CEDH, Cour (quatrième section), AFFAIRE MATHERON c. FRANCE, 29 mars 2005, 57752/00

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Chronologie de l’affaire

Commentaires14

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www.sarda-avocats.com · 16 février 2023

Procédure pénale Nullité de la mesure de géolocalisation : qualité à agir du tiers et lieux d'installation du dispositif Le requérant qui n'est ni propriétaire ni occupant du lieu à l'égard duquel il est prétendu que la pose d'un matériel de géolocalisation nécessitait l'autorisation prévue par l'article 230-34 du Code de procédure pénale, n'a pas qualité pour agir en nullité. En outre, doit être considérée comme un lieu privé au sens de l'article 230-34 du Code de procédure pénale l'enceinte d'un ensemble immobilier en copropriété, dont l'accès est fermé par une barrière et interdit …

 
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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Quatrième Section), 29 mars 2005, n° 57752/00
Numéro(s) : 57752/00
Type de document : Arrêt
Date d’introduction : 18 février 2000
Jurisprudence de Strasbourg : Amann c. Suisse [GC], no 27798/95, CEDH 2000-II
Barfod c. Danemark, arrêt du 22 février 1989, série A no 149, p. 12, § 28
Lambert c. France, arrêt du 24 août 1998, Recueil 1998-V, §§ 21, 24, 25, 28, 30, 31, 38, 39
Kruslin c. France et Huvig c. France, arrêt du 24 avril 1990, série A no 176-A et 176-B, p. 20, § 26, et p. 52, § 25
Halford c. Royaume-Uni, arrêt du 25 juin 1997, Recueil 1997-III, pp. 1016 1017, § 48
Silver et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 25 mars 1983, série A no 61, pp. 37-38, § 97
Kopp c. Suisse, arrêt du 25 mars 1998, Recueil 1998-II, p. 540, § 53
Malone c. Royaume-Uni, arrêt du 2 août 1984, série A no 82, p. 30, § 64
Klass et autres c. Allemagne, arrêt du 6 septembre 1978, série A no 28, pp. 23 et 25, §§ 50, 54 et 55
Kress c. France [GC], no 39594/98, §§ 99, 102, CEDH 2001-VI
Niveau d’importance : Importance moyenne
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusions : Violation de l'art. 8 ; Dommage matériel - demande rejetée ; Préjudice moral - réparation pécuniaire ; Remboursement partiel frais et dépens - procédure nationale ; Remboursement partiel frais et dépens - procédure de la Convention
Identifiant HUDOC : 001-68626
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2005:0329JUD005775200
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Sur les parties

Texte intégral

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE MATHERON c. FRANCE

(Requête no 57752/00)

ARRÊT

STRASBOURG

29 mars 2005

DÉFINITIF

29/06/2005 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Matheron c. France,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

SirNicolas Bratza, président,
MM.J. Casadevall,
J.-P. Costa,
G. Bonello,
R. Maruste,
L. Garlicki,
J. Borrego Borrego, juges,

et de M. M. O'Boyle, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 6 janvier 2004 et 8 mars 2005,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 57752/00) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet Etat, M. Robert Matheron (« le requérant »), a saisi la Cour le 18 février 2000 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant est représenté par Me F. Chevallier, avocat à Marseille. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. R. Abraham, Directeur des Affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

3.  Le requérant alléguait en particulier une violation de l'article 8 de la Convention en raison de l'impossibilité de contester le versement à son dossier de la transcription d'écoutes téléphoniques réalisées dans une procédure à laquelle il était étranger.

4.  La requête a été attribuée à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.

5.  Par une décision du 6 janvier 2004, la chambre a déclaré la requête recevable.

6.  Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a cependant continué à être examinée par la chambre de l'ancienne section IV telle qu'elle existait avant cette date.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

7.  Le requérant est né en 1949 et réside en France.

8.  Fin 1993, des fonctionnaires de police établirent une surveillance du requérant et d'une personne dénommée G. B., ces derniers étant soupçonnés de se livrer depuis 1990 à un trafic international de stupéfiants.

9.  A la suite d'un réquisitoire introductif du procureur de la République du 26 janvier 1994, le requérant et six autres personnes, dont G. B., furent mis en examen par un juge d'instruction de Marseille pour des infractions à la législation sur les stupéfiants.

10.  Suivant commission rogatoire du 20 décembre 1994, le juge d'instruction ordonna la transcription d'écoutes téléphoniques intervenues sur commission rogatoire de deux juges d'instruction de Nancy dans le cadre d'une autre affaire impliquant G. B.

11.  Par requête du 17 juillet 1998, le requérant invoqua la nullité de cette commission rogatoire et de la procédure subséquente, en faisant notamment valoir que les écoutes litigieuses constituaient la clé de voûte des charges dirigées contre lui.

12.  Par arrêt du 30 septembre 1998, la chambre d'accusation de la cour d'appel d'Aix-en-Provence rejeta la requête. Le requérant ayant formé un pourvoi en cassation, le président de la chambre criminelle de la Cour de cassation dit, par ordonnance du 1er février 1999, qu'il n'y avait pas lieu à l'examen du pourvoi en l'état.

13.  Par arrêt du 30 juin 1999, la chambre d'accusation de la cour d'appel d'Aix-en-Provence ordonna la mise en accusation du requérant et son renvoi devant la cour d'assises.

14.  Dans le cadre de son pourvoi dirigé contre les arrêts des 30 septembre 1998 et 30 juin 1999, invoquant notamment les articles 6 et 13 de la Convention européenne des Droits de l'Homme, le requérant contesta le versement à son dossier des écoutes téléphoniques incidentes, estimant que la chambre d'accusation d'Aix-en-Provence ne pouvait se déclarer incompétente pour refuser d'apprécier la régularité des écoutes litigieuses et qu'il avait été privé de toute possibilité de les contester, ces écoutes ayant été réalisées dans une procédure à laquelle il était étranger.

15.  Par arrêt du 6 octobre 1999 (publié au Bulletin des arrêts de la Cour de cassation, chambre criminelle, no 210), la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant dans les termes suivants :

« (...) l'arrêt [de la chambre d'accusation] énonce que la régularité formelle de la commission rogatoire n'est pas contestée et qu'en sollicitant régulièrement la communication des écoutes litigieuses et en ordonnant leur retranscription, le juge d'instruction n'a fait qu'user des prérogatives que lui confère l'article 81 du Code de procédure pénale ; qu'il ajoute qu'il n'appartient pas à la chambre d'accusation d'apprécier la régularité de décisions prises dans une procédure autre que celle dont elle est saisie, extérieure à son ressort, décisions par ailleurs insusceptibles de recours en application de l'article 100 du Code précité ; attendu qu'en se prononçant ainsi, la chambre d'accusation a justifié sa décision (...) »

16.  Le 23 juin 2000, la cour d'assises spécialement composée de la cour d'appel d'Aix-en-Provence déclara le requérant coupable et le condamna à une peine de quinze années de réclusion criminelle. Le requérant forma un pourvoi en cassation contre cet arrêt mais se désista le 12 juillet 2000.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

17.  Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale (CPP) disposent :

Article 81

« Le juge d'instruction procède, conformément à la loi, à tous les actes d'information qu'il juge utiles à la manifestation de la vérité. Il instruit à charge et à décharge.

Il est établi une copie de ces actes ainsi que de toutes les pièces de la procédure ; chaque copie est certifiée conforme par le greffier ou l'officier de police judiciaire commis mentionné à l'alinéa 4. Toutes les pièces du dossier sont cotées par le greffier au fur et à mesure de leur rédaction ou de leur réception par le juge d'instruction.

(...)

Si le juge d'instruction est dans l'impossibilité de procéder lui-même à tous les actes d'instruction, il peut donner commission rogatoire aux officiers de police judiciaire afin de leur faire exécuter tous les actes d'information nécessaires dans les conditions et sous les réserves prévues aux articles 151 et 152.

Le juge d'instruction doit vérifier les éléments d'information ainsi recueillis. (...) »

Article 100

« En matière criminelle et en matière correctionnelle, si la peine encourue est égale ou supérieure à deux ans d'emprisonnement, le juge d'instruction peut, lorsque les nécessités de l'information l'exigent, prescrire l'interception, l'enregistrement et la transcription de correspondances émises par la voie des télécommunications. Ces opérations sont effectuées sous son autorité et son contrôle.

La décision d'interception est écrite. Elle n'a pas de caractère juridictionnel et n'est susceptible d'aucun recours. »

Article 100-1

« La décision prise en application de l'article 100 doit comporter tous les éléments d'identification de la liaison à intercepter, l'infraction qui motive le recours à l'interception ainsi que la durée de celle-ci. »

Article 100-2

« Cette décision est prise pour une durée maximum de quatre mois. Elle ne peut être renouvelée que dans les mêmes conditions de forme et de durée. »

Article 100-3

« Le juge d'instruction ou l'officier de police judiciaire commis par lui peut requérir tout agent qualifié d'un service ou organisme placé sous l'autorité ou la tutelle du ministre chargé des télécommunications ou tout agent qualifié d'un exploitant de réseau ou fournisseur de services de télécommunications autorisé, en vue de procéder à l'installation d'un dispositif d'interception. »

Article 100-4

« Le juge d'instruction ou l'officier de police judiciaire commis par lui dresse procès-verbal de chacune des opérations d'interception et d'enregistrement. Ce procès-verbal mentionne la date et l'heure auxquelles l'opération a commencé et celles auxquelles elle s'est terminée. »

Article 100-5

« Le juge d'instruction ou l'officier de police judiciaire commis par lui transcrit la correspondance utile à la manifestation de la vérité. Il en est dressé procès-verbal. Cette transcription est versée au dossier.

Les correspondances en langue étrangère sont transcrites en français avec l'assistance d'un interprète requis à cette fin. »

Article 100-6

« Les enregistrements sont détruits, à la diligence du procureur de la République ou du procureur général, à l'expiration du délai de prescription de l'action publique.

Il est dressé procès-verbal de l'opération de destruction. »


Article 100-7

« Aucune interception ne peut avoir lieu sur la ligne d'un député ou d'un sénateur sans que le président de l'assemblée à laquelle il appartient en soit informé par le juge d'instruction.

Aucune interception ne peut avoir lieu sur une ligne dépendant du cabinet d'un avocat ou de son domicile sans que le bâtonnier en soit informé par le juge d'instruction.

Les formalités prévues par le présent article sont prescrites à peine de nullité. »

Article 175 alinéa 2

« Aussitôt que l'information lui paraît terminée, le juge d'instruction en avise les parties et leurs avocats, soit verbalement avec émargement au dossier, soit par lettre recommandée. Lorsque la personne est détenue, cet avis peut également être notifié par les soins du chef de l'établissement pénitentiaire, qui adresse sans délai au juge d'instruction l'original ou la copie du récépissé signé par l'intéressé.

A l'expiration d'un délai de vingt jours à compter de l'envoi de l'avis prévu à l'alinéa précédent, les parties ne sont plus recevables à formuler une demande ou présenter une requête sur le fondement des articles 81, neuvième alinéa, 82-1, 156, premier alinéa, et 173, troisième alinéa. Les parties peuvent déclarer renoncer, en présence de leur avocat ou celui-ci dûment convoqué, à invoquer ce délai.

A l'issue de ce délai, le juge d'instruction communique le dossier au procureur de la République. Celui-ci lui adresse ses réquisitions dans un délai d'un mois si une personne mise en examen est détenue et de trois mois dans les autres cas.

Le juge d'instruction qui ne reçoit pas de réquisitions dans le délai prescrit peut rendre l'ordonnance de règlement (...) »

18.  La Cour de cassation a confirmé sa jurisprudence, aux termes de laquelle la chambre de l'instruction n'a pas à statuer sur la régularité d'une enquête étrangère au dossier qui lui est soumis, et aucune disposition légale ou conventionnelle n'interdit d'annexer à une procédure des transcriptions d'écoutes téléphoniques pratiquées dans une autre procédure et de nature à éclairer le juge sur les faits dont il est saisi (Crim. 16 mai 2000, Bull. crim. no 190 ; Crim., 27 juin 2001, pourvoi no 01-82578 ; Crim. 15 janv. 2003, Bull. crim. no 10).

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

19.  Le requérant se plaint du versement à son dossier de la transcription d'écoutes téléphoniques réalisées dans une procédure à laquelle il était étranger et dont il n'a pu contester la régularité. Il invoque l'article 8 de la Convention, aux termes duquel :

« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2.  Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »

A.  Arguments des parties

20.  Le Gouvernement reconnaît que la transcription des écoutes au dossier de la procédure constitue indiscutablement une ingérence dans le droit au respect de la vie privée du requérant. Cependant, il soutient que celle-ci était parfaitement conforme aux exigences du paragraphe 2 de l'article 8. Tout d'abord, il estime que l'ingérence était prévue par la loi : les écoutes téléphoniques judiciaires sont spécialement régies par les articles 100 à 100-7 du CPP et le versement d'une écoute téléphonique d'un dossier d'instruction à l'autre est prévu par l'article 81 dudit code. Par ailleurs, il considère qu'elle poursuivait un but légitime, à savoir permettre la manifestation de la vérité et la défense de l'ordre.

21.  Le Gouvernement considère que l'ingérence était nécessaire dans une société démocratique. Indiquant notamment que, dans l'affaire Klass (Klass et autres c. Allemagne, arrêt du 6 septembre 1978, série A no 28), les requérants alléguaient un grief absolument similaire à celui invoqué par M. Matheron et que la Cour était parvenue à un constat de non-violation, il en déduit que l'absence de recours, en l'espèce juridictionnel, n'excède pas ipso facto les limites de ce qui peut être jugé nécessaire dans une société démocratique. Si l'arrêt Klass a été cité dans l'arrêt Lambert (Lambert c. France, arrêt du 24 août 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-V), le Gouvernement pense néanmoins que la présente espèce n'est en rien comparable avec l'affaire Lambert. Dans cette dernière, le Gouvernement considère que trois circonstances avaient pesé d'un grand poids dans la solution adoptée par la Cour : les écoutes avaient été diligentées dans le dossier même où le requérant avait été mis en examen ; elles avaient précédé la mise en examen ; cette dernière et les écoutes avaient été décidées par le même juge d'instruction.

22.  Il précise que la chambre d'accusation, dont la Cour de cassation a repris la motivation, n'a pas fondé sa décision sur le fait que M. Matheron n'aurait pas été titulaire de la ligne. En outre, il estime qu'aucun parallèle avec l'affaire Lambert n'est possible, les écoutes ayant joué un second rôle dans la procédure diligentée contre le requérant. Il précise que ce dernier a bénéficié d'un contrôle quant à la régularité de la transcription des écoutes dans le dossier de la procédure le concernant, avant de pouvoir débattre contradictoirement du contenu de ces écoutes devant les juges du fond. Surtout, le Gouvernement estime que les écoutes réalisées dans le cadre d'une autre procédure ont fait l'objet d'un contrôle efficace par les deux juges d'instruction successifs sous l'autorité desquels elle furent mises en œuvre. La mise en cause du requérant n'est pas intervenue dans le cadre de la procédure ayant donné lieu aux écoutes, mais plus tard, alors que cette procédure était close, par un autre juge qui menait des investigations sur des infractions de nature radicalement différentes. L'intervention des premiers juges officiant dans l'autre procédure assurerait donc un contrôle suffisant, nonobstant le fait qu'aucun contrôle n'était possible dans la procédure diligentée contre le requérant.

23.  Le Gouvernement estime dès lors qu'un second contrôle, par la chambre d'accusation compétente dans la procédure relative au requérant, ne s'imposait pas. Il ajoute que la solution qui impliquerait un double degré de juridiction pour statuer sur une question de procédure pénale excéderait les exigences de l'article 2 du Protocole no 7 et de la jurisprudence de la Cour.

24.  Enfin, faisant une interprétation a contrario de l'arrêt Pellegrini (Pellegrini c. Italie, no 30882/96, CEDH 2001-VIII), il estime que la coopération judiciaire internationale soulève strictement la même question : une juridiction donnée ne peut contrôler la mise en œuvre d'une ingérence par des juridictions étrangères.

25.  Le requérant déduit du rejet de ses demandes qu'il n'a bénéficié d'aucune possibilité de contrôle sur la validité de ces écoutes. Il estime que le fait que ces écoutes aient été ordonnées par un ou plusieurs magistrats ne sauraient entraîner, en soi, leur validité et le priver de toute possibilité de recours. A défaut, tout dispositif d'écoutes serait validé sous la seule condition qu'il ait été mis en œuvre par un juge.

26.  Il relève que les décisions des juridictions françaises privent une personne du droit de se plaindre d'une atteinte à sa vie privée, dès lors que l'écoute intervient dans le cadre d'une procédure à laquelle elle n'est pas partie. En outre, le requérant estime que ces écoutes ont eu un rôle déterminant pour l'instruction le concernant, bien qu'aucun des protagonistes du dossier dans lequel il fut condamné n'ait eu un quelconque rapport avec l'objet de l'information ouverte par les juges d'instruction de Nancy. Il en conclut que le fait que l'écoute soit ordonnée par un magistrat n'exclut pas la possibilité d'exercice des droits de la défense.

B.  Appréciation de la Cour

1.  Existence d'une ingérence

27.  La Cour souligne que les communications téléphoniques se trouvant comprises dans les notions de « vie privée » et de « correspondance » au sens de l'article 8, ladite interception s'analysait en une « ingérence d'une autorité publique » dans l'exercice d'un droit que le paragraphe 1 garantissait au requérant (voir notamment les arrêts Malone c. Royaume-Uni du 2 août 1984, série A no 82, p. 30, § 64, Kruslin c. France et Huvig c. France du 24 avril 1990, série A no 176-A et 176-B, p. 20, § 26, et p. 52, § 25, Halford c. Royaume-Uni du 25 juin 1997, Recueil 1997-III, pp. 1016‑1017, § 48 ; Kopp c. Suisse du 25 mars 1998, Recueil 1998-II, p. 540, § 53 ; Lambert c. France du 24 août 1998, Recueil 1998-V, pp. 2238-2239, § 21). Le Gouvernement le reconnaît expressément.

2.  Justification de l'ingérence

28.  Pareille ingérence méconnaît l'article 8, sauf si « prévue par la loi », elle poursuit un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et, de plus, est « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.

a)  L'ingérence était-elle « prévue par la loi » ?

29.  Les mots « prévue par la loi » au sens de l'article 8 § 2 veulent d'abord que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais ils ont trait aussi à la qualité de la loi en cause : ils exigent l'accessibilité de celle‑ci à la personne concernée, qui de surcroît doit pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et sa compatibilité avec la prééminence du droit.

30.  La Cour rappelle que les interceptions des communications téléphoniques ordonnées par un juge d'instruction sur le fondement des articles 100 et suivants du code de procédure pénale ont une base légale en droit français (Lambert, précité, §§ 24-25).

31.  Reste que si les articles 100 et suivants du code de procédure pénale réglementent l'emploi d'écoutes téléphoniques, sous certaines conditions, afin d'identifier les auteurs et les complices des faits sur lesquels porte l'instruction, il n'apparaît pas que la situation des personnes écoutées dans le cadre d'une procédure à laquelle elles sont étrangères soit couverte par ces dispositions. Or, en l'espèce, force est de constater que les écoutes litigieuses furent diligentées pour les seuls faits dont étaient saisis les juges d'instruction de Nancy et, partant, dans le cadre d'une procédure à laquelle M. Matheron était étranger.

32.  La Cour pourrait être amenée à se poser la question de savoir si l'ingérence litigieuse était ou non « prévue par la loi » en l'espèce (voir, en particulier, Amann c. Suisse [GC], no 27798/95, CEDH 2000-II). Toutefois, elle n'estime pas devoir se prononcer sur ce point dès lors que la violation est encourue pour un autre motif.

b)  Finalité et nécessité de l'ingérence

33.  La Cour estime que l'ingérence visait à permettre la manifestation de la vérité dans le cadre d'une procédure criminelle et tendait donc à la défense de l'ordre.

34.  Il reste à examiner si l'ingérence était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ces objectifs. Selon la jurisprudence constante de la Cour, les Etats contractants jouissent d'une certaine marge d'appréciation pour juger de l'existence et de l'étendue de pareille nécessité, mais elle va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l'appliquent, même quand elles émanent d'une juridiction indépendante (voir, mutatis mutandis, les arrêts Silver et autres c. Royaume-Uni du 25 mars 1983, série A no 61, pp. 37–38, § 97 ; Barfod c. Danemark du 22 février 1989, série A no 149, p. 12, § 28 ; Lambert, précité, § 30).

35.  Dans le cadre de l'examen de la nécessité de l'ingérence, la Cour avait affirmé, dans son arrêt Klass et autres c. Allemagne du 6 septembre 1978 (série A no 28, pp. 23 et 25, §§ 50, 54 et 55 ; voir également Lambert, précité, § 31) :

« Quel que soit le système de surveillance retenu, la Cour doit se convaincre de l'existence de garanties adéquates et suffisantes contre les abus. Cette appréciation ne revêt qu'un caractère relatif : elle dépend (...) [entre autres, du] type de recours fourni par le droit interne.

(...)

Par conséquent, il y a lieu de rechercher si les procédures destinées au contrôle de l'adoption et de l'application des mesures restrictives sont aptes à limiter à ce qui est « nécessaire dans une société démocratique » l'« ingérence » résultant de la législation incriminée.

(...) Il faut de surcroît, pour ne pas dépasser les bornes de la nécessité au sens de l'article 8 § 2, respecter aussi fidèlement que possible, dans les procédures de contrôle, les valeurs d'une société démocratique. Parmi les principes fondamentaux de pareille société figure la prééminence du droit, à laquelle se réfère expressément le préambule de la Convention (...). Elle implique, entre autres, qu'une ingérence de l'exécutif dans les droits d'un individu soit soumise à un contrôle efficace (...) »

36.  En l'espèce, la Cour doit donc rechercher si M. Matheron a disposé d'un « contrôle efficace » pour contester les écoutes téléphoniques dont il a fait l'objet.

37.  Elle relève tout d'abord qu'il n'est pas contesté que le requérant ne pouvait en aucun cas intervenir dans le cadre de la procédure pénale diligentée à Nancy et dans le cadre de laquelle les écoutes téléphoniques avaient été ordonnées et effectuées. Partant, il convient d'examiner la procédure diligentée contre le requérant par un juge d'instruction de Marseille.

38.  Or, dans son arrêt du 6 octobre 1999, la Cour de cassation a confirmé l'arrêt de la chambre d'accusation selon lequel, d'une part, en sollicitant régulièrement la communication des écoutes litigieuses et en ordonnant leur retranscription, le juge d'instruction n'a fait qu'user des prérogatives que lui confère l'article 81 du code de procédure pénale et, d'autre part, il n'appartient pas à la chambre d'accusation d'apprécier la régularité de décisions prises dans une procédure autre que celle dont elle est saisie, extérieure à son ressort, décisions par ailleurs insusceptibles de recours en application de l'article 100 du code précité.

39.  En conséquence, pour la Cour de cassation, la chambre d'accusation devait se contenter, comme ce fut le cas, de contrôler la régularité de la demande de versement au dossier du requérant des pièces relatives aux écoutes, à l'exclusion de tout contrôle sur les écoutes elles-mêmes.

40.  Certes, la Cour note, avec le Gouvernement, que les écoutes litigieuses avaient été ordonnées par un magistrat et réalisées sous son contrôle. Le Gouvernement considère que ce constat suffirait à établir l'existence d'un contrôle efficace et en déduit que l'appel devant la chambre d'accusation est inutile, se référant notamment à l'article 2 du Protocole no 7. La Cour ne partage pas cette analyse. En premier lieu, elle note que l'article 2 du Protocole no 7, qui n'a pas été invoqué par le requérant, est étranger aux faits de la cause. Par ailleurs, elle est d'avis qu'un tel raisonnement conduirait à considérer que la qualité de magistrat de celui qui ordonne et suit les écoutes impliquerait, ipso facto, la régularité des écoutes et leur conformité avec l'article 8, rendant inutile tout recours pour les intéressés.

41.  Ainsi que la Cour l'a déjà jugé, les dispositions de la loi de 1991 régissant les écoutes téléphoniques répondent aux exigences de l'article 8 de la Convention et à celles des arrêts Kruslin et Huvig (Lambert, précité, § 28). Cependant, force est de constater que le raisonnement de la Cour de cassation pourrait conduire à des décisions privant de la protection de la loi un certain nombre de personnes, à savoir toutes celles qui se verraient opposer le résultat d'écoutes téléphoniques réalisées dans des procédures étrangères à la leur, ce qui reviendrait, en pratique, à vider le mécanisme protecteur d'une large partie de sa substance (ibidem, § 38).

42.  Tel fut le cas pour le requérant qui n'a pas joui, en l'espèce, de la protection effective de la loi nationale, laquelle n'opère pas de distinction selon la procédure dans le cadre de laquelle les écoutes ont été ordonnées (paragraphe 17 ci-dessus ; voir, mutatis mutandis, ibidem, § 39).

43.  Dès lors, la Cour estime que l'intéressé n'a pas bénéficié d'un « contrôle efficace » tel que voulu par la prééminence du droit et apte à limiter à ce qui était « nécessaire dans une société démocratique » l'ingérence litigieuse.

44.  Partant, il y a eu violation de l'article 8 de la Convention.

II.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

45.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

46.  Le requérant demande 120 000 euros (EUR) au titre du dommage matériel et 20 000 EUR pour préjudice moral.

47.  Le Gouvernement, estimant que les demandes sont pour l'essentiel infondées, considère que l'allocation d'une somme de 1 500 EUR serait suffisante.

48.  La Cour, qui n'aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué, rejette cette partie de la demande. Elle estime cependant que le requérant a subi un tort moral certain et, statuant en équité comme le veut l'article 41, lui accorde à ce titre la somme de 3 500 EUR.

B.  Frais et dépens

49.  Le requérant sollicite l'octroi d'une somme de 14 535 EUR.

50.  Le Gouvernement estime que seule la facture du 17 décembre 2002 de 2 993 francs français (FRF), soit 456 EUR, postérieure à l'arrêt de la cour d'assises du 23 juin 2000, pourrait être prise en compte, à supposer qu'elle corresponde au soutien de la requête devant la Cour.

51.  Lorsque la Cour constate une violation de la Convention, elle peut accorder à un requérant le paiement non seulement de ses frais et dépens devant les organes de la Convention, mais aussi de ceux qu'il a engagés devant les juridictions nationales pour prévenir ou faire corriger par celles-ci ladite violation (voir, parmi beaucoup d'autres, Kress c. France [GC], no 39594/98, § 99, CEDH 2001-VI). En l'espèce, la Cour constate que l'attestation produite par le requérant se contente de dresser la liste des factures le concernant, sans autre précision sur l'origine de chacune de ces facturations ni production des notes d'honoraires détaillées. Cependant, le requérant ayant expressément soulevé son grief devant la chambre d'accusation puis devant la Cour de cassation, il a nécessairement engagé des frais pour assurer la défense de ses intérêts sur ce point devant les juridictions internes. En conséquence, la Cour estime raisonnable de lui accorder 2 500 EUR à ce titre.

Pour ce qui est des frais et dépens devant Cour, un requérant ne peut en obtenir le remboursement que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (voir, par exemple, Kress, précité, § 102). En l'espèce, le requérant ne précise pas davantage le montant de la somme engagée pour introduire sa requête devant la Cour. Néanmoins, compte tenu des diligences écrites manifestement accomplies par son avocat, la Cour estime raisonnable de lui allouer 3 000 EUR à ce titre.

C.  Intérêts moratoires

52.  La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l'UNANIMITÉ,

1.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 8 de la Convention ;

2.  Dit

a)  que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 3 500 EUR (trois mille cinq cents euros) pour dommage moral, ainsi que 5 500 EUR (cinq mille cinq cents euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt ;

b)  qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

3.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 29 mars 2005 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Michael O'BoyleNicolas Bratza
GreffierPrésident

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Textes cités dans la décision

  1. Code de procédure pénale
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CEDH, Cour (quatrième section), AFFAIRE MATHERON c. FRANCE, 29 mars 2005, 57752/00