CEDH, Cour (troisième section), AFFAIRE VARELA GEIS c. ESPAGNE, 5 mars 2013, 61005/09

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Chronologie de l’affaire

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www.dbfbruxelles.eu · 5 mars 2013

Saisie d'une requête dirigée contre l'Espagne, la Cour européenne des droits de l'homme a interprété, le 5 mars dernier, l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme relatif au droit à un procès équitable (Varela Geis c. Espagne, requête n°61005/09). Le requérant, un libraire qui vendait des ouvrages sur l'Holocauste, a été condamné à une peine d'emprisonnement et à une amende pour des faits de négation de l'Holocauste constitutifs de délits de « génocide » et de provocation à la discrimination pour des motifs raciaux. Saisi par la juridiction d'appel, le Tribunal …

 

CEDH · 5 mars 2013

Communiqué de presse sur l'affaire 61005/09

 

CEDH · 5 mars 2013

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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Troisième Section), 5 mars 2013, n° 61005/09
Numéro(s) : 61005/09
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : Adrian Constantin c. Roumanie, no 21175/03, § 25, 12 avril 2011
Artico c. Italie, 13 mai 1980, § 32, série A no 37
Cianetti c. Italie, no 55634/00, § 53, 22 avril 2004
Colozza c. Italie, 12 février 1985, § 26, série A no 89
De Salvador Torres c. Espagne, 24 octobre 1996, § 33, Recueil des arrêts et décisions 1996-V
Drassich c. Italie, no 25575/04, § 40, 11 décembre 2007
Féret c. Belgique, no 15615/07, § 52, 16 juillet 2009
Gómez de Liaño y Botella c. Espagne, no 21369/04, § 83, 22 juillet 2008
Kamasinski c. Autriche, 19 décembre 1989, série A no 168
Lawless c. Irlande (no 3), 1er juillet 1961, § 7, série A no 3
Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, §§ 51-52, CEDH 1999-II
Organisations mentionnées :
  • Commission européenne contre le racisme et l’intolérance
  • Cour pénale internationale
  • Comité des Ministres
Niveau d’importance : Importance moyenne
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusions : Violation de l'article 6+6-3-a - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure pénale ; Article 6-1 - Procès équitable) (Article 6 - Droit à un procès équitable ; Article 6-3-a - Information détaillée ; Information sur la nature et la cause de l'accusation) ; Violation de l'article 6+6-3-b - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure pénale ; Article 6-1 - Procès équitable) (Article 6 - Droit à un procès équitable ; Article 6-3-b - Préparation de la défense) ; Préjudice moral - réparation
Identifiant HUDOC : 001-116941
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2013:0305JUD006100509
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Sur les parties

Texte intégral

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE VARELA GEIS c. ESPAGNE

(Requête no 61005/09)

ARRÊT

STRASBOURG

5 mars 2013

DÉFINITIF

05/06/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Varela Geis c. Espagne,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

 Josep Casadevall, président,
 Alvina Gyulumyan,
 Corneliu Bîrsan,
 Ján Šikuta,
 Luis López Guerra,
 Nona Tsotsoria,
 Valeriu Griţco, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 février 2013,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 61005/09) dirigée contre le Royaume d’Espagne et dont un ressortissant de cet Etat, M. Pedro Varela Geis (« le requérant »), a saisi la Cour le 5 novembre 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant est représenté par Me J.-M. Ruiz Puerta, avocat à Madrid. Le gouvernement espagnol (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, F. Irurzun Montoro, avocat de l’Etat.

3.  Le requérant se plaint, d’une part, d’avoir été condamné en appel pour un délit – la diffusion d’idées ou de doctrines tendant à justifier des actes de génocide – qui n’était pas l’objet de l’accusation ni de sa condamnation en première instance ; il estime, d’autre part, qu’une telle condamnation porte atteinte à ses droits à la liberté de pensée et à la liberté d’expression. Il invoque les articles 6 §§ 1 et 3 a) et b), 9 et 10 de la Convention.

4.  Le 20 septembre 2011, les griefs du requérant concernant sa condamnation pour un délit dont il n’avait pas été accusé et ceux concernant les droits à la liberté de pensée et d’expression ont été communiqués au Gouvernement. La requête a été déclarée irrecevable pour le surplus. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5.  Le requérant est né en 1957 et réside à Barcelone. Il était le propriétaire et le directeur dans cette même ville d’une librairie spécialisée, qui vendait notamment des ouvrages sur l’Holocauste.

A.  La procédure pénale

6.  Le 11 décembre 1996, le procureur général de Catalogne demanda au juge de garde de Barcelone l’ouverture d’une enquête pénale contre le requérant pour, entre autres, un délit présumé « de génocide ». Par une décision du même jour, le juge d’instruction no 4 de Barcelone ordonna la perquisition du domicile et de la librairie du requérant.

7.  Sur la base d’une partie du matériel saisi lors des perquisitions, le ministère public déposa un acte provisoire d’accusation demandant la condamnation du requérant pour délit continu de « génocide », lui reprochant la négation de l’existence de l’Holocauste, sur le fondement de l’article 607 § 2 du code pénal, et pour délit continu de « provocation à la discrimination pour des motifs raciaux », selon l’article 510 § 1 du code pénal. En tant qu’accusateur privé, la Communauté israélite de Barcelone (Comunidad israelita de Barcelona) sollicita dans son acte d’accusation provisoire la condamnation du requérant pour le délit continu prévu par l’article 607 § 2 du code pénal, estimant les faits constitutifs de « négation du génocide subi par le peuple juif et de tentative de réhabilitation du régime nazi », et pour le délit continu prévu par l’article 510 § 1 du code pénal, estimant que les faits étaient également constitutifs de « provocation à la discrimination de groupes pour des motifs de race et/ou antisémites ». L’autre accusateur privé, ATID-SOS Racisme Catalunya, sollicita dans son acte d’accusation provisoire la condamnation du requérant pour, entre autres, le délit prévu par l’article 607 § 2 du code pénal dans la mesure où « nombre des livres et vidéos saisis nient directement l’Holocauste ou font l’apologie du génocide » et « nient la vérité historique du génocide », ainsi que pour le délit prévu par l’article 510 §§ 1 et 2 du code pénal. Ces actes provisoires d’accusation furent transformés tels quels en actes d’accusation définitifs après l’administration des preuves.

8.  Par un jugement du 16 novembre 1998 du juge pénal no 3 de Barcelone, rendu après la tenue d’une audience publique, le requérant fut condamné à une peine de deux ans de prison pour délit continu « de génocide » au visa de l’article 607 § 2 du code pénal, ainsi qu’à trois ans de prison et une amende pour délit continu de provocation à la discrimination, à la haine et à la violence contre des groupes ou des associations pour des motifs racistes et antisémites, en vertu de l’article 510 § 1 du même code. Le juge considéra que la majorité du matériel vendu dans la librairie propriété du requérant portait sur l’Holocauste juif, l’Allemagne nazie et le Troisième Reich, qu’il exaltait le régime national-socialiste et niait la persécution du peuple juif, et que la librairie tendait à convaincre ses clients que l’Holocauste « était et est toujours un grand mensonge ». Les faits considérés comme prouvés par le jugement en cause étaient décrits comme suit :

« 1.  [Le requérant] (...), en sa qualité de propriétaire et directeur de la librairie Europa, sise au 12, rue Seneca de ladite ville de Barcelone, a procédé de façon habituelle et continue, après juin 1996 et en toute connaissance de l’entrée en vigueur en Espagne de la législation pénale actuelle en la matière, à la distribution et à la vente de matériels sous forme de supports documentaires et vidéographiques, de livres, de publications, de lettres et d’affiches, etc., dans lesquels, de façon réitérée et vexatoire à l’égard du groupe social formé par la communauté juive, étaient niés la persécution et le génocide subis par ce peuple pendant la Seconde Guerre mondiale, massacre collectif programmé et exécuté par les responsables de l’Allemagne nazie à l’époque du IIIe Reich. L’immense majorité de ces publications contenaient des textes d’incitation à la discrimination et à la haine envers la race juive, en les considérant comme des êtres inférieurs qui doivent être exterminés comme « des rats ».

2.  [Lors de la perquisition au sein de la librairie] ont été saisis 20 972 livres, 324 cassettes vidéo, 35 cassettes audio, 124 photolites (fotolitos), 35 catalogues et de nombreux courriers en rapport avec les publications citées, ainsi qu’une multitude de revues, cartes postales, affiches, dans lesquels apparaissent reproduits des symboles du national-socialisme, dans une attitude de franche exaltation et en faisant des allusions offensantes réitérées et un dénigrement de la race juive.

3.  Dans la librairie se vendaient aussi d’autres publications d’art, d’histoire et de mythologie, mais leur nombre était manifestement moindre par rapport aux œuvres dédiées au révisionnisme [au sujet] de l’Holocauste juif. Le public habituel de l’établissement était constitué de jeunes caractérisés par leurs affinités avec des idéologies qui défendent la violence comme méthode de résolution des conflits. Ces publications et le matériel s’exportaient par courrier chez de nombreux clients en Allemagne, en Autriche, en Belgique, au Brésil, au Chili, en Argentine et en Afrique du Sud, entre autres. La librairie Europa figurait dans toute la correspondance envoyée et reçue en tant qu’éditrice et distributrice du matériel commercialisé.

4.  A titre purement illustratif (...) les extraits suivants méritent d’être signalés :

A)  Dans le livre intitulé « Six millions sont réellement morts » (sic) : « (...) cette affirmation constitue l’invention la plus colossale et l’escroquerie la plus caractérisée jamais écrite (p. 4). Tant que ce mythe sera maintenu, les peuples de tous les pays en seront les esclaves. Il est inconcevable qu’Hitler, s’il avait eu l’intention d’exterminer les Juifs, eût permis que plus de 800 000 d’entre eux abandonnassent le territoire du Reich et il est encore moins concevable qu’il eût envisagé des plans pour leur émigration en Argentine ou à Madagascar (p. 7). Si l’histoire des 6 millions de morts était véritable, ceci signifierait qu’ils auraient presque tous été exterminés (p. 43). Il faut se demander s’il aurait été physiquement possible de détruire les millions de Juifs prétendument assassinés. Les Allemands disposèrent-ils du temps nécessaire pour cela ? »

B)  Dans le livre intitulé « Rapport Leuchter, la fin d’un mensonge : chambres à gaz et Holocauste juif » (sic) : « (...) Nous dédions à Adolf Hitler l’édition en castillan et la publication au Chili de ce rapport, qui détruit pour toujours le mensonge infâme de l’Holocauste juif (p. 5). Il n’y a jamais eu de chambres à gaz ni d’Holocauste (p. 10). La nature juive elle-même édifie son existence sur le mensonge, le plagiat, le faux, depuis les temps les plus lointains. Ce sont leurs livres, comme le Talmud, qui le disent. Alfred Rosenberg avait dit : « la vérité du Juif est le mensonge organique. L’Holocauste est un mensonge. Les chambres à gaz sont un mensonge ; les savons faits avec de la graisse de Juif sont un mensonge ; les crimes de guerre nazis sont un mensonge ; le journal intime d’Anne Frank est un mensonge. Tout est mensonge ; des mensonges génétiquement montés par une anti-race qui ne peut pas dire la vérité parce qu’elle se détruirait, parce que son aliment, son air et son sang sont le mensonge » (p. 10). Comme les Juifs contrôlent la banque internationale, l’argent et les médias mondiaux, ils répètent impunément leur mensonge sur le génocide, l’Holocauste, les camps d’extermination nazis et la méchanceté congénitale du peuple allemand  (p. 11).

C)  Dans le livre intitulé « Absolution pour Hitler » (sic) : « (...) Les chambres à gaz sont des fantasmes de l’après-guerre et de la propagande, comparables dans toute leur extension aux immondices recueillies pendant la 1re Guerre mondiale (p. 26). La Solution finale n’était pas un plan de destruction mais d’émigration (p. 38). Auschwitz était une fabrique d’armement et non pas un camp d’extermination (p. 39). Il n’y a pas eu de chambres à gaz ; il n’y avait pas de chambres semblables dans lesquelles les enfants, les femmes et les vieillards auraient été envoyés pour y être gazés, apparemment avec du Zyklon-B. Ceci n’est que légende et commérage. Il n’y a pas eu de chambres à gaz à Dachau, il n’y en a pas eu non plus dans d’autres camps de concentration en Allemagne (p. 82). Ce que nos ennemis oublient toujours de dire c’est que si les fours crématoires existaient, c’était toujours pour les morts et non pas pour les vivants qu’ils étaient utilisés. Prétendre que les prisonniers condamnés à mort étaient brûlés vifs est un mensonge infâme et nos ennemis le savent. Personne, juif ou non-juif, ne fut brûlé vif sous l’ordre d’une autorité nationale-socialiste (p. 122).

De ces livres ont été saisis respectivement 17, 16 et 275 exemplaires. Les livres intitulés « Rapport Leuchter, la fin d’un mensonge sur l’Holocauste juif », « Le Juif international », « Le mythe du XXe siècle », « La politique raciale nationale-socialiste », « Nous, les racistes », « L’antisémitisme actuel », saisis au nombre de 16, 117, 21, 308, 22 et 255 exemplaires respectivement, qui étaient en vente à la librairie Europa, contiennent des affirmations et des jugements similaires. Par ailleurs, toutes les vidéos saisies contiennent des références textuelles claires à la race juive en tant que groupe ethnique à éliminer. Il est à noter une cassette vidéo intitulée « Le Juif errant » qui compare ladite race aux rats, propagateurs de maladies dans le monde et qui doivent être exterminés sans hésitation.

5.  A une date non déterminée durant l’automne-hiver 1996, [le requérant] a rédigé, puis distribué à ses clients, par courrier électronique ou en personne à ceux qui se rendaient à la librairie Europa, le no 10 d’une série intitulée « lettres » où, sous le titre « Le mythe d’Anne Frank », il affirmait entre autres : « Le mythe, ou devrait-on plutôt dire l’arnaque ( ?), d’Anne Frank est probablement les deux choses en même temps, d’après les recherches qu’on a faites à cet égard. Connue dans le monde entier pour son fameux Journal intime, elle est sans aucun doute « la victime la plus connue de l’Holocauste » (...) Mais le cas d’Anne Frank n’est pas différent de celui de beaucoup d’autres Juifs assujettis à la politique de mesures antisémites [qui fut] mise en œuvre en temps de guerre par les puissances de l’Axe (...). En tant que partie au programme d’évacuation des Juifs de l’Europe occidentale, l’enfant de 14 ans et d’autres membres de sa famille furent transférés par train des Pays-Bas au camp de travail d’Auschwitz-Birkenau. Plusieurs semaines plus tard, face à l’avancée des troupes soviétiques, elle fut transférée, avec beaucoup d’autres Juifs, au camp de Bergen-Belsen, en Allemagne du Nord où, comme d’autres personnes du groupe, elle tomba malade du typhus, maladie dont elle mourut à la mi-mars 1945. Elle ne fut donc ni exécutée ni assassinée. Anne Frank mourut, tout comme des millions de personnes non-juives en Europe pendant les derniers mois du conflit, en tant que victime indirecte d’une guerre dévastatrice ».

6.  Le siège social de la librairie Europa était simultanément, jusqu’au moment de la dissolution de celui-ci en mars 1994, le siège du Cercle espagnol des amis de l’Europe (CEDADE), groupe politique défenseur de l’idéologie nationale-socialiste, dont [le requérant] fut le dernier président. Le matériel bibliographique des deux entités a été géré, utilisé et diffusé indistinctement sous la supervision et la direction [du requérant], tant avant qu’après l’entrée en vigueur du code pénal actuel ».

9.  Le requérant fit appel devant l’Audiencia Provincial de Barcelone. Il nota que le juge pénal no 3 avait considéré que tout le matériel saisi exaltait le régime nazi ou niait le génocide juif, mais souligna que ce matériel n’avait pas été versé au dossier et que les parties accusatrices n’avaient d’ailleurs pas demandé qu’il le fût. Selon le requérant, le juge pénal no 3 n’avait donc pas examiné ledit matériel et le juge d’instruction avait estimé qu’il n’avait pas de pertinence pénale. Le requérant insista également sur sa qualité de simple libraire et non pas d’éditeur ou de distributeur.

Le ministère public ainsi que la Communauté israélite de Barcelone et ATID-SOS Racisme Catalunya, parties accusatrices privées, contestèrent l’appel du requérant et sollicitèrent la confirmation du jugement a quo.

10.  Le 14 juillet 2000 eut lieu une audience publique devant l’Audiencia Provincial afin que les parties se prononcent sur la pertinence de poser une question préjudicielle auprès du Tribunal constitutionnel portant sur la constitutionnalité de l’article 607 § 2 du code pénal. Le requérant fit part de son accord. La Communauté israélite de Barcelone et ATID-SOS Racisme Catalunya s’opposèrent à ce que la question préjudicielle soit posée.

11.  Par une décision du 14 septembre 2000, l’Audiencia Provincial décida de poser la question préjudicielle en cause. Elle rappela que ce qui avait été déclaré établi par le jugement de première instance était « qu’en tant que propriétaire d’une librairie et bien que [le requérant] vendît toutes sortes de livres, il était spécialisé dans la Seconde Guerre mondiale, mais du point de vue des auteurs qui défendent l’Allemagne nazie et nient l’existence de l’Holocauste ». L’Audiencia Provincial estima que la conduite sanctionnée par l’article 607 § 2 du code pénal n’avait d’autre contenu que la diffusion d’idées ou de doctrines qui nient ou justifient les génocides ou qui répandent des idées ou des doctrines tendant à réhabiliter des régimes porteurs d’idées génocidaires. Ainsi interprétée, cette disposition entrait en conflit, pour l’Audiencia Provincial, avec la liberté d’expression, dans la mesure où la conduite sanctionnée était la diffusion d’idées ou de doctrines, sans aucune exigence d’autres éléments tels que l’incitation à les concrétiser par des conduites violant les droits fondamentaux ou l’accompagnement de telles doctrines par des expressions ou manifestations attentatoires à la dignité des personnes. Or toute limitation d’un droit fondamental devait être justifiée par la protection d’un autre droit bénéficiant d’une garantie semblable. Dans la mesure où le code pénal contient une série de dispositions qui sanctionnent amplement les conduites discriminatoires, une disposition comme celle de l’espèce ne pouvait pas justifier une limitation du droit à la liberté d’expression garanti par l’article 20 de la Constitution.

B.  La question préjudicielle devant le Tribunal constitutionnel

12.  Par un arrêt no 235/2007 du 7 novembre 2007, le Tribunal constitutionnel déclara inconstitutionnel l’article 607 du code pénal dans sa partie relative à la négation de génocide, en particulier les mots « niant ou » (paragraphes 21-22 ci-dessous), et conforme à la Constitution pour le reste du texte.

C.  Les suites de la procédure pénale

13.  Le 10 janvier 2008 eut lieu une audience publique sur le fond de l’affaire devant l’Audiencia Provincial de Barcelone. Le requérant demanda si l’accusation formulée en vertu de l’article 607 § 2 du code pénal était maintenue. L’Audiencia Provincial indiqua qu’il n’y avait pas lieu de répondre à la demande. Le requérant intervint alors oralement en premier et livra sa plaidoirie. Le ministère public retira l’accusation de négation de génocide et demanda l’acquittement du requérant du délit prévu par l’article 607 du code pénal. Il sollicita la condamnation du requérant uniquement pour délit d’incitation à la discrimination, à la haine et à la violence raciale, selon l’article 510 § 1 du code pénal. A l’audience, les parties accusatrices privées demandèrent la confirmation du jugement rendu par le juge a quo, dans les termes suivants :

« Le représentant de SOS Racisme sollicite la confirmation du jugement dès lors que [le requérant] savait parfaitement ce qu’il faisait. (phrase illisible d’une ligne)

La représentante de la Communauté israélite de Barcelone sollicite la confirmation du jugement du juge pénal no 3 de Barcelone. Concernant l’erreur dans l’appréciation des preuves (...), [le requérant] n’a pas seulement été condamné en tant qu’éditeur, il est propriétaire d’un établissement dans lequel il diffuse des idées et vend des livres, et il doit être condamné pour être le diffuseur de ces idées antisémites. D’autres livres offraient une couverture à son activité, dont il avait parfaitement conscience et qu’il dissimulait ainsi. Il n’est donc pas un libraire ordinaire. Il faut apprécier dans son ensemble tout ce qu’il vendait et qui incitait à la discrimination envers les Juifs. Il lui avait été communiqué par lettre (illisible)

(...)

Il faut analyser les deux délits en cause [prévus par les articles 510 et 607 du code pénal]. Il est clair que le génocide a eu lieu, l’Holocauste est clair ; on se trouve devant un discours de haine et lorsqu’un mensonge se répète de façon continue la loi pénale est violée. [Le requérant] sait parfaitement ce qu’il fait au sein de la librairie Europa, [ce qu’il fait] ne relève pas de l’histoire, mais est entièrement politique. Il entend réhabiliter en Europe le régime nazi. Il s’agit de techniques de propagande pour réhabiliter le régime national-socialiste, [et] attirer des adeptes de cette mouvance. Il existe des éléments suffisants pour maintenir le jugement ainsi que la condamnation, le requérant [s’y exposant] en raison des idéaux barbares qu’il développe (...) Ce n’est pas n’importe quel libraire, c’est un activiste et militant nazi qui a conscience de ce qu’il fait.

(Paragraphe illisible)

Concernant la méconnaissance d’une disposition constitutionnelle, il faut analyser la nouvelle jurisprudence de 2007 du Tribunal constitutionnel et, contrairement [au] ministère public, nous considérons qu’il faut maintenir le jugement attaqué intégralement, y compris pour ce qui est de l’article 607 du code pénal. Le jugement [a quo] ne condamne pas [le requérant] uniquement pour la négation de l’Holocauste, mais [parce que sa conduite] incitait à la discrimination et à la haine envers la race des Juifs « qui doivent être éliminés comme des rats ». Il va plus loin que la négation de l’Holocauste. La condamnation [au titre] de l’article 607 § 2 doit être maintenue.

Concernant l’infraction à la loi, les éléments constitutifs du délit prévu par l’article 510 du code pénal sont réunis à travers la provocation à la haine raciale. C’est la responsabilité pénale du diffuseur (illisible).

Concernant la prescription (...)

Je sollicite la confirmation du jugement [a quo] dans ses propres termes. »

14.  Par un arrêt du 5 mars 2008, l’Audiencia Provincial infirma partiellement le jugement attaqué, acquitta le requérant du délit prévu par l’article 510 du code pénal et le condamna à sept mois de prison pour délit de justification de génocide, selon l’article 607 § 2 du code pénal. Pour fixer le quantum de la peine d’emprisonnement infligée au requérant à sept mois, donc en deçà de la durée de un à deux ans prévue par l’article 607 § 2, l’Audiencia Provincial prit en compte le laps de temps écoulé entre le jugement de première instance et l’arrêt rendu en appel.

15.  Elle rappela à titre liminaire qu’elle était liée par l’arrêt du Tribunal constitutionnel rendu en réponse à la question préjudicielle qu’elle avait posée, ce qui impliquait que les faits retenus par le jugement de première instance comme constitutifs d’une négation de génocide devaient maintenant être exonérés de toute sanction pénale.

16.  L’Audiencia Provincial nota dans son arrêt, en faisant référence à l’interprétation donnée par l’arrêt no 235/2007 du Tribunal constitutionnel des articles 510 et 607 du code pénal, qu’il existait une réelle différence entre, d’une part, la simple diffusion de doctrines comportant une incitation indirecte à la commission d’actes de génocide ou bien à la discrimination, à la haine ou à la violence et, d’autre part, le délit d’incitation directe à la discrimination, à la haine et à la violence prévu par l’article 510 du code pénal. Or les faits considérés comme établis par le jugement du juge a quo permettaient de constater, pour l’Audiencia Provincial, que le requérant avait certes entrepris des activités de diffusion des doctrines mentionnées, mais que rien ne permettait de lui attribuer une conduite d’incitation directe à adopter les comportements mentionnés. La commission d’un délit d’incitation à la discrimination, à la haine et à la violence contre des groupes, tel que défini par l’article 510 du code pénal, n’était donc pas établie. L’Audiencia Provincial nota entre autres  : « [s’il] est vrai que dans le film ‘‘Le Juif errant’’, les Juifs sont assimilés à des rats, il n’y a pas de référence expresse indiquant que les Juifs devraient être exterminés comme des rats. En tout état de cause, ni le contenu du film ni le discours d’Hitler dans lequel référence est faite à l’élimination de la question juive ne permettent de conclure que la majorité du matériel saisi promeuve l’extermination des Juifs ».

17.  Concernant la « justification de génocide » (article 607 § 2 du code pénal), l’Audiencia Provincial nota que le Tribunal constitutionnel avait fait les considérations suivantes dans son arrêt no 235/2007 :

« (...) il est constitutionnellement légitime de punir pénalement des conduites qui, bien qu’elles ne tendent pas à inciter directement à la commission de délits contre le droit des gens tels que le génocide, impliquent une incitation indirecte à une telle commission ou incitent de façon médiate à la discrimination, à la haine ou à la violence, ce qui autorise constitutionnellement à ériger en infraction la justification publique d’un génocide (article 607 § 2 du code pénal) ».

L’Audiencia Provincial rappela les faits retenus comme établis par le jugement de première instance selon lesquels le requérant avait procédé, de manière habituelle et en continu, à la distribution, à la diffusion et à la vente de documents, vidéos, livres, lettres et affiches, qui, dans leur grande majorité, contenaient des textes incitant à la discrimination et à la haine raciales envers les Juifs. Ces articles étaient mis en vente et exportés par voie postale vers de nombreux clients à l’étranger. A la suite des perquisitions dans la librairie du requérant avaient été saisis de nombreux documents contenant des allusions dénigrantes et offensantes envers les Juifs désignés comme race et dans lesquels étaient reproduits, avec exaltation, les symboles du national-socialisme. Pour l’Audiencia Provincial, même après la suppression de toutes les références à des doctrines négationnistes parmi l’ensemble des faits retenus comme établis par le jugement a quo, l’article 607 § 2 du code pénal trouvait toujours à s’appliquer en l’espèce sous l’angle du délit de « justification de génocide » :

« (...) le contenu général des publications et des matériaux distribués par le [requérant] montre, sans aucun doute, la volonté non équivoque de dénigrer la communauté juive en la considérant comme génétiquement menteuse et en incitant, bien que de façon indirecte, à la discrimination et à la haine, ce qui permet, ainsi que l’a indiqué le Tribunal constitutionnel, de [retenir] le délit de justification publique du génocide (article 607 § 2 du code pénal). »

18.  Le requérant présenta alors une demande tendant à faire constater la nullité de la procédure, qui fut rejetée par une décision de l’Audiencia Provincial du 8 mai 2008.

19.  Le requérant saisit alors le Tribunal constitutionnel d’un recours d’amparo sur le fondement des articles 24 (droit au procès équitable), 25 (principe de légalité), 16 (liberté de pensée) et 20 (liberté d’expression) de la Constitution, recours qui fut déclaré irrecevable par une décision du 22 avril 2009, notifiée le 7 mai 2009.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

20.  L’article 510 § 1 du code pénal dispose :

« Ceux qui, pour des motifs raciaux ou antisémites ou pour d’autres motifs ayant trait à l’idéologie, à la religion ou aux croyances, à la situation familiale, à l’appartenance de leurs membres à une ethnie ou à une race, à l’origine nationale, au sexe ou à l’orientation sexuelle, à la maladie ou au handicap, incitent à la discrimination, à la haine ou à la violence contre des groupes ou des associations seront passibles d’une peine d’un à trois ans d’emprisonnement et d’une amende de trois à douze mois. »

21.  Le délit de génocide est prévu par l’article 607 du code pénal. Dans sa rédaction antérieure à l’arrêt du Tribunal constitutionnel no 235/2007 du 7 novembre 2007, cette disposition était libellée comme suit :

« 1.  La poursuite d’un but de destruction totale ou partielle d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux rend punissables :

1o.  D’une peine de prison de quinze à vingt ans, le fait de tuer l’un de ses membres ;

(...)

2o.  D’une peine de prison de quinze à vingt ans, l’agression sexuelle de l’un de ses membres ou l’infliction de lésions telles que décrites à l’article 149 ;

3o.  D’une peine de prison de huit à quinze ans, la soumission du groupe ou de l’un de ses membres à des conditions d’existence mettant en péril sa vie ou perturbant gravement sa santé, ou le fait de lui infliger l’une des sanctions prévues par l’article 150  ;

4o.  D’une peine identique, le fait de déplacer de force le groupe ou ses membres, d’adopter toute mesure tendant à empêcher son genre de vie ou sa reproduction ou de transférer de force des individus d’un groupe à un autre ;

5o.  D’une peine de prison de quatre à huit ans, l’infliction de toute lésion autre que celles prévues aux alinéas 2 et 3 du présent paragraphe.

2. La diffusion par tout moyen d’idées ou de doctrines niant ou justifiant les délits prévus par le paragraphe précédent de la présente disposition ou tendant à la réhabilitation de régimes ou d’institutions prônant des pratiques constitutives de tels délits, est passible de peines d’un à deux ans d’emprisonnement. »

22.  Depuis l’arrêt no 235/2007 du Tribunal constitutionnel, l’article 607 § 2 se lit comme suit :

« La diffusion par tout moyen d’idées ou de doctrines justifiant les délits prévus par le paragraphe précédent de la présente disposition ou tendant à la réhabilitation de régimes ou d’institutions ayant prôné des pratiques constitutives de tels délits, sera passible de peines d’un à deux ans d’emprisonnement. »

23.  L’article 38 § 3 de la loi organique sur le Tribunal constitutionnel dispose :

« Lorsque son arrêt est rendu dans le cadre d’une question préjudicielle de constitutionnalité, le Tribunal constitutionnel le communique immédiatement à l’organe judiciaire compétent pour connaître de la procédure [au principal]. Ledit organe notifie l’arrêt du Tribunal constitutionnel aux parties. Le juge ou le tribunal en cause est lié par l’arrêt ainsi rendu par le Tribunal constitutionnel à partir du moment où il en a eu connaissance, et les parties à partir du moment où l’arrêt leur a été notifié. »

24.  L’arrêt no 259/2011 du Tribunal suprême, rendu le 12 avril 2011, qui a acquitté en cassation quatre libraires qui vendaient des ouvrages similaires à ceux en cause dans la présente affaire, contient, entre autres, les réflexions suivantes :

« 10. (...) S’agissant d’éditeurs ou de libraires, la possession de quelques exemplaires de ce type d’ouvrages, indépendamment de leur nombre, aux fins de leur vente ou de leur distribution (...) n’implique pas en soi un acte de diffusion des idées au-delà du fait d’en mettre les supports documentaires à la disposition des utilisateurs potentiels. Par conséquent, il n’y a là rien de différent de ce qui peut être attendu de leur métier. Bien que ces ouvrages contiennent une certaine forme de justification du génocide, cela n’implique pas en soi une incitation directe à la haine, à la discrimination ou à la violence envers les groupes [concernés], ou une incitation indirecte à la commission d’actes constitutifs de génocide. En outre, bien que dans ces ouvrages figurent des concepts, des idées ou des doctrines discriminatoires ou outrageantes envers des groupes de personnes, il ne peut pas non plus être considéré que ces actes de diffusion puissent créer par eux-mêmes un climat d’hostilité impliquant un danger sérieux de concrétisation dans des actes spécifiques de violence contre [ces groupes].

Dans les faits déclarés établis il n’a été décrit, [comme il le faudrait pour que le délit en cause puisse être considéré comme constitué], aucun acte de promotion, publicité, défense publique, recommandation, glorification, incitation ou autres conduites semblables imputables aux accusés et qui, [soit] auraient présenté comme bonnes telles idées ou doctrines contenues dans les livres qu’ils éditaient, distribuaient ou vendaient, en raison de leur contenu pronazi, discriminatoire ou en faveur ou en défense du génocide, [soit] auraient insisté sur l’opportunité de les acquérir pour connaître et développer de telles idées ou doctrines, ou conseillé de quelque façon que ce soit leur mise en pratique, actes qui auraient [en ce cas] pu être considérés comme des activités de diffusion avec une portée plus large et distincte du [simple] fait d’éditer certaines œuvres ou de mettre des exemplaires à la disposition des clients éventuels.

(...)

11. (...) Malgré le contenu des publications en cause – qui, comme il a déjà été dit, est totalement inacceptable du point de vue du respect de la dignité humaine –, il n’a été déclaré prouvé [à l’encontre de l’intéressé] aucun autre acte de diffusion que la possession de livres dans le cadre de son métier, ce qui, en soi, ne constitue pas une incitation indirecte à la commission du délit de génocide. Sa conduite, telle qu’elle est décrite, ne peut pas non plus être considérée comme créatrice d’un climat social impliquant un danger qui puisse se concrétiser par des faits violents contre les groupes en cause. »

III.  INSTRUMENTS ET RAPPORTS INTERNATIONAUX

A.  Le Conseil de l’Europe

25.  L’annexe à la Recommandation no R (97) 20 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe sur le « discours de haine », adoptée le 30 octobre 1997, se lit comme suit :

« Champ d’application »

Les principes énoncés ci-après s’appliquent au discours de haine, en particulier à celui diffusé à travers les médias.

Aux fins de l’application de ces principes, le terme « discours de haine » doit être compris comme couvrant toutes formes d’expression qui propagent, incitent à, promeuvent ou justifient la haine raciale, la xénophobie, l’antisémitisme ou d’autres formes de haine fondées sur l’intolérance, y compris l’intolérance qui s’exprime sous forme de nationalisme agressif et d’ethnocentrisme, de discrimination et d’hostilité à l’encontre des minorités, des immigrés et des personnes issues de l’immigration.

(...)

Principe 4

Le droit et la pratique internes devraient permettre aux tribunaux de tenir compte du fait que des expressions concrètes de discours de haine peuvent être tellement insultantes pour des individus ou des groupes qu’elles ne bénéficient pas du degré de protection que l’article 10 de la Convention européenne des Droits de l’Homme accorde aux autres formes d’expression. Tel est le cas lorsque le discours de haine vise à la destruction des autres droits et libertés protégés par la Convention, ou à des limitations plus amples que celles prévues dans cet instrument.

Principe 5

Le droit et la pratique internes devraient permettre que, dans les limites de leurs compétences, les représentants du ministère public ou d’autres autorités ayant des compétences similaires examinent particulièrement les cas relatifs au discours de haine. A cet égard, ils devraient notamment examiner soigneusement le droit à la liberté d’expression du prévenu, dans la mesure où l’imposition de sanctions pénales constitue généralement une ingérence sérieuse dans cette liberté. En fixant des sanctions à l’égard des personnes condamnées pour des délits relatifs au discours de haine, les autorités judiciaires compétentes devraient respecter strictement le principe de proportionnalité. »

26.  Les parties pertinentes du rapport du 7 décembre 2010 de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (« ECRI ») concernant l’Espagne se lisent comme suit :

« 17.  L’ECRI est préoccupée par la décision [du Tribunal constitutionnel] en 2007. Celle-ci estime que l’incrimination du négationnisme est contraire à la Constitution. [Le Tribunal] déclare que la négation simple et neutre de certains faits, sans aucune intention de justifier la violence, la haine ou la discrimination ou d’y inciter, n’a aucune incidence pénale (...).

18.  L’ECRI recommande, conformément à sa Recommandation de politique générale no 9 sur la lutte contre l’antisémitisme, de prendre les mesures nécessaires pour veiller à ce que le négationnisme soit puni ».

B.  L’Union européenne

27.  La décision-cadre no 2008/913/JAI du Conseil du 28 novembre 2008 sur la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal (Journal officiel no L 328 du 6 décembre 2008) se lit comme suit dans ses parties pertinentes, :

« (...)

Article premier

Infractions relevant du racisme et de la xénophobie

1.  Chaque Etat membre prend les mesures nécessaires pour faire en sorte que les actes intentionnels ci-après soient punissables:

a)  l’incitation publique à la violence ou à la haine visant un groupe de personnes ou un membre d’un tel groupe, défini par référence à la race, la couleur, la religion, l’ascendance, l’origine nationale ou ethnique;

b)  la commission d’un acte visé au point a) par diffusion ou distribution publique d’écrits, d’images ou d’autres supports;

c)  l’apologie, la négation ou la banalisation grossière publiques des crimes de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, tels que définis aux articles 6, 7 et 8 du Statut de la Cour pénale internationale, visant un groupe de personnes ou un membre d’un tel groupe défini par référence à la race, la couleur, la religion, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique lorsque le comportement est exercé d’une manière qui risque d’inciter à la violence ou à la haine à l’égard d’un groupe de personnes ou d’un membre d’un tel groupe;

d)  l’apologie, la négation ou la banalisation grossière publiques des crimes définis à l’article 6 de la charte du Tribunal militaire international annexée à l’accord de Londres du 8 août 1945, visant un groupe de personnes ou un membre d’un tel groupe défini par référence à la race, la couleur, la religion, l’ascendance, l’origine nationale ou ethnique, lorsque le comportement est exercé d’une manière qui risque d’inciter à la violence ou à la haine à l’égard d’un groupe de personnes ou d’un membre d’un tel groupe.

2.  Aux fins du paragraphe 1, les États membres peuvent choisir de ne punir que le comportement qui est soit exercé d’une manière qui risque de troubler l’ordre public, soit menaçant, injurieux ou insultant.

(...)

4.  Tout État membre peut, lors de l’adoption de la présente décision-cadre ou ultérieurement, faire une déclaration aux termes de laquelle il ne rendra punissables la négation ou la banalisation grossière des crimes visés au paragraphe 1, points c) et/ou d), que si ces crimes ont été établis par une décision définitive rendue par une juridiction nationale de cet État membre et/ou une juridiction internationale ou par une décision définitive rendue par une juridiction internationale seulement. »

EN DROIT

I.  SUR LA RECEVABILITÉ DE LA REQUÊTE

28.  Le requérant se plaint d’avoir été condamné en appel pour un délit consistant en la diffusion d’idées ou de doctrines justifiant des actes de génocide, délit qui ne figurait pas dans l’acte d’accusation et pour lequel il n’avait pas été condamné en première instance. Il fait valoir que sa condamnation pour délit de justification de génocide porte atteinte à ses droits à la liberté de pensée et d’expression. Il invoque les articles 6 §§ 1 et 3 a) et b), 9 et 10 de la Convention.

29.  Se fondant sur l’article 17 de la Convention, le Gouvernement invite la Cour à déclarer la requête irrecevable. Le message véhiculé par l’ensemble du matériel saisi chez le requérant serait contraire à l’esprit et à la lettre de la Convention. Éditer, diffuser, vendre internationalement ou être même l’auteur de publications qui banalisent ou visent à justifier l’Holocauste juif constituent des activités contraires à la Convention. Il invoque à l’appui de son argumentation les décisions adoptées par la Commission européenne des droits de l’homme dans l’affaire Glimmerveen et Hagenbeek c. Pays‑Bas (11 octobre 1979, DR 18) et par la Cour dans l’affaire Norwood c. Royaume-Uni ((déc.) no 23131/03, CEDH 2004-XI).

30.  Le requérant objecte qu’il n’a été que le vendeur de livres écrits par des tierces personnes, à savoir des protagonistes de la Seconde Guerre mondiale ou d’autres auteurs qui seuls peuvent se voir reprocher d’avoir nié la véracité d’un fait historique – le génocide juif – insistant sur le fait qu’il n’est pas l’auteur ou l’éditeur des publications litigieuses. Il souligne que ces publications ne sont pas interdites en Espagne, qu’on les trouve dans plusieurs librairies et qu’elles sont tenues à la disposition de tout un chacun pour consultation à la Bibliothèque nationale. Il ajoute que leurs auteurs n’ont pas, non plus, été poursuivis. Le requérant renvoie enfin à l’arrêt du Tribunal suprême du 12 avril 2011 relatif à une affaire très similaire jugée postérieurement (dont certains paragraphes sont reproduits au paragraphe 24 ci-dessus) et qui a conclu à l’acquittement des libraires en cause.

31.  La Cour considère que les arguments avancés par le Gouvernement concernant l’article 17 de la Convention sont étroitement liés à la substance des griefs énoncés par le requérant. La Cour joint donc l’exception au fond (Féret c. Belgique, no 15615/07, § 52, 16 juillet 2009).

32.  La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1 ET 3 a) ET b) DE LA CONVENTION

33.  Le requérant se plaint d’avoir été condamné en appel pour un délit consistant en la diffusion d’idées ou de doctrines justifiant des actes de génocide, délit qui ne figurait pas dans l’acte d’accusation et pour lequel il n’avait pas été condamné en première instance. Il invoque l’article 6 §§ 1 et 3 a) et b) de la Convention qui, en sa partie pertinente, est ainsi libellé :

« 1.  Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...).

2.  (...)

3.  Tout accusé a droit notamment à :

a)  être informé, dans le plus court délai, dans une langue qu’il comprend et d’une manière détaillée, de la nature et de la cause de l’accusation portée contre lui ;

b)  disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense (...) »

A.  Arguments des parties

34.  Le Gouvernement expose que tant les actes d’accusation que le jugement du juge pénal no 3 énonçaient que le requérant avait commis le délit prévu par l’article 607 § 2 du code pénal, sans spécifier s’il s’agissait d’actes de négationnisme ou d’actes de justification du génocide. Il rappelle qu’avant l’arrêt no 235/2007 du Tribunal constitutionnel, le code pénal incriminait les deux types de comportement de manière globale et n’exigeait pas de distinguer entre les conduites à qualifier de négationnisme et celles à considérer comme relevant de la « justification » d’un génocide. Le requérant avait donc bien été accusé et mis en mesure de se défendre, devant le premier juge, des faits sur lesquels a été fondée sa condamnation, faits décrits de manière générale par l’article 607 § 2 du code pénal.

35.  Après l’arrêt no 235/2007, l’Audiencia Provincial tint une nouvelle audience sur la question de savoir si les faits établis pouvaient être considérés non pas comme du négationnisme mais comme une justification du génocide. Le représentant du requérant exposa alors de manière explicite les motifs pour lesquels il considérait que la conduite du requérant relevait du négationnisme et non de la justification de génocide.

Le Gouvernement explique que l’arrêt de l’Audiencia Provincial a bien pris en compte l’arrêt du Tribunal constitutionnel et écarté en conséquence les faits retenus par le tribunal a quo qui n’étaient plus pénalement répréhensibles, mais a simplement qualifié d’une manière différente les faits restants. La manière dont la procédure s’est déroulée aurait par conséquent entièrement respecté les droits du requérant garantis par l’article 6 de la Convention.

36.  De son côté, le requérant observe que l’article 607 § 2 du code pénal espagnol érigeait en infraction pénale trois conduites distinctes, à savoir la diffusion d’idées ou de doctrines : a) niant ou b) justifiant des actes génocidaires ou c) tendant à réhabiliter des régimes totalitaires ou des institutions prônant des pratiques génératrices de tels délits. La première de ces incriminations a été déclarée inconstitutionnelle au motif que la simple diffusion de conclusions sur l’existence ou non de certains faits, sans jugement de valeur, relève de la liberté scientifique garantie par l’article 20 § 1 de la Constitution. Concernant la « justification de génocide », cette notion suppose que l’exercice de justification en cause implique une incitation indirecte à sa perpétration ou lorsqu’en présentant le délit de génocide comme juste, son auteur cherche à provoquer d’une certaine façon à la haine.

37.  Le requérant estime que les actes d’accusation (paragraphe 7 ci-dessus) et les faits déclarés établis (paragraphe 8 ci-dessus) par le jugement du juge pénal indiquaient clairement quelle était la conduite répréhensible poursuivie, à savoir la négation du génocide. Il observe que le juge pénal avait conclu dans son jugement qu’il avait été prouvé que le matériel en vente à la librairie niait la persécution et le génocide ou se livrait à une révision de l’Holocauste juif et reproduisait des textes – recueillis dans les actes d’accusation – procédant de la négation du génocide. Il estime par conséquent qu’en première instance, il n’avait été condamné que pour délit de négation de génocide.

38.  Malgré les affirmations du Gouvernement sur le caractère global de la définition des conduites punies par la disposition citée, le requérant estime que le changement postérieur de qualification ne saurait être justifié par la formulation très générique des actes d’accusation ou du jugement de première instance, ni par l’imprécision même du texte de l’article 607 § 2 du code pénal.

39.  Concernant la procédure en appel, le requérant fait valoir que son appel était consacré au délit de négation de génocide, seul chef de condamnation retenu par le jugement du juge pénal, et qu’il dut s’exprimer à l’audience d’appel avant même de savoir si l’accusation était ou non maintenue. Sa défense n’aborda donc que la question de la négation du génocide, se limitant à indiquer qu’en l’absence de justification du génocide et de provocation à un génocide, il devait être acquitté. Le requérant fait observer que l’incrimination du négationnisme ayant été déclarée inconstitutionnelle, le ministère public avait retiré son accusation fondée sur l’article 607 § 2, ce qui constitue selon lui la preuve que la seule conduite en jeu était la négation du génocide. Le requérant note que, à l’audience devant l’Audiencia Provincial, les parties accusatrices privées s’étaient limitées à solliciter la confirmation du jugement a quo sans demander la modification des faits précédemment retenus comme établis et se réfère au fait que l’Audiencia Provincial a estimé ne pas pouvoir conclure que la majorité des publications vendues par lui incitaient directement à l’extermination des Juifs (paragraphe 16 ci-dessus). Or il a tout de même été condamné pour délit de « justification » du génocide. Il estime par conséquent ne pas avoir été informé de l’accusation portée contre lui et ne pas avoir pu se défendre.

B.  Appréciation de la Cour

40.  La Cour rappelle que l’article 17, pour autant qu’il vise des groupements ou des individus, a pour but de les mettre dans l’impossibilité de tirer de la Convention un droit qui leur permette de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits et libertés reconnus dans la Convention ; personne ne doit pouvoir se prévaloir des dispositions de la Convention pour se livrer à des actes visant à la destruction des droits et libertés ci-dessus visés. Cette disposition, qui a une portée négative, ne saurait être interprétée a contrario comme privant une personne physique des droits individuels fondamentaux garantis aux articles 5 et 6 de la Convention (Lawless c. Irlande (no 3), 1er juillet 1961, § 7, série A no 3). La Cour observe qu’en l’espèce le requérant ne se prévaut pas de la Convention en vue de justifier ou d’accomplir des actes contraires aux droits et libertés y reconnus, mais qu’il se plaint d’avoir été privé des garanties accordées par l’article 6 de la Convention. Par conséquent, il n’y a pas lieu d’appliquer l’article 17 de la Convention.

41.  Les dispositions du paragraphe 3 a) de l’article 6 montrent la nécessité de mettre un soin extrême à notifier à l’intéressé l’« accusation » portée contre lui. L’acte d’accusation joue un rôle déterminant dans les poursuites pénales : à compter de sa signification, la personne mise en cause est officiellement avisée de la base juridique et factuelle des reproches formulés contre elle (Kamasinski c. Autriche, 19 décembre 1989, § 79, série A no 168, et Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, § 51, CEDH 1999‑II). L’article 6 § 3 a) de la Convention reconnaît à l’accusé le droit d’être informé non seulement de la cause de l’accusation, c’est-à-dire des faits matériels qui lui sont imputés et sur lesquels se fonde l’accusation, mais aussi de la qualification juridique donnée à ces faits, et ce d’une manière détaillée.

42.  La portée de cette disposition doit notamment s’apprécier à la lumière du droit plus général à un procès équitable que garantit le paragraphe 1 de l’article 6 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Artico c. Italie, 13 mai 1980, § 32, série A no 37 ; Colozza c. Italie, 12 février 1985, § 26, série A no 89, et Pélissier et Sassi, précité, § 52). La Cour considère qu’en matière pénale, une information précise et complète des charges pesant contre un accusé, et donc la qualification juridique que la juridiction pourrait retenir à son encontre, est une condition essentielle de l’équité de la procédure.

43.  S’il est vrai que les dispositions de l’article 6 § 3 a) n’imposent aucune forme particulière quant à la manière dont l’accusé doit être informé de la nature et de la cause de l’accusation portée contre lui (voir, mutatis mutandis, Kamasinski, précité, § 79), elle doit toutefois être prévisible pour ce dernier.

44.  Enfin, quant au grief tiré de l’article 6 § 3 b) de la Convention, la Cour estime qu’il existe un lien entre les alinéas a) et b) de l’article 6 § 3 et que le droit à être informé sur la nature et la cause de l’accusation doit être envisagé à la lumière du droit pour l’accusé de préparer sa défense.

45.  La Cour relève en l’espèce que dans les actes provisoires d’accusation (paragraphe 7 ci-dessus), le requérant était accusé d’un délit continu de « génocide » au visa de l’article 607 § 2 du code pénal et d’un délit continu de provocation à la discrimination pour des motifs de race, sur le fondement de l’article 510 § 1 du code pénal. Toutefois, bien que les actes d’accusation n’eussent pas qualifié autrement que par l’expression générique « délit de génocide » la conduite dont la condamnation était sollicitée (paragraphes 7 et 34 ci-dessus), la Cour observe que tant le ministère public que les parties accusatrices privées s’étaient fondés sur des faits relevant de la négation de l’Holocauste, sur la base d’une partie du matériel saisi lors des perquisitions. S’agissant plus particulièrement des accusateurs privés, la Communauté israélite de Barcelone avait, pour sa part, sollicité provisoirement la condamnation du requérant pour « négation du génocide subi par le peuple juif et de tentative de réhabilitation du régime nazi » ; l’autre accusateur privé, ATID-SOS Racisme Catalunya, avait de son côté fondé sa demande provisoire de condamnation du requérant sur le fait que « bon nombre des livres et vidéos saisis niaient directement l’Holocauste ou faisaient l’apologie du génocide » (...) « et niaient la vérité historique du génocide ». Après l’administration des preuves, ces actes d’accusation provisoires avaient été transformés en actes d’accusation définitifs, sans qu’aucune modification des qualifications provisoires n’intervînt.

46.  Par le jugement du 16 novembre 1998 du juge pénal no 3 de Barcelone, le requérant fut condamné pour délits continus « de génocide », au visa de l’article 607 § 2 du code pénal, et de provocation à la discrimination, à la haine et à la violence contre des groupes ou des associations pour des motifs racistes et antisémites, sur le fondement de l’article 510 § 1 du même code. La Cour constate que les faits (reproduits intégralement au paragraphe 8 ci-dessus) considérés comme établis par ce jugement avaient trait principalement « à la distribution et [à la] vente de matériels (...) dans lesquels, de façon réitérée et vexatoire à l’égard du groupe social formé par la communauté juive, étaient niés la persécution et le génocide subis par ce peuple pendant la Seconde Guerre mondiale ». Parmi les paragraphes des ouvrages saisis qui étaient cités dans le jugement en cause figurent les phrases suivantes : « [Six millions de morts ] , ... cette affirmation constitue l’invention la plus colossale et l’escroquerie la plus caractérisée jamais écrite », ... « [le] ‘‘Rapport Leuchter (La fin d’un mensonge : chambres à gaz et Holocauste juif)’’ ... détruit pour toujours le mensonge infâme de l’Holocauste juif. Il n’y a jamais eu de chambres à gaz ni d’holocauste. La nature juive elle-même édifie son existence sur le mensonge, le plagiat, le faux, depuis les temps le plus lointains. Ce sont leurs livres, comme le Talmud, qui le disent. Alfred Rosenberg avait déclaré :  ’’la vérité du Juif est le mensonge organique. L’Holocauste est un mensonge. Les chambres à gaz sont un mensonge ; les savons faits avec de la graisse de Juif sont un mensonge ; les crimes de guerre nazis sont un mensonge ; le journal intime d’Anne Frank est un mensonge. Tout est mensonge ; des mensonges génétiquement montés par une anti-race qui ne peut pas dire la vérité parce qu’elle se détruirait, parce que son aliment, son air et son sang sont le mensonge’’ ». Le livre « Absolution pour Hitler » affirme « les chambres à gaz sont des fantasmes de l’après-guerre et de la propagande, comparables dans toute leur extension aux immondices recueillies pendant la 1re Guerre mondiale. La Solution finale n’était pas un plan de destruction mais d’émigration. Auschwitz était une fabrique d’armement et non pas un camp d’extermination. Il n’y a pas eu de chambres à gaz ; il n’y avait pas de chambres semblables dans lesquelles les enfants, les femmes et les vieillards auraient été envoyés pour y être gazés, apparemment avec du Zyklon-B. Ceci n’est que légende et commérage. Il n’y a pas eu de chambres à gaz à Dachau, il n’y en a pas eu non plus dans d’autres camps de concentration en Allemagne ». Les « lettres » rédigées par le requérant affirmaient sous le titre « Le mythe d’Anne Frank », entre autres : « Le mythe, ou devrait-on plutôt dire l’arnaque ( ?), d’Anne Frank est probablement les deux choses en même temps, d’après les recherches qu’on a faites à cet égard. Connue dans le monde entier pour son fameux Journal intime, elle est sans aucun doute « la victime de l’Holocauste la plus connue » (...) Mais le cas d’Anne Frank n’est pas différent de celui de beaucoup d’autres Juifs assujettis à la politique de mesures antisémites [qui fut] mise en œuvre en temps de guerre par les puissances de l’Axe (...) Elle fut transférée, avec beaucoup d’autres Juifs, au camp de Bergen-Belsen, en Allemagne du Nord où, comme d’autres personnes du groupe, elle tomba malade du typhus, maladie dont elle mourut à la mi-mars 1945. Elle ne fut donc ni exécutée ni assassinée. Anne Frank mourut, tout comme des millions de personnes non-juives en Europe pendant les derniers mois du conflit, en tant que victime indirecte d’une guerre dévastatrice. »

47.  La Cour observe que devant l’Audiencia Provincial en appel, à la suite de l’arrêt no 235/2007 du Tribunal constitutionnel ayant déclaré inconstitutionnel l’article 607 du code pénal dans sa partie relative à la négation de génocide, le ministère public avait retiré l’accusation de négation de génocide et demandé l’acquittement du requérant du « délit de génocide »  prévu par la disposition susmentionnée du code pénal. De cette décision du ministère public, on pouvait raisonnablement déduire que la conduite visée par l’accusation publique ne se distinguait pas de celle dont l’incrimination avait été levée par le Tribunal constitutionnel. Il est vrai toutefois que les parties accusatrices privées demandèrent à l’audience la confirmation du jugement rendu par le juge a quo et le maintien de la condamnation en vertu de l’article 607 § 2 du code pénal. En particulier la Communauté israélite de Barcelone soutenait que le requérant employait des techniques de propagande pour réhabiliter le régime national-socialiste et qu’il existait des éléments suffisants pour estimer que le jugement a quo ne condamnait pas le requérant uniquement pour la négation de l’Holocauste, mais aussi parce qu’il aurait incité à la discrimination et à la haine raciales envers les Juifs en affirmant que ceux-ci « doivent être éliminés comme des rats ». Toutefois, la Cour relève que l’Audiencia Provincial a estimé à cet égard dans son arrêt qu’il n’y avait pas dans le matériel saisi, en particulier dans le film « le Juif errant », de références expresses à ce que les Juifs dussent être exterminés comme les rats et qu’en tout état de cause il ne pouvait pas être conclu que la majorité du matériel saisi promût l’extermination des Juifs.

48.  Le Gouvernement ne conteste pas le fait que le requérant s’était déjà exprimé à l’audience avant même de connaître le contenu des arguments des parties accusatrices en appel et ne s’était vu à aucun moment reprocher clairement une éventuelle conduite de justification du génocide. La Communauté israélite de Barcelone avait bien tenté de formuler un tel reproche à la suite de l’arrêt no 235/2007 du Tribunal constitutionnel, mais ses arguments selon lesquels le requérant aurait promu des idées favorables à l’extermination des Juifs ne furent pas retenus par l’Audiencia Provincial (paragraphes 16 et 47).

49.  Le Gouvernement n’a fourni aucun élément susceptible d’établir que le requérant a été informé du changement de qualification effectué par l’Audiencia Provincial. La Cour relève que même dans sa décision du 14 septembre 2000 (paragraphe 11 ci-dessus) dans laquelle l’Audiencia Provincial opta pour le renvoi d’une question préjudicielle de constitutionnalité, elle ne fit aucune remarque sur la possibilité de donner une qualification différente à la conduite du requérant, se bornant à estimer que l’incrimination de la conduite visée par l’article 607 § 2 du code pénal pouvait entrer en conflit avec la liberté d’expression, dans la mesure où la conduite incriminée consistait en la simple diffusion d’idées ou de doctrines, sans aucune exigence d’autres éléments tels que l’incitation à des comportements violant les droits fondamentaux ou l’accompagnement de cette diffusion par des expressions ou manifestations attentatoires à la dignité des personnes.

50.  La Cour constate qu’il ne ressort pas du dossier que l’Audiencia Provincial ou le représentant du ministère public aient, au cours des débats, évoqué la possibilité d’une requalification ou même simplement relevé l’argument des parties accusatrices privées.

51.   Au vu de ces éléments, la Cour considère qu’il n’est pas établi que le requérant aurait eu connaissance de la possibilité d’une requalification des faits de « négation » en « justification» du génocide par l’Audiencia Provincial. Compte tenu de la « nécessité de mettre un soin extrême à notifier l’accusation à l’intéressé » et du rôle déterminant joué par l’acte d’accusation dans les poursuites pénales (Kamasinski, précité, § 79), la Cour estime que les arguments avancés par le Gouvernement, pris ensemble ou isolément, ne peuvent suffire à justifier le respect des dispositions de l’article 6 § 3 a) de la Convention.

52.  La Cour estime par ailleurs qu’elle n’a pas à apprécier le bien-fondé des moyens de défense que le requérant aurait pu invoquer s’il avait eu la possibilité de débattre de la question de savoir si les faits pouvaient être qualifiés de justification du génocide. Elle relève simplement qu’il est vraisemblable que ces moyens auraient été différents de ceux choisis pour combattre l’accusation de « négation » du génocide qui avait été portée contre lui (Adrian Constantin c. Roumanie, no 21175/03, § 25, 12 avril 2011, Drassich c. Italie, no 25575/04, § 40, 11 décembre 2007). La Cour se borne à noter qu’à la suite de l’arrêt du Tribunal constitutionnel, l’Audiencia Provincial de Barcelone a écarté les faits qualifiables de négation de génocide et a considéré le requérant comme auteur d’un délit de justification de génocide sans toutefois individualiser sa conduite en tant que libraire par rapport à celle qu’auraient pu avoir les auteurs ou les éditeurs des ouvrages litigieux saisis.

53.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour considère que la justification du génocide ne constituait pas un élément intrinsèque de l’accusation initiale que l’intéressé aurait connu depuis le début de la procédure (voir, a contrario, De Salvador Torres c. Espagne, 24 octobre 1996, § 33, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V).

54.  La Cour estime dès lors que l’Audiencia Provincial de Barcelone devait, pour faire usage de son droit incontesté de requalifier les faits dont elle était régulièrement saisie, donner la possibilité au requérant d’exercer son droit de défense sur ce point d’une manière concrète et effective, et donc en temps utile. Tel n’a pas été le cas en l’espèce, seul l’arrêt rendu en appel lui ayant permis de connaître, de manière tardive, ce changement de qualification.

55.  Eu égard à tous ces éléments, la Cour conclut qu’il y a eu violation du paragraphe 3 a) et b) de l’article 6 de la Convention, combiné avec le paragraphe 1 du même article.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 9 ET 10 DE LA CONVENTION

56.  Le requérant fait valoir que sa condamnation pour délit de justification de génocide porte atteinte à ses droits à la liberté de pensée et d’expression. Il invoque les articles 9 et 10 de la Convention qui, dans leurs parties pertinentes, sont ainsi libellés :

Article 9

« 1.  Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience (...)  ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.

2.  La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

Article 10

« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques (...).

2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

57.  Selon le Gouvernement, le requérant éditait et diffusait, sous couvert d’une librairie commerciale, des ouvrages justifiant l’Holocauste juif, et le contenu de ces publications montrait une volonté claire de ridiculiser la communauté juive, en la qualifiant de génétiquement menteuse et en incitant, bien que de façon indirecte, à la discrimination, à la haine et à la violence contre cette communauté. Le Gouvernement note que le requérant fut condamné à une peine de sept mois d’emprisonnement, dont l’exécution pouvait être suspendue dans certaines circonstances. Compte tenu de la gravité des faits et de la courte durée de la peine infligée, l’ingérence dans la liberté d’expression du requérant ne saurait être considérée comme disproportionnée.

58.  Le requérant estime, s’appuyant sur l’arrêt Jersild c. Danemark (23 septembre 1994, série A no 298), que la notion de « discours de haine » ne trouve pas à s’appliquer en l’espèce. Il expose qu’est seulement en cause une librairie qui vend au public des ouvrages présentant une vision particulière de l’histoire ou l’opinion des protagonistes, du côté allemand, de la Seconde Guerre mondiale, en soulignant que sa librairie n’a fait l’objet d’aucune injonction de fermeture à la suite de sa condamnation et que l’accusation n’a pas été en mesure de démontrer que ses clients étaient des adeptes de la violence. Par ailleurs, le requérant expose qu’il n’a pas de casier judiciaire et qu’il mène une activité commerciale à caractère spécialisé. Il estime disproportionné le fait d’avoir été condamné pour la vente de livres non interdits et que l’on trouve aussi bien dans d’autres librairies et bibliothèques.

59.  La Cour observe que les griefs invoqués par le requérant concernant les articles 9 et 10 de la Convention sont intimement liés aux griefs soulevés au titre de l’article 6 de la Convention. Eu égard au constat relatif à l’article 6 (paragraphe 55 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner de surcroît s’il y a eu, en l’espèce, violation de ces dispositions.

IV.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

60.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

61.  Le requérant réclame 125 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi, dont 100 000 EUR correspondraient à la violation du droit à être informé de l’accusation et 25 000 EUR à celle de la liberté de pensée et de la liberté d’expression.

62.  Le Gouvernement estime que le simple constat de violation de la Convention suffirait à réparer les dommages allégués.

63.  La Cour estime que le requérant a subi un préjudice moral auquel le constat de violation de la Convention figurant dans le présent arrêt ne suffit pas à remédier (voir, mutatis mutandis, Cianetti c. Italie, no 55634/00, § 53, 22 avril 2004, et Gómez de Liaño y Botella c. Espagne, no 21369/04, § 83, 22 juillet 2008). Eu égard aux circonstances de la cause, à la nature de la seule violation constatée et statuant en équité comme le veut l’article 41 de la Convention, elle décide d’octroyer au requérant la somme de 8 000 EUR au titre du préjudice moral.

B.  Frais et dépens

64.  Le requérant demande également 5 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour.

65.  Le Gouvernement estime que ce montant est excessif et s’en remet à la sagesse de la Cour.

66.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme réclamée et l’accorde au requérant.

C.  Intérêts moratoires

67.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.  Joint au fond l’exception tirée de l’article 17 de la Convention et la rejette ;

2.  Déclare la requête recevable ;

3.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 a) et b) de la Convention ;

4.  Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner de surcroît s’il y a eu, en l’espèce, violation des articles 9 et 10 de la Convention ;

5.  Dit

a)  que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i)  8 000 EUR (huit mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii)  5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 5 mars 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Santiago Quesada Josep Casadevall
 Greffier Président

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Textes cités dans la décision

  1. Constitution du 4 octobre 1958
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CEDH, Cour (troisième section), AFFAIRE VARELA GEIS c. ESPAGNE, 5 mars 2013, 61005/09