CEDH, Cour (deuxième section), AFFAIRE PERNA c. ITALIE, 25 juillet 2001, 48898/99

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Chronologie de l’affaire

Commentaires3

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Roseline Letteron · Liberté, Libertés chéries · 27 janvier 2020

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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Deuxième Section), 25 juill. 2001, n° 48898/99
Numéro(s) : 48898/99
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : Arrêt Barfod c. Danemark du 22 février 1989, série A n° 149, § 28
Arrêt Bricmont c. Belgique du 7 juillet 1989, série A n° 158, § 89
Arrêt Buscemi c. Italie, n° 29569/95, § 67, CEDH 1999-VI
Arrêt De Haes et Gijsels c. Belgique du 24 février 1997, Recueil 1997-I, § 47
Arrêt Engel et autres c. Pays-Bas du 8 juin 1976, série A n° 22, § 91
Arrêt Janowski c. Pologne [GC], n° 25716/94, § 30, CEDH 1999-I
Arrêt Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, série A n° 298, § 31
Arrêt Lingens c. Autriche du 8 juillet 1986, série A n° 103, § 46
Arrêt Lopes Gomes da Silva c. Portugal, n° 37698/97, § 30, ii), § 35, CEDH 2000-..
Arrêt Nilsen et Johnsen c. Norvège [GC], n° 23118/93, § 43, § 49, § 56, CEDH 1999-V
Arrêt Oberschlick c. Autriche du 1er juillet 1997, Recueil 1997-IV, pp. 1274-1275, § 29
Arrêt Prager et Oberschlick c. Autriche du 26 avril 1995, série A n° 313, § 34, § 38
Arrêt Van Mechelen et autres c. Pays-Bas du 23 avril 1997, Recueil 1997-III, § 50
Arrêt Vidal c. Belgique du 22 avril 1992, série A n° 235-B, § 33
Comm. eur. D.H., requête n° 29420/95, décision du 13 janvier 1997, Décisions et rapports 88-A, pp. 148, 158 et suivante
Niveau d’importance : Importance moyenne
Opinion(s) séparée(s) : Oui
Conclusions : Violation de l'art. 10 ; Non-violation de l'art. 6-3-d+6-1 ; Non-violation de l'art. 10 ; Dommage matériel - demande rejetée ; Préjudice moral - constat de violation suffisant ; Frais et dépens (procédure nationale) - demande rejetée ; Remboursement frais et dépens - procédure de la Convention
Identifiant HUDOC : 001-64166
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2001:0725JUD004889899
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Sur les parties

Texte intégral

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE PERNA c. ITALIE

(Requête n° 48898/99)

ARRÊT

STRASBOURG

(25 juillet 2001)

CETTE AFFAIRE A ETE RENVOYEE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE,

QUI A RENDU SON ARRÊT LE

06/05/2003

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Perna c. Italie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

MM.C.L. Rozakis, président,
B. Conforti,
G. Bonello,
MmeV. Strážnická,
M.M. Fischbach,
MmeM. Tsatsa-Nikolovska,
M.E. Levits, juges,

et de M. E. Fribergh, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 14 décembre 2000 et 10 juillet 2001,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (n° 48898/99) dirigée contre l'Italie et dont un ressortissant de cet État, M. Giancarlo Perna (« le requérant »), a saisi la Cour le 22 mars 1999 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant est représenté par Me G.D. Caiazza, avocat au barreau de Rome. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. U. Leanza, chef du contentieux diplomatique au ministère des Affaires étrangères, assisté de M. V. Esposito, co-agent.

3.  Le requérant alléguait une violation de l'article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention, en raison du refus des juridictions italiennes d'admettre les preuves qu'il proposait, et une violation de son droit à la liberté d'expression, contraire selon lui à l'article 10 de la Convention.

4.  La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.

5.  Par une décision du 14 décembre 2000, la Cour a déclaré la requête recevable.


EN FAIT

6.  Le 21 novembre 1993, le requérant, journaliste de profession, publia dans le quotidien italien Il Giornale, sous la rubrique « La gueule du lion », un article sur un magistrat, M. G. Caselli, à cette époque chef du parquet de Palerme. L'article se voulait un « portrait » de ce magistrat. Il était intitulé « Caselli, la houppe blanche de la justice » et sous-titré « Ecole religieuse, militantisme communiste comme l'ami Violante ... ».

7.  Dans l'article, le requérant, après avoir fait référence à la procédure ouverte par M. Caselli contre M. G. Andreotti, homme d'État italien très connu accusé du crime de complicité extérieure d'association mafieuse (appoggio esterno alla mafia) et entre-temps acquitté en première instance, s'exprimait de la manière suivante :

« (...) A l'université, [Caselli] se rapprocha du PCI [Parti communiste italien], le parti qui exalte les frustrés. Quand il entra dans la magistrature, il prêta un triple serment d'obédience : à Dieu, à la loi et à la rue Botteghe Oscure [siège de l'ancien Parti communiste italien, puis du PDS, Parti démocratique de la gauche]. Et [Caselli] devint le juge qu'il est depuis trente ans : pieux, sévère et partisan.

Mais on ne le comprendrait pas vraiment si l'on n'évoquait pas ici son alter ego, en la personne de Violante, son frère jumeau : turinois tous les deux ; même âge, cinquante-deux ans ; élevés l'un comme l'autre chez les frères ; même militantisme communiste ; tous deux magistrats ; un accord profond ; quand Violante, la tête, appelle, Caselli, le bras, répond.

Luciano [Violante] a toujours eu une longueur d'avance sur Giancarlo [Caselli]. Au milieu des années 70, il inculpa pour tentative de coup d'État Edgardo Sogno, ancien résistant mais aussi anticommuniste. Ce fut un procès politique typique qui n'aboutit nulle part. Violante, au lieu de faire l'objet d'une enquête judiciaire, entama une véritable carrière. En 1979, il fut élu député dans les rangs du PCI. Et depuis lors, il est toujours le ministre fantôme de la justice de la rue Botteghe Oscure. (...)

(...) [Caselli] est un juge en vue. Il est en première ligne dans la lutte contre le terrorisme. C'est lui qui obtint les aveux de Patrizio Peci, dont le repentir aura été un désastre pour les BR [Brigades rouges].

Pendant ce temps, le PCI a mis en branle sa stratégie de conquête des parquets de différentes villes. Cette lutte, dont le PDS a repris le flambeau, est toujours d'actualité. (...) La première idée, c'est que si les communistes ne parviennent pas à conquérir le pouvoir par les élections, ils peuvent le faire en forçant la serrure judiciaire. Le matériel ne manque pas. Les démocrates chrétiens et les socialistes sont de véritables voleurs et il sera aisé de les coincer. La seconde idée est plus géniale que la première : l'ouverture d'une information judiciaire suffit pour briser les carrières ; il n'est pas utile d'aller jusqu'au procès, il suffit de clouer quelqu'un au pilori. Et pour ce faire, il faut contrôler l'ensemble des parquets.

Ainsi naît Tangentopoli. Les Craxi, les De Lorenzo et les autres sont immédiatement pris la main dans le sac et anéantis. Mais pour que le tableau soit complet, il manque Andreotti (...)

C'est justement à ce moment-là que Giancarlo [Caselli] se prépare à quitter la pluie de Turin pour le soleil de Palerme. (...)

Une fois à Palerme, son destin et celui d'Andreotti se croisent, alors que les deux hommes étaient restés éloignés pendant des années. Moins de deux mois plus tard, le sénateur à vie est subitement accusé d'appartenir à la mafia. Le dossier est un invraisemblable fourre-tout. (...)

En avril, Caselli s'envole pour les États-Unis et y rencontre Buscetta. Il offre à ce repenti onze millions de lires par mois pour continuer à collaborer. [Buscetta] pourra encore lui servir au cours de l'instruction, même si l'issue n'a plus beaucoup d'importance. Le résultat visé est atteint.

On peut déjà prédire la suite. D'ici six à huit mois, l'enquête sera classée. Mais Andreotti ne pourra pas refaire surface. C'est une chance. De Caselli, on dira en revanche que c'est un juge objectif. (...) »

8.  Le 10 mars 1994, sur une plainte de M. Caselli, le juge des investigations préliminaires renvoyait en jugement le requérant, ainsi que le directeur de Il Giornale, devant le tribunal de Monza. Le requérant était accusé de diffamation par voie de presse (diffamazione a mezzo stampa), aggravée par le fait qu'elle avait été commise à l'égard d'un fonctionnaire et à cause de ses fonctions.

9.  Au cours de la procédure de première instance, la défense demanda à interroger M. Caselli comme plaignant et partie civile. Elle demanda aussi que deux articles parus dans la presse et ayant pour objet les relations professionnelles entre Caselli et le « repenti » Buscetta soient versés au dossier. Le tribunal rejeta les deux demandes car, à son avis, l'interrogatoire de Caselli était superflu compte tenu de la teneur de l'article écrit par le requérant, et les documents en question n'auraient eu aucune influence sur la décision.

10.  Le 10 janvier 1996, le tribunal déclara les accusés coupables du délit de diffamation, aux termes des articles 595 par. 1 et 2, et 61 n° 10, du code pénal, ainsi que de l'article 13 de la loi n° 47 du 8 février 1948 sur la presse. Il condamna le requérant à une peine de 1 500 000 lires italiennes (ITL), au paiement de dommages-intérêts et des frais de procédure à hauteur de 60 000 000 ITL, ainsi qu'à la publication de l'arrêt dans le quotidien Il Giornale. Selon le tribunal, le caractère diffamatoire de l'article était évident dans la mesure où ce dernier niait que Caselli était fidèle aux devoirs de sa charge, en lui attribuant un manque d'impartialité, d'indépendance et d'objectivité qui l'aurait conduit à utiliser son activité judiciaire à des fins politiques. Le requérant n'aurait pu invoquer le « droit de chronique » (diritto di cronaca) et le « droit de critique » (diritto di critica) du moment qu'il n'avait pas présenté d'éléments pour corroborer des accusations aussi graves.

11.  Le requérant interjeta appel. En invoquant la liberté de la presse et en particulier le « droit de chronique » et de critique, il faisait valoir, entre autres, que la référence aux tendances politiques de Caselli correspondait à la réalité et que le tribunal aurait pu la vérifier en acceptant d'interroger le plaignant lui-même, que l'amitié entre Caselli et Violante était réelle, qu'il était en outre vrai que Caselli avait utilisé dans la procédure contre Andreotti l'aide du « repenti » Buscetta et qu'il lui avait versé des sommes d'argent en tant que représentant de l'État, tous les « repentis » étant payés par l'État italien. Le requérant se qualifiait en outre de journaliste d'opinion (opinionista) : il n'avait pas voulu présenter une biographie de Caselli mais exprimer ses opinions critiques, d'une manière figurée et efficace, sur la base de faits vrais et non contestés. Il insistait enfin pour que le plaignant, en même temps que des journalistes et des personnages du monde politique italien qui avaient, comme Caselli, milité dans les rangs du parti communiste, fussent interrogés. Le requérant demanda en particulier l'audition de MM. S. Vertone et G. Ferrara, tous deux camarades politiques du plaignant pendant les années soixante-dix à Turin, et le versement au dossier des articles de presse relatant des entretiens dans lesquels ceux-ci avaient confirmé le militantisme politique actif du plaignant. En particulier, dans un entretien paru dans le quotidien « Corriere della Sera » le 11 décembre 1994, dont des extraits étaient cités dans l'acte d'appel du requérant, M. Vertone avait déclaré, entre autres, que le plaignant était un homme courageux et d'une grande intégrité mais qu'il était toutefois influencé par ce modèle culturel et politique, que ses rapports avec l'ancien parti communiste étaient très étroits et que par la suite Caselli avait quasiment intégré la structure du parti. Pour sa part, dans un entretien publié par un autre quotidien, « La Stampa », le 9 décembre 1994, dont des extraits étaient également cités dans l'acte d'appel du requérant, M. Ferrara avait affirmé avoir participé à des dizaines de réunions politiques avec notamment Caselli et Violante pendant les années soixante-dix, auprès de la fédération de Turin de l'ancien parti communiste. Il avait ajouté qu'il estimait que si Caselli, personne intègre, avait fait un bon travail contre le terrorisme en tant que magistrat, il était cependant fortement politisé et devait donc éviter de parler comme un tribun.

12.  Par un arrêt du 28 octobre 1997, la cour d'appel de Milan débouta le requérant. Elle considéra que celui-ci avait attribué à Caselli des faits et des comportements d'une manière clairement diffamatoire.

13.  La cour d'appel se prononça séparément sur les différentes parties cruciales dont se composait l'article controversé.

14.  Elle examina en premier lieu la phrase relative au « serment d'obédience » (giuramento di obbedienza) :

« Quand il entra dans la magistrature, il prêta un triple serment d'obédience : à Dieu, à la loi et à la rue Botteghe Oscure [siège de l'ancien Parti communiste italien, puis du PDS, Parti démocratique de la gauche]. Et [Caselli] devint le juge qu'il est depuis trente ans : pieux, sévère et partisan. »

15.  Selon la cour d'appel, cette phrase était diffamatoire car, tout en ayant une valeur symbolique, elle indiquait une dépendance à l'égard des directives d'un parti politique, ce qui est inconcevable pour ceux qui, au moment où ils sont admis à des fonctions judiciaires, doivent prêter serment d'obédience (non symbolique mais réel) à la loi et rien qu'à la loi.

16.  La cour d'appel examina en deuxième lieu la suite de l'article et notamment les allégations suivantes, selon lesquelles :

        Caselli, avec l'appui de Violante, lui aussi magistrat (les relations entre les deux étant décrites comme des relations entre “le bras et la tête”), aurait contribué au dessein de l'ancien parti communiste italien de conquérir les parquets de différentes villes italiennes afin d'anéantir les adversaires politiques ;

        Caselli aurait accusé Andreotti et utilisé le « repenti » Buscetta, tout en sachant qu'au bout d'un certain temps il allait devoir se désister pour manque de preuves, ce qui confirmait que son initiative ne visait qu'à briser la carrière politique d'Andreotti.

17.  Selon la cour d'appel, ces allégations étaient très graves et fortement diffamatoires en ce qu'elles n'étaient corroborées par aucun élément de preuve.

18.  Quant à l'audition contradictoire du plaignant et d'autres personnalités du monde politique italien et au versement au dossier de certains articles, la cour d'appel ne les considéra pas comme nécessaires : en effet, les observations du requérant à propos de l'orientation politique de Caselli, de l'amitié entre Caselli et Violante et de l'utilisation de Buscetta, « repenti » payé par l'État, dans la procédure contre Andreotti, n'avaient pas un caractère diffamatoire et n'avaient donc pas besoin d'être prouvées.

19.  Par un arrêt du 9 octobre 1998, déposé au greffe le 3 décembre 1998, la Cour de cassation confirma la décision de la cour d'appel. A son avis celle-ci était tout à fait correcte aussi bien sous l'angle de la procédure qu'au fond. Pour ce qui était du fond, le caractère offensif de l'article, offensif pour un homme autant que pour un magistrat, était hors de doute, le requérant ayant attribué à Caselli des faits impliquant un manque de personnalité, de dignité, d'autonomie de pensée, de cohérence et d'honnêteté morale.

EN DROIT

I.SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 §§ 1 et 3 d) DE LA CONVENTION

20.  Le requérant se plaint avant tout d'une violation de son droit de se défendre, les juridictions italiennes ayant refusé tout au long de la procédure d'admettre les preuves qu'il avait proposées, y compris l'examen contradictoire du plaignant. A cet égard, il invoque l'article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention.

21.  Aux termes de l'article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention,

« 1.  Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...).

3.  Tout accusé a droit notamment à :

d)  interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l'interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge. »

A.Arguments des parties

1.Le requérant

22.  Le requérant conteste l'affirmation du Gouvernement selon laquelle les juridictions qui l'ont jugé se seraient basées sur les preuves examinées en audience. En fait, il ressort des décisions en cause que celles-ci se sont fondées uniquement sur l'article incriminé, donc sur la plainte de l'intéressé, ses propres demandes de production de preuves ayant été toutes rejetées.

23.  Selon le requérant, les juges ont refusé la preuve cruciale dans tout procès en diffamation, à savoir l'audition du plaignant. De cette manière, en tant qu'accusé, il s'est vu refuser le droit de se défendre le plus élémentaire : celui de demander au plaignant, sous serment, si les faits à la base des critiques formulées par lui-même étaient ou non vrais. En d'autres termes, en fondant sa culpabilité sur le seul article incriminé, les juridictions internes compétentes auraient en substance considéré le procès lui-même comme superflu.

24.  Le requérant allègue qu'un journaliste accusé de diffamation ne peut se défendre qu'en prouvant sa crédibilité, ce qui lui a été refusé. De plus, en l'espèce, il n'a eu la possibilité de produire aucune preuve, ce qui à son avis est symptomatique du caractère anormal du procès à son encontre. En particulier, le requérant voit mal comment on peut qualifier de non pertinents les témoignages sur le militantisme politique du plaignant à l'époque où celui-ci était déjà magistrat, ce qui constitue le fondement des critiques qu'il a exprimées sur l'indépendance dudit magistrat.

2.Le Gouvernement

25.  Le gouvernement défendeur souligne avant tout que la recevabilité des preuves relève de la compétence des juridictions nationales et que la responsabilité pénale du requérant a été confirmée par trois instances judiciaires qui ont examiné de manière contradictoire les preuves produites en audience. Les juges ont ainsi estimé que les preuves dont le requérant avait demandé l'examen n'étaient pas pertinentes, et aucune circonstance n'indique que le refus de les admettre soit contraire à l'article 6. D'ailleurs, selon la jurisprudence constante des organes de la Convention, l'accusé ne dispose pas d'un droit illimité d'obtenir la convocation de témoins. Encore faut-il qu'il démontre que pareille audition est nécessaire pour établir les faits, ce que le requérant, selon le Gouvernement, n'aurait pas fait. En réalité, aucun des témoignages invoqués par le requérant n'était d'après lui pertinent par rapport aux déclarations considérées comme diffamatoires.

B.Appréciation de la Cour

26.  La Cour rappelle que la recevabilité des preuves relève au premier chef des règles du droit interne et qu'en principe, il revient aux juridictions nationales d'apprécier les éléments recueillis par elles. La tâche assignée à la Cour par la Convention ne consiste pas à se prononcer sur le point de savoir si des dépositions de témoins ont été à bon droit admises comme preuves, mais à rechercher si la procédure considérée dans son ensemble, y compris le mode de présentation des moyens de preuve, a revêtu un caractère équitable (voir, parmi beaucoup d'autres, l'arrêt Van Mechelen et autres c. Pays-Bas du 23 avril 1997, Recueil 1997-III, § 50). En particulier, « il revient en principe aux juridictions nationales d'apprécier les éléments rassemblés par elles et la pertinence de ceux dont les accusés souhaitent la production (...). En particulier, l'article 6 § 3 d) leur laisse, toujours en principe, le soin de juger de l'utilité d'une offre de preuve par témoins » (arrêt Vidal c. Belgique du 22 avril 1992, série A n° 235-B, § 33). Dès lors, il ne suffit pas à un accusé de se plaindre de ne pas avoir pu interroger certains témoins. Encore faut-il qu'il étaye sa demande d'audition de témoins pour en préciser l'importance et que ces auditions soient nécessaires à la manifestation de la vérité judiciaire (arrêts Engel et autres c. Pays-Bas du 8 juin 1976, série A n° 22, § 91 et Bricmont c. Belgique du 7 juillet 1989, série A n° 158, § 89, ainsi que Comm. eur. D.H., n° 29420/95, déc. 13.1.1997, D.R. 88-A, pp. 148, 158 et suivante). Ce principe vise également le plaignant dans une affaire de diffamation lorsque, comme en l'espèce, on en demande l'audition en tant que témoin des faits objet des déclarations prétendument diffamatoires.

27.  En l'espèce, le requérant se plaint de ce que les juges internes n'ont accepté d'interroger ni les témoins dont il avait demandé l'audition ni le plaignant, et n'ont pas non plus autorisé le versement au dossier de certains articles de presse.

28.  La Cour note que le requérant a demandé notamment l'audition de MM. Vertone et Ferrara, tous deux camarades politiques du plaignant pendant les années soixante-dix à Turin, à propos du militantisme politique de ce dernier. Or cette circonstance a constamment été tenue pour établie par les juridictions italiennes au cours du procès et il en est de même pour l'amitié entre Caselli et Violante, la collaboration de Buscetta avec la justice et le fait que ce dernier était, en tant que « repenti », rémunéré par l'État. A cet égard, la Cour attache une importance particulière au fait que, dans son appel, le requérant a indiqué surtout le militantisme politique du plaignant en tant que circonstance pouvant être corroborée par les témoignages en question, alors qu'il n'a indiqué aucun autre témoin pouvant fournir des éléments sur les circonstances factuelles cruciales alléguées dans son article, à savoir la participation à la stratégie de conquête des parquets de différentes villes et l'utilisation de Buscetta afin de briser la carrière politique d'Andreotti. La Cour estime donc que le requérant n'a pas indiqué en quoi les témoignages invoqués auraient pu apporter quoi que ce soit de nouveau au procès. Il en va de même pour les articles de presse dont le requérant avait demandé le versement au dossier et qui se référaient essentiellement, eux aussi, au militantisme politique du plaignant.

29.  Pour ce qui concerne l'audition du plaignant, constamment sollicitée par le requérant, la Cour ne sous-estime pas l'intérêt que pareille audition aurait pu revêtir dans le cadre d'un procès en diffamation. Cet intérêt de principe doit cependant être vérifié à la lumière des circonstances concrètes du cas d'espèce. Or l'article du requérant évoquait en substance deux questions différentes : d'une part, il mettait en cause l'indépendance et l'impartialité en général du plaignant à cause de son militantisme politique et, d'autre part, il l'accusait des agissements concrets évoqués auparavant : participation à la stratégie de conquête des parquets et utilisation du « repenti » Buscetta contre Andreotti. Le militantisme politique du plaignant et ses rapports avec M. Buscetta, en tant que « repenti » payé par l'État, ont été tenus pour établis par les juridictions internes. Le témoignage du plaignant aurait donc porté essentiellement sur l'accusation d'avoir participé à une stratégie de conquête des parquets de différentes villes et d'avoir eu un mobile caché pour l'utilisation dudit « repenti ». Ces dernières accusations, cependant, étaient contestées par le plaignant dans sa plainte en diffamation. Dès lors, on voit mal quel élément utile à la manifestation de la vérité judiciaire aurait pu apporter l'audition du plaignant, en dehors de la réitération du rejet en bloc des allégations formulées à son encontre.

30.  Il en serait allé autrement si le requérant avait cité des témoignages ou d'autres moyens de preuve à l'appui de ces allégations controversées car le plaignant, en ce cas, aurait été contraint de prendre position non pas, ou pas seulement, sur les allégations du requérant en tant que telles mais aussi et surtout quant aux moyens de preuve les étayant.

31.  En conclusion, la Cour considère que le requérant n'a pas démontré l'utilité des auditions de MM. Vertone et Ferrara et du plaignant ni du versement au dossier de certains articles de presse. Partant, il n'y a pas eu violation de l'article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention.

II.SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

32.  Invoquant l'article 10 de la Convention, le requérant se plaint également d'une violation de son droit à la liberté d'expression, en raison tant de la décision des juridictions italiennes au fond que des décisions de procédure, ces dernières l'ayant empêché de prouver que l'article incriminé était une manifestation du « droit de chronique » et de critique dans le contexte de la liberté de la presse.

33.  L'article 10 de la Convention dispose :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations.

2.  L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. »

A.Sur le grief tiré de l'article 10 en raison du refus des juridictions italiennes d'admettre les preuves demandées par le requérant

34.  La Cour observe d'emblée que, dans la mesure où il porte sur le refus des juridictions italiennes d'admettre les preuves demandées par le requérant, le grief tiré de l'article 10 ne soulève en substance aucune question distincte de celle qu'elle a déjà tranchée dans le cadre de l'article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention. Par conséquent, la Cour examinera la présente partie de la requête sous le seul angle des garanties substantielles prévues par l'article 10 pour ce qui est de la condamnation du requérant en tant que telle.

B.Arguments des parties

1 Le requérant

35.  Le requérant fait valoir que l'expérience politique d'un magistrat influence inévitablement ce dernier dans l'exercice de ses fonctions. On peut ne pas partager cet avis mais on ne saurait le qualifier d'accusation très grave en le sanctionnant pénalement.

2. Le Gouvernement

36.  Le Gouvernement soutient que les décisions dont se plaint le requérant tendaient à protéger la réputation d'autrui, à savoir celle du procureur de la République de Palerme, et à garantir l'autorité du pouvoir judiciaire ; elles poursuivaient donc des finalités légitimes au sens du deuxième paragraphe de l'article 10. Les affirmations du requérant, loin de concerner un débat d'intérêt général, contenaient en fait des insultes personnelles à l'encontre du magistrat mis en cause. Se référant à la jurisprudence de la Cour en la matière, le Gouvernement souligne que, compte tenu de la position spécifique du pouvoir judiciaire dans la société, il peut devenir nécessaire de le protéger contre des attaques dénuées de tout fondement surtout lorsque le devoir de discrétion empêche les magistrats impliqués de réagir.

37.  En accusant le magistrat en cause d'avoir enfreint la loi ou tout au moins ses devoirs professionnels, le requérant a porté atteinte non seulement à la réputation de l'intéressé mais aussi à la confiance des citoyens dans la magistrature. Comme l'a précisé la cour d'appel, le requérant n'a pas exprimé des opinions mais a attribué des faits au magistrat mis en cause sans procéder à une quelconque vérification et sans produire d'élément concret pour les étayer.

C. Appréciation de la Cour

1.Principes généraux

38.  La Cour rappelle les principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l'article 10 :

i.  La liberté d'expression constitue l'un des fondements essentiels d'une société démocratique et l'une des conditions primordiales de son progrès et de l'épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels il n'est pas de « société démocratique ». Comme le précise l'article 10, cette liberté est soumise à des exceptions qui doivent cependant s'interpréter strictement, et la nécessité de restrictions quelconques doit être établie de manière convaincante (voir, parmi d'autres, les arrêts suivants : Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, série A n° 298, § 31 ; Janowski c. Pologne [GC], n° 25716/94, § 30, CEDH 1999-I ; Nilsen et Johnsen c. Norvège, n° 23118/93, § 43, à paraître dans le recueil officiel de la Cour).

ii.  L'adjectif « nécessaire », au sens de l'article 10 § 2, implique l'existence d'un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d'une certaine marge d'appréciation pour juger de l'existence d'un tel besoin, mais cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions appliquant celle-ci, même quand elles émanent d'une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d'expression que sauvegarde l'article 10 (Janowski c. Pologne précité, § 30).

iii.  Dans l'exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour doit examiner l'ingérence à la lumière de l'ensemble de l'affaire, y compris la teneur des remarques reprochées au requérant et le contexte dans lequel il les a faites. Il lui incombe de déterminer notamment si l'ingérence attaquée était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (Janowski c. Pologne précité, § 30, et arrêt Barfod c. Danemark du 22 février 1989, série A n° 149, § 28). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l'article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (arrêt Jersild c. Danemark précité, § 31).

iv.  Une opinion, par définition, ne se prête pas à une démonstration de véracité. Elle peut cependant se révéler excessive, notamment en l'absence de toute base factuelle (arrêt De Haes et Gijsels c. Belgique du 24 février 1997, Recueil 1997-I, § 47).

v.  Les questions d'intérêt général sur lesquelles la presse a le droit, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, de communiquer des informations et des idées comprennent celles concernant le fonctionnement du pouvoir judiciaire. Cependant, l'action des tribunaux, qui sont garants de la justice et dont la mission est fondamentale dans un État de droit, a besoin de la confiance du public. Aussi convient-il de la protéger contre des attaques dénuées de fondement, alors surtout que le devoir de réserve interdit aux magistrats de réagir (arrêt Prager et Oberschlick c. Autriche du 26 avril 1995, série A n° 313, § 34).


2.Application en l'espèce des principes susmentionnés

39.  La Cour note tout d'abord que la cour d'appel a condamné le requérant en se prononçant ponctuellement sur chacune des parties cruciales de l'article incriminé. Cette démarche a amené la cour d'appel à se prononcer séparément tout d'abord sur la phrase « Quand il entra dans la magistrature, il prêta un triple serment d'obédience (...) » (paragraphes 14-15 ci-dessus) et ensuite sur le contenu ultérieur de l'article, concernant notamment la prétendue stratégie de conquête des parquets de différentes villes à laquelle aurait contribué le plaignant et le caractère abusif et manipulateur de l'enquête lancée contre M. Andreotti (paragraphes 16-17 ci-dessus). Dès lors, la Cour analysera séparément, à la lumière des exigences de l'article 10 de la Convention, ces deux volets de la condamnation infligée au requérant.

a)  Sur la phrase relative au « serment d'obédience »

40.  La Cour rappelle qu'il y a lieu de distinguer avec soin faits et jugements de valeur. Si la matérialité des premiers peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude (arrêt Lingens c. Autriche du 8 juillet 1986, série A n° 103, § 46). Aux yeux de la Cour, la phrase en question avait une portée essentiellement symbolique et s'analyse en une opinion critique à propos du militantisme politique de Caselli dans l'ancien parti communiste. Au demeurant, la cour d'appel elle–même a reconnu, dans son arrêt du 28 octobre 1997, qu'il s'agissait là d'une expression ayant une valeur symbolique. Il est vrai, pour reprendre les termes employés par la cour d'appel, que pareille expression indiquait une dépendance à l'égard des directives d'un parti politique. Cependant, il s'agit là précisément de la teneur de la critique adressée au plaignant. Dès lors, la Cour est appelée à vérifier si pareille critique, véhiculée par une expression forte et symbolique, se concilie avec le respect des règles de la profession de journaliste, auquel est soumis l'exercice de la liberté d'expression garantie par l'article 10.

41.  La Cour note que la critique adressée au plaignant s'appuyait sur une base factuelle non controversée, à savoir le militantisme politique de Caselli au parti communiste. Les juridictions italiennes elles-mêmes ont constamment tenu ce fait pour établi (paragraphe 28 ci-dessus). Or s'il est vrai que les magistrats doivent être protégés contre des attaques dénuées de tout fondement, compte tenu en particulier de ce que leur devoir de réserve leur interdit de réagir (arrêt Prager et Oberschlick c. Autriche précité, § 34), la presse représente néanmoins l'un des moyens dont disposent les responsables politiques et l'opinion publique pour s'assurer que les juges s'acquittent de leurs hautes responsabilités conformément au but constitutif de la mission qui leur est confiée (ibidem). En militant dans un parti politique, quelle qu'en soit l'orientation, un magistrat met en péril l'image d'impartialité et d'indépendance que la justice se doit toujours et invariablement de donner (voir, mutatis mutandis, Buscemi c. Italie, n° 29569/95, § 67, à paraître dans le recueil officiel de la Cour). Face au militantisme politique actif d'un magistrat, une protection inconditionnelle de celui-ci contre des attaques de la presse ne se justifie guère par la nécessité de protéger la confiance des citoyens dont le pouvoir judiciaire a besoin pour prospérer, alors que c'est justement pareil militantisme politique qui est susceptible de nuire à cette confiance. Par un tel comportement, un magistrat s'expose inévitablement aux critiques de la presse, pour laquelle l'indépendance et l'impartialité de la magistrature peuvent à bon droit constituer un souci majeur d'intérêt général.

42.  Quant aux termes employés par le requérant, l'utilisation de l'image symbolique du « serment d'obédience » était certes forte mais il y a lieu de rappeler, à cet égard, que la liberté journalistique comprend le recours possible à une certaine dose d'exagération, ou même de provocation (arrêt Prager et Oberschlick c. Autriche précité, § 38). En outre, si la Cour n'a pas à approuver le ton polémique voire agressif des journalistes, il faut rappeler que, outre la substance des idées et informations exprimées, l'article 10 protège aussi leur mode d'expression (arrêt Jersild c. Danemark précité, § 31). Il convient de tenir compte également du caractère ouvert, voire ostentatoire du militantisme politique du plaignant (paragraphes 11 et 18 ci-dessus ; voir, mutatis mutandis, Lopes Gomes da Silva c. Portugal, n° 37698/97, § 35, à paraître dans le recueil officiel de la Cour).

43.  Dans ces conditions, l'expression critique du requérant envers le militantisme politique de M. Caselli, fondée sur une base factuelle solide et non controversée, ne saurait être considérée comme excessive (cf. l'arrêt De Haes et Gijsels c. Belgique précité, § 47).

b)  Sur les allégations en fait formulées à l'encontre du plaignant

44.  La Cour estime que les affirmations du requérant relatives à la participation de Caselli à une prétendue stratégie de conquête des parquets de plusieurs villes et à l'utilisation du « repenti » Buscetta afin de poursuivre M. Andreotti s'analysent de toute évidence en l'attribution de faits précis au plaignant. Elles ne sauraient donc bénéficier de la protection de l'article 10 que si elles s'appuient sur une base factuelle, d'autant plus si l'on considère la gravité de pareilles accusations. En effet, il s'agissait là d'allégations de fait susceptibles d'être prouvées (Nilsen et Johnsen c. Norvège, précité, § 49).

45.  Or l'article en cause n'évoquait aucun élément et ne citait aucune source d'informations de nature à corroborer ces allégations. En outre, au cours du procès, le requérant n'a produit aucun élément de preuve précis à l'appui de ces mêmes affirmations de fait et, comme la Cour vient de le constater, les témoignages qu'il a invoqués et les articles de presse dont il a demandé le versement au dossier ne portaient que sur l'activisme politique du plaignant (paragraphe 28 ci-dessus). Eu égard au contexte, ces affirmations, renfermant des accusations très graves portées à l'encontre d'un magistrat, ont excédé les limites de la critique admissible dans la mesure où elles étaient dépourvues de base factuelle.

3.Conclusion

46.  La Cour a toujours souligné l'importance primordiale que la liberté d'expression revêt dans une société démocratique, dont elle constitue l'un des fondements essentiels. Par conséquent, son contrôle sur les décisions rendues par les juridictions internes en vertu de leur pouvoir d'appréciation doit veiller à ce que les sanctions adoptées à l'encontre de la presse soient rigoureusement proportionnées et centrées sur les affirmations ayant effectivement outrepassé les limites de la critique admissible, tout en sauvegardant les affirmations qui peuvent et donc doivent bénéficier de la protection de l'article 10. En effet, l'exercice de la liberté d'expression est complexe et délicat et une sanction envers un journaliste ne se justifie que dans la mesure où elle vise les parties de son discours ayant franchi les limites ci-dessus évoquées. Il convient de rappeler, à cet égard, que les exceptions à la liberté d'expression appellent une interprétation étroite (voir notamment l'arrêt Oberschlick c. Autriche du 1er juillet 1997, Recueil 1997-IV, pp. 1274-1275, § 29, et, en dernier lieu, Lopes Gomes da Silva c. Portugal précité, § 30, ii).

47.  Dès lors, la condamnation du requérant paraît fondée sur des motifs pertinents et suffisants par rapport aux allégations concernant respectivement la participation du plaignant à une stratégie de conquête des parquets de plusieurs villes et les buts réels de l'utilisation du « repenti » Buscetta, étant donné qu'il s'agit là d'allégations de fait qui n'ont pas été étayées et qui ne sauraient s'appuyer uniquement sur le militantisme politique du plaignant (voir, mutatis mutandis, Nilsen et Johnsen c. Norvège précité, § 49). Elle ne paraît en revanche pas justifiée pour ce qui concerne la phrase relative au « serment d'obédience », car celle-ci constituait une opinion critique qui, tout en étant formulée d'une manière forte et provocante, s'appuyait néanmoins sur une base factuelle solide, revêtait sans conteste un intérêt général en raison de la préoccupation que peut susciter le militantisme politique actif d'un magistrat et devait donc, par voie de conséquence, bénéficier de la protection de l'article 10 également quant à son mode de formulation.

48.  Partant, il y eu violation de l'article 10 dans la mesure où le requérant a été condamné également du fait de la phrase relative au « serment d'obédience ».

III.SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

49.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.Dommage

50.  En ce qui concerne le préjudice matériel, le requérant se réfère à une partie des montants qu'il a été condamné à verser au plaignant : 60 millions de lires italiennes (ITL) à titre de réparation pour le dommage moral et 11 millions ITL à titre de remboursement des frais de justice exposés par le plaignant. Il admet cependant n'avoir pas payé personnellement ces sommes car la société propriétaire du quotidien les a prises entièrement à sa charge.

51.  Dans ces conditions, la Cour estime que le requérant n'a subi aucun préjudice ayant affecté son patrimoine et qu'aucune somme ne doit dès lors lui être accordée à cet égard.

52.  Quant au préjudice moral, le requérant s'en remet en substance à la sagesse de la Cour, tout en soulignant ce qui suit. Sa condamnation a causé un grave préjudice à sa réputation professionnelle, compte tenu notamment de ce qu'à l'époque des faits, il était déjà un journaliste très connu publiant ses articles en première et en troisième pages, c'est-à-dire aux emplacements les plus prestigieux d'un quotidien. Ce préjudice serait aggravé par la notoriété du plaignant et par le caractère délicat des questions faisant l'objet de l'article. Le requérant ajoute que sa condamnation a limité sensiblement son activité ultérieure de par la crainte d'être à nouveau poursuivi pour le contenu de ses articles.

53.  Le gouvernement défendeur est d'avis que le constat de violation constituerait une réparation suffisante.

54.  La Cour estime avec le Gouvernement que le constat de violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral éventuellement subi par l'intéressé (Nilsen et Johnsen c. Norvège précité, § 56), d'autant plus que la Cour a considéré que la condamnation du requérant quant aux allégations sur la prétendue stratégie de conquête des parquets et les buts réels de l'utilisation du « repenti » Buscetta était fondée sur des motifs pertinents et suffisants.

B.  Frais et dépens

55.  Pour ce qui est des frais encourus devant les juridictions internes, le requérant reconnaît que ceux-ci ont également été pris en charge par la société propriétaire du quotidien. La Cour considère par conséquent qu'aucune somme ne doit lui être accordée à ce titre.

56.  Quant aux frais exposés devant la Cour, le requérant demande la somme globale de 27 754 689 ITL, comprenant également les sommes dues au titre de la taxe sur la valeur ajoutée et de la CAP (« caisse de prévoyance des avocats »). A cet égard, il a produit une note détaillée d'honoraires et débours.

57.  Le Gouvernement s'en remet à la sagesse de la Cour, tout en soulignant la simplicité de l'affaire.

58.  La Cour considère que l'affaire présentait des difficultés indéniables mais il y a lieu de tenir compte également de ce que le constat de violation ne concerne que l'article 10, et uniquement dans la mesure où la condamnation du requérant a visé également les affirmations relatives au « serment d'obédience ». Par conséquent, la Cour juge équitable d'accorder un tiers (arrondi par défaut) de la somme demandée, à savoir 9 millions ITL, plus tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée et de la CAP.

C.  Intérêts moratoires

59.  Selon les informations dont dispose la Cour, le taux d'intérêt légal applicable en Italie à la date d'adoption du présent arrêt est de 3,5 % l'an.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1.  Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention ;

2.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 10 de la Convention quant à la condamnation du requérant pour avoir attribué au plaignant, en utilisant une expression symbolique, un serment d'obédience à l'ancien parti communiste italien et, par ailleurs, qu'il n'y a pas eu violation de cette même disposition quant à la condamnation du requérant pour ce qui est des allégations de ce dernier concernant respectivement la participation du plaignant à une prétendue stratégie de conquête des parquets de plusieurs villes et les buts réels de l'utilisation du « repenti » Buscetta ;

3.  Dit que le constat de violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le requérant ;


4.  Dit

a)  que l'État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 9 millions (neuf millions) de lires italiennes pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée et de la CAP (« caisse de prévoyance des avocats ») ;

b)  que ce montant sera à majorer d'un intérêt simple de 3,5 % l'an à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement ;

5.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le  25 juillet 2001 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Erik FriberghChristos Rozakis
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé de l'opinion concordante de M. Conforti, à laquelle se rallie M. Levits.

C.L.R.
E.F.


OPINION CONCORDANTE
DE M. LE JUGE CONFORTI
À LAQUELLE SE RALLIE M. LE JUGE LEVITS

Je suis en faveur de la violation de l’article 10 de la Convention pour des motifs différents de ceux évoqués dans l'arrêt.

La majorité a nettement séparé le grief du requérant ayant comme objet la procédure devant les juridictions italiennes, qu’elle a considéré exclusivement sous l’angle de l’article 6, de celui touchant aux garanties substantielles de la liberté d’expression, qu’elle a examiné sous l'angle de l’article 10.

A mon avis, bien au contraire, dans des affaires de ce type, il s'agit de l’article 10 qui est toujours en cause même pour ce qui concerne le déroulement  de la procédure ; et ce qui peut être toléré normalement du point de vue des droits de la défense selon les règles du procès équitable édictées par l’article 6, peut ne pas l’être lorsqu’il s’agit  de vérifier si une ingérence dans la liberté d’expression est « nécessaire dans une société démocratique ». En l’espèce, les juridictions ont refusé l’audition du plaignant, qui aurait pu être interrogé par la défense du requérant et ont rejeté toute demande de production de preuves. S’agissant d’un procès de diffamation de la part d’un journaliste au préjudice d’un magistrat du parquet, un tel comportement, qu’il soit ou non intentionnel, donne nettement l’impression d’une intimidation, ce qui ne peut être toléré à la lumière de la jurisprudence de la Cour en matière de restrictions de liberté de la presse. En effet, les juridictions italiennes ont fait preuve d’une grande rapidité, en jugeant le requérant en moins de quatre ans pour trois degrés de juridiction. Cependant, ce fait aussi, bien que louable du point de vue du principe de la durée raisonnable des procédures, ne manque pas - venant d’un pays maintes fois condamné pour la longueur des procès - de renforcer l’impression que j’ai évoquée.

C'est la raison pour laquelle je rejoins l'argumentation du requérant, qui a beaucoup insisté pour que l'on évalue la procédure sous l’angle de l’article 10 et je considère que cette disposition a été enfreinte.

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Textes cités dans la décision

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CEDH, Cour (deuxième section), AFFAIRE PERNA c. ITALIE, 25 juillet 2001, 48898/99