CEDH, Cour (deuxième section), AFFAIRE SAPAN c. TURQUIE, 8 juin 2010, 44102/04

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Chronologie de l’affaire

Commentaires2

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revdh.revues.org · 26 octobre 2011

1 Les menaces constantes de poursuites pénales – au titre du délit de « dénigrement » de la « turcité » (“denigrating Turkishness“) ou de la « nation turque » – qui pèsent sur un professeur d'histoire travaillant sur le génocide arménien de 1915 sont en soi de nature à porter atteinte à sa liberté d'_expression_ (Art. 10). L'ombre du défunt Hrant Dink planait évidemment sur l'ensemble de la présente affaire. Ce journaliste – proche ami du requérant et ancien directeur de l'hebdomadaire turco-arménien « Agos » – a été assassiné le 19 janvier 2007 par un membre d'un groupe …

 
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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Deuxième Section), 8 juin 2010, n° 44102/04
Numéro(s) : 44102/04
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : Campmany et Lopez Galiacho Perona c. Espagne (déc.), no 54224/00, CEDH 2000-XII
Goodwin c. Royaume-Uni, 27 mars 1996, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1996-II
Güzel Erdagöz c. Turquie, no 37483/02, § 50, 21 octobre 2008
Editions Plon c. France, no 58148/00, CEDH 2004-IV
Leempoel & S.A. ED. Ciné Revue c. Belgique, no 64772/01, §§ 63-68, 9 novembre 2006
Sorguç c. Turquie, no 17089/03, § 35, 23 juin 2009
Von Hannover c. Allemagne, no 59320/00, § 68, CEDH 2004-VI
Niveau d’importance : Importance moyenne
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusions : Violation de l'art. 10 ; Dommage matériel - demande rejetée ; Préjudice moral - réparation
Identifiant HUDOC : 001-99160
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2010:0608JUD004410204
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Sur les parties

Texte intégral

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE SAPAN c. TURQUIE

(Requête no 44102/04)

ARRÊT

STRASBOURG

8 juin 2010

DÉFINITIF

08/09/2010

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Sapan c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Françoise Tulkens, présidente,
Ireneu Cabral Barreto,
Danutė Jočienė,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Nona Tsotsoria, juges,
et de Sally Dollé, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 mai 2010,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 44102/04) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Özcan Sapan (« le requérant »), a saisi la Cour le 14 octobre 2004 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant est représenté par Me E. Kanar, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.

3.  Le 19 juin 2007, la présidente de la deuxième section a décidé de communiquer le grief tiré de l'article 10 de la Convention et de l'article 1 du Protocole no 1 au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond de l'affaire.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

4.  Le requérant est né en 1960 et réside à Istanbul.

Il est le propriétaire de la maison d'édition qui publia en 2001 un ouvrage intitulé Tarkan[1] – phénomène de star (Tarkan – yıldız olgusu). Ce livre consiste en la reproduction partielle d'une thèse de doctorat soutenue le 19 juin 1998 par Mme N. Aysun Yüksel. Il comprend 155 pages et est illustré par 31 portraits de l'artiste publiés dans la presse et 3 couvertures de magazine. La première partie du livre est consacrée à l'analyse du phénomène de star et à l'apparition de ce phénomène en Turquie, la deuxième partie est consacrée au chanteur.

5.  Le 17 septembre 2001, le chanteur introduisit devant le juge près le tribunal de grande instance d'Istanbul (« le juge ») un recours visant à la saisie du livre litigieux et à l'interdiction de sa diffusion au motif qu'il portait atteinte à son image et à sa personnalité. Il fit observer que le titre du livre portait son nom et que l'ouvrage contenait des photographies le représentant. Quant à l'atteinte à ses droits de la personnalité, il fit référence à différents passages de la publication qui se traduisent comme suit :

« p. 60 : (...) a-t-il les yeux maquillés (...) est-il homosexuel (...)

p. 89 : La façon dont Tarkan se présente ne correspond pas aux valeurs masculines établies en Turquie (...)

p. 95 : (...) S'il faut rechercher une sexualité féminine dans le clip vidéo, celle-ci est cachée dans l'âme de Tarkan (...)

p. 116 : (...) la danse de Tarkan est une danse ondulée où presque tout le corps est en mouvement et qui accentue davantage la féminité que la masculinité (...)

p. 117 : (...) Sur une autre pose, il écarte le plus possible ses jambes et penche [son tronc] vers l'avant. Il n'est vêtu que d'un pantalon rayé. Au sol, au même niveau que son organe sexuel, est posé un petit chien. Les courbes que suivent les rayures du pantalon et la position du chien font ressortir le pénis du chanteur. (...)

p. 117 : (...) Il y a un sourire moqueur sur son visage partiellement caché par ses cheveux. Sur cette photographie, la position de ses jambes est celle appelée crotch (...) et cette position dirige l'attention sur l'organe sexuel.

p. 118 : Sur les photographies, ses mains touchent les bouts des tétons en érection, [et] les hanches. (...)

p. 118 : (...) Les mains de Tarkan se promènent sur son corps de manière à attirer l'attention des spectateurs sur son pénis. (...)

p. 119 : (...) Lorsque Tarkan utilise le langage du corps, à l'aide du code vestimentaire, il attire l'attention [du public] non seulement sur la zone génitale mais aussi vers les zones plutôt reconnues comme des zones érogènes féminines. Il présente sa poitrine, son ventre, ses lèvres au spectateur comme un objet de désir. »

6.  Le 24 septembre 2001, le juge accéda à la demande du chanteur moyennant la consignation d'un milliard de livres turques (environ 720 euros) pour couvrir d'éventuels préjudices à naître pour le requérant.

Après s'être référé au contenu de la requête introductive d'instance et à certains passages cités par elle, il conclut, sans préciser de motifs, qu'il y avait lieu d'accéder à la demande du chanteur et ordonna en conséquence la saisie du livre sur le fondement des articles 101 et suivants du code de procédure civile, des articles 24 et 25 du code civil et de l'article 49 du code des obligations.

7.  Le 26 septembre 2001, douze exemplaires du livre furent saisis à la maison d'édition.

8.  Le 3 octobre 2001, le chanteur introduisit devant la même juridiction une action en dommages et intérêts contre le requérant et l'auteur du livre pour atteinte à sa personnalité.

9.  Le 22 octobre 2001, le requérant demanda la levée de la saisie, plaidant le défaut de motivation et le caractère injustifié de l'ordonnance de saisie. Il fit remarquer que le livre avait été publié à partir d'une thèse de doctorat qui était le résultat d'analyses scientifiques et de recherches sociologiques, et qu'il y avait lieu d'apprécier l'ouvrage dans son ensemble. Se référant à l'article 10 de la Convention et à la jurisprudence de la Cour, il souligna l'importance de la liberté d'expression dans une société démocratique.

10.  Le 13 décembre 2001, le juge rejeta la demande du requérant sans motiver sa décision.

11.  Lors de l'audience du 12 mars 2002, le tribunal de grande instance versa au dossier les éléments de preuve apportés par les parties, dont la thèse de doctorat, et ordonna une expertise. Il décida de se prononcer ultérieurement sur la demande de levée de la saisie.

12.  A l'audience du 30 mai 2002, le requérant réitéra sa demande de levée de la saisie. Il souligna la gravité d'une mesure de saisie dans une démocratie au regard de la jurisprudence de la Cour relative à l'article 10 de la Convention. Le juge décida d'attendre le rapport d'expertise.

13.  Le 29 août 2002, l'expert, professeur en littérature, rédigea son rapport. En ce qui concernait le contenu, il releva qu'il y avait peu de différence entre la thèse et le livre. Quant à la présentation, elle différait un peu de l'un à l'autre : alors que, dans la thèse, c'est le terme « phénomène de star » du titre qui était accentué, dans le livre, c'est le nom de Tarkan qui était mis en avant sur la couverture. L'expert releva aussi que le deuxième artiste qui faisait l'objet d'études dans la thèse ne figurait pas dans le livre, lequel était consacré exclusivement à Tarkan.

L'expert indiqua en outre que l'ouvrage litigieux n'était pas une biographie même s'il comportait par endroits des informations biographiques. Selon lui, l'auteur avait analysé le phénomène de star et l'apparition de ce phénomène en Turquie avant d'étudier l'arrivée du chanteur sur la scène musicale et sa consécration comme star. Pour ce faire, l'auteur aurait eu recours à des outils scientifiques, expliquant le succès de l'artiste par ses particularités féminines dans une société à structure patriarcale. L'expert estima également que certaines explications concernant le chanteur, certes « exagérées », ne portaient pas atteinte à sa personnalité si elles étaient appréciées à la lumière de l'ensemble du livre.

Pour analyser la personnalité du chanteur, l'auteur aurait pris comme point de départ le langage corporel et les codes vestimentaires. Elle se serait aussi aidée des photographies de la célébrité, de ses clips vidéo, des paroles de ses chansons et des reportages et articles parus à son sujet. A cet égard, l'expert observa que les photographies occupaient une place plus importante dans le livre, leur nombre étant plus élevé que dans la thèse.

En résumé, l'auteur du livre litigieux considérerait le chanteur comme un rebelle face à un système qui place la femme et l'homme à des pôles différents et comme porteur d'une image en contradiction avec les valeurs habituelles : un homme possédant une féminité cachée sous son identité masculine et affichant une identité androgyne.

14.  Lors de l'audience du 19 septembre 2002, le tribunal de grande instance versa au dossier le rapport d'expertise, accorda des délais aux parties pour la présentation de leurs commentaires et rejeta la demande de levée de la saisie sans aucune motivation.

15.  A une date non connue, le chanteur contesta le rapport d'expertise et demanda une nouvelle expertise par un juriste ou par un groupe d'experts parmi lesquels figurerait un juriste.

16.  Le 19 décembre 2002, le tribunal de grande instance ordonna une nouvelle expertise et décida de transférer le dossier à trois experts, dont un juriste. Il décida d'attendre l'issue de cette nouvelle expertise pour se prononcer sur la demande de levée de la saisie.

17.  A une date non connue, trois experts rédigèrent leur rapport en concluant qu'ils n'avaient pas décelé d'atteinte à l'image ou à la personnalité du chanteur qui nécessiterait l'octroi d'une indemnité. Selon eux, il y avait lieu de revoir les passages évoqués par le chanteur par rapport à l'ensemble du livre. Ils ajoutèrent que le livre contenait davantage de jugements de la société à l'égard du chanteur qu'un jugement personnel de l'auteur. Relevant que ce dernier s'était référé à des sociologues de renom, les experts estimèrent que l'ouvrage était le résultat d'une recherche. Quant aux photographies illustrant le livre, ils notèrent qu'il s'agissait de clichés pour lesquels le chanteur avait posé et non pas de photographies prises par intrusion dans sa vie privée. Ils mentionnèrent enfin que les interprétations développées à partir de ces clichés et de l'habillement du chanteur l'avaient été sur la base de définitions élaborées par différents sociologues.

18.  A l'audience du 6 mai 2003, le tribunal de grande instance versa au dossier le nouveau rapport d'expertise et accorda un délai aux parties pour la présentation d'observations. Le requérant réitéra la demande de levée de la saisie ; le tribunal répondit qu'il se prononcerait sur la saisie au moment du jugement sur le fond.

19.  Le 25 septembre 2003, le requérant, se fondant sur les conclusions des rapports d'expertise, réitéra sa demande visant à la levée de la saisie. Le juge écarta celle-ci sans aucune motivation. Il ajourna l'audience dans l'attente de la réalisation des recherches ordonnées par lui lors de l'audience précédente sur la situation sociale et économique des parties. Trois autres audiences furent ajournées dans l'attente d'informations demandées à l'université qui employait l'auteur et à la direction de la sûreté. A l'audience du 5 novembre 2003, le juge écarta la demande de levée au motif qu'il avait déjà rejeté cette demande auparavant.

20.  Le 13 mai 2004, il rejeta la demande de dommages et intérêts présentée par le chanteur et ordonna la levée de la saisie. A la lumière des rapports d'expertise et de l'ensemble de l'ouvrage, il estima que certains passages consistaient en des recherches sociologiques, partiellement reprises de publications et de documents audiovisuels, et qu'ils n'avaient pas été rédigés dans le but de porter atteinte aux droits de la personnalité de l'artiste.

21.  Le 22 novembre 2005, la Cour de cassation cassa ce jugement en ces termes :

« Le demandeur est un artiste. L'ouvrage objet de la demande aborde des sujets relevant de la vie privée du demandeur plutôt que de sa personnalité artistique. Il y a donc eu atteinte aux droits de la personnalité du demandeur. Le rejet de la demande [de dommages et intérêts] par la juridiction locale qui a omis cet aspect constitue un motif de cassation. »

22.  Ainsi qu'il ressort du dossier, à la date de l'adoption du présent arrêt, la procédure est toujours pendante devant les juridictions nationales.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

23.  Selon l'article 103 du code de procédure civile, le juge peut ordonner les mesures conservatoires qui s'imposent pour écarter un danger imminent ou prévenir un préjudice important. L'article 109 du même code oblige la personne au profit de laquelle la saisie a été ordonnée à ouvrir une action sur le fond dans les dix jours suivant la mesure conservatoire, faute de quoi celle-ci est levée automatiquement. L'article 110 prévoit que la partie demanderesse de la mesure conservatoire effectue une consignation visant à couvrir d'éventuels préjudices pouvant découler pour la partie défenderesse de la mesure en question.

24.  Selon l'article 24 du code civil, une personne victime d'une atteinte à ses droits de la personnalité peut demander au juge sa protection contre les auteurs de l'atteinte. L'article 25 énonce que le demandeur peut demander au juge de prévenir le risque d'atteinte, de mettre fin à une atteinte existante ou de constater l'illégalité d'une atteinte qui a pris fin.

25.  Selon l'article 49 du code des obligations, une personne victime d'une atteinte illégale à son droit de la personnalité peut réclamer le paiement d'un certain montant pour préjudice moral.

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

26.   Le requérant se plaint d'une atteinte à son droit à la liberté d'expression en raison de la saisie du livre. Il y voit une violation des articles 9 et 10 de la Convention.

La Cour estime opportun d'examiner ce grief uniquement sous l'angle de l'article 10.

A.  Sur la recevabilité

27.  Le Gouvernement invite la Cour à déclarer la requête irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes (l'article 35 §§ 1 et 4 de la Convention), dans la mesure où la procédure est toujours pendante devant les juridictions internes.

28.  Le requérant précise que sa requête concerne seulement la saisie et non l'action en dommages et intérêts.

29.  La Cour observe, comme l'a souligné le requérant, que la présente requête porte sur la saisie. La mesure dont se plaint l'intéressé a pris fin le 13 mai 2004 avec la décision rendue par le juge près le tribunal de grande instance. La présentation de ce grief n'apparaît dès lors pas comme étant prématurée. Partant, la Cour rejette l'exception du Gouvernement.

30.  Elle constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention et qu'il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B.  Sur le fond

31.  Le requérant soutient que le livre litigieux est une œuvre scientifique et sociologique, fondée sur une thèse de doctorat, et qu'il convient de l'apprécier dans son ensemble. Il affirme en outre que la saisie de l'ouvrage a été ordonnée sur la base d'une décision qui n'était pas motivée et que les demandes de levée de cette saisie ont été rejetées elles aussi sans aucune motivation.

32.  Le Gouvernement réplique qu'il s'agissait d'une mesure provisoire qui a été levée dès le jugement sur le fond. En outre, il estime que le livre en question ne contribue aucunement à un débat d'intérêt général. Il soutient enfin que les juridictions internes ont bien procédé à la mise en balance de la protection de la vie privée et de la liberté d'expression avant d'ordonner la saisie.

33.  La Cour note tout d'abord que la saisie de l'ouvrage s'analyse en une ingérence des autorités publiques dans l'exercice de la liberté d'expression du requérant. L'ingérence litigieuse étant prévue par l'article 103 du code de procédure civile et poursuivant l'objectif de « protection des droits d'autrui », il reste à vérifier si elle était « nécessaire dans une société démocratique ». A cet égard, la Cour se réfère aux principes généraux qui se dégagent de sa jurisprudence en la matière (voir, parmi de nombreux autres arrêts, Goodwin c. Royaume-Uni, 27 mars 1996, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1996-II, Editions Plon c. France, no 58148/00, §§ 42‑43, CEDH 2004‑IV, et Leempoel & S.A. ED. Ciné Revue c. Belgique, no 64772/01, §§ 63-68, 9 novembre 2006).

34.  La Cour note ensuite que le livre litigieux est la reproduction partielle d'une thèse de doctorat soutenue le 19 juin 1998. Sur ce point, elle rappelle l'importance de la liberté académique (Sorguç c. Turquie, no 17089/03, § 35, 23 juin 2009). L'auteur de ce livre est une universitaire qui a analysé le phénomène de star et l'apparition de ce phénomène en Turquie avant d'étudier l'arrivée du chanteur sur la scène musicale et sa consécration comme star. L'ouvrage litigieux traite donc, à travers Tarkan et par le biais d'outils scientifiques, du phénomène de société que sont les stars. Aussi, on ne saurait considérer ce livre comme faisant partie des publications de la presse dite « à sensation » ou « de la presse du cœur », laquelle a habituellement pour objet de satisfaire la curiosité d'un certain public sur les détails de la vie strictement privée d'une célébrité.

35.  Quant à la nature des photographies illustrant ce livre, la Cour relève qu'il s'agit exclusivement de clichés déjà publiés pour lesquels le chanteur a posé. Ainsi, la présente affaire se distingue des affaires dans lesquelles les photographies litigieuses procédaient de manœuvres frauduleuses ou clandestines (voir, en ce qui concerne des photographies prises au téléobjectif à l'insu de personnalités connues, Von Hannover c. Allemagne, no 59320/00, § 68, CEDH 2004‑VI) ou bien révélaient des détails de la vie privée des personnes en s'immisçant dans leur intimité (voir, en ce qui concerne la publication de photos sur une prétendue relation adultère, Campmany et Lopez Galiacho Perona c. Espagne (déc.), no 54224/00, CEDH 2000‑XII).

36.  La Cour observe ensuite que le juge près le tribunal de grande instance a ordonné la saisie du livre au motif qu'il portait atteinte aux droits de la personnalité du chanteur. Pour ce faire, le juge s'est contenté de se référer à certains passages du livre énoncé dans la requête introductive d'instance et de se fonder sur certaines dispositions du code de procédure civile et du code civil. Le tribunal a ainsi fait siens les arguments du demandeur sans énoncer aucune motivation (paragraphe 6 ci-dessus).

37.  La Cour, dans cette affaire, estime devoir se situer essentiellement par rapport à la position adoptée par le juge national pour apprécier si la « nécessité » de la restriction imposée à la liberté d'expression était établie de manière convaincante (Güzel Erdagöz c. Turquie, no 37483/02, § 50, 21 octobre 2008). Or force est de constater qu'il est impossible de déterminer, à partir de la décision de saisie, si le juge a pris le soin d'examiner dans le détail les critères à prendre en compte en vue d'une juste appréciation des droits en litige, à savoir le droit à la liberté de communiquer des informations ainsi que la protection de la réputation d'autrui (voir, a contrario, Campmany et Lopez Galiacho Perona, décision précitée).

38.  La Cour note aussi que, chaque fois que le juge a écarté la demande de levée de la saisie, il l'a fait sans aucune motivation (paragraphes 10, 14 et 19 ci-dessus). Ainsi, lors de l'audience du 19 septembre 2002, après avoir versé au dossier le premier rapport d'expertise, le juge a rejeté la demande de levée de la saisie sans aucune motivation (paragraphe 14 ci-dessus), alors même que les conclusions de ce rapport étaient favorables au requérant.

39.  Par la suite, le tribunal a ordonné une nouvelle expertise à la demande du chanteur et a décidé d'attendre l'issue de celle-ci pour se prononcer sur la demande de levée de la saisie. Le nouveau rapport d'expertise, rédigé par trois experts, a lui aussi conclu qu'il n'y avait pas eu d'atteinte à l'image ou à la personnalité du chanteur. Après avoir versé ce deuxième rapport au dossier lors l'audience du 6 mai 2003, le tribunal a refusé de se prononcer sur la levée et a décidé de joindre cette question au fond, une fois encore sans énoncer aucun motif (paragraphe 18 ci-dessus). Or la Cour ne voit aucune circonstance qui aurait pu empêcher le juge de statuer sur cette question à cette occasion.

A l'audience du 25 septembre 2003, se fondant sur les conclusions des rapports d'expertise, le requérant a demandé à nouveau la levée de la saisie, qui a été une fois de plus écartée par le juge sans aucune motivation (paragraphe 19 ci-dessus).

40.  Au final, la levée de la mesure litigieuse n'est intervenue qu'avec la décision sur le fond, le 13 mai 2004. A cette date, le tribunal a rejeté la demande de dommages et intérêts présentée par le chanteur et a ordonné la levée de la saisie. Ainsi la mesure en question est restée appliquée pendant près de deux ans et huit mois sur la base d'une décision qui n'était pas motivée et les nombreuses demandes de levée ont été écartées sans aucun motif, alors même que les conclusions des deux rapports d'expertise étaient favorables au requérant. Dès lors, en l'absence de motivation des décisions rendues, on ne saurait accepter la thèse selon laquelle le juge national a dûment évalué les droits en cause, à savoir le droit à la liberté de communiquer des informations et la protection de la réputation d'autrui.

41.  A la lumière de ces considérations, la Cour conclut que la saisie litigieuse ne peut être considérée comme ayant été « nécessaire dans une société démocratique » dans la mesure où elle ne reposait pas sur une motivation suffisante et pertinente.

42.  Il y a eu donc violation de l'article 10 de la Convention.

II.  SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

43.  Invoquant d'abord l'article 6 § 1 de la Convention, le requérant reproche au tribunal de grande instance de n'avoir pas motivé son jugement de saisie du livre et d'avoir simplement repris l'ensemble des arguments soulevés par la partie adverse. Il soutient que le tribunal a, en cela, fait une application erronée de la loi nationale pertinente. Il explique que ses demandes de levée de la mesure de saisie ont été rejetées sans motivation, et ce malgré le versement au dossier des rapports d'expertise en sa faveur. A ce sujet, il dénonce une partialité du tribunal. Il se plaint également de la durée de la procédure engagée devant le tribunal pour saisie de l'ouvrage litigieux.

Invoquant ensuite l'article 1 du Protocole no 1, le requérant allègue que la saisie de l'ouvrage a empêché sa distribution et sa vente et qu'elle a ainsi entraîné pour lui une perte financière.

44.  La Cour estime que la question juridique principale posée par la présente requête consiste à savoir si la saisie du livre a enfreint le droit à la liberté d'expression du requérant, au sens de l'article 10 de la Convention. Eu égard à sa conclusion sur le terrain de cet article (paragraphe 42 ci‑dessus), elle estime qu'il n'y a pas lieu d'examiner séparément s'il y a eu, en l'espèce, violation de ces dispositions.

III.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

45.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

46.  Le requérant réclame 20 482 livres turques (TRY) (environ 11 600 euros (EUR)) pour préjudice matériel. Ce montant se décompose comme suit : environ 1 650 TRY pour les frais engagés lors de la préparation du livre, 8 815 TRY pour les frais d'impression et de publicité, et 10 016 TRY pour le manque à gagner sur la vente du livre. A cet égard, l'intéressé précise que sur les 2 200 exemplaires imprimés au départ, 1 727 lui ont été retournés. A l'appui de sa demande, il fournit des factures relatives à des frais d'impression et de publicité, ainsi que les relevés des retours de livres.

Il réclame aussi 15 000 EUR pour préjudice moral.

47.  Le Gouvernement conteste ces prétentions.

48.  La Cour note que, sur les 2 200 exemplaires publiés initialement, 1 739 ont été saisis ou retirés de la vente. L'examen du dossier ne permet pas de savoir si le restant a été vendu et, dans l'affirmative, dans quel laps de temps. On ne saurait non plus quantifier de façon précise le nombre d'exemplaires qui auraient été vendus si la mesure litigieuse n'était pas intervenue. Le préjudice matériel invoqué par le requérant étant ainsi des plus aléatoires, la Cour conclut au rejet de la demande (voir en ce sens, Editions Plon c. France, no 58148/00, § 61 in fine, CEDH 2004‑IV).

En ce qui concerne le préjudice moral, la Cour estime que le requérant a dû éprouver une certaine détresse en raison des faits de la cause. Statuant en équité, elle lui alloue à ce titre une indemnité de 2 000 EUR.

B.  Frais et dépens

49.  Le requérant demande également 17 206 TRY (environ 9 800 EUR) pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et la Cour. A titre de justificatif, il fournit un décompte des dépenses et le barème des honoraires du barreau d'Istanbul.

50.  Le Gouvernement conteste ces prétentions.

51.  Compte tenu de la documentation incomplète en sa possession et des critères dégagés par sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 1 000 EUR tous frais confondus et l'accorde au requérant.

C.  Intérêts moratoires

52.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1.  Déclare le grief tiré de l'article 10 de la Convention recevable ;

2.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 10 de la Convention ;

3.  Dit qu'il n'y a pas lieu d'examiner séparément les autres griefs ;

4.  Dit

a)  que l'Etat défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif en vertu de l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement :

i.  2 000 EUR (deux mille euros) pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt ;

ii.  1 000 EUR (mille euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt par le requérant ;

b)  qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 8 juin 2010, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Sally DolléFrançoise Tulkens
GreffièrePrésidente


[1].  Un chanteur de pop très connu en Turquie.

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Textes cités dans la décision

  1. Code de procédure civile
  2. Code civil
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CEDH, Cour (deuxième section), AFFAIRE SAPAN c. TURQUIE, 8 juin 2010, 44102/04