CEDH, BEAUMARTIN et CONSORTS c. la FRANCE, 10 janvier 1992, 15287/89

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Chronologie de l’affaire

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Sur la décision

Référence :
CEDH, 10 janv. 1992, n° 15287/89
Numéro(s) : 15287/89
Type de document : Recevabilité
Date d’introduction : 19 juillet 1989
Niveau d’importance : Importance faible
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusion : Recevable
Identifiant HUDOC : 001-24861
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:1992:0110DEC001528789
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Sur les parties

Texte intégral

                    SUR LA RECEVABILITE

                    de la requête No 15287/89

                    présentée par Pierre Paul Raphaël BEAUMARTIN

                     et consorts

                    contre la France

                            __________

        La Commission européenne des Droits de l'Homme, siégeant en

chambre du conseil le 10 janvier 1992 en présence de

        MM. C.A. NØRGAARD, Président

            S. TRECHSEL

            F. ERMACORA

            G. SPERDUTI

            A. WEITZEL

            J.C. SOYER

            H.G. SCHERMERS

            H. DANELIUS

        Mme G.H. THUNE

        MM. F. MARTINEZ

            C.L. ROZAKIS

        Mme J. LIDDY

        MM. L. LOUCAIDES

            J.C. GEUS

            M.P. PELLONPÄÄ

            B. MARXER

        M.  J. RAYMOND, Secrétaire adjoint de la Commission ;

        Vu l'article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de

l'Homme et des Libertés fondamentales ;

        Vu la requête introduite le 19 juillet 1989 par Pierre Paul

Raphaël Beaumartin et consorts contre la France et enregistrée le 24

juillet 1989 sous le No de dossier 15287/89 ;

        Vu le rapport prévu à l'article 47 du Règlement intérieur de

la Commission ;

        Vu les observations présentées par le Gouvernement défendeur

le 18 avril 1991 et les observations en réponse présentées par les

requérants le 15 mai 1991 ;

        Vu les conclusions des parties développées à l'audience du 10

janvier 1992 ;

        Après avoir délibéré,

        Rend la décision suivante :

EN FAIT

        Le requérant Pierre Paul Raphaël BEAUMARTIN, de nationalité

française, né en 1922, industriel retraité, est domicilié à Leognan

(France).

        La requérante Jeanne BEAUMARTIN, épouse Droin, de nationalité

française, née en 1918, est veuve, sans profession et a son domicile

à Bordeaux.

        La requérante Paule BEAUMARTIN, épouse Thibout, de nationalité

française, née en 1921, sans profession, est domiciliée à Paris.

        Dans la procédure devant la Commission, les requérants sont

représentés par Maître Claire Waquet, avocate au Conseil d'Etat et à

la Cour de cassation.

        Les faits, tels qu'ils ont été exposés par les parties, peuvent

se résumer comme suit.

        Les consorts Beaumartin sont actionnaires de la Société

Immobilière du Karmat El Hadj.  Cette société était propriétaire d'un

domaine de 411 hectares, 99 ares, 80 centiares situé dans la province

de Kenitra au Maroc.  L'actionnaire principal de cette société est la

Société Foncière du Quartier de l'Europe dont le siège est à Paris. Les

consorts Beaumartin détiennent 99,625 % du capital social de la Société

Foncière, étant de ce fait les principaux actionnaires de la Société

Immobilière du Karmat El Hadj.

        Cette même société a été dépossédée de son domaine par

application d'un Dahir du Gouvernement marocain datant du 2 mars 1973

qui nationalisait des terres agricoles appartenant à des étrangers.

        Un protocole d'accord fut conclu le 2 août 1974 entre le

Gouvernement français et le Gouvernement marocain afin de régler les

conséquences financières des mesures prises par le Gouvernement

marocain à l'égard des propriétés agricoles appartenant à des

ressortissants français.

        Ainsi le Gouvernement marocain versa au Gouvernement français

une indemnité globale et forfaitaire destinée à réparer le préjudice

subi par les différents propriétaires concernés.  Le Gouvernement

français dut alors répartir cette indemnité entre les bénéficiaires.

        La Commission interministérielle chargée de procéder à la

répartition a indemnisé les requérants en tant que personnes physiques

à raison de leurs parts détenues dans la Société Immobilière du Karmat

El Hadj par une décision en date du 23 juin 1980.

        Les parts de la Société Foncière du Quartier de l'Europe

détenues dans leur majorité par les requérants n'ont fait l'objet

d'aucune indemnisation en application de l'article 1 par. 2 du

protocole d'accord, aux termes duquel les "bénéficiaires sont les

personnes physiques de nationalité française, soit propriétaires à

titre individuel ou en indivision, soit associées de sociétés de

personnes ou de capitaux, soit ayant subi à tout autre titre les

conséquences du Dahir du 2 mars 1973".

        Le 26 septembre 1980 les requérants ont saisi le tribunal

administratif de Paris d'un recours contre cette décision qui leur

avait été notifiée le 31 juillet 1980.  Le recours a été développé par

un mémoire ampliatif déposé le 9 février 1981.  L'objet du recours est

l'interprétation de l'article 1 par. 2 du protocole d'accord

franco-marocain du 2 août 1974.

        Par ordonnance du 15 juin 1981, le président du tribunal

administratif estima que le litige relevait en premier et dernier

ressort de la compétence du Conseil d'Etat et renvoya l'affaire devant

cette haute juridiction.

        Le ministre des Affaires étrangères, partie défenderesse, a

répondu aux observations des requérants le 25 février 1983.

        Par décision du 3 octobre 1986, le Conseil d'Etat sursit à

statuer jusqu'à ce que le ministre des Affaires étrangères se prononce

sur l'interprétation de l'article 1 par. 2 du protocole d'accord

franco-marocain du 2 août 1974.

        Celui-ci, par note du 2 juillet 1987, confirma la décision du

23 juin 1980 en concluant que les intéressés ne pouvaient prétendre à

indemnisation au titre de leurs parts de la Société Foncière du

Quartier de l'Europe.

        Le 13 octobre 1987, les requérants déposèrent au greffe du

Conseil d'Etat des observations aux termes desquelles ils faisaient

valoir que, si le Conseil d'Etat se considérait comme lié par

l'interprétation que donne le ministre du protocole d'accord

franco-marocain, une telle décision aboutirait à une violation de

l'article 6 par. 1 de la Convention.

        Le Conseil d'Etat s'est prononcé par arrêt du 27 janvier 1989.

Il a répondu de la façon suivante au moyen tiré des stipulations de

l'article 6 par. 1 de la Convention :

        "Considérant que, par sa décision susvisée du 17 septembre

        "1986, le Conseil d'Etat statuant au contentieux, estimant que

        "le Ministre des Affaires Etrangères était seul qualifié pour

        "donner l'interprétation de l'article 1er du protocole

        "d'accord franco-marocain du 2 août 1974 en ce qui concerne la

        "question de savoir si les personnes physiques peuvent

prétendre

        "au bénéfice d'une indemnisation uniquement en tant qu'elles

        "sont associées de sociétés de personnes ou de capitaux

        "directement propriétaires de biens indemnisables au titre

        "du protocole d'accord ou si elles peuvent également y

        "prétendre en tant qu'associées de sociétés elles-mêmes

        "associées de sociétés de personnes ou de capitaux

        "propriétaires de tels biens, a sursis à statuer sur la

        "requête de M. BEAUMARTIN et autres jusqu'à ce que le Ministre

        "des Affaires Etrangères se soit prononcé sur l'interprétation

        "de l'article 1er du protocole en ce qui concerne la question

        "ainsi définie ; que l'interprétation donnée par le Ministre

        "des Affaires Etrangères s'impose au Conseil d'Etat qui ne

        "peut qu'en tirer les conséquences juridiques ; que le moyen

        "susanalysé est dès lors inopérant."

        Considérant qu'il était lié par ladite interprétation, le

Conseil d'Etat a conclu que les requérants ne pouvaient prétendre à

indemnisation que pour la part de la Société Immobilière du Karmat El

Hadj dont ils étaient directement propriétaires.

GRIEFS

        Les requérants se plaignent de ce que leur cause n'a pas été

jugée dans un délai raisonnable par les juridictions administratives.

Ils considèrent également que leur cause n'a pas été entendue

équitablement, du fait que le Conseil d'Etat s'est estimé lié par

l'interprétation du protocole d'accord donnée par le ministre des

Affaires étrangères. Ils invoquent à l'appui de leurs griefs l'article

6 par. 1 de la Convention.

PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION

        La requête a été introduite le 19 juillet 1989 et enregistrée

le 24 juillet 1989.

        Le 5 novembre 1990, la Commission a décidé, en application de

l'article 42 par. 2 b) devenu article 48 par. 2 b) de son Règlement

intérieur, de porter la requête à la connaissance du Gouvernement de

la France et de l'inviter à  présenter par écrit ses observations sur

la recevabilité et sur le bien-fondé.

        Le Gouvernement a fait parvenir ses observations le 18 avril

1991.  Les requérants ont fait parvenir leurs observations en réponse

le 15 mai 1991.

        Le 14 octobre 1991, la Commission a décidé de tenir une

audience contradictoire sur la recevabilité et le bien-fondé de la

requête.

        L'audience a eu lieu le 10 janvier 1992.  Les parties ont

comparu comme suit :

Pour le Gouvernement :

        *  M. Bruno GAIN

           Sous-Directeur des Droits de l'Homme, Direction des

           Affaires juridiques, Ministère des Affaires Etrangères

        *  Mme Elise FLORENT

           Conseiller de tribunal administratif, détachée à la

           Sous-Direction des Droits de l'Homme, Direction des

           Affaires juridiques, Ministère des Affaires Etrangères

Pour les requérants :

        *  Maître Claire WAQUET

           Avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de Cassation

EN DROIT

1.      Les requérants se plaignent en premier lieu de ce que leur

cause n'a pas été entendue dans un délai raisonnable par les

juridictions administratives.  Ils considèrent également que leur cause

n'a pas été jugée équitablement, du fait que le Conseil d'Etat s'est

estimé lié par l'interprétation du protocole d'accord donnée par le

ministre des Affaires étrangères.  Ils invoquent à l'appui de leurs

griefs l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention.

        Cette disposition se lit comme suit :

        "Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue

        équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable,

        par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi,

        qui décidera, soit des contestations sur ses droits et

        obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute

        accusation en matière pénale dirigée contre elle ..."

a)      Le Gouvernement soulève d'emblée une exception tirée du

non-respect par les requérants du délai de six mois prescrit par

l'article 26 (art. 26) de la Convention.  Il attire l'attention de la

Commission sur le fait que dans son arrêt du 3 octobre 1986 le Conseil

d'Etat s'obligeait à tirer les conséquences de l'interprétation

sollicitée au ministère des Affaires étrangères en considérant

        "que la solution du litige est ainsi commandée par

        l'interprétation de cet accord ; que celui-ci présente le

        caractère d'une convention internationale et que son sens

        n'est pas clair ; que, dès lors, le ministre des Affaires

        étrangères est seul qualifié pour en donner l'interprétation".

        Le Gouvernement estime qu'en statuant ainsi, le Conseil d'Etat

ne pouvait pas, ultérieurement, dans la même affaire, écarter

l'interprétation du ministre des Affaires étrangères, du fait de

l'autorité de la chose jugée s'attachant à son premier arrêt : en

témoigne le fait que l'arrêt du 27 janvier 1989 a écarté le moyen tiré

de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention européenne des Droits

de l'Homme non pas comme non fondé, mais comme "inopérant",

c'est-à-dire comme ne pouvant plus utilement être invoqué

postérieurement à l'arrêt initial du 3 octobre 1986.  Selon le

Gouvernement, il ne s'agirait là d'ailleurs que de l'application d'un

principe constant selon lequel une décision juridictionnelle avant dire

droit a l'autorité de la chose jugée en ce qui concerne les questions

de droit qu'elle a tranchées (cf. par exemple arrêt du 11 octobre 1972,

ministre de l'Equipement, rec. p. 630).

        Le Gouvernement en conclut que la décision interne définitive

en ce qui concerne le grief tiré du caractère inéquitable de la

procédure, est donc constituée par l'arrêt du Conseil d'Etat du 3

octobre 1986 et non pas par celui du 27 janvier 1989. Dès lors, la

requête présentée le 19 juillet 1989 l'aurait été postérieurement au

délai de six mois prévu par l'article 26 (art. 26) de la Convention.

        Les requérants combattent cette thèse.  Ils affirment que s'ils

avaient présenté leur requête dans les six mois suivant l'arrêt du 3

octobre 1986, le Gouvernement français n'aurait pas manqué de faire

jouer l'exception de non-épuisement des voies de recours, et prétendu

que l'arrêt de 1986 était effectivement avant dire droit, qu'il ne

réglait pas la question et qu'il fallait attendre la décision

définitive pour déterminer si la violation de la Convention était ou

non consacrée.  Ils ont tenté de faire éviter aux juridictions internes

la violation de la Convention qu'elles s'apprêtaient à commettre, en

demandant au Conseil d'Etat de ne pas se considérer comme lié par une

interprétation de l'acte litigieux donnée par le ministère des Affaires

étrangères.

        De plus, ils font valoir que l'argument du Gouvernement

français selon lequel le Conseil d'Etat n'aurait pas pu revenir sur la

décision prise en 1986, celle-ci étant revêtue d'une autorité de chose

jugée, constitue une pétition de principe qui n'est nullement

démontrée.

        Les requérants soutiennent qu'en réalité, rien n'interdisait

au Conseil d'Etat, après son premier arrêt, de prendre en considération

les observations par lesquelles ils contestaient que l'avis du ministre

des Affaires étrangères puisse déterminer l'issue d'un litige les

opposant au même ministre. Dans la mesure où une telle interprétation

pouvait constituer une violation de la Convention, cette Haute

Juridiction ne pouvait s'estimer liée par l'autorité de la chose jugée

dont la valeur est inférieure à celle des traités internationaux.

Ensuite, l'arrêt de 1986 n'avait fait que "surseoir à statuer", dans

l'attente de l'interprétation du ministre.

        Enfin, tojours d'après les requérants, on ne peut considérer

que l'arrêt de 1986 avait autorité de chose jugée sur un problème qui

n'a été posé en réalité que postérieurement à cet arrêt, à savoir

précisément la conformité de la jurisprudence traditionnelle sur

l'interprétation des traités par le ministre des Affaires étrangères

avec les dispositions de l'article 6 (art. 6) de la Convention.  Cette

question n'a été évoquée que dans les observations des exposants

postérieures à l'arrêt de 1986, et le Conseil d'Etat devait

nécessairement la résoudre.

        La Commission constate que dans sa décision avant dire droit

du 3 octobre 1986, le Conseil d'Etat décidait de surseoir à statuer

jusqu'à ce que le ministre des Affaires étrangères se prononce sur

l'interprétation du protocole d'accord franco-marocain du 2 août 1974.

        Certes dans cet arrêt de 1986, le Conseil d'Etat déclare qu'il

se ralliera à l'interprétation que donnera le ministre des Affaires

étrangères.  Toutefois, les requérants ne pouvant pas préjuger de la

teneur de cet avis qui au demeurant aurait pu leur être favorable, on

ne saurait leur reprocher de ne pas avoir saisi la Commission dans le

délai de six mois de cet arrêt alors que les griefs n'étaient à ce

moment que purement hypothétiques. Il s'ensuit que le délai de six mois

prévu à l'article 26 (art. 26) de la Convention ne saurait courir à

partir de cette décision mais qu'il court à partir de la décision

définitive statuant sur les demandes des requérants, à savoir l'arrêt

du 27 janvier 1989. La requête ne saurait donc être rejetée comme

tardive.

b)      D'autre part le Gouvernement plaide l'inapplicabilité de

l'article 6 (art. 6) en l'espèce.  Il considère que les décisions

concernant l'octroi de telles indemnités ne sauraient être regardées

comme touchant à des "droits et obligations de caractère civil" au sens

de l'article 6 (art. 6) de la Convention, compte tenu de la nature des

rapports de droit entre les requérants et l'Etat français, de l'objet

de la contestation et de son fondement juridique.  En effet, la

procédure d'attribution des indemnités litigieuses par l'Etat français

ne constitue en aucune manière l'application d'un régime de

responsabilité pour dommage patrimonial, ni l'indemnisation d'une

privation de propriété par son auteur.  Le rôle de l'Etat relève plutôt

en l'espèce de sa mission de protection et de défense des intérêts de

ses ressortissants vis-à-vis de l'action d'un gouvernement étranger,

et les rapports de droit noués à cette occasion ne revêtent aucun

caractère civil mais constituent par leur nature des rapports de droit

public.  Il estime que la notion de droits et obligations de caractère

civil ne saurait être étendue à une situation spécifique où un accord

international a été négocié par un Etat pour limiter autant que faire

se peut, en ce qui concerne ses ressortissants, les conséquences

préjudiciables de l'action d'un Etat étranger.  A l'appui de sa thèse,

le Gouvernement se réfère à la jurisprudence dégagée par la Commission

dans les affaires relatives à la loi fédérale allemande sur

l'indemnisation des victimes des persécutions nazies (cf. N° 10612/83,

Rotenstein c/ RFA, déc. 10.12.84, D.R. 40 p. 276).

        Le Gouvernement admet que, selon la jurisprudence de la Cour

et de la Commission, les litiges portant sur l'indemnisation de mesures

d'expropriation ou de nationalisation entrent dans le champ

d'application de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention, dès

lors qu'ils portent directement sur l'exercice du droit de propriété.

Or, en l'espèce, l'objet de la contestation était dépourvu de lien

direct avec le droit de propriété des requérants, puisque l'Etat

français, n'ayant aucune responsabilité dans la privation de propriété

subie par les requérants, n'avait aucune obligation d'indemniser cette

privation.  Aucune responsabilité, avec ou sans faute, ne pouvant être

imputée au Gouvernement français, il n'y a par conséquent aucun droit

à indemnisation de caractère civil au sens de l'article 6 (art. 6) de

la Convention.

        Le Gouvernement ajoute que l'indemnité versée par l'Etat

marocain à l'Etat français avait un caractère global et forfaitaire et

a été fixée à un montant notoirement inférieur à la valeur des biens

expropriés.  Dès lors la consistance des biens perdus par chacune des

personnes dépossédées ne constitue qu'une référence pour déterminer la

part de chacune d'elles, et ne suffit pas à établir un lien direct

entre les contestations relatives à la répartition de l'indemnité entre

les bénéficiaires et le droit de caractère civil attaché à la propriété

dont ils ont été privés.

        En définitive, le  Gouvernement français conclut que la

contestation portée devant la juridiction administrative ne concernait

pas une contestation sur des droits et obligations de caractère civil.

        Les requérants contestent cette thèse.  Ils estiment que si de

très nombreux ressortissants français avaient des possessions

immobilières au Maroc, c'est parce que le Maroc était autrefois un

protectorat français, et que, après l'indépendance du Maroc, le

Gouvernement français a jugé indispensable d'assurer à ses

ressortissants ce qui n'était rien d'autre que l'indemnisation d'une

véritable expropriation. Or, dans la plupart des cas, la norme qui

prévoit l'indemnisation est effectivement une norme qui a un caractère

de droit public.  Mais cela ne signifie pas que les droits que cette

norme a pour objet de protéger soient eux-mêmes de droit public.  Pour

les requérants ce sont des droits purement privés qui sont en cause :

droit de propriété immobilière, que l'on remplace par une indemnité

calculée par rapport à la valeur de cette propriété.

        La Commission a examiné les  arguments développés par les

parties au sujet de l'applicabilité de l'article 6 par. 1 (art. 6-1)

de la Convention à la procédure litigieuse.  Elle estime que cette

question soulève en l'espèce des problèmes juridiques complexes qu'elle

ne saurait résoudre au stade de la recevabilité.  Elle décide donc de

joindre cette question à l'examen du fond de l'affaire.

2.      Quant au fond, s'agissant de la durée raisonnable de la

procédure, le Gouvernement français fait d'abord observer que les

requérants ont contribué à l'allongement de la procédure en saisissant

à l'origine une juridiction incompétente et souligne ensuite la

complexité de l'affaire tenant à la délicate question d'interprétation

de l'accord international applicable.

        Les requérants considèrent pour leur part que leur erreur n'a

eu en réalité aucun effet sur la longueur de la procédure puisque, par

le jeu de la règle qui permet de résoudre les conflits de compétence

au sein de la juridiction administrative, le Président du tribunal

administratif de Paris a transmis au Conseil d'Etat le dossier de

l'instruction telle qu'elle avait déjà été engagée devant le tribunal

administratif.  Que ce soit devant l'une ou l'autre des juridictions,

le ministère des Relations extérieures a attendu sans motif deux ans

après le dépôt du mémoire ampliatif pour déposer sa défense, et encore

un an, après l'arrêt avant dire droit et les observations des

requérants sur cet arrêt pour à nouveau déposer ses observations. Il

a en outre fallu attendre trois ans entre le dépôt de la défense et

l'audience ayant abouti à l'arrêt avant dire droit.  Le retard de la

procédure est donc certain et exclusivement imputable au

dysfonctionnement de la juridiction administrative.

        La Commission relève que les requérants ont introduit leur

recours devant le tribunal administratif de Paris le 26 septembre 1980.

La décision du Conseil d'Etat statuant sur leur demande est intervenue

le 27 janvier 1989.  Il s'ensuit que la procédure a duré environ huit

ans et quatre mois.

        Compte tenu des critères selons lesquels le caractère

raisonnable de la durée d'une procédure relevant de l'article 6 par.

1 (art. 6-1) de la Convention s'apprécie, la Commission estime que la

durée de la procédure litigieuse soulève des problèmes complexes de

droit et de fait.

        En conséquence, elle ne saurait déclarer ce grief manifestement

mal fondé et estime que celui-ci nécessite un examen approfondi qui

relève du fond de l'affaire.

3.      Quant au caractère prétendûment inéquitable de la procédure

devant le Conseil d'Etat, le Gouvernement français fait observer que

par arrêt G.I.S.T.I. du 29 juin 1990, le Conseil d'Etat a modifié sa

jurisprudence sur la portée des interprétations des conventions

internationales demandées au ministre des Affaires étrangères.

S'agissant de la jurisprudence appliquée par le Conseil d'Etat dans la

présente affaire, le Gouvernement estime que le caractère obligatoire

de l'interprétation fournie par le ministre des Affaires étrangères,

lorsque le juge est confronté à une difficulté sérieuse

d'interprétation d'un accord international n'est pas incompatible avec

les règles du procès équitable posées par l'article 6 (art. 6) de la

Convention.

        Les requérants estiment pour leur part qu'à partir du moment

où le Gouvernement français avait décidé d'indemniser ses

ressortissants à la suite de la perte de leurs biens immobiliers, il

devait, dans la procédure mise en place pour procéder à cette

indemnisation, respecter les dispositions de la Convention.  Rien

n'empêchait les autorités françaises d'assurer que les litiges qui

pouvaient en résulter soient réglés selon des principes conformes aux

dispositions de nature procédurale de l'article 6 (art. 6) de la

Convention.

        Après avoir procédé à l'examen des faits et des arguments

développés par les parties sur le présent grief, la Commission estime

qu'il soulève des problèmes juridiques complexes de fait et de droit

qui ne peuvent être résolus à ce stade de l'examen de la requête mais

nécessitent un examen au fond.  Cette partie de la requête ne saurait

donc être déclarée manifestement mal fondée au sens de l'article 27

par. 2 (art. 27-2) de la Convention.

        Par ces motifs, la Commission, à la majorité,

        DECLARE LA REQUETE RECEVABLE, tous moyens de fond réservés.

        Le Secrétaire adjoint                    Le Président de la

          de la Commission                          Commission

            (J. RAYMOND)                          (C.A. NORGAARD)

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