, la Cour rappelle que l’épuisement des voies de recours internes s’apprécie normalement à la date d’introduction de la requête devant elle. Cependant, cette règle est assortie d’exceptions pouvant être justifiées par les circonstances particulières de chaque espèce (Baumann c. France, no 33592/96, § 47, CEDH 2001‑V, et Brusco c. Italie (déc.), no 69789/01, CEDH 2001‑IX).

En l’occurrence, la Cour observe que la condamnation initiale de la requérante a été levée par suite de la modification de l’article 169 du code pénal. Ainsi, après saisine par la requérante de la Cour de céans, une nouvelle procédure a été diligentée à son encontre et demeure pendante devant les juridictions nationales, lesquelles procèdent à un réexamen au fond de l’affaire. Or, la  Cour rappelle qu’il est nécessaire de prendre en compte l’ensemble de la procédure pénale engagée afin de statuer sur sa conformité aux prescriptions de l’article 6 de la Convention. A cet égard, elle estime que dans le cadre de ce nouvel examen au fond de l’affaire, les juridictions nationales donnent l’opportunité à la requérante de présenter son grief concernant l’équité de la procédure devant ces juridictions (voir, mutatis mutandis, Güzel Şahin et autres c. Turquie (déc.), no 68263/01, 20 octobre 2005, et Turhan c. Turquie (déc.), no 53648/00, 17 juin 2004).

Il s’ensuit que ce grief apparaît comme étant prématuré et que cette partie de la requête doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

2.  La requérante allègue une atteinte à sa liberté d’expression contraire à l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques (...).

2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime (...). »

Le Gouvernement invite la Cour à rejeter ce grief pour non-épuisement des voies de recours internes. A cet égard, il précise que la procédure pénale diligentée contre la requérante a été réouverte et l’affaire demeure pendante devant les juridictions internes. Aucune décision définitive n’étant intervenue en l’espèce, la requérante n’est pas fondée à invoquer une quelconque violation de la Convention.

La requérante conteste ces arguments et souligne que l’hebdomadaire où elle travaillait a dû cesser ses activités en raison des poursuites pénales dont il fit l’objet. De même, elle précise avoir dû quitter le pays pour échapper aux condamnations pénales qui lui ont été infligées.

La Cour n’estime pas nécessaire d’examiner l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement puisque ce grief est en tout état de cause irrecevable pour les motifs indiqués ci-dessous.

La Cour observe que les poursuites pénales dont la requérante fit l’objet doivent s’analyser en une ingérence des autorités nationales dans son droit à la liberté d’expression. Cette ingérence était « prévue par la loi », puisque fondée sur les articles 169 du code pénal, 5 de la loi no 3713 et 2 § 1 additionnel à la loi no 5680. En outre, l’ingérence litigieuse, fondée sur la lutte contre le terrorisme, visait des buts légitimes conformément au paragraphe 2 de l’article 10, à savoir la sécurité nationale, la défense de l’ordre ainsi que l’intégrité territoriale (Yağmurdereli c. Turquie, no 29590/96, § 40, 4 juin 2002). Reste à déterminer si la mesure litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique ».

A cet égard, la Cour rappelle le rôle essentiel de la presse dans une société démocratique (voir Goodwin c. Royaume-Uni, arrêt du 27 mars 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996‑II, p. 500, § 3, et Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 59, CEDH 1999‑III). S’il lui incombe de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général, elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection des intérêts vitaux de l’Etat, tels la sécurité nationale ou l’intégrité territoriale, contre la menace du terrorisme, ou en vue de la défense de l’ordre ou de la prévention du crime (Sürek et Özdemir c. Turquie [GC], nos 23927/94 et 24277/94, § 58, 8 juillet 1999).

Or, c’est en premier lieu aux autorités nationales qu’il revient d’évaluer s’il existe un besoin social impérieux susceptible de justifier la restriction apportée à cette liberté, exercice pour lequel elles bénéficient d’une certaine marge d’appréciation. Dès lors, lorsqu’elle exerce son contrôle, la Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions nationales mais de vérifier, sous l’angle de l’article 10, les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Pour ce faire, elle doit considérer l’ingérence en cause à la lumière de l’ensemble de l’affaire (voir, entre autres, Lingens c. Autriche, arrêt du 8 juillet 1986, série A no 103, p. 28, § 46, et Rizos et Daskas c. Grèce, no 65545/01, § 44, 27 mai 2004), notamment au regard des termes employés dans l’écrit incriminé, au contexte de sa publication et tenir compte des difficultés liées à la lutte contre le terrorisme (voir İbrahim Aksoy c. Turquie, nos 28635/95, 30171/96 et 34535/97, § 60, 10 octobre 2000, et Incal c. Turquie, arrêt du 9 juin 1998, Recueil 1998‑IV, p. 1568, § 58).

A cet égard, la Cour observe que la requérante a été poursuivie pour avoir fait la propagande d’une organisation terroriste par le biais de l’hebdomadaire dont elle était rédactrice en chef. En l’occurrence, l’article litigieux, rédigé par l’un des principaux dirigeants du PKK, soulignait l’inanité de la politique menée dans la région irakienne par les autorités turques contre le PKK et précisait le cadre d’action de cette organisation. Ce cadre s’avérait ainsi défini par l’emploi d’expressions telles que « ils ne doivent pas s’attendre à ce que le PKK [y prête le flanc]. Si aux appels du PKK, il est répondu par la guerre, il est évident que le PKK va répondre à cela (...) Le PKK va se défendre de la manière la plus efficace sur la base de la ligne de légitime défense. Le PKK, tout en persistant dans son approche stratégique, va se défendre dans tous les domaines, va étendre et intensifier la ‘‘guerre de défense’’».

Aux yeux de la Cour, ces propos ne sauraient s’apprécier indépendamment de la personnalité de leur auteur, l’un des principaux dirigeants du PKK. Si cette circonstance ne saurait en soi justifier l’ingérence litigieuse, force est de constater que les propos incriminés ne sauraient être considérés comme relevant de la simple rhétorique, dès lors qu’ils émanent d’une personnalité importante de l’organisation en question. Bien au contraire, ils se voient conférer une portée particulière pour leurs lecteurs et tendent à légitimer une action armée revêtant la forme d’« une guerre », dont l’extension et l’intensification s’avèrent encouragées.

En outre, s’il est vrai que la requérante ne s’est pas personnellement associée aux opinions exprimées dans l’article litigieux, elle n’en a pas moins fourni une tribune à leur auteur et permis leur diffusion. Par là, elle partage indirectement les « devoirs et responsabilités » que les auteurs assument lors de la diffusion de leurs opinions auprès du public (voir, mutatis mutandis, Öztürk c. Turquie [GC], no 22479/93, § 49, CEDH 1999‑VI). En charge de la ligne éditoriale de l’hebdomadaire en cause, elle ne saurait dès lors s’exonérer de toute responsabilité quant à son contenu, le droit de communiquer des informations ne pouvant servir d’alibi ou de prétexte à la diffusion de propos qui recèlent un appel à la violence (Sürek c. Turquie (no 3) [GC], no 24735/94, §§ 40-41, 8 juillet 1999).

Dans cette perspective, la Cour constate tout d’abord que les juridictions nationales qui prononcèrent la condamnation initiale de la requérante, ont veillé à apprécier sa culpabilité au regard des exigences du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, et après avoir procédé à une mise en balance des intérêts concurrents en présence. Elle juge en outre que les motifs retenus pour fonder cette première condamnation, en mettant l’accent sur la lutte contre le terrorisme, question d’intérêt public de première importance dans une société démocratique, apparaissent à la fois « pertinents » et « suffisants » pour justifier une ingérence dans le droit de l’intéressée à la liberté d’expression (B. Hogefeld c. Allemagne (déc.), no 35402/97, 20 janvier 2000, et Zeynep Tosun c. Turquie (déc.), no 4124/02, 13 septembre 2005).

Enfin, la nature et la lourdeur des peines infligées sont des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une atteinte au droit à la liberté d’expression (entre autres, Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 37, CEDH 1999‑IV). A cet égard, la position dominante qu’occupe le gouvernement lui commande de témoigner de retenue dans l’usage de la voie pénale (Yağmurdereli, précité, § 43).

En l’occurrence, la Cour constate qu’à l’époque des faits, le droit turc disposait d’incriminations spécifiques dans son ordre juridique, lesquelles prévoyaient la commutation de toute peine de prison prononcée à l’encontre d’un directeur responsable en une amende, mesure dont a bénéficié la requérante en sa qualité de rédactrice en chef. En outre, elle estime que la mesure de fermeture de l’hebdomadaire en cause, revêt un caractère coercitif et préventif, à apprécier en corrélation avec le constat des juridictions nationales portant commission d’infraction réitérée. Enfin, la Cour n’estime pas nécessaire de décider si la sanction initialement infligée à la requérante, était disproportionnée dès lors qu’une seconde procédure fut diligentée à son encontre et demeure pendante devant les juridictions internes. Au demeurant, la procédure pénale ayant fait l’objet d’une réouverture, les peines prononcées contre la requérante ont été levées et aucune condamnation pénale n’a été exécutée. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

3.  La requérante se plaint des conséquences de sa condamnation et de la mesure portant fermeture temporaire de l’hebdomadaire litigieux, lesquelles emportent selon elle, violation de l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi (...). »

Le Gouvernement invite la Cour à rejeter ce grief pour absence de qualité de victime de la requérante. A cet égard, il précise que la décision portant fermeture temporaire de l’hebdomadaire litigieux n’a pas été exécutée, ce dernier ayant – de lui-même – mis fin à ses activités. La requérante n’a ainsi subi aucun préjudice de ce fait.

La requérante conteste ces arguments et souligne que l’hebdomadaire où elle travaillait a cessé ses activités en raison des poursuites pénales dont il fit l’objet.

La Cour observe que la mesure portant fermeture temporaire de l’hebdomadaire litigieux n’a pas été exécutée par les autorités nationales, l’hebdomadaire ayant de lui-même cessé toute activité. Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention (mutatis mutandis, Kaya c. Turquie (déc.), no 6250/02, 1er mars 2004).

En conséquence, il convient de mettre fin à l’application de l’article 29 § 3 de la Convention.

Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,

Déclare le restant de la requête irrecevable.

Santiago QuesadaBoštjan M. Zupančič
GreffierPrésident

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