CEDH, Cour (cinquième section), AFFAIRE BONO c. FRANCE, 15 décembre 2015, 29024/11

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Chronologie de l’affaire

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Thierry Vallat · 18 décembre 2015

Dans son arrêt de chambre du 15 décembre 2015, rendu dans une affaire Bono c. France (requête n o 29024/11), la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) dit, à l'unanimité, qu'il y a eu Violation de l'article 10 (liberté d'expression) de la Convention européenne des droits de l'homme L'affaire concernait la condamnation de Me Sébastien Bono, avocat et défenseur d'un prévenu, suspecté de terrorisme, à une sanction disciplinaire pour des écrits consignés dans ses conclusions déposées devant la cour d'appel. Il y affirmait que les magistrats instructeurs français avaient été complices …

 
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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Cinquième Section), 15 déc. 2015, n° 29024/11
Numéro(s) : 29024/11
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : Al Husin c. Bosnie-Herzégovine, no 3727/08, §§ 40 à 43, 7 février 2012
Fuchs c. Allemagne, no 22922/11 et 64345/11, 27 janvier 2015
Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, §§ 107-108, CEDH-2010
Kincses c. Hongrie, no 66232/10, §§ 33 et 37, 27 janvier 2015
Morice c. France [GC], no 29369/10, 23 avril 2015
Nikula c. Finlande, no 31611/96, CEDH 2002-II
Peruzzi c. Italie, no 39294/09, § 52, 30 juin 2015
Roland Dumas c. France, no 34875/07, § 48, 15 juillet 2010
Steur c. Pays-Bas, no 39657/98, § 44, CEDH 2003-XI
Wingerter c. Allemagne (déc.), no 43718/98, 21 mars 2002
Niveau d’importance : Importance moyenne
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusions : Violation de l'article 10 - Liberté d'expression-{Générale} (Article 10-1 - Liberté d'expression) ; Préjudice moral - réparation (Article 41 - Préjudice moral ; Satisfaction équitable)
Identifiant HUDOC : 001-159213
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2015:1215JUD002902411
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Sur les parties

Texte intégral

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE BONO c. FRANCE

(Requête no 29024/11)

ARRÊT

STRASBOURG

15 décembre 2015

DÉFINITIF

15/03/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Bono c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Angelika Nußberger, présidente,
Khanlar Hajiyev,
Erik Møse,
André Potocki,
Faris Vehabović,
Síofra O’Leary,
Mārtiņš Mits, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 24 novembre 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 29024/11) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet État, M. Sébastien Bono (« le requérant »), a saisi la Cour le 14 avril 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant est représenté par Me D. Bouthors, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. François Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

3.  Le requérant est avocat et allègue que la sanction disciplinaire qui lui a été infligée est contraire à l’article 10 de la Convention.

4.  Le 9 septembre 2013, le grief concernant l’article 10 a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5.  Le requérant est né en 1974 et réside à Paris.

6.  Le requérant est avocat au Barreau de Paris. Il fut le défenseur de S.A., pénalement poursuivi pour participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte de terrorisme des infractions en lien avec le terrorisme au sens de l’article 421-1 du code pénal.

7.  En 2000, les services de la DST (Direction de la surveillance du territoire) adressèrent au Parquet de Paris un rapport de renseignements faisant état du démantèlement à Francfort, par la police allemande, d’un réseau de terroristes islamistes dont les membres étaient susceptibles de préparer des actions sur le territoire français. Dans ce contexte, S.A., mis en cause dans le cadre d’une procédure pénale ouverte en France, fut arrêté à Damas le 12 juillet 2003. Les autorités françaises prirent connaissance de cette arrestation le 18 juillet 2003.

8.  Le 1er avril 2004, les juges d’instruction en charge du dossier, appartenant à la section d’instruction « lutte anti-terroriste » du tribunal de grande instance de Paris, délivrèrent une commission rogatoire internationale aux autorités militaires syriennes aux fins d’audition de S.A.

9.  Du 2 au 7 mai 2004, un des juges d’instruction, M.B., accompagné de membres de la DST, se rendit à Damas pour l’exécution de la commission rogatoire.

10.  Lors de ses interrogatoires, S.A. aurait été torturé.

11.  Le 11 mai 2004, à la suite du retour des pièces d’exécution de la commission rogatoire, les juges d’instruction émirent un mandat d’arrêt international. S.A. fut extradé et placé sous mandat de dépôt le 17 juin 2004.

12.  Par ordonnance du 15 décembre 2005, le juge d’instruction renvoya S.A. et deux autres personnes devant le tribunal correctionnel de Paris des chefs de participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte de terrorisme. Aucune demande de nullité des actes d’instruction ne fut formée devant la chambre de l’instruction avant cette ordonnance, ni par l’avocat précédemment commis aux côtés de S.A., ni par le procureur ou les juges d’instruction (paragraphe 30 ci-dessous). Dès lors, en vertu de l’article 174 du code de procédure pénale, les parties n’étaient plus recevables à soulever un moyen tiré de la nullité de la procédure, « sauf le cas où elles n’auraient pu les connaître ».

13.  Devant le tribunal, dans ses conclusions écrites, le requérant sollicita que soient retirées du dossier des pièces de la procédure obtenues, selon lui, sous la torture des services secrets syriens : la « confession » écrite de S.A., le rapport établi par les services secrets syriens le 3 mai 2004 et les procès‑verbaux d’interrogatoire des 30 avril, 2, 3, 4 et 5 mai 2004. Il fit valoir à cette occasion « la complicité des magistrats instructeurs français dans l’utilisation de la torture pratiquée à l’encontre de S.A. en Syrie par les militaires des services secrets » (voir, pour le détail de ces écrits, leur reprise devant la cour d’appel de Paris, paragraphe 15 ci-dessous).

14.  Par un jugement du 14 juin 2006, le tribunal écarta les pièces d’exécution de la commission rogatoire internationale et condamna S.A. à une peine de neuf ans d’emprisonnement. Il considéra, au vu des déclarations du directeur de l’Organisation mondiale contre la torture, d’un membre de la section française d’Amnesty international et du secrétaire de la Fédération internationale des droits de l’homme, cités par S.A. comme témoins, et unanimes sur le recours à la torture quasi systématique des organes de sécurité syriens (depuis un décret militaire datant de 1963), qu’il était « vraisemblable que les déclarations effectuées par S.A. en Syrie, à la Section Palestine, l’aient été sous la torture, et que ses aveux aient été obtenus par cette méthode ». Il poursuivit ainsi :

« Par ailleurs, dans son compte-rendu de mission à Damas en exécution de sa commission rogatoire internationale du 1er avril 2004 (...), M.B., Premier Vice‑Président chargé de l’instruction, a précisé que lors de la première réunion de travail avec les responsables des services de renseignement syriens, il lui avait été indiqué que S.A. « avait déjà été entendu les 30 avril et 2 mai 2004 » et que « ses auditions se poursuivaient sur la base du questionnaire figurant sur la commission rogatoire internationale et des questions complémentaires qu’il souhaitait voir posées notamment au vu des réponses déjà enregistrées ».

Cependant, ce magistrat a souligné « ne pas avoir été autorisé à participer aux auditions de S.A. mais avoir uniquement pu suivre leur déroulement en temps réel ». Les 4 et 5 mai, l’audition s’est donc poursuivie dans les mêmes conditions que la veille.

Pour sa part, S.A. a souligné que l’ensemble de son interrogatoire avait eu lieu hors la présence du magistrat-instructeur français.

Présenté le 17 juin 2004 devant celui-ci, il a indiqué « être fatigué », « souhaiter voir un médecin immédiatement », et « être inquiet sur le devenir de sa femme et de sa fille ». Par la suite, il a décrit ses conditions d’incarcération en Syrie et les tortures subies lors des interrogatoires.

Il en résulte que le magistrat-instructeur français n’a pas été en mesure d’exercer un réel contrôle sur les conditions d’audition de S.A. en Syrie, alors même qu’il était incarcéré à la « Section Palestine » réputée, selon les témoins, pour être une section très dure où de nombreux cas de torture avaient été recensés.

Il est en conséquence presque certain que les aveux ou la « confession » de S.A. ont été obtenus sous la torture et il convient de les exclure comme éléments de preuve le concernant, lui et ses co-prévenus.

Seront donc ainsi écartés la déclaration manuscrite de S.A., les procès-verbaux d’interrogatoire de celui-ci en Syrie et le rapport établi par les services secrets syriens. »

15.  S.A. interjeta appel du jugement. À cette occasion, le requérant déposa devant la cour d’appel de Paris des conclusions en défense de plus de quatre-vingts pages, au point 5 desquelles il demanda à nouveau le rejet des pièces obtenues sous la torture. Pour ce faire, il invoqua les articles 3 et 6 de la Convention, ainsi que les articles 3 et 15 de la Convention contre la torture du 10 décembre 1984, et se référa aux rapports des organisations non gouvernementales relatifs à la pratique de la torture en Syrie et aux témoignages entendus en première instance. Il écrivit notamment ceci :

« Page 25 : « c’est dans cet aveuglement que les magistrats instructeurs n’ont pas voulu chercher à éviter la torture que subissait Monsieur [S.A.] entre les mains des services secrets syriens à Damas ».

Page 47 : « les magistrats instructeurs français ont laissé sans contrôle les services secrets syriens torturer Monsieur [S.A.] et il peut même être démontré qu’ils ont favorisé la torture, c’est la délocalisation judicaire de la torture ».

Page 68, paragraphe intitulé : « la complicité des magistrats instructeurs français dans l’utilisation de la torture pratiquée à l’encontre de Monsieur [S.A.] en Syrie par les militaires des services secrets ».

Page 69 : « Or, les magistrats instructeurs qui avaient estimé dès le début de la procédure que cette dernière devait viser Monsieur [S.A.] ont laissé utiliser contre lui la torture par les militaires des services secrets syriens (...). Ils ont choisi d’accepter la délocalisation de la torture ».

Page 70 : « la commission rogatoire internationale décernée par les magistrats instructeurs français donne aux militaires des services secrets syriens les réponses à obtenir aux questions à poser : elle encourage la torture. »

16.  Par un arrêt du 22 mai 2007, la cour d’appel confirma la déclaration de culpabilité de S.A. et porta sa peine à dix ans d’emprisonnement, après avoir écarté les pièces litigieuses : « les déclarations du prévenu, telles qu’elles avaient été reçues en Syrie figuraient dans des documents dont la forme ne permettait pas de s’assurer de la régularité au regard des règles de la procédure française et de la Convention ». Elle rejeta les conclusions du requérant « relatives à la complicité d’actes de tortures commises par les juges d’instruction et sur les critiques portées sur le déroulement de l’instruction » comme étant « attentatoires à la dignité des magistrats instructeurs et dépourvues de tout fondement et de mesure ». L’arrêt de la cour d’appel indiqua que son président avait invité le requérant « à mesurer ses propos concernant les allégations de complicité des magistrats instructeurs dans l’utilisation de la torture pratiquée à l’encontre de S.A. (page 68 et suivantes des conclusions) ».

17.  Par courrier du 17 janvier 2008, le bâtonnier de l’Ordre des avocats au Barreau de Paris fit connaître au procureur général près la cour d’appel de Paris, qui lui avait adressé une copie des conclusions d’appel, qu’il n’entendait pas donner suite à cette affaire.

18.  Par acte de saisine et d’ouverture de l’instance disciplinaire en date du 4 février 2008, le procureur général, en vertu de l’article 188 alinéa 1 du décret du 27 novembre 1991 organisant la profession d’avocat (paragraphe 27 ci-dessous), demanda aux autorités ordinales d’engager une poursuite disciplinaire contre le requérant pour manquements aux principes essentiels d’honneur, de délicatesse et de modération régissant la profession d’avocat. Il indiqua les passages des écritures déposées par le requérant mettant, selon lui, gravement en cause l’honneur des magistrats instructeurs, à savoir les affirmations figurant aux pages 25, 47 et 68 à 70 (paragraphe 15 ci-dessus). Il souligna que l’immunité pénale prévue par l’article 41 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse (ci-après « la loi de 1881 », paragraphe 24 ci-dessous) pour les propos tenus devant les tribunaux n’était pas applicable en matière disciplinaire.

19.  Par une décision du 30 septembre 2008, le conseil de discipline de l’Ordre des avocats de Paris renvoya le requérant de toutes les fins de la poursuite. Il considéra que son objectif était d’obtenir que les pièces figurant dans la procédure et émanant des autorités syriennes soient écartées des débats. Il fit valoir à cet égard que bien que la pratique de la torture par les services secrets syriens était de notoriété publique, les juges d’instruction s’étaient abstenus de délivrer immédiatement un mandat d’arrêt international et avaient au contraire attendu le 1er avril 2004 pour délivrer une commission rogatoire aux autorités militaires syriennes, « laquelle avait été, selon les avocats de S.A., exécutée avec une diligence surprenante ». Il retint ainsi « que c’est sur cette base et à l’appui de la demande de rejet des pièces de la procédure communiquées par les autorités syriennes que [le requérant] a mis en cause, dans les termes qui lui sont reprochés, le comportement des juges d’instruction ». Le conseil de discipline estima par ailleurs que le requérant devait bénéficier de l’immunité judiciaire dès lors que les propos litigieux n’étaient pas étrangers à la cause. Invoquant la jurisprudence de la Cour de cassation sur ce point (paragraphe 29 ci‑dessous), et la protection par l’article 10 de la Convention de la liberté de parole de l’avocat à l’audience (en se référant à l’arrêt Nikula c. Finlande, no 31611/96, CEDH 2002‑II), il souligna que les propos reprochés au requérant ne constituaient pas des attaques personnelles contre les magistrats, mais tendaient à mettre en cause la manière dont ils avaient conduit la procédure, et qu’ils n’étaient « à l’évidence, pas étrangers aux faits de la cause ». L’instance ordinale ajouta enfin que le requérant était fondé à penser que l’argumentation développée sur le comportement procédural des magistrats instructeurs n’avait pas été sans influence sur la décision de première instance d’écarter des débats les procès-verbaux émanant de la Syrie et qu’il était fondé, de ce fait, quelle qu’en soit la violence, à les reprendre devant la cour d’appel, alors qu’au surplus, leur mise en cause devant le tribunal n’avait pas amené de réaction du Parquet.

20.  Le 3 octobre 2008, le procureur général forma un recours contre cette décision.

21.  Par un arrêt du 25 juin 2009, la cour d’appel de Paris infirma la décision de l’Ordre et prononça à l’encontre du requérant un blâme assorti d’une inéligibilité aux instances professionnelles pendant une durée de cinq ans. La cour d’appel rappela que l’immunité du prétoire ne pouvait être invoquée en matière disciplinaire. Soulignant que la liberté d’expression des avocats n’était pas absolue, elle considéra que les propos litigieux n’avaient pas simplement pour objet de critiquer la conduite de la procédure d’instruction et de contester la valeur des déclarations faites par S.A. au cours de ses interrogatoires, mais qu’ils mettaient personnellement en cause l’intégrité morale des magistrats instructeurs. Elle jugea que le requérant « avait cherché visiblement « à se faire plaisir » quitte à nuire à son client (dont la peine de détention a été allongée d’une année par la cour d’appel) ». Elle estima que l’accusation de complicité était inutile au regard des intérêts de son client, et, gratuite, puisque ces magistrats avaient relaté dans un compte rendu de mission les difficultés rencontrées avec les autorités syriennes qui les avaient empêchés d’assister aux interrogatoires (paragraphe 14 ci-dessus). La cour d’appel rappela que les pièces de la procédure avaient été écartées par le tribunal et que « point n’était besoin pour [le requérant], dans l’intérêt de S.A., d’alléguer sans le moindre commencement de preuve que les juges d’instruction français s’étaient rendus complices des tortionnaires de S.A ». Elle conclut que les attaques n’étaient pas proportionnées au but poursuivi et que les propos litigieux constituaient un manquement aux principes essentiels de la profession d’avocat, en l’espèce à la dignité, à l’honneur, à la délicatesse et à la modération.

22.  Le requérant forma un pourvoi en cassation. Le bâtonnier de l’Ordre des avocats de Paris fit de même. Dans son moyen de cassation, le premier invoqua notamment les articles 6 et 10 de la Convention pour soutenir que l’immunité prévue par la loi de 1881 devait être applicable en matière de poursuite disciplinaire. Il souligna également que le fait de dénoncer le dysfonctionnement de la justice à raison d’une commission rogatoire délivrée aux services secrets syriens était commandé par la défense de son client, une telle dénonciation ne pouvant passer pour une faute disciplinaire, compte tenu du caractère absolu de la prohibition de la torture.

 23.  Par un arrêt du 14 octobre 2010, la Cour de cassation déclara le pourvoi du bâtonnier irrecevable au motif qu’il n’était pas partie à la procédure. Quant au pourvoi du requérant, elle le rejeta ainsi :

« Mais attendu, d’abord, que l’arrêt énonce exactement que les dispositions des articles 41 et 65 de la loi du 29 juillet 1881 ne sont pas applicables en matière disciplinaire ; qu’ensuite, ayant à bon droit rappelé que si l’avocat a le droit de critiquer le fonctionnement de la justice ou le comportement de tel ou tel magistrat, sa liberté d’expression n’est pas absolue car sujette à des restrictions qu’impliquent, notamment, la protection de la réputation ou des droits d’autrui et la garantie de l’autorité et de l’impartialité du pouvoir judiciaire, la cour d’appel a constaté que les propos incriminés n’avaient pas simplement pour objet de critiquer la conduite de la procédure d’instruction et de contester la valeur des déclarations faites par le suspect au cours des interrogatoires menés en exécution de la commission rogatoire internationale délivrée par les juges d’instruction français, mais mettaient personnellement en cause ces magistrats dans leur intégrité morale, leur reprochant d’avoir délibérément favorisé l’usage de la torture et de s’être ainsi rendus activement complices des mauvais traitements infligés par les enquêteurs syriens ; qu’ayant relevé que ces graves accusations étaient aussi inutiles au regard des intérêts du client que gratuites, puisque les magistrats, dans le compte-rendu de leur mission à Damas, avaient décrit les difficultés rencontrées auprès des autorités syriennes, opposées à ce qu’ils assistent aux interrogatoires, elle en a justement déduit que les propos litigieux ne relevaient pas de la protection de la liberté d’expression, mais constituaient un manquement à l’honneur et à la délicatesse ; que par ces motifs qui ne manifestent aucune partialité et en l’absence de toute violation du principe de la présomption d’innocence, elle a légalement justifié sa décision infligeant à l’avocat un simple blâme assorti d’une inéligibilité temporaire aux fonctions de membre des organismes et conseils professionnels ; »

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

24.  L’article 41de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse est ainsi libellé :

Article 41

« (...) Ne donneront lieu à aucune action en diffamation, injure ou outrage, ni le compte rendu fidèle fait de bonne foi des débats judiciaires, ni les discours prononcés ou les écrits produits devant les tribunaux.

Pourront néanmoins les juges, saisis de la cause et statuant sur le fond, prononcer la suppression des discours injurieux, outrageants ou diffamatoires, et condamner qui il appartiendra à des dommages-intérêts.

Pourront toutefois les faits diffamatoires étrangers à la cause donner ouverture, soit à l’action publique, soit à l’action civile des parties, lorsque ces actions leur auront été réservées par les tribunaux, et, dans tous les cas, à l’action civile des tiers. »

25.  L’article 1er du règlement intérieur national de la profession d’avocat est ainsi libellé :

« (...) 1.3 Respect et interprétation des règles (...)

L’avocat exerce ses fonctions avec dignité, conscience, indépendance, probité et humanité, dans le respect des termes de son serment.

Il respecte en outre, dans cet exercice, les principes d’honneur, de loyauté, de désintéressement, de confraternité, de délicatesse, de modération et de courtoisie.

Il fait preuve, à l’égard de ses clients, de compétence, de dévouement, de diligence et de prudence.

1.4 Discipline

La méconnaissance d’un seul de ces principes, règles et devoirs, constitue en application de l’article 183 du décret du 27 novembre 1991 une faute pouvant entraîner une sanction disciplinaire. (...) »

26.  L’article 25 de la loi du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques dispose que :

« Toute juridiction qui estime qu’un avocat a commis à l’audience un manquement aux obligations que lui impose son serment, peut saisir le procureur général en vue de poursuivre cet avocat devant l’instance disciplinaire dont il relève.

Le procureur général peut saisir l’instance disciplinaire qui doit statuer dans le délai de quinze jours à compter de la saisine. Faute d’avoir statué dans ce délai, l’instance disciplinaire est réputée avoir rejeté la demande et le procureur général peut interjeter appel. La cour d’appel ne peut prononcer de sanction disciplinaire qu’après avoir invité le bâtonnier ou son représentant à formuler ses observations. (...) »

27.  Les dispositions pertinentes du décret du 27 novembre 1991 modifié organisant la profession d’avocat se lisent ainsi :

Article 183

« Toute contravention aux lois et règlements, toute infraction aux règles professionnelles, tout manquement à la probité, à l’honneur ou à la délicatesse, même se rapportant à des faits extraprofessionnels, expose l’avocat qui en est l’auteur aux sanctions disciplinaires énumérées à l’article 184. »

Article 184

« Les peines disciplinaires sont :

 1o L’avertissement ;

2o Le blâme ;

 3o L’interdiction temporaire, qui ne peut excéder trois années ;

4o La radiation du tableau des avocats, ou le retrait de l’honorariat.

L’avertissement, le blâme et l’interdiction temporaire peuvent comporter la privation, par la décision qui prononce la peine disciplinaire, du droit de faire partie du conseil de l’Ordre, du Conseil national des barreaux, des autres organismes ou conseils professionnels ainsi que des fonctions de bâtonnier pendant une durée n’excédant pas dix ans. (...) »

Article 188

« Dans les cas prévus à l’article 183, directement ou après enquête déontologique, le bâtonnier dont relève l’avocat mis en cause ou le procureur général saisit l’instance disciplinaire par un acte motivé. Il en informe au préalable l’autorité qui n’est pas à l’initiative de l’action disciplinaire. (...) »

28.  Selon une jurisprudence constante de la Cour de cassation, l’article 41 de la loi de 1881 n’est pas applicable en matière disciplinaire (No 03.13.353 et No 03-14.649, 16 décembre 2003 ; 03-17.514, 25 mai 2005 ; 14-24.208, 10 septembre 2015).

29.  Dans un arrêt du 11 octobre 2005, la chambre criminelle de la Cour de cassation a cassé, sans renvoi, un arrêt de la 11e chambre de la cour d’appel de Paris du 11 janvier 2005, qui avait estimé que les passages de conclusions prises dans un litige relatif à un accident de la circulation, insinuant qu’un magistrat était partial du fait de son appartenance à une alliance secrète entre personnes de mêmes idées, de mêmes intérêts, s’entraidant afin d’obtenir des avantages grâce à un réseau occulte, constituait une accusation d’un gravité extrême, totalement contraire à la déontologie de l’avocat. Elle a considéré que ces allégations n’étaient pas étrangères à la cause et n’excédaient pas les limites des droits de la défense (No 05-80.545). Dans un arrêt du 28 mars 2008, la 1ère chambre civile a écarté l’application de l’article 10 de la Convention à des propos adressés « ad hominem » à l’égard de magistrats, manifestant, « exclusivement, une animosité personnelle, sans traduire une idée, une opinion ou une information susceptible d’alimenter une réflexion ou un débat d’intérêt général » (No 05.18598). Dans un arrêt du 4 mai 2012, la Cour de cassation a considéré que « si l’avocat a le droit de critiquer le fonctionnement de la justice ou le comportement de tel ou tel magistrat, sa liberté d’expression, qui n’est pas absolue car sujette à des restrictions qu’impliquent, notamment, la protection de la réputation ou des droits d’autrui et la garantie de l’autorité et de l’impartialité du pouvoir judiciaire, ne s’étend pas aux propos violents qui, exprimant une animosité dirigée personnellement contre le magistrat concerné, mis en cause dans son intégrité morale, et non une contestation des prises de position critiquables de ce dernier, constituent un manquement au principe essentiel de délicatesse qui s’impose à l’avocat en toutes circonstances, la cour d’appel a violé les textes susvisés ». (No 11‑30.193).

30.  L’article 173 du code procédure pénale (CPP) est ainsi libellé :

« S’il apparaît au juge d’instruction qu’un acte ou une pièce de la procédure est frappé de nullité, il saisit la chambre de l’instruction aux fins d’annulation, après avoir pris l’avis du procureur de la République et avoir informé les parties.

Si le procureur de la République estime qu’une nullité a été commise, il requiert du juge d’instruction communication de la procédure en vue de sa transmission à la chambre de l’instruction, présente requête aux fins d’annulation à cette chambre et en informe les parties.

Si l’une des parties ou le témoin assisté estime qu’une nullité a été commise, elle saisit la chambre de l’instruction par requête motivée, dont elle adresse copie au juge d’instruction qui transmet le dossier de la procédure au président de la chambre de l’instruction. (...) »

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

31.  Le requérant allègue que la sanction disciplinaire prononcée à son encontre est contraire à l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...).

2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, (...) à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, (...) ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

A.  Sur la recevabilité

32.  La Cour constate que le grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B.  Sur le fond

1.  Thèse des parties

33.  Le requérant justifie la vigueur de sa défense par le caractère déraisonnable de la demande des autorités françaises aux autorités syriennes de procéder à l’interrogatoire de S.A., qui exposait de toute évidence ce dernier à la torture. Il souligne que le Gouvernement ne fait état d’aucune diligence des autorités de poursuites ou d’instruction qui auraient pu prévenir ces actes de torture ou éviter que ceux-ci produisent des effets dans une procédure française. Or, elles auraient pu 1) demander l’extradition de l’intéressé, 2) saisir la chambre de l’instruction en vue de faire annuler les procès-verbaux litigieux en vertu de l’article 173 du CPP (paragraphe 30 ci‑dessus). Dans ce contexte, il indique qu’il se trouvait dans une situation difficile dès lors que l’ordonnance de renvoi était censée avoir purgé la procédure antérieure de l’ensemble de ses vices. Il fait remarquer à cet égard que le parquet n’a pas réagi à ses propos devant les juges du fond.

34.  Le requérant soutient que les propos litigieux, et en particulier l’emploi du mot « complicité », doivent être replacés dans leur contexte et qu’ils sont dominés par la dénonciation d’un « laisser-faire » inacceptable. Par ailleurs, plusieurs éléments méritent une attention particulière : 1) le siège de la faute disciplinaire est situé dans des conclusions écrites produites devant les juridictions correctionnelles et non dans un propos public hors de l’enceinte judiciaire, 2)  les vives critiques, d’ordre systémique, n’ont pas cité le nom des magistrats, pour s’en tenir à un débat d’intérêt général indexé sur la défense de S.A., 3) aucun discrédit n’a été jeté sur l’autorité judiciaire elle-même, la critique du parquet ou de l’instruction n’ayant pas porté atteinte aux juges du fond.

35.  Le requérant considère que le choix d’une poursuite disciplinaire ne répondait à aucune nécessité impérieuse. Les autorités disposaient d’autres moyens, moins attentatoires, pour limiter sa liberté d’expression, tels que la demande par le Parquet du bâtonnement d’écritures qu’il aurait estimées étrangères à la défense de S.A. ou une action de presse fondée par les juges d’instruction sur la diffamation ou l’injure. Il observe que les juges du fond avaient au demeurant relevé le caractère excessif de la défense, et que cette appréciation aurait pu être considérée comme suffisante sans prolonger le débat sur le terrain disciplinaire. Il conclut en indiquant que le constat d’un manquement à l’honneur entache lourdement la carrière d’un avocat et constitue une sanction disproportionnée.

36.  Le Gouvernement ne conteste pas l’existence d’une ingérence. Il soutient qu’elle était prévue par la loi, à savoir le décret du 27 novembre 1991 organisant la profession d’avocat, et poursuivait le but légitime de protection de la réputation ou des droits d’autrui ; en outre, les poursuites engagées contre le requérant étaient de nature à « garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire ». L’ingérence répondait par ailleurs à un besoin social impérieux et elle était proportionnée aux buts poursuivis.

37.  Le Gouvernement considère que la défense de S.A. ne nécessitait pas que des affirmations outrageantes soient proférées à l’encontre des magistrats. Il estime que les attaques étaient inutiles et gratuites et que le requérant aurait pu uniquement faire valoir le caractère absolu de la prohibition de la torture.

38.  Selon le Gouvernement, le contenu des déclarations ne peut uniquement être perçu comme une absence de considération à l’égard des autorités visées ; il apparaît en réalité comme étant susceptible de saper la confiance du public dans la justice (a contrario, Foglia, Foglia c. Suisse, no 35865/04, § 95, 13 décembre 2007, et les arrêts y cités). Ainsi, les allégations de complicité de torture mettent en cause personnellement les magistrats qui, bien que non cités, étaient connus et identifiés, ainsi que leur honorabilité, leur intégrité morale et leurs qualités professionnelles et déontologiques. Elles sont infamantes en ce qu’elles portent sur des infractions pénales particulièrement graves et lourdement sanctionnées. Le requérant ne saurait, de l’avis du Gouvernement, minimiser le sens de ses propos et définir la complicité de torture comme un simple manque de curiosité de la part des magistrats visés : écrire qu’ils ont « favorisé la torture » fait référence à l’idée d’une complicité active ainsi que l’a indiqué la cour d’appel de Paris.

39.  Le Gouvernement souligne que les propos litigieux, formulées dans des écritures en défense, étaient mûrement réfléchis et ne constituaient pas la conséquence d’un emportement ou d’un excès de langage spontané qui peut survenir lors d’échanges parfois énergiques au cours des débats judiciaires.

40.  Le Gouvernement ajoute que ces échanges n’autorisent pas, a fortiori à l’encontre de magistrats instructeurs qui ne sont pas parties au procès (à la différence des procureurs, Nikula, précité, § 52) des propos irrespectueux à l’égard de l’institution judiciaire. Il soutient que l’immunité de plaidoirie n’est pas absolue : elle ne signifie pas une immunité disciplinaire et ne dispense pas de faire preuve de prudence dans ses propos.

41.  Le Gouvernement relève encore l’absence de fondement des déclarations litigieuses, qui s’apparentent à des jugements de valeur. Il ne conteste pas la véracité des informations factuelles quant aux tortures, mais estime que les conclusions subjectives de l’implication des juges dans la commission de ces actes ne peuvent pas être admises, le tribunal correctionnel ayant précisé que M.B. n’avait pas été autorisé à participer aux auditions de S.A. en Syrie.

42.  Le Gouvernement conclut que les propos litigieux constituent une attaque contre des juges qui met en péril la sérénité de l’instance judiciaire, et un manquement aux principes essentiels de délicatesse et de modération que l’avocat qui prête serment s’engage de respecter. Il estime que, compte tenu de la gravité de ces accusations, la sanction disciplinaire, moins dissuasive qu’une sanction pénale, apparaît proportionnée.

2.  Appréciation de la Cour

a)  Principes généraux

43.  La Cour renvoie aux principes généraux concernant la liberté d’expression tels qu’ils se trouvent énoncés notamment dans l’arrêt Morice c. France [GC], no 29369/10, §§ 124 à 127, 23 avril 2015.

44.  S’agissant plus particulièrement de la garantie du pouvoir judiciaire, la Cour a souligné qu’il convient de tenir compte de la mission particulière du pouvoir judiciaire dans la société. Comme garant de la justice, valeur fondamentale dans un État de droit, son action a besoin de la confiance des citoyens pour prospérer. Aussi peut-il s’avérer nécessaire de protéger celle‑ci contre des attaques destructrices dénuées de fondement sérieux, alors surtout que le devoir de réserve interdit aux magistrats visés de réagir. Pour autant, en dehors de l’hypothèse de telles attaques, les magistrats peuvent faire, lorsqu’ils agissent dans l’exercice de leurs fonctions officielles, l’objet de critiques dont les limites sont plus larges qu’à l’égard de simples particuliers (Morice, précité, §§ 128 et 131 ; Peruzzi c. Italie, no 39294/09, § 52, 30 juin 2015).

45.  La liberté d’expression vaut aussi pour les avocats. Outre la substance des idées et des informations exprimées, elle englobe leur mode d’expression. Les avocats ont ainsi notamment le droit de se prononcer publiquement sur le fonctionnement de la justice, même si leur critique ne saurait franchir certaines limites. Les règles de conduite imposées en général aux membres du barreau, qu’il s’agisse notamment de « la dignité, l’honneur ou la probité » ou de « la contribution à une bonne administration de la justice », contribuent à protéger le pouvoir judiciaire des attaques gratuites et infondées qui pourraient n’être motivées que par une volonté ou une stratégie de déplacer le débat judiciaire sur le terrain strictement médiatique ou d’en découdre avec les magistrats en charge de l’affaire. La question de la liberté d’expression est liée à l’indépendance de la profession d’avocat, cruciale pour un fonctionnement effectif de l’administration équitable de la justice. Ce n’est qu’exceptionnellement qu’une limite touchant la liberté d’expression de l’avocat de la défense – même au moyen d’une sanction pénale légère – peut passer pour nécessaire dans une société démocratique (Morice, §§ 134 et 135).

46.  Il convient cependant de distinguer selon que les avocats s’expriment dans le prétoire ou en dehors de celui-ci. S’agissant des « faits d’audience », qui intéressent le présent cas, seuls les propos qui excèdent ce qu’autorise l’exercice des droits de la défense légitiment les restrictions à la liberté d’expression des avocats. La Cour renvoie à cet égard au § 137 de l’arrêt Morice qui reprend les termes de l’arrêt Nikula précité :

« § 137(...) dès lors que la liberté d’expression de l’avocat peut soulever une question sous l’angle du droit de son client à un procès équitable, l’équité milite également en faveur d’un échange de vues libre, voire énergique, entre les parties (...) et l’avocat a le devoir de « défendre avec zèle les intérêts de ses clients » (...), ce qui le conduit parfois à s’interroger sur la nécessité de s’opposer ou non à l’attitude du tribunal ou de s’en plaindre (...). De plus, la Cour tient compte du fait que les propos litigieux ne sortent pas de la salle d’audience. Par ailleurs, elle opère une distinction selon la personne visée, un procureur, qui est une « partie » au procès, devant « tolérer des critiques très larges de la part de [l’avocat de la défense] », même si certains termes sont déplacés, dès lors qu’elles ne portent pas sur ses qualités professionnelles ou autres en général (...) »

Dans l’arrêt Nikula, la Cour a considéré que les propos tenus par l’avocate au cours de l’audience ne constituaient pas des insultes personnelles, mais des critiques sur la manière dont le procureur avait choisi de mener l’accusation, lesquelles « revêtaient un caractère procédural » (§§ 51 et 52). Récemment, dans l’affaire Kincses c. Hongrie (no 66232/10, §§ 33 et 37, 27 janvier 2015, voir toutes les affaires qui y sont citées), la Cour a rappelé la distinction qu’il y a lieu de faire en cette matière entre la critique et l’insulte (voir, également, Wingerter c. Allemagne (déc.), no 43718/98, 21 mars 2002, et Fuchs c. Allemagne, no22922/11 et 64345/11, 27 janvier 2015 concernant la condamnation d’un avocat pour des propos diffamants à l’encontre d’un expert cité par le ministère public).

47.  Enfin, la Cour rappelle qu’elle a déjà considéré qu’un contrôle ex post facto de propos formulés par un avocat dans le prétoire se concilie difficilement avec le devoir de l’avocat de défendre ses clients et peut avoir un effet « inhibant » sur l’exercice par celui-ci de ses obligations professionnelles (Nikula, précité, § 54, Steur c. Pays-Bas, no 39657/98, § 44, CEDH 2003‑XI ; mutatis mutandis, Roland Dumas c. France, no 34875/07, § 48, 15 juillet 2010).

b)  Application en l’espèce

48.  La condamnation litigieuse s’analyse en une « ingérence » dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression, ce que reconnaît le Gouvernement. Pareille immixtion enfreint l’article 10 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou plusieurs des buts légitimes énumérés au paragraphe 2 de l’article 10 et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.

49. Les parties ne contestent pas que l’ingérence était prévue par la loi, à savoir les dispositions organisant la profession d’avocat (paragraphes 25 et 27 ci-dessus). Elles admettent également que l’ingérence avait pour but la protection « de la réputation ou des droits d’autrui ». Le Gouvernement considère qu’elle avait également pour but de garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. Avec lui, la Cour estime que la procédure engagée à l’encontre du requérant visait également le but légitime que constitue la protection de « l’autorité du pouvoir judiciaire », dont les magistrats d’instruction faisaient partie.

50.  La Cour doit encore examiner si cette ingérence était nécessaire dans une société démocratique, ce qui requiert de vérifier si elle était proportionnée au but légitime et si les motifs invoqués par les juridictions internes étaient pertinents.

51.  La Cour relève que les propos litigieux, de par leur virulence, avaient, à l’évidence, un caractère outrageant pour les magistrats en charge de l’instruction. Elle rappelle à cet égard que le bon fonctionnement des tribunaux ne saurait être possible sans des relations fondées sur la considération et le respect mutuel entre les différents acteurs de la justice, au premier rang desquels les magistrats et les avocats (Morice, précité, § 170). La Cour retient à cet égard, avec la cour d’appel de Paris (paragraphe 21 ci‑dessus), que les conclusions du requérant accusant les juges d’instruction d’être complices de la torture n’étaient pas nécessaires à la poursuite du but poursuivi, à savoir faire écarter les déclarations de S.A. obtenues sous la torture, et ce d’autant plus que les juges de première instance avaient déjà accepté une telle demande (paragraphe 14 ci-dessus). Pour autant, la question se pose de savoir si le prononcé d’une sanction disciplinaire à l’encontre du requérant par la cour d’appel de Paris, confirmé par la Cour de cassation, a ménagé un juste équilibre entre les tribunaux et les avocats dans le cadre d’une bonne administration de la justice.

52.  La Cour observe que les propos litigieux ont été formulés dans un contexte judiciaire, puisqu’ils ont été communiqués sous forme écrite à l’occasion du dépôt par le requérant de conclusions en défense devant la cour d’appel de Paris. Ils s’inscrivaient dans une démarche tendant à obtenir, avant toute défense au fond, l’annulation par cette juridiction des dépositions de son client obtenues sous la torture en Syrie. La Cour relève que les passages retenus par le procureur ne visaient pas nommément les magistrats concernés mais portaient sur la manière dont ils avaient mené l’instruction. En particulier, le requérant dénonçait leur choix de délivrer une commission rogatoire internationale alors qu’ils devaient savoir que les interrogatoires menés par les services secrets syriens se déroulaient en violation du respect des droits de l’homme, et en particulier de l’article 3 de la Convention. La Cour considère dès lors que cette « accusation » porte sur le choix procédural des magistrats. La Cour constate d’ailleurs que les juridictions nationales ont fait droit à la demande de retrait des actes de la procédure établis en violation de l’article 3 de la Convention (voir, par exemple, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, §§ 107-108, CEDH 2010) alors que cette cause de nullité n’avait pas été soulevée pendant l’instruction ni par les juges d’instruction eux-mêmes ni par le procureur (paragraphes 12 et 30 ci-dessus). Dans ce contexte procédural, la Cour considère que les écrits litigieux participaient directement de la mission de défense du client du requérant en vue de la poursuite de la procédure, « purgée » de ses nullités.

53.  La Cour partage avec le Gouvernement sa qualification des propos, qui relèvent davantage de jugements de valeur, dès lors qu’ils renvoient essentiellement à une évaluation globale du comportement des juges d’instruction durant l’information. Elle considère en revanche qu’ils reposaient sur une base factuelle. Elle note à cet égard que si le juge M.B. n’a pas pu participer aux interrogatoires, il les a suivis en temps réel, à Damas, sur la base du questionnaire figurant sur la commission rogatoire internationale et des questions complémentaires auxquelles il souhaitait avoir des réponses, en plus de celles qui avaient déjà été enregistrées (paragraphe 14 ci-dessus). De plus, la Cour constate que les méthodes des services de police syriens étaient notoirement connues, ainsi qu’en attestent les témoignages produits devant le tribunal correctionnel en l’espèce et, du reste, l’ensemble des rapports internationaux à ce sujet (voir, par exemple, Al Husin c. Bosnie-Herzégovine, no 3727/08, §§ 40 à 43, 7 février 2012).

54.  La Cour retient encore que les critiques du requérant ne sont pas sorties de la « salle d’audience » puisqu’elles étaient formulées dans des conclusions écrites. Elles n’ont donc pas pu porter atteinte ou menacer le fonctionnement du pouvoir judiciaire et la réputation des autorités judiciaires auprès du grand public. Elle observe à cet égard que la cour d’appel de Paris et la Cour de cassation n’ont pas pris en compte cet élément contextuel (voir, a contrario, Fuchs, précité, § 42) et n’ont pas tenu compte de l’auditoire restreint à qui les propos avaient été adressés.

55.  Compte tenu de ces éléments, la Cour est d’avis que la sanction disciplinaire infligée au requérant n’était pas proportionnée. Outre les répercussions négatives d’une telle sanction sur la carrière professionnelle d’un avocat, la Cour estime que le contrôle ex post facto des paroles ou des écrits litigieux d’un avocat doit être mis en œuvre avec une prudence et une mesure particulières. En effet, s’il appartient aux autorités judiciaires et disciplinaires, dans l’intérêt du bon fonctionnement de la justice, de relever et parfois même de sanctionner certains comportements des avocats, elles doivent veiller à ce que ce contrôle ne constitue pas pour ceux-ci une menace ayant un effet « inhibant », qui porterait atteinte à la défense des intérêts de leurs clients. Ainsi, en l’espèce, le président de la chambre de la cour d’appel devant laquelle était jugé le client du requérant avait déjà invité ce dernier au cours de l’audience à mesurer ses propos puis, considérant qu’ils étaient excessifs, cette chambre a fait alors figurer dans le dispositif de l’arrêt le rejet des conclusions sur ce point au motif qu’elles étaient infamantes (paragraphe 16 ci-dessus). Estimant suffisant ce rappel à l’ordre, ces juges n’avaient pas estimé opportun de demander au procureur général de saisir les instances disciplinaires. Ce n’est que plusieurs mois après le dépôt des conclusions litigieuses devant la cour d’appel, et l’arrêt rendu par celle-ci, que le procureur général initia une procédure disciplinaire. Au regard de l’ensemble des circonstances de l’espèce, la Cour considère qu’en allant au-delà de la position ferme et mesurée de la cour d’appel pour infliger une sanction disciplinaire au requérant, les autorités ont porté une atteinte excessive à l’exercice de la mission de défense de l’avocat.

56.  En conclusion, la Cour estime qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention en raison du caractère disproportionné de la peine infligée au requérant.

II.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

57.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

58.  Le requérant réclame 30 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi.

59.  Le Gouvernement considère cette somme excessive, et estime qu’un constat de violation constituerait en soi une satisfaction équitable.

60.  La Cour, statuant en équité, considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 5 000 EUR au titre du préjudice moral.

B.  Frais et dépens

61.  Le requérant ne présente aucune demande.

62.  En conséquence, la Cour ne lui octroie aucune somme à ce titre.

C.  Intérêts moratoires

63.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.  Déclare la requête recevable ;

2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

3.  Dit :

a)  que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 décembre 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

              Claudia WesterdiekAngelika Nußberger
GreffièrePrésidente

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CEDH, Cour (cinquième section), AFFAIRE BONO c. FRANCE, 15 décembre 2015, 29024/11