CEDH, Cour (quatrième section), AFFAIRE ALGÜR c. TURQUIE, 22 octobre 2002, 32574/96

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Chronologie de l’affaire

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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Quatrième Section), 22 oct. 2002, n° 32574/96
Numéro(s) : 32574/96
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : Altay c. Turquie, no 22279/93, § 50, §§ 72-75, 22 mai 2001
Assenov et autres c. Bulgarie du 28 octobre 1998, Recueil 1998-VIII, p. 3288, § 93
Büyükdag c. Turquie, no 28340/95, § 79, 21 décembre 2000
Çiraklar c. Turquie du 28 octobre 1998, Recueil 1998-VII
Findlay c. Royaume-Uni du 25 février 1997, Recueil 1997-I, pp. 282-283, § 80
Incal c. Turquie du 9 juin 1998, Recueil 1998-IV, p. 1571, § 65, § 68, p. 1572, § 70, § 74
Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 120, CEDH 1999-IV
Raninen c. Finlande du 16 décembre 1997, Recueil 1997-VIII, pp. 2821-2822, § 55
Sadak et autres c. Turquie, nos 29900/96, 29901/96, 29902/96 et 29903/96, §§ 34 et 38, CEDH 2001-VIII
Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000-VII
Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 87, § 95, CEDH 1999-V
Tekin c. Turquie du 9 juin 1998, Recueil 1998-IV, pp. 1517-1518, §§ 52 et 53
V. c. Royaume-Uni [GC], no 24888/94, § 71, CEDH 1999-IX
Niveau d’importance : Importance moyenne
Opinion(s) séparée(s) : Oui
Conclusions : Violation de l'art. 3 ; Violation de l'art. 6-1 ; Non-lieu à examiner l'art. 6-3-c ; Dommage matériel - réparation pécuniaire ; Préjudice moral - réparation pécuniaire ; Remboursement partiel frais et dépens - procédure de la Convention
Identifiant HUDOC : 001-65259
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2002:1022JUD003257496
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Sur les parties

Texte intégral

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE ALGÜR c. TURQUIE

(Requête no 32574/96)

ARRÊT

STRASBOURG

22 octobre 2002

DÉFINITIF

22/01/2003

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Algür c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

SirNicolas Bratza, président,
MM.M. Pellonpää,
A. Pastor Ridruejo,
MmeE. Palm,
MM.R. Türmen,
M. Fischbach,
J. Casadevall, juges,
et de Mme F. Elens-Passos, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 2 octobre 2002,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 32574/96) dirigée contre la République de Turquie et dont une ressortissante de cet Etat, Meryeme Algür (« la requérante »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 19 décembre 1995 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  La requérante, qui a été admise au bénéfice de l’assistance judiciaire, est représentée devant la Cour par Me Bedia Buran, avocate à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n’a pas désigné d’agent pour la procédure devant la Cour.

3.  La requête a pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’Etat défendeur aux exigences des articles 3, 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention.

4.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11).

5.  La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.

6.  Par une décision du 3 juillet 2001, la Cour a déclaré la requête partiellement recevable.

7.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la quatrième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

8.  Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement). La chambre a décidé après consultation des parties qu’il n’y avait pas lieu de tenir une audience consacrée au fond de l’affaire (article 59 § 2 in fine du règlement).

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

9.  Citoyenne turque, née en 1973, la requérante était étudiante à l’époque des faits. Elle est actuellement détenue à la maison d’arrêt de Bayrampaşa.

A.  L’arrestation et la garde à vue de la requérante

10.  Le 21 mars 1995, la requérante fut arrêtée en possession de faux papiers d’identité lors d’une opération dirigée contre le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan) par la police de la direction de la sûreté d’Istanbul, section de la lutte contre le terrorisme (ci-après « la direction de la sûreté »). Elle fut placée en garde à vue dans les locaux de cette direction. Il lui était reproché d’être membre de l’organisation illégale en question.

11.  Sur demande de la direction de la sûreté, formulée par lettre du 23 mars 1995, le procureur de la République près la cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul (ci-après « la cour de sûreté de l’Etat ») ordonna la prolongation de la garde à vue de la requérante jusqu’au 3 avril 1995.

12.  Le procès-verbal de déposition du 29 mars 1995 dressé par les policiers de la direction de la sûreté fit état de prétendues activités de la requérante au sein du PKK. Celle-ci signa cette déposition.

13.  La requérante ne fut assistée d’aucun avocat lors de sa garde à vue.

14.  La requérante affirme avoir subi aux mains des policiers plusieurs formes de sévices, tant physiques que psychiques, lors de sa garde à vue. Elle aurait été maintes fois battue à coups de poings et de pieds, menacée de mort et de viol, et insultée ; on lui aurait infligé la « pendaison palestinienne » (suspension par les bras) ainsi que des électrochocs au moyens d’électrodes fixées aux seins, aux pieds et au buste.

15.  Le 3 avril 1995, à la demande de la direction de la sûreté, la requérante, ainsi qu’au moins cinq autres détenus, fut examinée par un médecin légiste, membre de l’institut de médecine légale d’Istanbul. Dans son rapport assez bref daté du même jour, le médecin indiqua que « suite à l’examen de Meryeme Algür, aucune trace de lésion traumatique n’était décelée sur son corps ».

16.  Le même jour, la requérante fut examinée par le médecin de la maison d’arrêt. Le rapport de cet examen fit état de douleurs aux bras, aux jambes et au cou, d’un tremblement général et de deux égratignures de 1 x 1 cm sur les seins. Le médecin indiqua qu’un rapport définitif pourrait être établi suite à l’examen de la requérante par un médecin légiste. Il ressort du dossier que cet examen n’eut pas lieu.

17.  Selon le procès-verbal de confrontation du 3 avril 1995, la requérante fut identifiée par H.A., un autre accusé, en tant que personne menant des activités au sein du PKK.

18.  Toujours le même jour, le procureur de la République près la cour de sûreté de l’Etat entendit la requérante. Devant lui, celle-ci rétracta partiellement sa déposition du 29 mars 1995. Elle affirma avoir connu l’organisation par le biais de certains proches et avoir fourni un document concernant son passé à un responsable de l’organisation. Elle déclara avoir acheté des vêtements pour des personnes détenues à la maison d’arrêt du chef d’appartenance au PKK. Elle nia toutefois avoir participé aux activités de cette organisation. Par la suite, elle fut traduite devant le juge près la cour de sûreté de l’Etat qui ordonna sa mise en détention provisoire. Devant le juge, elle réitéra sa déposition faite devant le procureur, et indiqua en outre avoir été obligée de signer sa déposition recueillie par la police.

B.  La plainte de la requérante pour mauvais traitements

19.  Le 25 mai 1995, la requérante déposa une plainte devant le parquet d’Istanbul contre les responsables de sa garde à vue, alléguant que, durant cette période, ceux-ci lui avaient infligé des mauvais traitements. Elle soutint également qu’en dépit du fait que le médecin de la maison d’arrêt avait ordonné son transfert à l’Institut médico-légal, un tel examen n’avait pas eu lieu. A sa plainte, elle joignit le rapport médical établi par le médecin de la maison d’arrêt.

20.  Le 21 septembre 1995, le procureur de la République rendit une décision de non-lieu quant à la plainte de la requérante, estimant qu’il n’existait pas de charges suffisantes contre les policiers responsables de la garde à vue en question.

21.  Le 13 octobre 1995, la requérante attaqua cette ordonnance de non-lieu devant le président de la cour d’assises de Beyoğlu (Istanbul). Elle souleva à nouveau l’absence de transfert à l’institut médico-légal.

22.  Le 22 novembre 1995, le président de la cour d’assises de Beyoğlu rejeta l’opposition de la requérante.

C.  L’action pénale diligentée à l’encontre de la requérante

23.  Par un acte d’accusation présenté le 12 avril 1995, le procureur de la République près la cour de sûreté de l’Etat intenta une action pénale contre la requérante sur la base de l’article 168 du code pénal réprimant l’appartenance à une organisation illégale.

24.  Dans la procédure devant la cour de sûreté de l’Etat, la requérante réitéra ses déclarations faites devant le procureur de la République (paragraphe 18 ci-dessus). Elle soutint également avoir signé ses dépositions sous la torture et contesta le procès-verbal de confrontation du 3 avril 1995 (paragraphe 17 ci-dessus).

25.  Le 15 octobre 1996, la cour de sûreté de l’Etat, composée de deux civils et d’un juge militaire ayant le grade de colonel, condamna la requérante à quinze ans d’emprisonnement en vertu de l’article 168 du code pénal.

26.  Dans ses attendus, la cour de sûreté de l’Etat considéra que l’accusée était passée aux aveux concernant ses activités au sein du PKK alors qu’elle se trouvait aux mains de la police, et qu’elle les avait partiellement réitérés devant le procureur de la République et le juge assesseur. La cour conclut que l’examen de l’ensemble du dossier, et notamment des déclarations des autres coaccusés, ainsi que le fait que la requérante avait été arrêtée en possession de faux papiers d’identité lui avait permis d’acquérir la conviction que l’accusée était coupable du chef d’appartenance au PKK.

La partie concernant les attendus de l’arrêt du 15 octobre 1996 consacrée à l’évaluation des preuves recueillies lors de la procédure peut se traduire comme suit :

« Dans sa déposition recueillie à la direction de la sûreté, Meryeme Algür a admis les chefs d’accusation qui lui étaient reprochés et fourni des renseignements détaillés au sujet de ses activités. L’accusée est également passée aux aveux qui peuvent être interprétés dans le même sens [de ces déclarations] aux différents stades de la procédure. Il ressort du procès-verbal de la confrontation que H.A. a identifié Meryeme Algür en tant que personne menant des activités au sein du PKK. Le maire du quartier de (...), M.K.Ç. a donné des informations concernant la fausse carte d’identité de l’accusée. Par ailleurs, les accusés V.K, S.A., O.I., Y.I. et M.D.B. ont déclaré que l’accusée travaillait dans le comité des femmes de l’organisation en question. Les déclarations de l’accusée recueillies à la direction de la sûreté et celles faites devant le procureur ainsi que celles établies par le juge d’instruction par notre cour ont été confirmées par la façon dont l’accusée a été arrêtée et par les déclarations de M.K.Ç., V.K, S.A., O.I., Y.I., M.D.B. En ce qui concerne le chef d’accusation selon lequel l’accusée a participé à des confrontations armées dans la zone rurale, aucune preuve à charge, à part des déclarations recueillies par la direction de la sûreté, n’a pu être obtenue. En revanche, les chefs d’accusation selon lesquels l’accusée a suivi une formation militaire et politique, a donné des rapports à l’organisation sur son passé, a acheté des vêtements pour les membres de l’organisation, a mené des activités au sein de l’organisation sous le pseudonyme de Pelda-Şevin ont été prouvés par les déclarations de l’accusée aux différents stades de la procédure et par celles des coaccusés V.K, S.A., O.I., Y.I., M.D.B. ainsi que par l’ensemble du dossier. Cela étant, il convient de condamner l’accusée du chef d’appartenance au PKK en vertu de l’article 168 § 2 du code pénal (...). ».

27.  Le 16 juin 1997, la Cour de cassation confirma l’arrêt du 15 octobre 1996.

II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

A.  La poursuite des actes de mauvais traitements

28.  Le code pénal réprime le fait pour un agent public de soumettre quelqu’un à la torture ou à des mauvais traitements (articles 243 pour la torture et 245 pour les mauvais traitements).

29.  Conformément aux articles 151 et 153 du code de procédure pénale, il est possible, pour différentes infractions, de porter plainte auprès du procureur de la République. Le procureur et la police sont tenus d’instruire les plaintes dont ils sont saisis, le premier décidant s’il y a lieu d’engager des poursuites, conformément à l’article 148 du code en question. Un plaignant peut également faire appel de la décision du procureur de ne pas engager de poursuites devant le président de la cour d’assises. Le rejet de l’appel par le président de la cour d’assises clôture la procédure.

B.  Le code pénal

30.  L’article 168 se lit ainsi :

« Quiconque, en vue de commettre les infractions énoncées aux articles 125 (...), constitue une bande ou organisation armée ou prend la direction et le commandement ou acquiert une responsabilité particulière dans une telle bande ou organisation, sera condamné à une peine minimum de quinze ans d’emprisonnement.

Les divers membres de la bande ou de l’organisation seront condamnés à une peine de cinq à quinze ans d’emprisonnement. »

31.  L’article 125 dispose :

« Sera passible de la peine capitale quiconque commettra un acte tendant à soumettre une partie ou la totalité du territoire de l’Etat à la domination d’un Etat étranger, à amoindrir l’indépendance de l’Etat ou à soustraire à son administration une partie du territoire sous son contrôle. »

C.  La législation en vigueur concernant les cours de sûreté de l’Etat lors de la procédure pénale engagée contre le requérant

32.  Le droit interne relatif aux règles concernant la composition et le fonctionnement des cours de sûreté de l’Etat applicable à l’époque pertinente est exposé dans l’arrêt Incal c. Turquie du 9 juin 1998 (Recueil des arrêts et décisions 1998-IV, pp. 1557-1562, §§ 26-33).

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

33.  La requérante allègue avoir été soumise à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

34.  La requérante affirme avoir subi aux mains des policiers plusieurs formes de sévices, tant physiques que psychiques lors de sa garde à vue. A l’appui de ses allégations, elle se réfère au rapport médical du 3 avril 1995 établi par le médecin de la maison d’arrêt. Par ailleurs, selon elle, l’enquête menée par les autorités n’était ni approfondie ni efficace.

35.  Le Gouvernement conteste les allégations de la requérante.

36.  L’article 3 de la Convention, la Cour l’a dit à maintes reprises, consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Même dans les circonstances les plus difficiles, telle la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, la Convention prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants. L’article 3 ne prévoit pas de restrictions, en quoi il contraste avec la majorité des clauses normatives de la Convention et des Protocoles nos 1 et 4, et d’après l’article 15 § 2, il ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation (voir les arrêts Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 95, CEDH 1999-V et Assenov et autres c. Bulgarie du 28 octobre 1998, Recueil 1998-VIII, p. 3288, § 93).

37.  La Cour rappelle en outre que pour tomber sous le coup de l’article 3 les mauvais traitements doivent atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des circonstances propres à l’affaire, telles que la durée du traitement ou ses effets physiques ou psychologiques et, dans certains cas, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime. Lorsqu’un individu se trouve privé de sa liberté, l’utilisation à son égard de la force physique alors qu’elle n’est pas rendue nécessaire par son comportement porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par l’article 3 (voir les arrêts Tekin c. Turquie du 9 juin 1998, Recueil 1998-IV, pp. 1517-1518, §§ 52 et 53, et Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 120, CEDH 1999-IV).

38.  La Cour a estimé un certain traitement à la fois « inhumain », notamment pour avoir été appliqué avec préméditation pendant des heures et avoir causé sinon de véritables lésions, du moins de vives souffrances physiques et morales, et « dégradant » parce que de nature à créer en ses victimes des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à les humilier et à les avilir. Pour qu’une peine ou le traitement dont elle s’accompagne soient « inhumains » ou « dégradants », la souffrance ou l’humiliation doivent en tout cas aller au-delà de celles que comporte inévitablement l’application d’une peine légitime. La question de savoir si le traitement avait pour but d’humilier ou de rabaisser la victime est un autre élément à prendre en compte (voir, par exemple, les arrêts V. c. Royaume-Uni [GC], no 24888/94, § 71, CEDH 1999-IX, et Raninen c. Finlande du 16 décembre 1997, Recueil 1997-VIII, pp. 2821-2822, § 55). L’absence d’un tel but ne saurait toutefois exclure de façon définitive un constat de violation de l’article 3.

39.  En l’espèce, la requérante se plaint d’avoir subi plusieurs sévices, notamment la « pendaison palestinienne », des coups de poings et de pieds ainsi que des électrochocs au moyens d’électrodes fixées aux seins, aux pieds et au buste. Elle soutient également avoir été insultée et humiliée par des menaces de mort et de viol. A l’appui de ses allégations, elle se réfère au rapport médical du 3 avril 1995. Elle explique également que les examens médicaux ont eu lieu après quatorze jours de garde à vue, période durant laquelle les traces de mauvais traitements ont pu disparaître. Quant aux séquelles constatées dans le deuxième rapport médical établi le 3 avril 1995, la requérante observe que celles-ci diffèrent de celles contenues dans le rapport médical initial qui a été établi le même jour et que, sur ce point, le Gouvernement ne fournit aucune explication. En outre, alors qu’elle émanait du médecin de la maison d’arrêt, le directeur de cet établissement n’a pas donné suite à la demande de son examen médical par un médecin légiste.

40.  Le Gouvernement conteste les allégations de la requérante et, se référant à la décision de non-lieu rendue par le parquet compétent et confirmée par le président de la cour d’assises de Beyoğlu (paragraphe 20 ci-dessus), soutient que celles-ci sont dénuées de fondement.

41. La Cour relève d’abord que la requérante n’a pas été soumise à un examen médical dès le début de sa privation de liberté et n’a pas davantage bénéficié du droit à l’accès à un avocat ou à un médecin de son choix au cours des quatorze jours de sa garde à vue. Le 3 avril 1995, à la fin de sa garde à vue, elle a été successivement examinée par deux médecins : le premier, un médecin légiste, n’a pu déceler aucune trace de violence sur son corps, alors que le deuxième, le médecin de la maison d’arrêt qui l’a examinée le même jour, a constaté des douleurs aux bras, aux jambes et au cou, un tremblement général et de deux égratignures de 1 x 1 cm sur les seins. En l’absence d’explication de la part du Gouvernement sur cette discordance flagrante entre les deux certificats médicaux, force est de conclure que l’examen médical initial n’a pas eu lieu en bonne et due forme.

Par ailleurs, nul ne prétend que les séquelles constatées dans le rapport médical établi le 3 avril 1995 par le médecin de la maison d’arrêt puissent remonter à une période antérieure à l’arrestation de la requérante.

42.  En ce qui concerne les supplices corporels que la requérante allègue avoir subis, la Cour observe que le rapport médical qu’elle a fourni ne constitue pas un constat définitif, étant donné que le médecin de la maison d’arrêt a fait appel à un médecin légiste en vue de déterminer les origines des traces constatées chez l’intéressée. Toutefois, en dépit de son ordre, l’examen par un médecin légiste n’a jamais eu lieu.

43.  La Cour relève en outre que le parquet compétent, qui a rendu un non-lieu au sujet de la plainte de la requérante, s’est borné à invoquer l’absence de preuve suffisante sans donner aucune explication pouvant démentir les allégations fondées sur le certificat médical (paragraphe 20 ci-dessus). Par ailleurs, elle estime particulièrement frappant que, bien que la requérante eût soulevé une deuxième fois le 13 octobre 1995, dans son opposition formulée contre le non-lieu, l’absence d’examen par un médecin légiste nonobstant le transfert ordonné par le médecin de la maison d’arrêt, aucune démarche ne fut faite en ce sens, et que le président de la cour d’assises de Beyoğlu a rejeté ce recours sans répondre à cet argument (paragraphe 22 ci-dessus).

44.  La Cour tient à souligner qu’un Etat est responsable de toute personne en détention, car cette dernière, aux mains des fonctionnaires de police, est en situation de vulnérabilité et les autorités ont le devoir de la protéger. Une application stricte, dès le tout début de la privation de liberté, des garanties fondamentales, telles que le droit de demander un examen par un médecin de son choix en sus de tout examen par un médecin appelé par les autorités de police, ainsi que l’accès à un avocat et à un membre de la famille, renforcées par une prompte intervention judiciaire peut effectivement conduire à la détection et la prévention de mauvais traitements qui risquent, comme en l’espèce, d’être infligés aux personnes détenues, notamment pour leur extorquer des aveux.

Il convient de rappeler à cet égard que lorsqu’une personne est blessée au cours d’une garde à vue, alors qu’elle se trouvait entièrement sous le contrôle de fonctionnaires de police, toute blessure survenue pendant cette période donne lieu à de fortes présomptions de fait (voir l’arrêt Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000-VII). Il appartient donc au Gouvernement de fournir une explication plausible sur les origines de ces blessures et de produire des preuves établissant des faits qui font peser un doute sur les allégations de la victime, notamment si celles-ci sont étayées par des pièces médicales (voir, parmi d’autres, les arrêts Selmouni précité, § 87, et Altay c. Turquie, no 22279/93, § 50, 22 mai 2001).

45.  Au vu de l’ensemble des éléments soumis à son appréciation et compte tenu de l’absence d’un examen médical complémentaire ainsi que celle d’une explication plausible de la part du Gouvernement défendeur, la Cour estime établi en l’espèce que les séquelles constatées chez la requérante dans le certificat médical établi par le médecin de la maison d’arrêt ont été causées par un traitement dont le Gouvernement porte la responsabilité.

46.  Quant à la gravité des faits allégués, la Cour constate que le certificat médical disponible - qui a été dressé à titre provisoire - ne permet pas d’établir si les souffrances que la requérante a éprouvées peuvent être qualifiées de très graves. Il est toutefois indubitable que les traitements, y compris l’absence d’un examen médical approprié, que l’intéressée, âgée de vingt-deux ans à l’époque des faits, a endurés peuvent passer pour des traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 3 de la Convention.

47.  Il y a donc eu violation de l’article 3 de la Convention à cet égard.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1 et 3 c) DE LA CONVENTION

48.  La requérante allègue une violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...).

3.  Tout accusé a droit notamment à : (...)

c)  se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent ; (...) ».

A.  Sur l’indépendance et l’impartialité de la cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul

49.  Selon la requérante, la cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul ne pouvait passer pour un « tribunal indépendant et impartial » au sens de l’article 6 § 1 dans la mesure où parmi ses trois membres figurait un juge militaire.

50.  Le Gouvernement s’oppose à la thèse de la requérante et soutient que ses griefs sont manifestement dénués de fondement.

51.  La Cour note que la législation turque a été amendée de manière à répondre aux exigences de la Convention (voir Sadak et autres c. Turquie, nos 29900/96, 29901/96, 29902/96 et 29903/96, §§ 34 et 38, CEDH 2001-VIII). Elle précise toutefois que sa tâche se limite à l’appréciation des circonstances propres à l’espèce ; elle ne saurait donc être appelée à conclure qu’une affaire ne présente plus un intérêt juridique valable pour les requérants au motif que des développements seraient survenus depuis l’époque pertinente.

52.  La Cour rappelle que, dans ses arrêts Incal c. Turquie du 9 juin 1998 (Recueil 1998-IV) et Çıraklar c. Turquie du 28 octobre 1998 (Recueil 1998-VII), elle a examiné des arguments similaires à ceux avancés par le Gouvernement en l’espèce (voir, en dernier lieu, l’arrêt Altay précité, §§ 72-75). La Cour y a noté que le statut des juges militaires siégeant au sein des cours de sûreté de l’Etat fournissait bien certains gages d’indépendance et d’impartialité (voir l’arrêt Incal précité, p. 1571, § 65). Cependant, elle a également relevé que certaines caractéristiques du statut de ces juges rendaient leur indépendance et leur impartialité sujettes à caution (ibidem, § 68), comme le fait qu’il s’agit de militaires continuant d’appartenir à l’armée, laquelle dépend à son tour du pouvoir exécutif, et le fait qu’ils restent soumis à la discipline militaire et que leurs désignation et nomination requièrent pour une large part l’intervention de l’administration et de l’armée.

53.  La Cour n’a pas pour tâche d’examiner in abstracto la nécessité d’instituer des cours de sûreté de l’Etat à la lumière des justifications avancées par le Gouvernement, mais de rechercher si le fonctionnement de la cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul a porté atteinte au droit de la requérante à un procès équitable, et notamment si cette dernière avait objectivement un motif légitime de redouter un manque d’indépendance et d’impartialité de la part de la cour qui la jugeait (voir l’arrêt Incal précité, p. 1572, § 70).

54.  A cet égard, la Cour n’aperçoit aucune raison de s’écarter de la conclusion à laquelle elle est parvenue en ce qui concerne MM. Incal et Çıraklar, qui, comme la requérante, étaient tous deux des civils. Il est compréhensible que, répondant devant une cour de sûreté de l’Etat de l’accusation d’appartenance à une bande ou organisation armée ayant pour but de soumettre une partie ou la totalité du territoire de l’Etat à la domination d’un Etat étranger (paragraphes 23, 30 et 31 ci-dessus), l’intéressée ait redouté de comparaître devant des juges au nombre desquels figurait un officier de carrière appartenant à la magistrature militaire. De ce fait, elle pouvait légitimement craindre que la cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul ne se laissât indûment guider par des considérations étrangères à la nature de sa cause. En d’autres termes, les appréhensions de la requérante quant au manque d’indépendance et d’impartialité de cette juridiction peuvent passer pour objectivement justifiées.

55.  Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

B.  Sur l’absence d’un avocat lors de la garde à vue

56.  La requérante voit une violation de l’article 6 § 3 c) de la Convention combiné avec son premier aliéna, dans la mesure où elle n’a pu bénéficier de l’assistance d’un avocat lors de sa garde à vue et qu’elle a été condamnée sur la base de preuves recueillies à ce stade de la procédure, durant lequel le parquet n’a effectué aucun contrôle sur la police.

57.  Eu égard à son constat de violation du droit de la requérante d’avoir sa cause entendue par un tribunal indépendant et impartial, la Cour n’estime pas nécessaire de statuer sur la violation alléguée du paragraphe 3 c) de cette disposition (voir, mutatis mutandis, les arrêts Findlay c. Royaume-Uni du 25 février 1997, Recueil 1997-I, pp. 282–283, § 80, Incal précité, § 74 et Büyükdağ c. Turquie, no 28340/95, § 79, 21 décembre 2000).

III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

58.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

59.  La requérante affirme qu’à la suite de sa condamnation et de ses conséquences, elle a dû interrompre ses études secondaires et n’a pas pu exercer une quelconque activité professionnelle. Compte tenu de ce qu’elle était âgée de vingt-deux ans à l’époque de l’incident, de l’espérance de vie moyenne en Turquie et de ce qu’elle aurait gagné l’équivalent de 140 dollars américains (USD) par mois sur la base des tables actuarielles, la requérante réclame pour manque à gagner, la somme capitalisée de 25 200 USD.

60.  Se fondant notamment sur la gravité des violations commises, la requérante réclame 75 000 USD pour le préjudice moral.

61.  Le Gouvernement conteste le montant réclamé par la requérante et fait valoir qu’il n’y a aucune violation à réparer, et qu’une satisfaction équitable éventuelle ne doit en tout cas pas dépasser les limites du raisonnable ou conduire à un enrichissement sans cause.

62.  La Cour rappelle avoir conclu que la requérante a été victime de traitements « inhumains et dégradants » alors qu’elle se trouvait en garde à vue et que son droit garanti par l’article 6 § 1 de la Convention a été violé. Statuant en équité comme le veut l’article 41, elle lui alloue 25 000 EUR, toutes causes de préjudice confondues.

B.  Frais et dépens

63.  La requérante demande au total 2 914 USD pour les honoraires et frais entraînés par le dépôt de sa requête.

64.  Le Gouvernement invite la Cour à rejeter cette demande car elle est dénuée de fondement, dépourvue de justificatif et au demeurant excessive.

65.  Statuant en équité, la Cour accorde à la requérante 3 000 EUR à minorer de 630 EUR perçus du Conseil de l’Europe au titre de l’assistance judiciaire.

C.  Intérêts moratoires

66.  La Cour considère que le taux des intérêts moratoires doit être calqué sur celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne augmenté de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;

2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

3.  Dit qu’il ne s’impose pas d’examiner le grief tiré de l’article 6 § 3 c) de la Convention ;

4.  Dit

a)  que l’Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes ci-après, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement :

i.25 000 EUR (vingt-cinq mille euros), toutes causes de préjudice confondues ;

ii.3 000 EUR (trois mille euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée ou toutes autres charges fiscales exigibles au moment du versement, moins 630 EUR (six cent trente euros) versés par le Conseil de l’Europe au titre de l’assistance judiciaire ;

b)  que ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux équivalant au taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne augmenté de trois points de pourcentage à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement ;

5.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 22 octobre 2002 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Françoise Elens-PassosNicolas Bratza
                   Greffière adjointePrésident

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Textes cités dans la décision

  1. CODE PENAL
  2. Code de procédure pénale
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CEDH, Cour (quatrième section), AFFAIRE ALGÜR c. TURQUIE, 22 octobre 2002, 32574/96