CEDH, Cour (troisième section), AFFAIRE BENHEBBA c. FRANCE, 10 juillet 2003, 53441/99

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Chronologie de l’affaire

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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Troisième Section), 10 juill. 2003, n° 53441/99
Numéro(s) : 53441/99
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : Adam c. Allemagne (déc.), no 43359/98, 4 octobre 2001
Amrollahi c. Danemark, no 56811/00, 11 juillet 2002, § 33
Baghli c. France, no 34374/97, §§ 48 et 49, CEDH 1999-VIII
Benamar c. France (déc.), no 42216/98, 14 novembre 2000
Boultif c. Suisse, no 54273/00, § 46, CEDH 2001-IX, § 46
Moustaquim c. Belgique, arrêt du 18 février 1991, série A no 193, p. 18, § 16
Dalia c. France, arrêt du 19 février 1998, Recueil 1998-I, p. 92, § 54
Boujlifa c. France, arrêt du 21 octobre 1997, Recueil 1997-VI, p. 2264, § 44
Mehemi c. France, arrêt du 26 septembre 1997, Recueil 1997-VI, § 36
El Boujaïdi c. France, arrêt du 26 septembre 1997, Recueil 1997-VI, §§ 41 et 42
Bouchelkia c. France, arrêt du 29 janvier 1997, Recueil 1997-I, § 50
C. c. Belgique, arrêt du 7 août 1996, Recueil 1996-III, p. 924, § 35
Djaid c. France (déc.), no 38687/97, 9 mars 1999
Ezzouhdi c. France, no 47160/99, 13 février 2001, § 34
Farah c. Suède (déc.), no 43218/98, 24 août 1999
Jankov c. Allemagne (déc.), no 35112/97, 13 janvier 2000
Kwakie-Nti et Dufie c. Pays-Bas (déc.), no 31519/96, 7 novembre 2000, non publié
Niveau d’importance : Importance moyenne
Opinion(s) séparée(s) : Oui
Conclusion : Non-violation de l'art. 8
Identifiant HUDOC : 001-65765
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2003:0710JUD005344199
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Sur les parties

Texte intégral

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE BENHEBBA c. FRANCE

(Requête no 53441/99)

ARRÊT

STRASBOURG

10 juillet 2003

DÉFINITIF

10/10/2003

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Benhebba c. France,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

MM.G. Ress, président,
I. Cabral Barreto,
J.-P. Costa,
P. Kūris,
B. Zupančič,
J. Hedigan,
MmeM. Tsatsa-Nikolovska, juges,
et de M. V. Berger, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 19 septembre 2002 et 19 juin 2003,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 53441/99) dirigée contre la République française et dont un ressortissant algérien, Benziane Benhebba (« le requérant »), a saisi la Cour le 6 juin 1999 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant est représenté devant la Cour par Me J. Debray, avocat à Lyon. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Ronny Abraham, directeur des Affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

3.  Le requérant alléguait en particulier que la mesure d'interdiction du territoire national pour une durée de dix ans dont il a fait l'objet portait atteinte à son droit au respect de la vie privée et familiale, garanti par l'article 8 de la Convention.

4.  La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.

5.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la troisième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

6.  Par une décision du 19 septembre 2002, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable.

7.  Le Gouvernement a déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire, mais non le requérant (article 59 § 1 du règlement).

EN FAIT

8.  Le requérant est né en 1968 à Mohammédia (Algérie).

9.  Le requérant explique qu'il est arrivé en France en 1970 à l'âge de deux ans. Pour sa part, le Gouvernement soutient qu'il est arrivé en France à l'âge de cinq ans. Les parties sont d'accord sur les autres informations relatives à la famille d'origine du requérant. Il est l'aîné d'une famille de neuf enfants dont la plupart sont nés en France et dont six ont la nationalité française. Ses parents et ses frères et sœurs résident en France.

10.  Le 10 octobre 1988, le tribunal correctionnel de Lyon condamna le requérant à huit mois d'emprisonnement avec sursis pour vol avec effraction. Le sursis fut ultérieurement révoqué par un jugement du tribunal correctionnel de Lyon du 4 décembre 1991, le requérant ayant commis de nouvelles infractions.

11.  Par un jugement du 24 janvier 1989, le tribunal correctionnel de Lyon condamna le requérant à quinze jours d'emprisonnement avec sursis pour délit de fuite après un accident routier.

12.  Le 11 juillet 1989, le requérant fut condamné à trois ans d'emprisonnement, dont dix-huit mois avec sursis, par le tribunal correctionnel de Lyon pour vol avec arme, tentative de vol avec arme, vol et recel.

13.  Par un jugement du 23 février 1993, le tribunal correctionnel de Lyon condamna le requérant à un an d'emprisonnement pour vol avec effraction. Par un arrêt du 15 juin 1993, la cour d'appel de Lyon limita la peine à neuf mois d'emprisonnement.

14.  Interpellé le 15 mai 1994 pour s'être trouvé dans un véhicule où avaient été trouvés deux kilogrammes de résine de cannabis dont une partie se trouvait à ses pieds, le requérant fut condamné, par un jugement du tribunal correctionnel de Lyon du 23 mai 1995, à dix-huit mois d'emprisonnement, dont un an assorti d'un sursis de mise à l'épreuve pendant deux ans.

15.  Sur appel formé par le ministère public, la cour d'appel de Lyon porta, par un arrêt du 18 janvier 1996, la peine à deux ans fermes d'emprisonnement et prononça une interdiction temporaire du territoire français de dix ans. La cour s'est notamment fondée sur la persistance et la gravité de la délinquance, en s'exprimant comme suit :

« Le 13 mai 1994, des fonctionnaires de la brigade anticriminalité passant Avenue Jean Mermoz à LYON 8ème (Rhône) constataient que le conducteur d'un véhicule automobile de marque « Peugeot », immatriculé 9114 PH 69, ne marquait pas l'arrêt à un feu de signalisation rouge ; ils décidaient de procéder à son interpellation.

En s'approchant, ils découvraient, dans ce véhicule, conduit par J. avec Benziane BENHEBBA comme passager avant droit et K. comme passager arrière, un pain de résine de cannabis posé sur le tableau de bord côté passager avant, visible de l'extérieur.

Lors d'un examen plus approfondi, ils découvraient sur le plancher devant le siège côté passager avant droit, six plaquettes de résine de cannabis et un poste récepteur scanner, le tout dissimulé dans différents sacs.

Près de deux kilogrammes de résine de cannabis étaient ainsi découverts.

Alors que J. se soumettait au contrôle de police, K. et Benziane BENHEBBA prenaient la fuite dès que le gardien de la paix M. annonçait à ses collègues qu'il venait d'apercevoir une plaquette de résine de cannabis à travers la vitre du véhicule.

K. était aussitôt rattrapé.

Benziane BENHEBBA ne pouvait pas être rattrapé car rencontrant, dans un square, des individus en possession de deux chiens de race berger allemand, il demandait l'aide de ces bêtes et leur propriétaire commandait « attaque chope ».

Dès sa première audition, J. expliquait avoir emprunté le véhicule de sa concubine afin de conduire K. et Benziane BENHEBBA à Saint-Priest.

Arrivé dans le quartier « Bel air » de cette localité, Benziane BENHEBBA était, seul, descendu du véhicule, et s'était absenté environ une demi-heure ; en revenant il avait changé de blouson.

(...)

Benziane BENHEBBA finissait par admettre que lorsqu'il était monté dans le véhicule il connaissait la présence de la résine de cannabis.

Il prétendait n'avoir occupé la place passager avant qu'en raison de sa taille qui ne lui permettait pas de s'installer à l'arrière du véhicule, pour le surplus, il traitait J. de menteur tout en admettant s'être rendu à son domicile pour s'expliquer avec lui sur cette affaire d'achat et de transport de résine de cannabis. (...)

Attendu qu'au vu des déclarations constantes de J., corroborées par la découverte dans le véhicule de deux kilogrammes environ de résine ce cannabis devant la place occupée par le passager avant, Benziane BENHEBBA, et le comportement de ce dernier lors du contrôle de police, qui a pris la fuite en prenant grand soin de ne pas pouvoir être rattrapé, le preuve de la culpabilité de Benziane BENHEBBA est établie sans doute possible ; (...)

Attendu sur le prononcé de la peine, que la quantité de résine de cannabis découverte et provenant d'une transaction unique exclut une délinquance occasionnelle en matière d'infraction à la législation sur les produits stupéfiants ; (...)

Attendu que Benziane BENHEBBA, (...), sans emploi, a depuis 1988 été condamné à trois reprises pour des faits de vols avec effraction et en réunion, vol et tentative de vol avec violences et en réunion, faits gravement attentatoires à la sécurité des personnes et des biens à l'ordre public, que toutes les mesures tendant à favoriser sa réinsertion sociale (sursis avec mise à l'épreuve ou libération conditionnelle) ont été vouées à l'échec dès lors qu'il n'a pas hésité à commettre de nouvelles infractions alors qu'il était placé sous le régime du sursis avec mise à l'épreuve ou avait bénéficié de la libération conditionnelle ; qu'ainsi notamment la première mesure de sursis avec mise à l'épreuve dont il avait bénéficié par jugement contradictoire du tribunal correctionnel de LYON en date du 10 octobre 1988 a été révoquée par jugement contradictoire du tribunal correctionnel de LYON en date du 4 décembre 1991 ;

Attendu que si toute personne a droit au respect de sa vie de famille conformément aux dispositions de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, l'article 2 § 3 du protocole additionnel no 4 permet à la juridiction d'interdire l'accès à son territoire, lorsque cette mesure est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au maintien de l'ordre public, à la préservation de la santé ou de la morale comme à la prévention des infractions pénales ;

Attendu qu'au vu du comportement de Benziane BENHEBBA et des infractions qu'il a déjà commises, le prononcé d'une mesure d'éloignement n'apporte pas une atteinte disproportionnée aux droits protégés par l'article 8 de la Convention susvisée, qu'il convient donc de prononcer à l'encontre de Benziane BENHEBBA une mesure d'interdiction du territoire national pendant une durée de dix ans même à supposer qu'il appartienne à une catégorie des étrangers protégés par l'article 131-3o du code pénal ; »

16.  Le requérant forma un pourvoi en cassation, rejeté le 4 juin 1996.

17.  Le 21 mai 1997, le requérant déposa une requête en relèvement de l'interdiction du territoire devant la cour d'appel de Lyon. Il invoquait un risque en cas de retour en Algérie, vu la situation régnant dans ce pays, ainsi qu'une disproportion de la mesure eu égard à ses liens avec la France.

18.  Le 4 juin 1998 la cour rejeta sa requête. Elle se référa notamment au passé pénal du requérant relevant que, déjà condamné trois fois à des peines d'emprisonnement entre 1988 et 1993 pour des faits de vols aggravés, il n'avait pas hésité à commettre de nouvelles infractions en matière de stupéfiants en mai 1994. Elle en déduisit que la situation du requérant était caractérisée par une délinquance ininterrompue et non occasionnelle et conclut qu'il n'y avait en conséquence aucune atteinte à l'article 8 de la Convention, s'agissant d'une interdiction limitée dans le temps.

19.  Le requérant forma un pourvoi en cassation contre cette décision et demanda le bénéfice de l'aide juridictionnelle.

20.  Le 27 mai 1999, la Cour de cassation rejeta les deux moyens déposés à l'appui du pourvoi, fondés respectivement sur les articles 6 et 8 de la Convention.


EN DROIT

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

21.  Selon le requérant, l'interdiction du territoire français pour une durée de dix ans prononcée à son encontre porte atteinte à sa vie privée et familiale et viole l'article 8 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...)

2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire (...) à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé (...) »

A.  Thèses des parties

22.  Le Gouvernement reconnaît que la mesure d'interdiction prise à l'encontre du requérant constitue une ingérence dans son droit à la vie privée et familiale garanti par l'article 8 de la Convention dans la mesure où il n'a plus d'attaches autres que le lien de nationalité avec son pays d'origine, qu'il a effectué toute sa scolarité en France, y a suivi des formations professionnelles et y a travaillé.

23.  S'il reconnaît l'existence d'une ingérence, le Gouvernement soutient que les autorités judiciaires ont dûment pesé les intérêts en jeu avant de prendre la mesure litigieuse. Notant que l'interdiction est limitée à dix ans, le Gouvernement insiste à cet égard sur la gravité de l'infraction de trafic de stupéfiants (Baghli c. France, no 34374/97, CEDH 1999-VIII, et Dalia c. France, arrêt du 19 février 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998–I, ainsi que Djaid c. France (déc.), no 38687/97, 9 mars 1999) commise par le requérant , ainsi que sur le fait qu'il avait des antécédents judiciaires et avait déjà fait l'objet de mesures de suivi socio-éducatif qui se sont révélées inefficaces, comme la cour d'appel de Lyon l'a constaté dans son arrêt du 18 janvier 1996. Le Gouvernement constate aussi que le requérant n'a jamais manifesté le désir d'acquérir la nationalité française et que, dans la mesure où il est célibataire et sans enfant, rien ne démontre l'impossibilité pour lui de s'installer en Algérie.

24.  Le requérant souligne d'abord qu'il n'a pas été condamné pour des faits de trafic de stupéfiants, mais pour des faits de détention, transport et acquisition de résine de cannabis, faits infiniment moins importants que ceux qui furent reprochés à M. Mehemi (Mehemi c. France, arrêt du 26 septembre 1997, Recueil 1997-VI, et M. Ezzoudhi (Ezzouhdi c. France, no 47160/99, 13 février 2001), dont les requêtes ont donné lieu à un constat de violation de l'article 8 de la Convention. Il ajoute que la peine d'emprisonnement prononcée est extrêmement faible au regard de la jurisprudence de la cour d'appel de Lyon.

A son opinion, on ne saurait, comme le soutient le Gouvernement, considérer que l'ingérence est d'une intensité moindre du fait que la mesure d'interdiction est « limitée » à dix ans, dans la mesure où l'ingérence s'apprécie au regard des conséquences immédiates de la mesure d'éloignement sur la vie privée et familiale et que celle-ci sera, en l'espèce, détruite par la mesure d'éloignement, qu'elle soit temporaire ou définitive. En effet, tous les éléments démontrent l'impossibilité pour lui de s'installer en Algérie, un pays qu'il ne connaît pas, dont il maîtrise très mal la langue et qui est de surcroît en état de quasi-guerre civile. Il ajoute que tous les membres de sa famille vivent en France et qu'il a fréquenté pendant huit ans une ressortissante française avec qui il a vécu maritalement jusqu'à sa condamnation définitive. Il fait enfin valoir que, postérieurement aux faits de sa condamnation, il s'est investi dans la vie associative de son quartier et y a développé de nombreuses attaches personnelles parmi les habitants. Il explique enfin qu'il ne pouvait obtenir la nationalité française en raison des mentions figurant sur son casier judiciaire, puisque l'article 79 du code de la nationalité, applicable jusqu'en 1998, empêchait cette obtention à la personne ayant fait l'objet d'une condamnation non effacée à une quelconque peine d'emprisonnement pour certains délits, dont le vol.

B.  Décision de la Cour

1.  Existence d'une ingérence

25.  La Cour rappelle que la Convention ne garantit, comme tel, aucun droit pour un étranger d'entrer ou de résider sur le territoire d'un pays déterminé. Toutefois, exclure une personne d'un pays où vivent ses parents proches peut constituer une ingérence dans le droit au respect de la vie familiale, tel que protégé par l'article 8 § 1 de la Convention (Moustaquim c. Belgique, arrêt du 18 février 1991, série A no 193, p. 18, § 16).

2.  Justification de l'ingérence

26.  Pareille ingérence enfreint la Convention si elle ne remplit pas les exigences du paragraphe 2 de l'article 8. Il faut donc rechercher si elle était « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs buts légitimes au regard dudit paragraphe, et « nécessaire, dans une société démocratique ».

a)  « Prévue par la loi »

27.  Il n'est pas contesté que l'interdiction du territoire français prononcée à l'encontre du requérant se fondait sur les articles 131-30 et 222-34 à 39 du code pénal.

b)  But légitime

28.  Il n'est pas davantage controversé que l'ingérence en cause visait des fins pleinement compatibles avec la Convention, à savoir « la défense de l'ordre et la prévention des infractions pénales ».

c)  « Nécessaire », « dans une société démocratique »

29.  La Cour rappelle qu'il incombe aux Etats contractants d'assurer l'ordre public, en particulier dans l'exercice de leur droit de contrôler, en vertu d'un principe de droit international bien établi et sans préjudice des engagements découlant pour eux des traités, l'entrée et le séjour des non-nationaux. A ce titre, ils ont la faculté d'expulser les délinquants parmi ceux-ci. Toutefois, leurs décisions en la matière, dans la mesure où elles porteraient atteinte à un droit protégé par le paragraphe 1 de l'article 8, doivent se révéler nécessaires, dans une société démocratique, c'est-à-dire justifiées par un besoin social impérieux et, notamment proportionnées au but légitime poursuivi (Amrollahi c. Danemark, no 56811/00, 11 juillet 2002, § 33, Boultif c. Suisse, no 54273/00, § 46, CEDH 2001-IX, § 46, et Adam c. Allemagne (déc.), no 43359/98, 4 octobre 2001).

30.  Aussi la tâche de la Cour consiste-t-elle à déterminer si la mesure d'interdiction prise à l'égard du requérant en l'espèce a respecté un juste équilibre entre les intérêts en présence, à savoir, d'une part, le droit de l'intéressé au respect de sa vie familiale, et, d'autre part, la protection de l'ordre public et la prévention des infractions pénales.

31.  En ce qui concerne la situation privée et familiale du requérant, la Cour constate que le requérant est arrivé en France à l'âge de cinq ans au plus tard, qu'il y a vécu l'essentiel de son existence depuis lors, qu'il y a suivi toute sa scolarité et qu'il y a exercé des activités professionnelles

32.  La Cour rappelle que, dans son arrêt Boultif précité, elle a défini comme suit les principes directeurs devant guider son appréciation en cas de mesure d'éloignement prise par un Etat contractant à l'égard d'un étranger arrivé adulte sur son territoire :

- la nature et la gravité de l'infraction commise par le requérant ;

- la durée de son séjour dans le pays d'où il va être expulsé ;

- la période qui s'est écoulée entre la perpétration de l'infraction et la mesure litigieuse, ainsi que la conduite de l'intéressé durant cette période ;

- la nationalité des diverses personnes concernées ;

- la situation familiale du requérant, par exemple la durée de son mariage, et d'autres éléments dénotant le caractère effectif de la vie familiale d'un couple ;

- le point de savoir si le conjoint était au courant de l'infraction au début de la relation familiale ;             

- la naissance d'enfants et, le cas échéant, leur âge ;

- la gravité des difficultés que risque de connaître le conjoint dans le pays d'origine de son époux ou épouse.

33.  Les mêmes critères doivent être utilisées pour les immigrés de la seconde génération ou des étrangers arrivés dans leur prime jeunesse, lorsque ceux-ci ont fondé une famille dans leur pays d'accueil. Si tel n'est pas le cas, la Cour n'aura égard qu'aux trois premiers d'entre eux. S'ajoutent toutefois à ces différents critères, les liens particuliers que ces immigrés ont tissés avec leur pays d'accueil où ils ont passé l'essentiel de leur existence. Ils y ont reçu leur éducation, y ont noué la plupart de leurs attaches sociales et y ont donc développé leur identité propre. Nés ou arrivés dans le pays d'accueil du fait de l'émigration de leurs parents, ils y ont le plus souvent leurs principales attaches familiales. Certains de ces immigrés n'ont même conservé avec leurs pays natal que le seul lien de la nationalité (Mehemi précité § 36, et Boujlifa c. France, arrêt du 21 octobre 1997, Recueil 1997-VI, p. 2264, § 44, et, a contrario, Bouchelkia et Baghli précités, respectivement § 50 et § 48 ; voir aussi Recommandation 1504 (2001) de l'Assemblée parlementaire relative à la non-expulsion des immigrés de longue durée).

34.  En l'absence de toute précision sur l'affirmation du requérant qu'il aurait vécu maritalement avec une ressortissante française, la Cour examinera la requête à la lumière des liens particuliers que le requérant a tissés avec la France, ainsi que des trois premiers critères de l'arrêt Boultif.

35.  Pour ce qui est de la gravité des infractions commises par le requérant, la Cour note que la mesure prononcée le 18 janvier 1996 par la cour d'appel de Lyon, complémentaire à la peine d'emprisonnement prononcée, se fonde sur les faits pénaux réprimés par la même décision, ainsi que sur trois condamnations antérieures essentiellement pour des faits de vol, et l'échec de toutes les mesures antérieures tendant à favoriser sa réinsertion sociale. La cour d'appel de Lyon a estimé que la quantité de résine de cannabis découverte, provenant d'une transaction unique, excluait une délinquance occasionnelle en matière d'infraction sur la législation sur les stupéfiants, un domaine où la Cour conçoit que les Etats contractants fassent preuve d'une grande fermeté à l'égard de ceux qui contribuent à la propagation de ce fléau (C. c. Belgique, arrêt du 7 août 1996, Recueil 1996‑III, p. 924, § 35, Dalia c. France, arrêt du 19 février 1998, Recueil 1998-I, p. 92, § 54, Baghli précité, § 48 in fine, et Jankov c. Allemagne (déc.), no 35112/97, 13 janvier 2000). Cette circonstance et le fait que le total des peines prononcées à l'égard du requérant, dans une période de huit ans, atteint six ans, sept mois et quinze jours attestent de la gravité des faits reprochés. Reste a déterminer si, compte tenu des attaches du requérant avec la France, la mesure d'interdiction du territoire pour une durée de dix ans était proportionnée au but poursuivi.

36.  Le requérant est arrivé au plus tard en France à l'âge de cinq ans. Depuis lors, il a séjourné en France où il a effectué toute sa scolarité. Il a l'essentiel de ses attaches sociales dans ce pays et il n'a plus d'attaches autres que le lien de nationalité avec son pays d'origine, comme le reconnaît le Gouvernement. Si tous les membres de sa famille vivent en France, la Cour rappelle à cet égard que les rapports entre adultes ne bénéficieront pas nécessairement de la protection de l'article 8 de la Convention sans que soit démontrée l'existence d'éléments supplémentaires de dépendance, autres que les liens affectifs normaux (Ezzouhdi c. France, no 47160/99, 13 février 2001, § 34, et Kwakie-Nti et Dufie c. Pays-Bas (déc.), no 31519/96, 7 novembre 2000, non publiés).

37.  Malgré l'intensité des liens personnels du requérant avec la France, la Cour conclut que la cour d'appel de Lyon pouvait légitimement considérer, du fait du comportement du requérant et la gravité des faits reprochés que lui infliger une mesure d'interdiction du territoire pour une durée de dix ans était nécessaire à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales. Outre le caractère temporaire de la mesure (Farah c. Suède (déc.), no 43218/98, 24 août 1999), la Cour attribue une grande importance à la gravité des infractions à l'origine de la peine d'emprisonnement prononcée en 1996 : détention illicite, transport et acquisition de résine de cannabis. La mesure litigieuse était, dès lors, proportionnée aux buts poursuivis (Baghli précité, §§ 48 et 49, El Boujaïdi c. France, arrêt du 26 septembre 1997, Recueil 1997-VI, §§ 41 et 42, Benamar c. France (déc.), no 42216/98, 14 novembre 2000, et Jankov précité).

38.  Il n'y a donc pas eu violation de l'article 8 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

Dit, par cinq voix contre deux, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 8 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 juillet 2003 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Vincent BergerGeorg Ress
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé des opinions séparées suivantes :

–  opinion concordante de M. Costa ;

–  opinion dissidente commune à MM. Cabral Barreto et Kuris.

G.R.
V.B.


OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE COSTA

Par discipline contentieuse et pour que l'arrêt soit cohérent avec la jurisprudence relative aux mesures d'éloignement forcé d'étrangers du territoire de l'Etat défendeur, j'ai voté avec la majorité qui a conclu à la non-violation par la France de l'article 8 de la Convention dans cette affaire.

Je demeure cependant fermement opposé au principe même de la « double peine », particulièrement pour les immigrants de la seconde génération ou pour ceux arrivés très jeunes dans le pays « d'accueil », et j'espère que le législateur français va mettre bon ordre en la matière au « désordre établi », pour paraphraser Emmanuel Mounier.

Je me réfère à cet égard à l'opinion dissidente commune que nous avions rédigée avec ma collègue Mme le Juge Tulkens dans l'affaire Baghli du 30 novembre 1999, et à mon opinion séparée dans l'affaire Maaouia du 5 octobre 2000.


OPINION DISSIDENTE COMMUNE À MM. LES JUGES CABRAL BARRETO ET KŪRIS

Nous regrettons de n'avoir pu suivre la majorité, qui a estimé que l'article 8 de la Convention n'a pas été violé.

Même s'il ne manque certes pas d'arguments en faveur de la non-violation à la lumière de la jurisprudence de la Cour, le cas de M. Benhebba nous semble déceler une ingérence disproportionnée dans l'exercice de son droit au respect de sa vie privée (sinon familiale).

M. Benhebba est un immigré de la seconde génération, un « quasi-Français », dont l'essentiel des attaches familiales, sociales, professionnelles et culturelles se trouve en France, comme l'a constaté la Cour. Le Gouvernement lui-même a reconnu qu'il n'a plus d'attaches autres que le lien de nationalité avec son pays d'origine.

Eu égard à l'intensité des liens personnels du requérant avec la France et à l'absence d'attaches autres que le lien de nationalité avec l'Algérie, nous ne pouvons que conclure que la mesure litigieuse n'était pas proportionnée aux buts poursuivis (Beljoudi c. France, arrêt du 26 mars 1992, série A no 234-A, et Mehemi précité). Ni le comportement du requérant ni la gravité des faits reprochés (voir supra) ne sauraient justifier la mesure d'interdiction prononcée. Le fait que la durée de cette mesure fut limitée à dix ans n'est pas déterminant en l'espèce, du fait de l'absence de liens autres que la nationalité avec l'Algérie (voir, a contrario, Farah c. Suède (déc.), no 43218/98, 24 août 1999). En effet, une mesure d'interdiction du territoire d'une telle durée coupe presque radicalement les liens sociaux avec le pays d'accueil. Il n'est pas non plus sûr que le requérant se verra délivrer un visa pour rentrer en France lorsque la mesure aura pris fin.

Il y a donc eu, à notre opinion, violation de l'article 8 de la Convention.

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CEDH, Cour (troisième section), AFFAIRE BENHEBBA c. FRANCE, 10 juillet 2003, 53441/99