CEDH, Cour (cinquième section), AFFAIRE LACROIX c. FRANCE, 7 septembre 2017, 41519/12

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Chronologie de l’affaire

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blogdroitadministratif.net · 23 janvier 2020

Par Jean-Baptiste CHEVALIER :: Libertés publiques Par le biais d'une récente modification de son instruction générale, le Bureau de l'Assemblée nationale a significativement restreint la liberté d'expression, y compris religieuse, des députés dans l'hémicycle, notamment, en leur imposant une expression « exclusivement orale » et une tenue « neutre », en prohibant l'usage de documents et d'objets divers, et en leur interdisant de porter des signes religieux « ostensibles ». Insusceptible d'être attaquée devant les juridictions administratives et constitutionnelle internes, cette …

 
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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Cinquième Section), 7 sept. 2017, n° 41519/12
Numéro(s) : 41519/12
Type de document : Arrêt
Niveau d’importance : Importance faible
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusion : Violation de l'article 10 - Liberté d'expression-{général} (Article 10-1 - Liberté d'expression)
Identifiant HUDOC : 001-176968
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2017:0907JUD004151912
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Sur les parties

Texte intégral

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE LACROIX c. FRANCE

(Requête no 41519/12)

ARRÊT

STRASBOURG

7 septembre 2017

DÉFINITIF

07/12/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Lacroix c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Angelika Nußberger, présidente,
Erik Møse,
André Potocki,
Yonko Grozev,
Síofra O’Leary,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Lәtif Hüseynov, juges,
et de Milan Blaško, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 juillet 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 41519/12) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet État, M. Michel Lacroix (« le requérant »), a saisi la Cour le 29 mai 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant a été représenté par Me O. Morice, avocat à Paris. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères.

3.  Invoquant l’article 10 de la Convention, le requérant se plaint d’une atteinte à sa liberté d’expression résultant de sa condamnation pour diffamation pour des propos adressés à d’autres membres d’un conseil municipal lors d’une séance de ce conseil. Il allègue également une violation de l’article 6 de la Convention.

4.  Le 31 août 2015, le grief concernant l’article 10 de la Convention a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5.  Le requérant, M. Michel Lacroix, est un ressortissant français né en 1964 et résidant au Broc.

6.  Le requérant, maître de conférence en géologie, enseignant en géotechnique, exerçait les fonctions de conseiller municipal au sein de la Mairie du Broc. Il faisait partie de la majorité municipale. En sa qualité de membre des commissions des finances et des appels d’offre, il était en charge du suivi d’une opération de sécurisation et d’aménagement du domaine public de la route de la Clave située sur cette commune.

7.  Au cours de l’année 2009, il dénonça ce qu’il considérait comme des irrégularités affectant deux marchés publics relatifs à la route de la Clave. Concernant les travaux de sécurisation de cette route, il estima qu’il existait des surfacturations et que les prestations effectivement livrées par l’entreprise attributaire du marché étaient inférieures à celles réglées par la commune. Concernant le marché relatif à l’installation d’un équipement de télécommunication (ADSL) sur la route de la Clave, il souleva l’irrégularité de la procédure d’attribution du marché en raison de la présence, au sein de la commission d’appel d’offres et de la commission travaux attributive du marché, de Mme P., première adjointe au maire mais également employée de la société Orange-France Telecom.

8.  Le 29 août 2009, il adressa un courrier au préfet des Alpes-Maritimes pour dénoncer l’existence d’irrégularités affectant l’attribution et l’exécution du marché public des travaux de la route de la Clave.

9.  Le 8 octobre 2009, le requérant adressa également un courrier électronique à la chambre régionale des comptes pour signaler « des faits inquiétants » liés à l’exécution de plusieurs marchés publics, notamment ceux relatifs aux travaux de la route de la Clave.

10.  Lors de la séance du conseil municipal du 2 novembre 2009, au cours de laquelle devait être discuté un avenant au contrat conclu avec la société choisie pour réaliser les travaux en cause, le requérant adressa à M. T., maire de la commune, ainsi qu’à Mme P., première adjointe au maire, les propos suivants :

« J’accuse le maire et la première adjointe d’escroquerie (...) sur le marché public de la route de la Clave (...) et je demande leur démission. »

11.  Ces propos furent rapportés par le quotidien Nice Matin, dans son édition du 4 novembre 2009 :

« C’est la fin du brouhaha. Et puis Lacroix : « j’accuse M. T. et Mme P. d’escroquerie. Et je demande leur démission. » T. blémit. La première adjointe : « escroquerie sur quoi ? » Du tac au tac : « sur le marché public de la route de la Clave ! »

12.  Le 9 novembre 2009, le préfet saisit le procureur de la République. Une enquête préliminaire, confiée à la section financière de la brigade de recherches de gendarmerie de Nice, fut ouverte concernant les modalités de passation du marché public en cause.

13.  Le 12 janvier 2010, le requérant adressa un courrier électronique accompagné de nombreuses pièces jointes au préfet, afin de dénoncer les agissements du maire qu’il jugeait délictueux et demander des poursuites judiciaires.

14.  Dans un tract diffusé la semaine du 25 janvier 2010 et intitulé « Avenir de la CCCA : le temps du débat public ? », le requérant réitéra ses propos, en indiquant :

« Élu qui s’est engagé publiquement sur la bonne gestion et accuse le Maire et la Première adjointe d’escroquerie. »

15.  Les 29 janvier et 1er février 2010, le requérant et le directeur de la publication de Nice Matin furent cités par M. T. et Mme P. en diffamation publique devant le tribunal correctionnel de Grasse.

16.  Par un jugement du 8 septembre 2010, le tribunal relaxa Nice Matin et déclara le requérant coupable du délit de diffamation publique, au motif qu’il n’avait pas établi la réalité des faits dénoncés.

17.  Le requérant fut condamné à payer une amende de mille euros (EUR), ainsi qu’à verser à chacune des parties civiles un EUR à titre de dommages-intérêts, outre mille EUR au titre des frais irrépétibles à la commune du Broc. Le requérant puis le ministère public interjetèrent appel de ce jugement.

18.  S’agissant de l’enquête préliminaire concernant le marché de travaux publics critiqué par le requérant, celui-ci fut destinataire de trois courriers du procureur de la République des 11 février et 21 décembre 2010, ainsi que du 7 mars 2011, l’informant que l’affaire était toujours en cours, un complément de diligences ayant été demandé le 29 novembre 2010. Cependant, l’avocat du maire et de sa première adjointe reçut quant à lui un courrier émanant du procureur, en date du 6 décembre 2010, indiquant que la procédure faisant suite à la dénonciation émanant du préfet avait été classée sans suite à l’issue de l’enquête préliminaire.

19.  Par un arrêt du 7 février 2011, la cour d’appel d’Aix-en-Provence déclara le requérant déchu du droit de faire la preuve de la vérité des faits diffamatoires et lui refusa le bénéfice de la bonne foi, en adoptant les motifs suivants :

« Attendu que l’emploi du terme escroc à l’occasion d’une critique sur l’exécution d’un contrat public portant sur une opération de sécurisation du domaine public adressé au maire et à la première adjointe de la commune de Le Broc tant lors du conseil municipal, qu’ultérieurement dans un tract diffusé sous la signature et par le prévenu, constitue une atteinte à l’honneur et à la considération de ces élus dont l’intégrité et l’honnêteté sont dans le contexte de l’exercice de leur mandat mises en cause ;

Attendu que M. Lacroix a dans son offre de preuve fait élection de domicile à Vence et non à Grasse siège du tribunal correctionnel saisi, aussi conformément au dernier alinéa de l’article 55 de la loi du 29 juillet 1881, il est déchu du droit de faire la preuve de la vérité des faits diffamatoires poursuivis ;

Attendu que les imputations diffamatoires sont réputées, de droit, faites avec intention de nuire, mais qu’elles peuvent être justifiées lorsque leur auteur établit sa bonne foi, en prouvant qu’il a poursuivi un but légitime, étranger à toute animosité personnelle, et qu’il a été prudent dans l’expression ;

Que ces critères sont cumulatifs et non alternatifs ;

Attendu que si la position de M. Lacroix, conseiller municipal, élu sur la liste des parties civiles, pouvait légitimement être développée tant lors du conseil municipal que dans le tract par lui diffusé, la teneur des propos adressés aux parties civiles excède la prudence dans l’expression dont le prévenu, élu local et universitaire de son état, conscient du sens et de la portée des mots, devait assurer la maîtrise, le contentieux invoqué ne relevant de la polémique politique comme la mise en cause de la prise de la décision elle-même relative à l’opération concernée puisqu’il a trait à la probité des parties civiles dans l’exercice de leurs fonctions lors de l’exécution de cette opération ; »

20.  La cour d’appel confirma le jugement du tribunal correctionnel, condamnant le requérant pour des faits de diffamation publique envers un citoyen chargé d’un service ou d’un mandat public. Elle déclara cependant irrecevable la constitution de partie civile de la commune du Broc.

21.  Par une décision du 27 septembre 2011, la Cour de cassation déclara le pourvoi du requérant non admis.

22.   Le requérant reçut deux courriers, des 10 mars et 10 avril 2012, l’informant que la procédure, ouverte à la suite de ses dénonciations, pour ingérence et prise illégale d’intérêts était toujours en attente d’une décision chez le substitut du procureur de la République.

II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

23.  Les dispositions pertinentes en matière de diffamation ont été rappelées par la Cour dans son arrêt Morice c. France ([GC], no 29369/10, § 54, 23 avril 2015).

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

24.  Le requérant allègue que sa condamnation pénale pour diffamation a entraîné une violation de son droit à la liberté d’expression tel que prévu par l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

25.  Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A.  Sur la recevabilité

26.  La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle la déclare donc recevable.

B.  Sur le fond

1.  Thèses des parties

a)  Le requérant

27.  Selon le requérant, le débat dans lequel ses propos ont été tenus relevait de l’intérêt général, s’agissant d’une discussion au cours d’une séance publique du conseil municipal consacrée à la conclusion d’un avenant à un marché public conclu par la commune. Il souligne qu’il s’exprimait en sa double qualité de conseiller municipal et de géotechnicien, étant géologue de profession et qu’en tant que conseiller municipal, il avait un devoir de vigilance, voire d’alerte, sur la manière dont était gérée la commune.

28.  Le requérant ajoute que ce sont bien le maire et sa première adjointe es qualité qui étaient visés par ses propos, et non des personnes privées, de telle sorte que ses propos s’inscrivaient dans le cadre de l’invective politique qui autorise, selon la jurisprudence de la Cour, une certaine liberté de ton.

29.  Le requérant considère que ses propos s’apparentent davantage à des jugements de valeur qu’à des déclarations de fait et qu’ils reposaient bien sur une base factuelle suffisante. À ce titre, il fait valoir que, d’une part, il avait constaté des irrégularités affectant des marchés publics et, d’autre part, qu’à la suite de son courrier au préfet des Alpes-Maritimes, le procureur de la République avait ordonné une enquête préliminaire. Il ajoute que ses craintes quant aux irrégularités et aux insuffisances des travaux réalisés pour sécuriser la route de la Clave ont été confirmées par deux accidents de la route survenus en 2011 et 2014.

b)  Le Gouvernement

30.  Le Gouvernement ne conteste pas que la condamnation pénale du requérant constituait une ingérence dans son droit à la liberté d’expression, mais il soutient qu’elle était « prévue par la loi », poursuivait « un but légitime » et était nécessaire « dans une société démocratique » pour l’atteindre au sens de l’article 10 § 2 de la Convention.

31.  Il soutient que les propos litigieux mettaient en cause la probité du maire et de sa première adjointe, ces derniers étant accusés d’escroquerie, infraction pénale prévue et punie par le code pénal. Le Gouvernement considère que ces propos, qui portaient atteinte à l’honneur et à la réputation des plaignants, attestaient d’une animosité personnelle particulièrement affichée du requérant à leur égard et excédaient le cadre de l’invective politique, constituant une véritable attaque personnelle. Il rappelle que les propos ont été réitérés dans un tract.

32.  Le Gouvernement fait valoir que si la gestion de la municipalité relève d’un débat d’intérêt général, les propos du requérant, formulés sans aucune réserve, relevaient essentiellement du jugement de valeur et étaient dépourvus de base factuelle suffisante, le maire n’ayant pas été condamné au moment des faits et le requérant n’ayant pas rapporté la preuve de sa bonne foi. Au regard de ces éléments, il considère que l’ingérence était justifiée.

33.  Il soutient, enfin, que les sanctions pénales et civiles prononcées étaient proportionnées et n’étaient pas de nature à emporter un effet dissuasif pour l’exercice de la liberté d’expression du requérant.

2.  Appréciation de la Cour

34.  La Cour considère que la condamnation pénale du requérant pour diffamation publique envers un citoyen chargé d’un service ou d’un mandat public constitue une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression. Elle observe que les parties sont en accord sur ce point.

35.  Pareille immixtion enfreint l’article 10 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou plusieurs des « buts légitimes » énumérés au paragraphe 2 de l’article 10 et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.

a)  « Prévue par la loi »

36.  La Cour observe que cette ingérence était « prévue par la loi », la condamnation du requérant ayant été prononcée en application des articles 29 et 31 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. La Cour rappelle qu’elle a déjà considéré que cette loi satisfait aux exigences d’accessibilité et de prévisibilité requises par l’article 10 § 2 (Brasilier c. France, no 71343/01, § 28, 11 avril 2006, De Lesquen du Plessis‑Casso c. France, no 54216/09, § 33, 12 avril 2012, et Morice c. France, précité, § 142).

b)  « Buts légitimes »

37.  Selon la Cour, il n’est pas douteux que la condamnation du requérant pour diffamation envers un citoyen chargé d’un service public ou d’un mandat public poursuivait l’un des buts légitimes énumérés à l’article 10 § 2, à savoir la protection de la réputation d’autrui.

c)  « Nécessaire dans une société démocratique »

i.  Principes généraux

38.  Les principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence donnée dans l’exercice de la liberté d’expression, maintes fois réaffirmés par la Cour, ont été résumés dans les arrêts De Lesquen du Plessis-Casso (précité, §§ 36 à 40), Morice (précité, §§ 124 à 127) et Karácsony et autres c. Hongrie [GC], nos 42461/13 et 44357/13, §§ 137 à 141, CEDH 2016 (extraits)).

ii.  Application en l’espèce

39.  Lors de l’examen des circonstances de l’espèce, la Cour prendra en compte les éléments ci-après : la qualité du requérant et celle des personnes visées par les propos litigieux, le cadre de ces propos, leur nature et leur base factuelle, ainsi que la nature de la sanction infligée au requérant (cf. Morice, précité, §§ 150 et suiv., et Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, §§ 35 et suiv., CEDH 2001‑II).

α)  La qualité d’élus et d’hommes politiques du requérant et des personnes visées par les propos litigieux

40.  La Cour note que le requérant siégeait au conseil municipal du Broc à titre d’élu. Il faisait partie de la majorité municipale et était membre de la commission des finances et des appels d’offre. En cette qualité, il était en charge du suivi d’une opération de sécurisation et d’aménagement du domaine public de la route de la Clave située sur cette commune. Le requérant avait donc un rôle de « vigie » et d’alerte de la population notamment dans le domaine spécifique des marchés publics dont il était en charge. Or, précieuse pour chacun, la liberté d’expression l’est tout particulièrement pour un élu du peuple ; il représente ses électeurs, signale leurs préoccupations et défend leurs intérêts. Partant, des ingérences dans la liberté d’expression d’un élu du peuple, tel le requérant, commandent à la Cour de se livrer à un contrôle des plus stricts (Jerusalem, précité § 36).

41.  Concernant les personnes visées par les propos litigieux, il s’agissait du maire de la commune et de sa première adjointe. Ces derniers étaient visés es qualité par les propos du requérant. La Cour relève d’ailleurs que le requérant a été condamné pour des faits qualifiés de diffamation publique envers un citoyen chargé d’un service ou d’un mandat public, et non pour diffamation envers un particulier. Or, les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un responsable politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par l’ensemble des citoyens ; il doit, par conséquent montrer une plus grande tolérance (De Lesquen du Plessis‑Casso, précité, § 39). En l’espèce, la Cour considère que le maire et la première adjointe de cette commune, critiqués pour des actes effectués dans le cadre de leurs fonctions électives, se devaient de faire preuve d’un plus grand degré de tolérance à l’égard des critiques, même sévères, formulées par l’un des leurs, fut-il conseiller municipal appartenant à la même majorité qu’eux. De plus, M. T. et Mme P., présents lors de la réunion du conseil municipal, pouvaient répondre directement aux propos du requérant.

β)  La contribution à un débat d’intérêt général

42.  Concernant le cadre des propos litigieux, la Cour observe qu’ils ont été tenus, une première fois, lors d’une séance publique du conseil municipal, consacrée notamment à la conclusion d’un avenant à un marché public litigieux. Ces propos ont par la suite été réitérés dans un tract. Les déclarations du requérant visaient à mettre en lumière et à informer les électeurs d’irrégularités qui, selon lui, entachaient l’exécution et la passation de marchés publics dont il était en charge. Ces propos relevaient donc du cadre d’un débat d’intérêt général pour la collectivité, sur lequel le requérant avait le droit de communiquer des informations au public.

43.  La Cour a déjà relevé, s’agissant des déclarations litigieuses non couvertes par une quelconque immunité parlementaire et prononcées dans une instance pour le moins comparable au parlement, l’intérêt que présente, pour la société, la protection de la liberté d’expression des participants. Dans une démocratie, le parlement ou des organes comparables sont des tribunes indispensables au débat politique (Jerusalem, précité, § 40). S’il est vrai que les déclarations en l’espèce ont été prononcées lors d’une séance du conseil municipal d’une petite circonscription, il n’en reste pas moins qu’elles ont été faites par le requérant en sa qualité d’élu (voir point 40 ci-dessus). Or précieuse pour chacun, la liberté d’expression l’est tout particulièrement pour un élu du peuple (voir Karácsony, précité, § 40). Dans ces circonstances, une ingérence dans la liberté d’expression exercée dans le cadre de ces organes ne saurait également se justifier que par des motifs impérieux (voir mutatis mutandis, Jerusalem, idem).

γ)  La nature des propos litigieux et leur base factuelle

44.  Il ressort de la lecture de l’article de presse rapportant les échanges au cours du conseil municipal concerné que les paroles du requérant constituaient une appréciation, particulièrement critique et portée sur le ton de l’invective, sur l’attitude du maire et de sa première adjointe dans le cadre de l’exécution d’un contrat public spécifique. La Cour considère que les propos du requérant constituent des invectives politiques que les élus politiques s’autorisent lors des débats, lesquels peuvent être parfois assez vifs lors des séances de conseils municipaux (De Lesquen du Plessis‑Casso, précité, §§ 40 et 48). Le tract distribué par le requérant s’inscrivait dans le cadre de cette même controverse de politique municipale.

45.  La Cour observe que, tant le requérant que le Gouvernement, estiment que les déclarations incriminées dans la présente affaire constituent des jugements de valeur plutôt que des déclarations de fait. Elles reflètent des assertions objectives sur des questions d’intérêt public par un élu du conseil municipal (Jerusalem, précité § 44).

46.  Reste à savoir, en tout état de cause, si la base factuelle de ces jugements de valeur était suffisante. À cet égard, la Cour note que le requérant avait signifié une offre de preuve de la véracité des faits imputés au maire et à son adjointe, mais qu’il a été déchu par les juridictions internes du droit de faire la preuve de la vérité des faits poursuivis pour des motifs procéduraux liés à son élection de domicile (paragraphe 19 ci-dessus).

47.  Or, la Cour observe que le requérant, en charge du suivi d’un marché public relatif à la sécurisation d’une route et par ailleurs maître de conférence en géotechnique, a porté à la connaissance du préfet et de la chambre régionale des comptes des faits qu’il considérait comme constituant des infractions à la législation sur les marchés publics et mettant en danger la sécurité des usagers de la route de la Clave. La Cour relève que le préfet des Alpes Maritimes a saisi le procureur de la République aux fins de voir diligenter une enquête sur les faits dénoncés par le requérant dans son courrier du 29 août 2009. Ces éléments ont été jugés suffisamment sérieux et étayés par le procureur de la République de Grasse pour que, d’une part, une enquête préliminaire soit confiée à la section financière de la brigade de recherche de Nice puis, d’autre part, un complément de diligences soit ordonné le 29 novembre 2010. Les informations transmises étaient donc suffisamment précises pour permettre à la justice d’enquêter sur les faits que le requérant dénonçait.

48.  La Cour note par ailleurs que, alors même que le maire était informé d’un classement sans suite le 6 décembre 2010, tel n’a pas été le cas du requérant qui, postérieurement à cette date, a été destinataire de plusieurs courriers du ministère public l’informant soit que l’enquête était toujours en cours, soit que la procédure était en attente d’une décision du substitut du procureur.

49.  La Cour souligne que c’est en sa qualité d’élu que le requérant était en charge du dossier en débat. Elle observe, en outre, que ses compétences professionnelles lui permettaient d’en apprécier les aspects techniques. Elle considère qu’il accomplissait son mandat en alertant les autres membres du conseil municipal, les citoyens de sa commune et le préfet de ce qu’il pensait être des irrégularités affectant un marché public relatif à la sécurisation d’une route et pouvant avoir des conséquences non seulement sur le budget de la commune mais également sur la sécurité de ses concitoyens. Enfin, si les propos ont été tenus sur le ton de l’invective, ils étaient fondés sur une base factuelle suffisante.

δ)  La nature de la sanction infligée au requérant

50.  Enfin, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont des éléments à prendre en considération lorsque l’on évalue la proportionnalité de l’ingérence. En l’espèce, le requérant a été condamné à une amende de mille EUR, ainsi qu’à payer des dommages-intérêts d’un montant de un EUR. Or, même lorsque la sanction est la plus modérée possible, à l’instar d’une condamnation accompagnée d’une dispense de peine sur le plan pénal et à ne payer qu’un « euro symbolique » au titre des dommages-intérêts, elle n’en constitue pas moins une sanction pénale qui peut avoir un effet dissuasif quant à l’exercice de la liberté d’expression, lequel doit être pris en compte pour apprécier la proportionnalité de l’ingérence (Morice, précité, § 176). Le prononcé même d’une condamnation pénale est l’une des formes les plus graves d’ingérence dans le droit à la liberté d’expression, eu égard à l’existence d’autres moyens d’intervention et de réfutation, notamment par les voies de droit civiles. Pour cette raison, la Cour a invité à plusieurs reprises les autorités internes à faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale (Morice, précité, §§  127 et 176).

51.  A la lumière de ce qui précède, la Cour estime qu’un juste équilibre n’a pas été ménagé, dans les circonstances de l’espèce, entre la nécessité de protéger le droit du requérant à la liberté d’expression et celle de protéger les droits et la réputation des plaignants. Les motifs fournis par les juridictions nationales pour justifier la condamnation du requérant ne pouvaient passer pour pertinents et suffisants, et ils ne correspondaient à aucun besoin social impérieux. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

52.  Le requérant allègue également une violation de l’article 6 de la Convention du fait du refus des juridictions internes, dans le cadre de la procédure relative à la diffamation publique, d’examiner son offre de preuve de la véracité des faits qu’il entendait dénoncer, de leur refus de surseoir à statuer dans l’attente de l’issue de l’enquête sur ces faits et d’un manque de motivation de sa condamnation.

53.  Eu égard aux éléments figurant aux paragraphes 46-47 et 51 ci‑dessus et à la constatation de violation de l’article 10 de la Convention, la Cour estime qu’elle a examiné les principales questions juridiques soulevées par la présente requête et qu’il n’y a pas lieu de statuer séparément sur les autres griefs (Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 156, CEDH 2014).

III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

54.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

55.  Le requérant réclame 20 000 EUR au titre du préjudice moral résultant de l’inscription de la condamnation pénale à son casier judiciaire et de la publicité effectuée de celle-ci, ainsi que 1 070 EUR au titre du préjudice matériel qu’il aurait subi du fait du paiement de l’intégralité des sommes auxquelles il a été condamné par les juridictions internes.

56.  Sur le préjudice moral, le Gouvernement considère que la demande est manifestement excessive et qu’elle n’est ni étayée, ni accompagnée de justificatifs. Il estime qu’un constat de violation constituerait, en soi, une satisfaction équitable suffisante au titre du dommage moral subi par le requérant. Sur le préjudice matériel, le Gouvernement ne s’oppose pas au remboursement de la somme de 1 070 EUR.

57.  Le requérant ayant fait la preuve des paiements dont il demande l’indemnisation, la Cour lui alloue, dans ces circonstances, 1 070 EUR au titre du préjudice matériel.

58.  La Cour estime par ailleurs que le requérant a subi un préjudice moral certain du fait de sa condamnation pénale et, statuant en équité, considère qu’il y a lieu de lui octroyer 5 000 EUR à ce titre.

B.  Frais et dépens

59.  Le requérant demande également 17 505 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes, ainsi que pour ceux engagés devant la Cour.

60.  Le Gouvernement propose la somme totale de 9 613,92 EUR, considérant que seuls ces frais et dépens sont établis dans leur réalité par le requérant.

61.  Compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable une somme de 11 000 EUR tous frais confondus et l’accorde au requérant.

C.  Intérêts moratoires

62.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.  Déclare le grief tiré de l’article 10 recevable ;

2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner la recevabilité et le bien fondé des griefs tirés de l’article 6 de la Convention ;

4.  Dit

a)  que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i.  1 070 EUR (mille soixante-dix euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel ;

ii.  5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

iii.  11 000 EUR (onze mille euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 septembre 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Milan BlaškoAngelika Nußberger
Greffier adjointPrésidente

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Textes cités dans la décision

  1. Loi du 29 juillet 1881
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CEDH, Cour (cinquième section), AFFAIRE LACROIX c. FRANCE, 7 septembre 2017, 41519/12