CEDH, Cour (deuxième section), AFFAIRE STAGNO c. BELGIQUE, 7 juillet 2009, 1062/07

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Chronologie de l’affaire

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Conseil Constitutionnel · Conseil constitutionnel · 18 juin 2012

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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Deuxième Section), 7 juill. 2009, n° 1062/07
Numéro(s) : 1062/07
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : Edificaciones March Gallego S.A. c. Espagne, arrêt du 19 février 1998, Recueil 1998-I, p. 290, § 34
Stubbings et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 24 septembre 1996, Recueil 1996-IV, pp. 1502-1503, § 51
Efstathiou et autres c. Grèce, n° 36998/02, § 24, 27 juillet 2006
L'Érablière A.S.B.L. c. Belgique, n° 49230/07, § 35, 24 février 2009
Mizzi c. Malte, n° 26111/02, § 89, 12 janvier 2006
Phinikaridou c. Chypre, n° 23890/02, 20 décembre 2007
Shofman c. Russie, n° 74826/01, § 43, 24 novembre 2005
Vo c. France [GC], n° 53924/00, § 92, CEDH 2004-VIII
Niveau d’importance : Importance moyenne
Opinion(s) séparée(s) : Oui
Conclusions : Violation de l'art. 6-1 ; Préjudice moral - réparation ; Dommage matériel - demande rejetée
Identifiant HUDOC : 001-93435
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2009:0707JUD000106207
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Sur les parties

Texte intégral

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE STAGNO c. BELGIQUE

(Requête no 1062/07)

ARRÊT

STRASBOURG

7 juillet 2009

DÉFINITIF

07/10/2009

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Stagno c. Belgique,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Ireneu Cabral Barreto, président,
Vladimiro Zagrebelsky,
Danutė Jočienė,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Işıl Karakaş, juges,
Paul Lemmens, juge ad hoc,
et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 juin 2009,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 1062/07) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont deux ressortissantes italiennes, Mmes Maria Stagno et Manuela Stagno (« les requérantes »), ont saisi la Cour le 21 décembre 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Les requérantes sont représentées par Me J. de Lannoy, avocat à Bruxelles. Le gouvernement belge (« le Gouvernement ») était représenté par son agent, M. Daniel Flore, Directeur général au Service public fédéral de la Justice. Informé de son droit de prendre part à la procédure (articles 36 § 1 de la Convention et 44 § 1 du règlement), le gouvernement italien n’a pas répondu.

3.  Les requérantes alléguaient une violation de leur droit d’accès à un tribunal, garanti par l’article 6 § 1 de la Convention.

4.  Le 10 juin 2008, la présidente de la deuxième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que la Chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

5.  A la suite du déport de Mme F. Tulkens, juge élue au titre de la Belgique (article 28 du règlement), le Gouvernement a désigné M. P. Lemmens comme juge ad hoc pour siéger à sa place (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6.  Les requérantes sont nées respectivement en 1977 et 1979 et résident à Dilbeek et Asse respectivement.

7.  M. G.S., décédé le 20 mai 1986, laissa cinq enfants mineurs âgés de 3 à 11 ans, dont les requérantes. En vertu de l’article 3, alinéa 3, du code civil belge, alors en vigueur, la législation italienne s’appliquait pour toutes les questions liées à l’autorité parentale et à l’administration des biens des enfants mineurs. L’article 317 du code civil italien prévoit qu’en cas de décès d’un des parents, l’autorité parentale est exercée de plein droit par l’autre parent. Mme C.B., mère des requérantes, devint alors administratrice légale du patrimoine de ses cinq enfants mineurs. Suite au décès de leur père, les cinq enfants bénéficièrent d’une assurance décès souscrite à leur profit auprès de la société Fortis AG. Le 2 février 1987, la somme de 3 058 071 francs belges (FB) fut payée par l’assureur à Mme C.B. en sa qualité d’administratrice légale du patrimoine des enfants. Toutefois, en dépit de l’article 320, alinéa 4, du code civil italien, selon lequel les capitaux ne peuvent être perçus sans l’autorisation du juge tutélaire, Mme C.B. ouvrit auprès de la société Générale de Banque cinq livrets-intérêts au nom de chaque enfant séparément. En moins d’un an, ces comptes furent vidés.

8.  Le 8 novembre 1996, la première requérante saisit le tribunal de première instance de Bruxelles d’une action contre sa mère C.B. et la société Fortis Banque (anciennement la société Générale de Banque). Le 31 janvier 1997, la seconde requérante, ainsi que ses frères et sœur, intervinrent dans la procédure. Le 14 mai 1997, la société Fortis AG fut citée en intervention forcée dans la procédure. Les requérantes requéraient une condamnation solidaire de la société Fortis Banque, de la société Fortis AG et de Mme C.B. au paiement d’une somme de 550 000 FB, somme correspondant à une partie de l’assurance-vie dilapidée par leur mère. De plus, elles requéraient des deux sociétés un dommage moral d’un montant de 1 740 000 FB.

9.  Durant la procédure, les requérantes renoncèrent à l’action contre leur mère, ayant passé avec elle un accord aux termes duquel elle s’engageait à leur verser un tiers des sommes leur revenant.

10.  Le 3 novembre 2000, le tribunal déclara l’action irrecevable pour prescription. Le tribunal se fonda sur l’article 32 de la loi du 11 juin 1874 sur les assurances, qui dispose que toute action dérivant d’une police d’assurance est prescrite après trois ans à compter de l’événement qui y donne ouverture, et estima que cette prescription devait s’appliquer sans exception, indépendamment de la capacité juridique des parties. Plus particulièrement, le tribunal précisa :

« Le législateur écarte la prescription de trente ans qui est celle du droit commun (code civil, article 2262), non parce qu’il existe une présomption de paiement, mais parce qu’il est nécessaire de liquider rapidement les sinistres. Il a estimé, d’une part, que le terme de trois ans est suffisant pour faire valoir et sauvegarder les droits de chacun, et, d’autre part, qu’il n’est pas d’une durée assez longue pour faire craindre la disparition des preuves et des moyens de vérification.

Le législateur de 1874 s’est surtout préoccupé du sort de l’assureur, qui a intérêt à être saisi le plus rapidement possible des réclamations des assurés, non seulement pour maintenir la régularité du fonctionnement de son entreprise, mais encore pour sauvegarder ses moyens d’enquête dans sa recherche des preuves.

Le législateur a prévu un délai relativement bref afin d’éviter la disparition des preuves et des moyens de vérification ; d’autre part, pour l’assureur, une bonne gestion technique s’accommode mal de litiges prolongés.

L’action en paiement de l’indemnité d’assurance est soumise à la prescription triennale, celle-ci répondant au souci du législateur de tenir compte des exigences de l’économie des compagnies d’assurance lesquelles doivent être à même de clôturer leurs comptes de prévisions dans un délai relativement court.

(...)

Il résulte des travaux préparatoires de la loi du 11 juin 1874, que le législateur a estimé que le prolongement du délai de trois ans exposerait les parties à ne plus pouvoir fournir preuves et contre preuves de leurs prétentions respectives. Ces raisons valent tant pour les majeurs que pour les mineurs, d’autant plus que l’assurance est souvent contractée en matière commerciale ; or, le commerce exige la rapidité dans la liquidation des affaires (...).

De plus, cette interprétation ne met pas les droits du mineur en péril, puisque l’incapable garde son recours contre son tuteur. »

11.  Le 26 janvier 2004, la cour d’appel de Bruxelles rejeta l’appel des requérantes. Elle jugea que l’argumentation déduite de l’impossibilité légale d’agir invoquée par les requérantes, en raison de leur état de minorité n’était pas pertinente. Accepter le principe selon lequel la prescription d’une action ne court point contre celui qui est dans l’impossibilité d’exercer une action par suite d’un empêchement résultant de la loi reviendrait à nier la règle en vertu de laquelle, en matière d’assurance, la prescription court contre les mineurs.

12.  Les requérantes se pourvurent en cassation. Elles soutenaient qu’il y avait un conflit d’intérêts manifeste entre elles et leur mère et qu’il était impossible que cette dernière introduise une action en responsabilité à l’encontre du responsable de la dilapidation des fonds. Elles soutenaient en outre que l’on ne pouvait en aucun cas leur reprocher de ne pas avoir pris l’initiative, alors qu’elles étaient âgées de 10 et 9 ans, de demander la nomination d’un curateur spécial. La conséquence de l’absence d’un curateur spécial fut que, pendant toute la durée de leur minorité, elles se trouvaient dans l’impossibilité absolue d’agir en justice. Elles s’étaient retrouvées dans une situation de fait, dont elles n’étaient pas responsables, où aucun représentant légal n’avait été en mesure de faire valoir leurs droits.

13.  Par un arrêt du 30 juin 2006, la Cour de cassation rejeta le pourvoi des requérantes. Elle affirma d’abord que l’adage selon lequel la prescription d’une action ne court point contre celui qui est dans l’impossibilité d’exercer cette action par suite d’un empêchement résultant de la loi ne constituait pas un principe général du droit. Elle considéra qu’il ressortait des travaux préparatoires de la loi du 11 juin 1874 que le législateur avait voulu, par l’article 32 de cette loi, établir une « prescription réduite » afin de parer à « la disparition des preuves et des moyens de vérification ». Ce but était étranger à la capacité juridique des parties. Il ne serait pas atteint s’il était loisible à l’assuré ou à ses ayants droit d’introduire une action dérivant de la police d’assurance de nombreuses années après l’événement ayant donné ouverture à cette action. Il n’y avait pas lieu de distinguer suivant que le mineur était ou non pourvu d’un représentant légal. La loi italienne prévoyant, en cas de conflit d’intérêt entre le mineur et le parent exerçant à titre exclusif la puissance parentale, la possibilité de nommer un curateur spécial, il n’y avait pas d’impossibilité d’exercer cette action par suite d’un empêchement légal.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

14.  Le principe général en matière de prescription contre les mineurs est inscrit à l’article 2252 du code civil qui dispose :

« La prescription ne court pas contre les mineurs et les interdits, sauf ce qui est dit à l’article 2278, et à l’exception des autres cas déterminés par la loi. »

15. L’article 32 de la loi du 11 juin 1874 sur les assurances, applicable en vertu d’une disposition transitoire de la loi du 25 juin 1992 sur le contrat d’assurance terrestre, dispose que « toute action dérivant d’une police d’assurance est prescrite par trois ans, à compter de l’événement qui y donne ouverture ». Dans la mesure où le délai de prescription de trois ans court contre les mineurs, cette disposition constitue une exception au principe de l’article 2252 du code civil. Cette exception a été consacrée par la Cour de cassation dans un arrêt du 21 avril 1961, en ces termes :

« Attendu que l’article 2252 du code civil énonce que la prescription ne court pas contre les mineurs et les interdits, sauf ce qui est dit à l’article 2278, et à l’exception des autres cas déterminés par la loi ;

Attendu que cet article n’exige pas que « les autres cas » soient déterminés par une disposition légale expresse ; qu il suffit que la volonté du législateur de déroger à la règle énoncée par l’article 2252 précité résulte de l’objet ou du but de la loi qui établit une prescription particulière ;

Attendu qu’il apparaît des travaux préparatoires de la loi du 11 juin 1874 que le législateur a voulu, par l’article 32 de cette loi, établir une « prescription réduite » afin de parer à « la disparition des preuves et des moyens de vérification » ;

Attendu que ce but est étranger à la capacité juridique des parties ; qu’il ne serait pas atteint s’il était loisible à l’assuré ou à ses ayants droit d’introduire une action dérivant de la police d’assurance de nombreuses années après l’événement qui donne ouverture à cette action. »

16.  La doctrine belge précise que le législateur a prévu un délai relativement bref afin d’éviter la disparition des preuves et des moyens de vérification. Pour l’assureur, une bonne gestion technique s’accompagne mal de litiges prolongés (M. Fontaine, « Droit des assurances », Précis de la Faculté de l’Université Catholique de Louvain, Bruxelles, 1975, no 26, p. 108). L’action en paiement de l’indemnité d’assurance est soumise à la prescription triennale, celle-ci répondant au souci du législateur de tenir compte des exigences de l’économie des compagnies d’assurance lesquelles doivent être à même de clôturer de prévisions dans un délai relativement court (Répertoire pratique du droit belge, complément III, verbo Assurances terrestres (Contrat en général), no 392).

17.  L’ancien article 378, alinéa 1, du code civil belge, applicable à l’époque, disposait :

« En cas d’une opposition d’intérêts entre l’enfant et ses père et mère, un tuteur ad hoc sera désigné par le président du tribunal de première instance à la requête de tout intéressé et au besoin du procureur du Roi. »

Quant à l’article 379, alinéa 1, il stipule :

« Les père et mère, chargés de l’administration des biens de leurs enfants mineurs, sont comptables quant à la propriété et aux revenus des biens dont ils n’ont pas la jouissance et, quant à la propriété seulement, de ceux dont la loi leur donne jouissance. »

18.  L’article 320, alinéa 4, du code civil italien est rédigé en ces termes :

« Les capitaux ne peuvent pas être encaissés sans l’autorisation du juge des tutelles qui est le seul à décider de leur usage. »

19.  L’article 321 du code civil italien se lit ainsi :

« Dans tous les cas où les père et mère conjointement, ou celui d’entre eux qui exerce à titre exclusif l’autorité parentale, ne peuvent ou ne veulent accomplir un ou plusieurs actes de l’intérêt de l’enfant, qui excèdent l’administration ordinaire, le juge, à la requête de l’enfant lui-même, du ministère public ou de l’un des proches parents qui y a intérêt, après avoir entendu les père et mère, peut nommer un curateur spécial en l’autorisant à accomplir ces actes. »

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

20.  Les requérantes allèguent une violation de leur droit d’accès à un tribunal car, en considérant que la prescription n’avait pas été suspendue pendant la minorité de celles-ci alors qu’il leur était impossible d’agir en justice sans curateur spécial, conformément au droit italien applicable, les juridictions belges ont privé les requérantes de tout recours effectif devant un juge. Elles invoquent l’article 6 § 1 de la Convention dont la partie pertinente se lit ainsi :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

A.  Sur la recevabilité

21.  La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B.  Sur le fond

22.  Le Gouvernement soutient que la règle générale prévue à l’article 2252 du code civil, à savoir que la prescription ne court pas contre les mineurs, est subordonnée au but légitime du bref délai de prescription en matière d’assurances. La sécurité juridique pour les compagnies d’assurances, ainsi que la prévention de la disparition des preuves en cas de délai de prescription prolongé, sont les principales raisons de l’existence d’un délai réduit en la matière. La qualité de mineur ne joue, par conséquent, aucun rôle. En admettant que la prescription ne puisse courir contre les requérantes pendant leur minorité, cela signifierait que celles-ci auraient encore pu intenter leur action neuf ans après la survenance de l’événement (à savoir le remboursement des sommes en 1987) qui a fait courir le délai de prescription.

23.  Le Gouvernement souligne que la limitation imposée aux requérantes de saisir le tribunal d’une action pendant leur minorité n’était pas absolue : elle était compensée par la possibilité de faire désigner pendant leur minorité un tuteur ad hoc ou un curateur spécial (selon l’article 321 du code civil italien) et d’ester en justice contre leur mère à l’âge de la majorité, c’est ce qu’elles ont, du reste, fait puisque leur mère, qui était leur représentant légal, avait abusé de cette qualité en dilapidant l’argent qui leur revenait.

24.  Les requérantes soulignent qu’elles ne critiquent pas en soi le régime de prescription triennale mis en place par la législation belge ni même le fait que ce régime constitue une exception à la suspension des délais de prescription durant la minorité. Elles déclarent comprendre l’utilité d’un tel régime. Elles reprochent aux juges belges de ne pas avoir tenu compte de leur situation particulière, étant soumise durant leur minorité au droit italien. Enfin, elles soutiennent que la faute de leur mère était accessoire par rapport à celle commise par la compagnie d’assurance, raison pour laquelle il était essentielle pour elles de pouvoir agir contre l’auteur de la faute principale.

25.  La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès constitue un aspect particulier, n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, notamment quant aux conditions de recevabilité d’un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’Etat, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation. Toutefois, ces limitations ne sauraient restreindre l’accès ouvert à un justiciable de manière ou à un point tels que son droit à un tribunal s’en trouve atteint dans sa substance même ; enfin, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles tendent à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, parmi beaucoup d’autres, Edificaciones March Gallego S.A. c. Espagne, arrêt du 19 février 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, p. 290, § 34). En effet, le droit d’accès à un tribunal se trouve atteint lorsque sa réglementation cesse de servir les buts de sécurité juridique et de bonne administration de la justice et constitue une sorte de barrière qui empêche le justiciable de voir son litige tranché au fond par la juridiction compétente (Efstathiou et autres c. Grèce, no 36998/02, § 24, 27 juillet 2006 ; L’Érablière A.S.B.L. c. Belgique, no 49230/07, § 35, 24 février 2009).

26.  La Cour a déjà jugé que les délais de prescription ont plusieurs finalités importantes, à savoir garantir la sécurité juridique en fixant un terme aux actions, mettre les défendeurs potentiels à l’abri de plaintes tardives peut-être difficiles à contrer, et empêcher l’injustice qui pourrait se produire si les tribunaux étaient appelés à se prononcer sur des événements survenus loin dans le passé à partir d’éléments de preuve auxquels on ne pourrait plus ajouter foi et qui seraient incomplets en raison du temps écoulé (Stubbings et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 24 septembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV, pp. 1502-1503, § 51 ; Vo c. France [GC], no 53924/00, § 92, CEDH 2004-VIII).

27.  Il s’ensuit que l’existence d’un délai de prescription n’est pas en soi incompatible avec la Convention. Il incombe à la Cour de vérifier dans chaque cas d’espèce si la nature du délai de prescription en cause ou la manière dont il a été appliqué est compatible avec la Convention (Phinikaridou c. Chypre, no 23890/02, § 52, 20 décembre 2007).

28.  Un délai de prescription peut atteindre le droit d’accès à un tribunal dans sa substance s’il empêche le justiciable de se prévaloir d’un recours disponible (Mizzi c. Malte, no 26111/02, § 89, 12 janvier 2006).

29.  En l’espèce, la Cour note qu’en se prononçant dans le cas des requérantes, les juridictions belges ont jugé que le délai de prescription de trois ans courait également contre les mineurs et constituait une exception au principe général inscrit à l’article 2252 du code civil. Elles se sont fondées pour cela sur les travaux préparatoires de la loi du 11 juin 1874, la doctrine commerciale et la jurisprudence dominante qui privilégient les intérêts des compagnies d’assurance afin de leur épargner les litiges prolongés et la disparition des preuves et des moyens de vérification. On peut en déduire que la loi vise à assurer la bonne administration de la justice et le respect, en particulier, du principe de la sécurité juridique, but en soi légitime.

30.  La Cour relève, d’une part, que lorsque les requérantes (de nationalité italienne mais vivant en Belgique) étaient mineures, leur mère avait vidé les comptes bancaires qu’elles possédaient et sur lesquels avaient été versées certaines sommes provenant d’une assurance-vie de leur père décédé. En vertu de l’article 3 du code civil belge, la législation italienne s’appliquait pour toutes les questions liées à l’administration des biens des enfants mineurs. Etant mineures, les requérantes ne pouvaient pas saisir le juge compétent, en raison de l’absence de désignation d’un curateur spécial qui est nécessaire pour représenter les enfants lorsqu’il y a conflit, comme en l’espèce, entre les enfants et leur représentant légal, en l’occurrence leur mère. Personne n’a pris l’initiative de demander la désignation d’un curateur spécial, en application de l’article 321 du code civil italien, et, vu l’âge des requérantes à l’époque, on ne saurait leur reprocher de ne pas avoir fait elles-mêmes cette démarche.

31.  La Cour relève, d’autre part, qu’à leur majorité les requérantes ont introduit une action tant contre leur mère que contre la société d’assurances Fortis AG en paiement de certaines sommes. Elles ont renoncé à poursuivre la procédure contre leur mère, car elles avaient conclu entre-temps un accord avec elle, aux termes duquel elle leur verse un tiers des sommes leur revenant. Leur action contre la société Fortis AG, qui tombait sous le coup de la prescription triennale, a été déclarée irrecevable.

32.  La Cour considère qu’il était pratiquement impossible aux requérantes de défendre leurs biens contre la société Fortis AG avant d’avoir atteint l’âge de la majorité et que leur action contre cette société était prescrite lorsqu’elles ont atteint l’âge de la majorité. Certes, conformément à l’article 379, alinéa premier, du code civil, leur mère était comptable quant à la propriété des biens de ses enfants mineurs, de sorte que le recours en reddition de compte de tutelle que les requérantes ont introduit contre elle leur aurait permis d’obtenir une réparation en principe intégrale du dommage subi. Le Gouvernement en déduit que les risques encourus par un mineur suite à une mauvaise gestion de ses intérêts par son représentant légal, sont éliminés du fait que le mineur peut agir en justice contre son représentant légal dès l’âge de la majorité. Il n’en demeure pas moins que la seule action dont il s’agit est celle qui était dirigée contre la société Fortis AG, et que ce sont les limitations apportées au droit de soumettre cette action à un tribunal qui constituent l’objet du présent grief. Le fait que les requérantes ont introduit une demande contre leur mère, puis ont décidé de ne plus la poursuivre, ne devait en principe avoir aucune incidence sur leur droit d’introduire une demande contre la société Fortis AG et d’obtenir une décision sur le fond de cette demande. Cela est d’autant plus vrai que, comme l’affirment les requérantes, la responsabilité de la compagnie d’assurance était la responsabilité primaire, tandis que la responsabilité de leur mère n’était qu’une responsabilité accessoire.

33.  Le délai de prescription en cause s’applique à toute action contre un assureur sur base d’une police d’assurance. Il s’applique donc notamment à l’action introduite par une personne devenue majeure sur base d’un fait survenu alors qu’elle était encore mineure, même si en vertu de la loi cette personne n’était pas capable d’introduire l’action aussi longtemps qu’elle n’avait pas atteint l’âge de la majorité et que son représentant légal, ayant un intérêt opposé au sien, ne l’a pas fait en son nom. La Cour estime que l’application rigide du délai de prescription, qui ne tient pas compte des circonstances particulières de l’affaire, a, en l’espèce, empêché les requérantes de faire usage d’un recours qui leur était en principe disponible (voir, mutatis mutandis, Shofman c. Russie, no 74826/01, § 43, 24 novembre 2005 ; Phinikaridou v. Chypre, précité, §§ 61-65).

34.  A la lumière des considérations qui précèdent, la Cour estime qu’en l’espèce la limitation au droit d’accès à un tribunal imposée aux requérantes n’était pas proportionnée au but visant à garantir la sécurité juridique et la bonne administration de la justice.

35.  Par conséquent, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

II.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

36.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

37.  Pour dommage matériel, les requérantes demandent une somme de 87 150,91 euros (EUR) qui correspondraient aux sommes ponctionnées sur leur compte par leur mère, majorées des intérêts aux taux légaux successifs depuis le 2 février 1987. Pour dommage moral, elles réclament 5 000 EUR chacune.

38.  Le Gouvernement soutient qu’à supposer même qu’il n’y ait pas eu prescription, il n’est pas certain que les tribunaux auraient déclaré l’action des requérantes recevable et fondée. De plus, les requérantes ont conclu un accord avec leur mère qui leur a restitué un tiers des sommes leur revenant et donc elles ne peuvent pas exiger le remboursement d’une somme qu’elles ont déjà perçue. Quant au dommage moral, il souligne que les requérantes n’expliquent même pas en quoi il consisterait et prétend que le constat éventuel d’une violation fournirait en soi une satisfaction suffisante.

39.  En ce qui concerne le dommage matériel allégué, la Cour estime qu’elle ne saurait spéculer sur la décision des juridictions belges si celles-ci avaient examiné le bien-fondé des griefs des requérantes. Il n’y a donc pas lieu d’accorder aux requérantes une indemnité à ce titre.

40.  Quant au préjudice moral, la Cour estime que les requérantes ont vraisemblablement subi une frustration en raison de la violation du droit d’accès à un tribunal. Statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, la Cour leur octroie 3 000 EUR, chacune, pour le dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt.

B.  Frais et dépens

41.  Les requérantes réclament 3 000 EUR par instance devant les juridictions belges, soit un montant total de 9 000 EUR.

42.  Le Gouvernement estime que la demande des requérantes est purement spéculative par manque de justification suffisante et souligne que les textes de loi invoqués n’étaient pas encore en vigueur au moment de la procédure litigieuse.

43.  La Cour note que les requérantes ne produisent aucune facture concernant les frais engagés devant les juridictions belges. Elles ne formulent du reste aucune prétention pour ceux encourus devant la Cour. Il y a donc lieu de n’accorder aucune somme à ce titre.

C.  Intérêts moratoires

44.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1.  Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;

2.  Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

3.  Dit, par six voix contre une,

a)  que l’Etat défendeur doit verser à chaque requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 3 000 EUR (trois mille euros) pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4.  Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 juillet 2009, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

              Françoise Elens-PassosIreneu Cabral Barreto
Greffière adjointePrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

–  opinion concordante partielle commune des juges Jočienė et Karakaş ;

–  opinion dissidente du juge Sajó.

I.C.B.
F.E.P.


OPINION CONCORDANTE PARTIELLE COMMUNE AUX JUGES JOČIENĖ ET KARAKAŞ

Bien que nous souscrivions globalement au résultat auquel la chambre est parvenue dans cette affaire, à savoir qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention, nous pensons que la possibilité de réouverture de la procédure aurait dû être indiquée dans le jugement. A notre opinion, un nouveau jugement constituerait le redressement le plus approprié pour permettre aux requérantes de défendre leurs intérêts au niveau interne, une telle réouverture pourrait avoir lieu à la demande de celles-ci et en temps utile (voir, parmi d’autres, Gençel c. Turquie, no 53431/99, § 27, 23 octobre 2003).


OPINION DISSIDENTE DU JUGE SAJÓ

(Traduction)

Je regrette de ne pouvoir me rallier à la majorité.

Mineures à l’époque des faits, les requérantes étaient les bénéficiaires d’un contrat d’assurance. L’indemnité d’assurance fut versée sur des comptes administrés par la mère des intéressées, qui avaient à l’égard de celles-ci la qualité de représentante légale. Les comptes en question furent vidés en moins d’un an. A sa majorité, la première requérante intenta une action contre sa mère et la banque ayant succédé aux droits de celle auprès de laquelle son compte avait été ouvert. Les intéressés soutenaient non pas qu’elles avaient subi des pertes parce que la banque avait versé l’indemnité d’assurance sur des comptes gérés par leur représentante légale, mais plutôt que le droit italien trouvait à s’appliquer et qu’il aurait sans doute empêché celle-ci de s’approprier l’indemnité en question puisque, aux termes de l’article 320 du code civil italien, « les capitaux ne peuvent pas être encaissés sans l’autorisation du juge des tutelles qui est le seul à décider de leur usage ». Les autorités belges n’ont pas fait application de cette règle de nature vraisemblablement procédurale. Appliquant le droit belge, les tribunaux internes ont constaté que l’action intentée par les intéressées était prescrite. Aux yeux de la Cour, ils leur ont refusé l’accès à un tribunal en se prononçant ainsi.

Les juridictions nationales sont les mieux placées pour interpréter et appliquer le droit matériel et procédural (voir, parmi beaucoup d’autres affaires, Vidal c. Belgique, 22 avril 1992, § 32, série A no 235-B). Il appartenait aux tribunaux belges de définir l’objet du litige, c’est-à-dire de déterminer s’il soulevait une question de statut personnel – auquel cas le droit italien aurait trouvé à s’appliquer – ou une question de responsabilité contractuelle ou délictuelle. En l’espèce, ils ont appliqué le droit belge des contrats d’assurance. Pour sa part, la Cour estime dans le présent arrêt que l’application qui a été faite des règles de prescription pertinentes revenait à refuser aux mineurs le droit d’accès à un tribunal.

En outre, elle considère que « comme l’affirment les requérantes, la responsabilité de la compagnie d’assurance était la responsabilité primaire ». Je ne vois pas pourquoi la Cour entérine l’hypothèse avancée par les intéressées, dont il appartient aux juridictions internes de vérifier la validité. Quand bien même serait-elle valide – ce qui me semble fort improbable puisque le pouvoir d’administrer les comptes des requérantes était entièrement entre les mains de leur mère, et non entre celles de la banque qui, par ailleurs, a pu faire preuve de négligence en versant l’indemnité sur les comptes ou en agissant d’une autre manière – elle n’en demeurerait pas moins inopérante. Les requérantes disposaient bien d’un recours et pouvaient accéder à un tribunal puisqu’elles avaient la possibilité de poursuivre leur représentante légale. Dans ces conditions, on ne saurait dire qu’elles se sont vu refuser l’accès à un tribunal.

La Cour a jugé à maintes reprises que le « droit à un tribunal » n’est pas absolu et que les délais légaux de prescription ont d’ordinaire plusieurs finalités importantes, notamment celle de garantir la sécurité juridique (voir Vo c. France, § 92, CEDH 2004 VIII). La solution dégagée par la Cour dans le présent arrêt conduit à la mise à l’écart des règles de prescription dans les affaires concernant des mineurs dont les représentants légaux ou les tuteurs ont omis de prendre les mesures nécessaires. Elle revêt une portée considérable et ne se limite pas aux contrats d’assurance. Dans bon nombre de pays, des obligations très diverses sont soumises à un régime de prescription abrégée. En outre, même la prescription de droit commun – de cinq à dix ans – risque de poser problème, puisque la plupart des mineurs atteignent l’âge de la majorité après l’expiration de ces délais, d’une durée plus importante, et que la prescription pourrait alors être perçue comme un obstacle à l’accès à un tribunal, au sens où la Cour l’entend. Il s’agit là d’une conséquence déconcertante puisque le droit d’accès à un tribunal n’est pas absolu, que la prescription répond à un impératif légitime et que les Etats bénéficient d’une ample marge d’appréciation pour légiférer en la matière.

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Textes cités dans la décision

  1. Code civil
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CEDH, Cour (deuxième section), AFFAIRE STAGNO c. BELGIQUE, 7 juillet 2009, 1062/07