CEDH, Cour (cinquième section), AFFAIRE ILGAR MAMMADOV c. AZERBAÏDJAN (N° 2), 16 novembre 2017, 919/15

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CEDH · 6 mars 2018

Communiqué de presse sur les affaires 31454/12, 77850/12, 33751/05, 35082/13, 63216/13, 31766/15, 35428/15, 50645/16, 65815/10, 60873/09, …

 

CEDH · 16 novembre 2017

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CEDH · 16 novembre 2017

Communiqué de presse sur les affaires 919/15 et 15172/13

 
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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Cinquième Section), 16 nov. 2017, n° 919/15
Numéro(s) : 919/15
Type de document : Arrêt
Niveau d’importance : Importance faible
Opinion(s) séparée(s) : Oui
Conclusions : Violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure pénale ; Article 6-1 - Procès équitable)
Identifiant HUDOC : 001-179034
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2017:1116JUD000091915
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Sur les parties

Texte intégral

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE ILGAR MAMMADOV c. AZERBAÏDJAN (No 2)

(Requête no 919/15)

ARRÊT

STRASBOURG

16 novembre 2017

DÉFINITIF

05/03/2018

Cet arrêt est devenu définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Isabelle Berro-Lefèvre, présidente,

Elisabeth Steiner,

Khanlar Hajiyev,

Mirjana Lazarova Trajkovska,

Erik Møse,

Ksenija Turković,

Dmitry Dedov, juges,

et de Søren Nielsen, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 avril 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (nº 15172/13) dirigée contre la République d’Azerbaïdjan et dont un ressortissant de cet État, M. Ilgar Eldar oglu Mammadov (İlqar Eldar oğlu Məmmədov – le « requérant »), a saisi la Cour le 25 février 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant est représenté par Me F.A. Agayev, avocat à Bakou. Le gouvernement azerbaïdjanais (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Ç. Asgarov.

3.  Dans sa requête, M. Mammadov alléguait notamment que la procédure pénale menée à son encontre avait été entachée de nombreux vices, en quoi il voyait une violation de son droit à un procès équitable, au sens de l’article 6 de la Convention, et de plusieurs autres droits garantis par la Convention.

4.  Le 20 septembre 2016, les griefs tirés des articles 6, 13, 14, 17 et 18 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5.  Le requérant est né en 1970 ; il purge actuellement une peine d’emprisonnement.

6.  Il a travaillé pendant plusieurs années dans diverses organisations politiques et organisations non gouvernementales locales et internationales. En 2009, il cofonda une organisation politique appelée Mouvement civique pour une alternative républicaine (Respublikaçı Alternativ Hərəkatı ; le « REAL »), qui avait au départ pour objectif de s’opposer aux projets de modification de la Constitution, notamment à celui qui envisageait de supprimer les limitations à la réélection du président, sur lesquels la population devait se prononcer dans le cadre du référendum constitutionnel du 18 mars 2009. En 2012, il fut élu à la présidence du REAL. Dans cette fonction, il exprima des opinions opposées au gouvernement en place (pour plus de précisions, voir l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan, no 15172/13, §§ 6 et 7, 22 mai 2014). D’après le requérant, le REAL devint rapidement l’une des principales forces politiques d’opposition au gouvernement en place. En 2014, ce mouvement annonça ainsi qu’il mettait en marche la procédure au terme de laquelle il devait devenir un parti politique.

7.  Alors que le requérant avait l’intention de se porter candidat aux élections présidentielles de novembre 2013, il en fut empêché par les événements à l’origine de la présente affaire, qui amenèrent les autorités électorales à rejeter sa désignation en tant que candidat (pour plus de précisions, voir Ilgar Mammadov, précité, §§ 8 et 62-67). Au cours des événements susmentionnés, il tenta également, sans succès, de s’enregistrer en tant que candidat aux nouvelles élections législatives qui se tinrent dans la circonscription no 90 d’Agdash en juin 2016.

8.  Après l’arrestation du requérant décrite ci-dessous, M. Rasul Jafarov, également membre du comité du REAL, fut arrêté sur la base d’accusations d’exploitation d’entreprise illégale, de fraude fiscale et d’abus de pouvoir (pour plus de précisions, voir Rasul Jafarov c. Azerbaïdjan, no 69981/14, 17 mars 2016). D’après le requérant, quatre autres membres actuels ou anciens membres du comité du REAL furent contraints de quitter le pays à cause de « pressions du gouvernement ».

9.  Dans la procédure pénale décrite ci-dessous, l’un des coaccusés du requérant était M. Tofig Yagublu, vice-président du parti Musavat, qui travaillait également en qualité de chroniqueur pour le journal Yeni Musavat (Yagublu c. Azerbaïdjan, no 31709/13, 5 novembre 2015). En vertu d’un décret présidentiel de grâce du 17 mars 2016, M. Yagublu fut dispensé de purger le restant de sa peine d’emprisonnement.

A.  Les événements survenus à Ismayilli les 23 et 24 janvier 2013 et la visite faite par le requérant à Ismayilli le 24 janvier 2013

10.  Les circonstances des événements d’Ismayilli et de la visite du requérant à Ismayilli sont décrites comme suit dans l’arrêt Ilgar Mammadov (précité, §§ 9-12) :

« B.  Les événements survenus à Ismayilli en janvier 2013

9.  Le 23 janvier 2013, des émeutes éclatèrent dans la ville d’Ismayilli, au nord-ouest de Bakou. D’après les comptes rendus dans les médias, reprenant les propos d’habitants de la ville, ces émeutes furent déclenchées par un incident impliquant V.A., le fils du ministre du Travail et de la Protection sociale et neveu du directeur de l’Autorité exécutive du district d’Ismayilli (« AEDI »). Il fut rapporté qu’après avoir été impliqué dans un accident de la circulation, V.A. avait insulté et agressé physiquement les occupants de l’autre véhicule, qui habitaient à proximité. Lorsqu’ils apprirent l’incident, plusieurs centaines (voire milliers) d’habitants de la ville descendirent dans les rues et détruisirent des établissements commerciaux (dont l’hôtel Chirag) et d’autres immeubles d’Ismayilli qui étaient réputés appartenir à la famille de V.A.

10.  Le 24 janvier 2013, le ministère de l’Intérieur et le parquet général publièrent un communiqué de presse commun, dans lequel la responsabilité des émeutes était attribuée à E.S., un directeur de l’hôtel, et [El.M.], un membre de sa famille, qui étaient prétendument ivres et qui, aux termes du communiqué, avaient commis des actes de vandalisme en endommageant des biens d’habitants de la ville et en incitant les habitants à se livrer à des émeutes.

11.  Entre-temps, [N.A.], le directeur de l’AEDI et oncle de V.A., avait démenti publiquement que l’hôtel Chirag appartînt à sa famille.

C.  Le rôle du requérant dans les événements d’Ismayilli

12.  Le 24 janvier 2013, le requérant se rendit à Ismayilli pour mieux comprendre les événements susdécrits. Le 25 janvier 2013, il décrivit ses impressions sur son blog. L’article intégral était rédigé comme suit :

« Hier après-midi, j’ai passé un peu plus de deux heures à Ismayilli avec [un autre membre] de notre mouvement [REAL] et notre coordinateur des médias (...) Tout d’abord, voici [en résumé] ce que j’ai écrit sur Facebook avec mon portable pendant ce temps :

– Nous sommes arrivés dans la ville.

– Un grand nombre de policiers sont déployés et leur présence ne cesse de se renforcer. Les manifestants se rassemblent toutes les heures ou toutes les deux heures pour prononcer des discours. Nous nous trouvons devant le siège de l’Autorité exécutive [du district d’Ismayilli]. Il y a environ 500 policiers dans le secteur.

– La cause des événements est la tension générale provoquée par la corruption et l’insolence des [responsables publics]. En résumé, les citoyens en ont assez. Nous discutons avec les habitants de la ville.

– Les Russes [ethniques] du village d’Ivanovka aussi en ont marre ; ils ont essayé de gagner [Ismayilli] pour soutenir la manifestation, mais la route était barrée et on les a forcés à faire demi-tour.

– Tout le monde se prépare pour la nuit.

– Nous quittons Ismayilli pour retourner à Bakou. La situation est limpide à nos yeux. Quba a été le premier pas. Ismayilli est le deuxième. Au troisième, les choses sérieuses vont commencer.

Nous sommes rentrés après avoir analysé tous les tenants et aboutissants de la situation à Ismayilli. J’ai écrit que des affrontements auraient à nouveau lieu le soir lorsque j’ai publié [sur Facebook] que « tout le monde se prépare pour la nuit ». Sur place, la foule clamait : « On va leur flanquer une raclée ce soir, on s’est ravitaillés » (autrement dit, les participants avaient acheté le combustible pour les cocktails Molotov). Les citoyens sont en colère. Certains ne souhaitent pas se mêler de ce genre de choses et ont peur, mais ceux qui n’ont pas peur sont au bout du rouleau et continueront à manifester cette nuit. Ce n’est plus une situation politique dans laquelle on peut garder l’essentiel et tenter de changer certaines choses ; c’est déjà une situation de crise chaotique, qui nécessite que l’État adopte des mesures de conciliation pour la surmonter.

Il ne faut ni se leurrer, ni prétendre tromper nos interlocuteurs. Les événements d’Ismayilli n’étaient pas et ne sont pas une manifestation pacifique organisée dans le calme. Il s’agit d’une protestation extrêmement violente, mais juste, et la responsabilité en incombe à Ilham Aliyev.

Comme dans tout mouvement révolutionnaire, l’initiative politique demeure dans un premier temps entre les mains du président mais, par son immobilisme, celui-ci perd progressivement ce pouvoir d’initiative. Lorsque [les dirigeants de ce type] commencent à réagir à la situation, il est généralement trop tard et leur intervention est dénuée d’effet. Moubarak, le shah d’Iran et tous les autres ont périclité de cette manière. »

11.  Le 24 janvier 2013, la veille donc de la publication de l’article précité sur son blog, le requérant, qui regagnait Bakou en voiture, accorda entre 17 h 41 et 17 h 46 une interview en direct par téléphone à la radio Azadliq. Il y déclara notamment ce qui suit (selon la citation incluse dans les décisions des juridictions nationales) :

« Nous avons le sentiment qu’après les événements de Quba, c’est l’avertissement le plus sérieux adressé au pouvoir azerbaïdjanais pour lui signifier que l’État ne peut plus être dirigé de cette façon. Nous avons vu beaucoup de policiers. Et nous avons aussi vu pas moins de 500 membres de différentes forces, la police et les forces de sécurité intérieure, devant [le bâtiment de l’AEDI]. Les gens discutaient par petits groupes et, de temps à autre, des petits groupes se réunissaient et scandaient des slogans, par exemple. Leur principale revendication était que [le directeur de l’AEDI] présente ses excuses pour les événements survenus. Ce serait en effet un membre de sa famille qui serait à l’origine de l’incident initial [à l’origine des émeutes]. Mais les représentants du gouvernement estiment que l’État n’est pas responsable [des événements en question]. Ensuite, nous avons parlé à de nombreuses personnes parmi la population locale. Toutes étaient mécontentes, et la principale raison en était bien entendu les événements de la nuit dernière, c’est-à-dire apparemment l’accident de la route [qui a déclenché les émeutes]. En réalité, toutefois, l’incident prend ses racines dans de graves problèmes économiques et sociaux. Une poignée de familles, de petits groupes, contrôlent l’ensemble de l’économie dans la région tout entière, ils sont tous parents les uns avec les autres, il n’est absolument pas question de concurrence, simplement d’économie. Les infrastructures sociales sont inexistantes, les citoyens attendent constamment leurs prochaines allocations. Alors, les sujets d’insatisfaction sont nombreux. De simples citoyens racontent par exemple que, quand un fourgon bancaire amène l’argent liquide pour le paiement des pensions [dans la région], l’argent est placé dans les distributeurs automatiques et il ne peut être retiré qu’une semaine plus tard. Les gens pensent que cet argent est investi pour produire des intérêts pendant cette semaine et que les responsables de la manœuvre empochent un bénéfice sur les intérêts récoltés à partir du financement social de toute la région. »

12.  Les circonstances ultérieures sont décrites comme suit dans l’arrêt Ilgar Mammadov (précité, §§ 13-15) :

« 13.  Le 28 janvier 2013, le requérant publia sur son blog davantage d’informations sur les événements, en y insérant des extraits des sites web officiels du ministère de la Culture et du Tourisme et du ministère de la Fiscalité et en publiant des captures d’écran de ces sites. En particulier, il fit remarquer que, d’après ces sources et des informations publiées sur le compte Facebook de V.A., l’hôtel Chirag appartenait bel et bien à V.A. Cette annonce contredisait directement le démenti antérieur du directeur de l’AEDI. Les informations citées par le requérant furent supprimées des sites gouvernementaux précités et de la page Facebook de V.A. dans l’heure qui suivit la publication de l’article du requérant sur son blog. Cet article fut toutefois lui-même abondamment commenté dans les médias.

14.  Le 29 janvier 2013, le parquet général et le ministère de l’Intérieur publièrent un nouveau communiqué de presse commun sur les événements survenus à Ismayilli. Il y était indiqué que dix personnes avaient été inculpées d’infractions pénales dans le cadre des événements du 23 janvier 2013 et placées en détention dans l’attente de leur procès. De plus, 52 personnes avaient été arrêtées dans le cadre de leur participation à des « actes constitutifs d’une atteinte grave à l’ordre public » et, parmi elles, certaines avaient été reconnues coupables d’« infractions administratives » et condamnées à une « détention administrative » de quelques jours ou à une amende, tandis que d’autres avaient été relâchées. Le communiqué de presse ajoutait que « des informations biaisées et partiales ont récemment été diffusées délibérément, donnant une image erronée de la nature réelle des événements en question, qui étaient le fruit de vandalisme », y compris des informations évoquant un grand nombre de personnes blessées et la disparition d’une personne. Il démentait ces informations, précisant que quatre blessés seulement avaient été admis à l’hôpital régional et que personne n’avait disparu. Il contenait par ailleurs, entre autres, l’affirmation suivante :

« À la lumière des enquêtes diligentées, il a été établi que le 24 janvier 2013, Tofig Yagublu, vice-président du parti Musavat, et Ilgar Mammadov, coprésident du mouvement REAL, se sont rendus à Ismayilli et ont lancé des appels aux habitants de la ville dans un but de déstabilisation sociale et politique, les incitant notamment à résister à la police, à ne pas obéir aux agents de la force publique et à bloquer les routes. Leurs actes illégaux, fomentés pour enflammer la situation dans le pays, feront l’objet d’une enquête détaillée et approfondie et d’un examen judiciaire. »

15.  Le 30 janvier 2013, le requérant commenta ce communiqué de presse sur son blog, affirmant que le gouvernement avait pris une décision destinée à le « punir » et à l’« effrayer » et que plusieurs motifs l’expliquaient : premièrement, l’article publié par le requérant sur son blog le 28 janvier 2013, qui aurait révélé des faits embarrassants pour le gouvernement ; deuxièmement, le fait que le REAL avait suscité un débat public sur les amendements législatifs de juin 2012 visant à faire en sorte que les informations sur les actionnaires des entreprises restent secrètes, mettant ainsi en place « un environnement plus clandestin pour voler l’argent du pétrole » ; troisièmement, les critiques exprimées antérieurement par le requérant à l’égard de l’Assemblée nationale, qu’il avait comparée à un « zoo » après l’adoption de textes qui imposaient des « limitations strictes à la liberté de réunion » en « instaurant des sanctions pécuniaires injustifiables pour la participation à une manifestation non autorisée » ; et, enfin, la « montée en puissance rapide » du mouvement REAL à l’approche de l’élection présidentielle, ce mouvement devenant ainsi un « obstacle sérieux aux yeux des acteurs [politiques] traditionnels » et menaçant de « perturber le déroulement du simulacre d’élection reproduit d’année en année ».

B.  Les accusations pénales dirigées contre le requérant, son placement en détention provisoire et l’instruction préliminaire

13.  Le 4 février 2013, le parquet général accusa le requérant d’infractions réprimées par les articles 233 (organisation d’actions entraînant un trouble à l’ordre public ou participation active à de telles actions) et 315.2 (résistance à agents publics ou violences contre agents publics constitutives de menaces pour la vie ou l’intégrité physique des intéressés) du code pénal à raison de son implication alléguée dans des émeutes survenues dans la ville d’Ismayilli le 24 janvier 2013. Le 30 avril 2013, le requérant fut inculpé au titre des articles 220.1 (organisation de troubles de grande ampleur) et 315.2 du code pénal, ces charges remplaçant les chefs d’accusation initiaux.

14.  Le requérant, Tofig Yagublu et deux autres accusés, E.I. et M.A., qui étaient inculpés exclusivement en rapport avec les événements du 24 janvier 2013 (paragraphe 20 b) et c) ci-dessous), furent mis en cause en qualité d’accusés dans la procédure pénale qui avait été ouverte au sujet des événements du 23 janvier 2013.

15.  Les actes spécifiques attribués au requérant étaient décrits comme suit :

« Le 24 janvier 2013, à partir d’environ 15 heures, Ilgar Eldar oglu Mammadov

profitant du fait que le 23 janvier 2013 à partir d’environ 21 h 30, un groupe de personnes avait, dans la ville d’Ismayilli, commis des actes de vandalisme caractérisé générateurs d’un grave trouble à l’ordre public, délibérément brûlé, d’une manière dangereuse pour le public, des biens appartenant à différentes personnes [dont] l’hôtel Chirag, quatre voitures, cinq motocyclettes et scooters et un bâtiment annexe situé dans le jardin d’une maison d’habitation privée, et commis des actes de violence à l’encontre d’agents publics ;

considérant, selon un raisonnement erroné, que [les événements précités] constituaient une « rébellion » ;

souhaitant que les actes précités se multiplient et acquièrent un caractère permanent afin de créer une tension artificielle et d’ébranler la stabilité sociale et politique du pays ;

alors qu’il résidait à Bakou, se rendit à Ismayilli et, accompagné de Tofig Rashid oglu Yagublu et avec la participation active d’autres individus, [commit les actes suivants :]

il organisa, en tant que participant actif, des actes à l’origine d’un grave trouble à l’ordre public en ce qu’il incita de façon ouverte et répétée les habitants de la ville [E.I.], [M.A.] et d’autres, qui s’étaient rassemblés sur la place située à proximité du bâtiment administratif du Département régional de l’éducation, sis rue Nariman Narimanov, en face du siège administratif de [l’AEDI], [à faire ce qui suit :]

[i] s’installer en masse devant le bâtiment de [l’AEDI], qui est l’organisme compétent exerçant le pouvoir exécutif de la République d’Azerbaïdjan et, ce faisant, entraver la circulation automobile et les déplacements des piétons ; [ii] désobéir aux appels licites à la dispersion émis par les fonctionnaires du gouvernement qui souhaitaient faire cesser leur comportement illégal ; [iii] résister aux agents de police en uniforme protégeant l’ordre public en se livrant à des actes violents mettant en danger la vie et l’intégrité physique [des policiers] au moyen de divers objets ; [iv] perturber le bon fonctionnement de [l’AEDI], des entreprises et des organismes publics ainsi que des infrastructures de restauration publique, de commerce et de services publics en refusant, pendant une durée prolongée, de quitter les zones dans lesquelles les actes entraînant un grave trouble à l’ordre public étaient commis ; et [v] immobiliser la circulation automobile en bloquant l’avenue centrale et la rue Nariman Narimanov ; et

il parvint finalement à faire en sorte qu’aux environs de 17 heures le même jour, dans la ville d’Ismayilli, un groupe de personnes composé de [E.I.], [M.A.] et d’autres se déplaçât en masse de la place précitée en direction du bâtiment administratif de [l’AEDI] et lançât des pierres sur des agents des organismes compétents du ministère de l’Intérieur qui s’employaient à empêcher [cette marche] conformément aux prescriptions de la loi.

Par ces actes, Ilgar Eldar oglu Mammadov a commis les infractions pénales visées aux articles 233 [remplacé ultérieurement par l’article 220.1] et 315.2 du code pénal de la République d’Azerbaïdjan. »

16.  Les circonstances relatives à la détention provisoire du requérant et à l’instruction préliminaire sont décrites en détail dans l’arrêt Ilgar Mammadov (précité, §§ 16-55).

17.  Dans cet arrêt, la Cour a constaté que, au mépris des dispositions de l’article 5 § 1 c) de la Convention, le requérant avait été privé de sa liberté avant le procès alors qu’il n’y avait pas de « raisons plausibles » de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale (ibidem, §§ 87-101), que contrairement aux exigences de l’article 5 § 4 de la Convention il n’avait pas bénéficié d’un contrôle judiciaire approprié de la légalité de sa détention (ibidem, §§ 111-119), que le droit à la présomption d’innocence que lui garantissait l’article 6 § 2 de la Convention avait été violé à raison de déclarations préjudiciables faites par les autorités de poursuite avant que sa culpabilité eût été légalement établie (ibidem, §§ 125-128), et que, en violation de l’article 18 de la Convention combiné avec l’article 5, sa liberté avait été restreinte dans un but autre que de le conduire devant l’autorité judiciaire compétente sur la base de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction (ibidem, §§ 137-144).

C.  Le procès

18.  Une fois l’enquête préliminaire terminée, l’affaire du requérant fut renvoyée en jugement devant le tribunal des infractions graves de Shaki. Le requérant devait être jugé, en même temps que 17 autres personnes, en rapport avec les événements d’Ismayilli.

19.  Il apparaît que l’acte d’accusation formel du requérant adressé par le parquet au tribunal répétait pour l’essentiel les accusations qui avaient été formulées initialement à l’encontre de l’intéressé (paragraphe 15 ci-dessus). Il ajoutait toutefois qu’à la suite des actes constitutifs de troubles de grande ampleur qui avaient été commis le 24 janvier 2013 aux alentours de 17 heures, six policiers nommément désignés avaient été la cible de violences qui avaient mis leur vie et leur intégrité physique en danger (paragraphe 48 ci-dessous).

20.  Des 17 autres prévenus,

a)  14 étaient accusés d’avoir participé aux émeutes du 23 janvier 2013 (comprenant des faits de troubles à l’ordre public, l’incendie de biens privés et des actes de violence à l’encontre d’agents publics). On leur reprochait des infractions réprimées par les articles 186.2.1, 186.2.2, 220.1 et 315.2 du code pénal ;

b)  un prévenu, M. Tofig Yagublu, également opposant politique, était accusé, à l’instar du requérant, d’avoir « organisé » des troubles publics le 24 janvier 2013 et d’y avoir participé activement en incitant les habitants de la ville à commettre des actes contraires à l’ordre public et des actes de violence. Comme au requérant, on lui reprochait d’avoir enfreint les articles 220.1 et 315.2 du code pénal ; et

c)  deux prévenus, E.I. et M.A., étaient accusés d’avoir participé, avec le requérant et Tofig Yagublu, à la poursuite des émeutes du 24 janvier 2013 (comprenant des faits de troubles à l’ordre public et des actes de violence à l’encontre d’agents publics). À eux aussi on leur reprochait d’avoir enfreint les articles 220.1 et 315.2 du code pénal.

1.  Requêtes soumises par la défense à l’audience préliminaire

21.  Le 4 novembre 2013, le tribunal des infractions graves de Shaki tint une audience préliminaire, durant laquelle il examina une série de requêtes soumises par le requérant et les autres accusés.

22.  En particulier, le requérant avait demandé à cette juridiction, premièrement, de tenir ses audiences dans une salle plus grande pouvant accueillir des représentants des médias et, deuxièmement, d’autoriser l’enregistrement audio et vidéo des audiences. Le tribunal rejeta la première requête, faisant remarquer qu’aucun représentant d’un quelconque média n’avait demandé à assister aux audiences. Il rejeta également la deuxième requête, considérant que les victimes des infractions pénales participant à l’audience préliminaire s’étaient opposées à la possibilité d’être enregistrées pendant le procès.

23.  Après une suspension de l’audience préliminaire, la défense déposa une objection à la composition du tribunal, au motif qu’il avait rejeté les deux requêtes précédentes. Le tribunal refusa d’examiner cette objection, estimant qu’elle était infondée et destinée à retarder le procès. Il nota à ce sujet que la majeure partie du texte de l’objection avait été imprimée préalablement à l’audience, ce qui témoignait selon lui de l’intention de la défense de contester la composition du tribunal quel qu’eût été le déroulement de l’audience.

24.  La défense demanda ensuite au tribunal :

a)  de mettre fin à la détention du requérant, conformément à l’article 5 de la Convention et à plusieurs dispositions du droit national ;

b)  d’abandonner la procédure contre le requérant en raison de l’absence de corpus delicti et au motif que les accusations à son encontre étaient fausses ; et

c)  de déclarer irrecevables les preuves contre le requérant obtenues préalablement au procès, notamment les déclarations d’un certain nombre de témoins à charge (parmi lesquelles celles mentionnées aux paragraphes 48 et 52-56 ci-dessous), au motif qu’elles avaient été obtenues de façon illégale, et de pareillement déclarer irrecevables les lettres du commissariat régional d’Ismayilli et du ministère de la Sécurité nationale (paragraphe 73 ci-dessous), au motif qu’elles contenaient des informations qui n’avaient pas été vérifiées de façon indépendante par l’accusation.

25.  Par une décision avant dire droit du 5 novembre 2013, rendue après l’audience préliminaire, le tribunal des infractions graves de Shaki décida de rejeter les demandes de la défense au motif qu’elles n’étaient pas fondées et de « maintenir inchangée » la mesure préventive de détention provisoire.

2.  Preuves examinées lors du procès

26.  Le procès s’étendit sur une trentaine d’audiences. Durant ces audiences, le tribunal des infractions graves de Shaki examina des preuves testimoniales ainsi que des enregistrements vidéo et d’autres éléments.

27.  Au moment où la requête fut communiquée au gouvernement défendeur, la Cour pria les parties de lui fournir, entre autres, « les procès-verbaux des audiences devant les juridictions de première instance et de recours, dans leurs parties concernant le requérant ». Le requérant ne détenait pas de copies des procès-verbaux des procès car seule leur consultation lui avait été autorisée. Le Gouvernement n’a pas transmis de copies intégrales des procès-verbaux des audiences de première instance dans leurs parties concernant le requérant et s’est limité à fournir une sélection restreinte de procès-verbaux de l’audience préliminaire et de procès-verbaux des audiences des 29 novembre et 29 décembre 2013 et du 13 janvier 2014, durant lesquelles la juridiction de première instance s’était penchée sur différentes questions de procédure. Les parties des procès-verbaux contenant les déclarations complètes des témoins et leur contre-interrogatoire n’ont pas été communiquées. Le Gouvernement a également transmis une sélection de procès-verbaux d’audiences des juridictions d’appel et de cassation.

28.  Les preuves examinées par le tribunal, telles que décrites dans son jugement, ainsi que, dans la mesure pertinente, dans l’acte d’accusation et dans les mémoires des parties, sont résumées succinctement ci-dessous.

a)  Déclarations des accusés

29.  Les déclarations des 14 prévenus accusés d’avoir participé aux événements du 23 janvier 2013 (paragraphe 20 a) ci-dessus) ne concernaient que les événements du 23 janvier 2013 et ne comprenaient aucune information pertinente sur les événements du 24 janvier 2013. Le tribunal examina à la fois les déclarations qu’ils avaient faites lors du procès et leurs déclarations antérieures au procès.

30.  Lorsqu’ils furent entendus lors du procès, treize des quatorze accusés précités plaidèrent non coupables et exprimèrent des déclarations différentes de celles faites avant le procès. Dix d’entre eux alléguèrent qu’ils avaient effectué leurs déclarations antérieures au procès sous la contrainte, sous la forme soit de pressions psychologiques, soit de mauvais traitements physiques. À la fin du procès, deux d’entre eux retirèrent leurs allégations de mauvais traitements en détention provisoire.

31.  L’un des quatorze accusés précités admit sa culpabilité et confirma ses déclarations antérieures au procès dans lesquelles il avait reconnu sa participation aux troubles à l’ordre public du 23 janvier 2013.

32.  E.I. et M.A., les prévenus accusés d’avoir participé à des affrontements avec la police dans la matinée (vers 10 h 30) et l’après-midi (vers 17 heures) du 24 janvier 2013 (prétendument sur incitation du requérant ; paragraphe 20 c) ci-dessus), ne citèrent ni le requérant ni Tofig Yagublu dans leurs déclarations.

33.  Lors du procès, E.I. plaida non coupable et allégua que les enquêteurs l’avaient battu et torturé au stade de l’enquête préliminaire dans le but d’obtenir une déclaration favorable à l’accusation. Il déclara que le matin du 24 janvier 2013 entre 10 heures et 11 heures environ, une foule d’une centaine de personnes s’était déplacée dans la direction du bâtiment de l’AEDI. La police avait selon lui utilisé du gaz lacrymogène et des balles de caoutchouc pour disperser la foule et, en réaction, les manifestants auraient jeté des pierres sur les agents de police. E.I. déclara en outre que dans l’après-midi du 24 janvier 2013, et plus précisément entre 16 heures et 17 heures, il ne se trouvait même pas dans la ville, mais avait assisté à un enterrement dans un village voisin. Plusieurs autres témoins firent des dépositions, dont certaines corroboraient sa version des faits (paragraphe 46 ci-dessous).

34.  Dans ses déclarations antérieures au procès, E.I. avait affirmé qu’il se trouvait dans la ville le 24 janvier 2013 après-midi et qu’il avait participé aux affrontements avec la police, mais il n’avait pas précisé l’heure exacte.

35.  Lors du procès, M.A. plaida non coupable et allégua que les enquêteurs l’avaient frappé durant la phase préalable au procès dans le but d’obtenir une déclaration favorable à l’accusation. De plus, les enquêteurs lui auraient réclamé un pot-de-vin d’un montant de 2 000 dollars des États‑Unis. S’agissant des événements du 24 janvier 2013, M.A. déclara qu’il se trouvait dans la ville entre 10 heures et 11 heures environ et qu’il y avait beaucoup de monde dans le centre-ville. Il ajouta que l’après-midi, il avait quitté Ismayilli pour se rendre dans une autre ville. D’après le requérant, M.A. avait demandé au tribunal, pour prouver cet état de fait, d’examiner les relevés des appels passés à partir de son téléphone portable durant l’après-midi du 24 janvier 2013 mais le tribunal s’y était refusé.

36.  Dans ses déclarations antérieures au procès, M.A. avait affirmé que, le 24 janvier 2013, il s’était joint à la foule des manifestants et avait jeté des pierres sur la police, mais il n’avait pas précisé l’heure exacte.

37.  Enfin, Tofig Yagublu et le requérant présentèrent les témoignages décrits ci-dessous.

38.  Lors du procès, Tofig Yagublu déclara qu’il était arrivé à Ismayilli le 24 janvier 2013 à 16 heures ou peu après 16 heures, accompagné des journalistes M.K. et Q.M. (paragraphes 61 et 64 ci-dessous) et d’un autre journaliste. Ils s’étaient garés près d’un bâtiment Unibank situé à proximité du bâtiment de l’AEDI. Ils avaient vu un grand nombre de policiers dans le quartier. De nombreux journalistes étaient également présents, attendant de pouvoir interroger le directeur de l’AEDI. Tofig Yagublu s’était entretenu avec ces journalistes pendant deux minutes. Il avait ensuite reçu un appel sur son téléphone portable et, pendant qu’il parlait au téléphone, il avait vu le requérant en compagnie d’un membre du REAL, N.C. (paragraphe 58 ci‑dessous). Il s’était interrompu cinq à dix secondes pour saluer rapidement le requérant. La situation dans le quartier était calme. Il était ensuite allé voir l’hôtel incendié, où il avait été interpellé par deux ou trois policiers, qui lui avaient demandé de les accompagner jusqu’à un poste de police. Au poste de police, il avait été conduit auprès de S.K., officier supérieur de police du commissariat régional d’Ismayilli (paragraphe 45 ci-dessous), qui l’avait interrogé sur les raisons de sa présence à Ismayilli. Un peu plus tard, il avait également été demandé à M.K., par téléphone, de se rendre au poste de police. Tous deux s’étaient vu enjoindre de quitter Ismayilli et de rapporter à Bakou que la situation sur place s’était apaisée. Ils avaient ensuite été autorisés à quitter le poste de police. D’après Tofig Yagublu, en dehors du temps qu’il avait passé au poste de police, il était resté environ dix minutes au total à Ismayilli et, pendant ce temps, il n’avait pas vu d’attroupements ni d’affrontements et il n’avait entendu personne crier de slogans. Il avait quitté Ismayilli aux alentours de 17 heures.

39.  Les déclarations faites par Tofig Yagublu lors du procès étaient légèrement différentes de celles qu’ils avaient faites auparavant. En particulier, dans ses déclarations antérieures au procès, Tofig Yagublu avait affirmé qu’il était arrivé à Ismayilli aux alentours de 15 heures, qu’une fois sur place il avait vu un petit groupe de huit à dix jeunes de la ville et qu’il les avait abordés et interrogés de façon très succincte sur les événements de la nuit précédente.

40.  Dans les déclarations qu’il fit lors du procès, le requérant prétendit que son arrestation reposait sur une motivation politique. Au sujet des événements en question, il affirma qu’après avoir entendu parler des événements du 23 janvier 2013 dans les nouvelles, il s’était rendu à Ismayilli en voiture le lendemain avec N.C. (paragraphe 58 ci-dessous). Les deux hommes étaient arrivés dans la région d’Ismayilli le 24 janvier 2013 aux environs de 15 h 30 et ils avaient atteint le centre-ville d’Ismayilli vers 16 heures. Sur leur chemin vers le centre-ville, ils s’étaient arrêtés de temps à autre pour parler aux habitants, sans descendre de la voiture, afin de recueillir des informations sur les événements qui s’étaient produits jusqu’alors. Une fois dans le centre-ville, ils s’étaient garés sur la place principale, où se trouvait un groupe de journalistes. Le requérant avait parlé aux journalistes, qui lui avaient dit que, même si la situation était calme à ce moment, il régnait une atmosphère tendue dans la ville. Il avait ensuite publié quelques commentaires sur sa page Facebook en continuant de se tenir à proximité des journalistes. À cet instant précis, il avait vu passer Tofig Yagublu, qui était en pleine conversation sur son téléphone portable. Les deux hommes s’étaient salués. Après cela, le requérant, N.C. et l’un des journalistes s’étaient rendus dans un salon de thé tout proche. Aucun rassemblement de manifestants et aucun affrontement violent n’avait eu lieu pendant qu’ils se trouvaient à Ismayilli. Après environ trente minutes passées dans le salon de thé, ils avaient quitté la ville. Sur le chemin du retour à Bakou, il avait accordé un entretien téléphonique à la radio Azadliq.

b)  Déclarations des victimes et des témoins

41.  Une centaine de témoins, dont une majorité à charge, furent entendus au procès. 23 d’entre eux avaient le statut de victimes d’infractions pénales et il s’agissait pour la plupart de policiers qui disaient avoir subi des blessures légères ou de propriétaires de biens endommagés ou détruits.

i.  Déclarations des témoins au sujet des événements du 23 janvier 2013

42.  La majorité des témoins et des victimes d’infractions pénales firent des déclarations qui concernaient exclusivement les événements du 23 janvier 2013. D’après ces déclarations, les habitants de la ville s’étaient livrés dans la soirée du 23 janvier 2013 à une émeute spontanée, déclenchée par le comportement violent du directeur de l’hôtel Chirag (E.S.) et de la personne qui l’accompagnait (El.M.), tous deux étant dans un état d’ébriété avancé, après un accident de la circulation dans lequel ils avaient été impliqués. E.S. et El.M. avaient à plusieurs reprises insulté et agressé physiquement le conducteur de l’autre véhicule et plusieurs habitants de la ville qui se trouvaient à proximité de l’accident. Il s’en était suivi une bagarre, dans laquelle E.S. et El.M. avaient été roués de coups et, à mesure que d’autres personnes s’étaient mêlées à la bagarre, les faits avaient fini par prendre les proportions d’une émeute. L’émeute s’était prolongée jusque tard dans la nuit, entraînant des blessures chez un certain nombre de personnes, parmi lesquelles plusieurs policiers, et la destruction de divers biens.

43.  Les victimes comprenaient le propriétaire, des employés et clients de l’hôtel et quelques passants qui avaient perdu des biens, ainsi qu’un certain nombre de policiers blessés. À titre d’exemple, l’une des victimes, V.Az., une serveuse employée par l’hôtel, déclara que certains de ses effets personnels avaient été détruits lors des événements du 23 janvier 2013.

ii.  Déclarations des témoins au sujet des événements du 24 janvier 2013

α)  Témoins n’ayant pas déclaré avoir vu personnellement le requérant

44.  Deux policiers déclarèrent que des troubles à l’ordre public s’étaient produits dans la matinée du 24 janvier 2013 (aux dires de l’un, entre environ 10 heures et 11 heures et, aux dires de l’autre, entre environ 11 heures et midi). Une foule s’était déplacée depuis le quartier proche du bâtiment administratif du Département régional de l’éducation en direction du bâtiment de l’AEDI, en lançant des pierres sur la police. L’un des deux policiers, E.A., déclara qu’entre environ 10 heures et 11 heures, il avait été blessé par une pierre qui l’avait heurté et avait immédiatement été emmené à l’hôpital.

45.  S.K., un officier supérieur de police du commissariat régional d’Ismayilli, fit une longue déclaration sur les événements du 23 janvier 2013. À propos de ce qui s’était passé le 24 janvier 2013, il affirma que Tofig Yagublu avait été placé en détention et lui avait été amené au poste de police et qu’il avait appris à ce moment que le requérant se trouvait également à Ismayilli, mais qu’il « s’était fondu dans la foule et avait disparu ». S.K. avait parlé à Tofig Yagublu pendant environ une demi-heure, puis celui-ci avait été relâché. D’après S.K., des épisodes d’agitation s’étaient succédé tout au long de la journée du 24 janvier 2013.

46.  Treize habitants d’Ismayilli ou de villages voisins effectuèrent des déclarations, pour la plupart extrêmement sommaires, fournissant différents types d’informations sur les événements du 24 janvier 2013. Aucune des déclarations de ces témoins ne concernait directement les accusations retenues contre le requérant ou Tofig Yagublu. Sept de ces personnes affirmèrent que l’après-midi du 24 janvier 2013, elles s’étaient rendues d’un des villages de la région d’Ismayilli à la ville d’Ismayilli dans le même bus qu’E.I. (paragraphe 33 ci-dessus) et qu’elles étaient arrivées à destination dans la soirée, à un moment où la ville était en proie à des agitations. Trois d’entre elles précisèrent qu’elles étaient arrivées dans la ville entre 17 heures et 18 heures, tandis que trois autres indiquèrent qu’elles étaient arrivées entre 19 heures et 20 heures ou quand « la nuit était déjà tombée ». Une personne ne donna pas d’indication sur l’heure d’arrivée.

β)  Policiers

47.  Dix policiers avaient indiqué dans leurs déclarations antérieures au procès qu’ils avaient vu le requérant le 24 janvier 2013. Certains d’entre eux avaient affirmé que des troubles s’étaient produits le 24 janvier 2013 entre environ 10 heures et 11 heures. Ils avaient en outre déclaré que, dans l’après‑midi du 24 janvier 2013 (d’après trois policiers vers 16 heures, d’après deux policiers vers 17 heures, et d’après quatre policiers entre 16 heures et 17 heures, le dernier n’ayant pas précisé l’heure exacte), ils avaient constaté qu’un attroupement se formait près du bâtiment du Département régional de l’éducation (seuls deux policiers avaient précisé la taille de l’attroupement, qui comptait 20 personnes d’après l’un et 200 personnes d’après l’autre). Ainsi que cela ressort des pièces du dossier, au moins trois de ces policiers avaient déclaré que les personnes attroupées s’étaient rendues dans la zone proche du Département régional de l’éducation en empruntant la « route de l’hôpital », ce qui correspond à l’appellation informelle par laquelle les habitants désignent la rue M.F. Akhundov. Les dix policiers avaient par ailleurs déclaré qu’ils avaient également vu parmi l’attroupement le requérant et Tofig Yagublu, qui incitaient les gens à commettre des actes illégaux en les exhortant à « bloquer la route, désobéir aux ordres, lancer des pierres, faire marche en direction du bâtiment de l’AEDI », et qu’après cela, la foule s’était dirigée vers ledit bâtiment et avait lancé des pierres sur les policiers.

48.  D’après leurs propres déclarations antérieures au procès (telles que résumées dans le jugement de la juridiction de première instance), six des policiers précités avaient été heurtés par des jets de pierre provenant de la foule dans l’après-midi du 24 janvier 2013. Tous les six furent reconnus en tant que « victimes d’infractions ». Deux d’entre eux avaient déclaré qu’ils n’avaient pas subi de blessures parce qu’ils portaient des manteaux d’hiver épais, tandis que les autres avaient affirmé qu’ils n’avaient subi que des blessures légères ou n’avaient fait état d’aucune blessure. L’un d’entre eux était le policier qui revint ultérieurement sur ses déclarations antérieures au procès (paragraphe 49 ci-dessous), notamment sur l’allégation selon laquelle il avait été touché par une pierre. Aucun dossier médical ou autre élément de preuve ne fut soumis au sujet de quelconques blessures de ces policiers. D’après le requérant, les six policiers précités furent interrogés pour la toute première fois sur les événements du 24 janvier 2013 cinq mois plus tard, entre le 24 et le 27 juin 2013, et c’est à ce moment qu’il aurait été allégué pour la première fois qu’ils avaient été la cible de jets de pierres dans l’après-midi du 24 janvier 2013. Le Gouvernement n’a pas réagi à ces allégations spécifiques du requérant et il n’a communiqué aucune preuve documentaire pertinente susceptible de les réfuter. Le Gouvernement n’a pas fourni non plus de copies intégrales des déclarations faites par ces policiers avant le procès ni d’extraits pertinents des procès-verbaux du procès contenant les déclarations faites par eux lors du procès.

49.  L’un des six policiers précités fit une déclaration différente lors du procès, soutenant qu’il était resté au poste de police toute la journée le 24 janvier 2013. Il affirma qu’il n’avait vu aucun des accusés commettre ou inciter d’autres personnes à commettre des actes constitutifs de troubles. Il expliqua qu’il avait signé sa déclaration antérieure au procès sans la lire. D’après le requérant, trois mois après que le tribunal de première instance eut prononcé son jugement, ce policier fut licencié des services de police.

50.  Selon le requérant, un autre policier revint lui aussi dans un premier temps sur sa déclaration antérieure au procès, invoquant une explication similaire à celle du policier précité, mais après une suspension d’audience il aurait demandé à être à nouveau entendu et aurait signifié au tribunal qu’il confirmait la teneur de sa déclaration antérieure au procès. Le Gouvernement n’a pas fourni les procès-verbaux contenant les déclarations de ce témoin au procès et il n’a pas fait d’autres commentaires sur l’allégation précitée du requérant.

51.  Il ressort du dossier que les déclarations faites par les autres policiers lors du procès confirmaient celles qu’ils avaient faites avant le procès.

γ)  Autres témoins

52.  D’après le jugement du tribunal de première instance, deux habitants d’Ismayilli, R.N. et I.M., affirmèrent que le 24 janvier 2013 entre environ 17 heures et 18 heures, ils avaient vu un attroupement de personnes près du bâtiment administratif du Département régional de l’éducation. Ils avaient également vu le requérant et Tofig Yagublu inciter ces personnes à l’émeute, après quoi l’attroupement s’était déplacé dans la direction du bâtiment de l’AEDI en commettant des actes constitutifs de troubles de grande ampleur. Tant R.N. que I.M. précisèrent que l’attroupement s’était déplacé dans la direction du bâtiment du Département régional de l’éducation et, à partir de cet endroit, dans la direction du bâtiment de l’AEDI, par la « route de l’hôpital » (rue M.F. Akhundov).

53.  D’après le requérant, au cours du contre-interrogatoire de la défense, qui ne fut pas repris dans le jugement du tribunal de première instance, les deux témoins précités, et spécialement R.N., donnèrent des réponses qui contredisaient leurs déclarations antérieures. En particulier, le requérant soutint dans son recours (paragraphe 117 ci-dessous) que R.N. avait déclaré dans son témoignage que le 24 janvier 2013 à partir d’environ 15 heures, il s’était trouvé au domicile d’un parent pour le déjeuner. Après le déjeuner, un peu avant 17 heures, il se serait rendu dans le quartier proche du Département régional de l’éducation, où il aurait vu le requérant et Tofig Yagublu inciter une foule importante à l’émeute, et la foule aurait ensuite attaqué la police par des jets de pierres. Au cours du contre-interrogatoire mené lors du procès, il affirma, en réponse à une question posée par la défense, que, dans le cadre de ce dossier pénal, il avait participé en qualité de témoin à l’interrogatoire réalisé par l’accusation deux jours seulement après les événements d’Ismayilli et qu’il n’avait participé à aucune autre mesure d’enquête ni signé aucun autre document de procédure se rapportant à ce dossier. Après cette réponse, la défense produisit une copie du compte rendu de l’inspection des dommages à l’hôtel Chirag et à la maison de N.A., qui avait eu lieu le 24 janvier 2013 de 10 heures à 16 h 10 (paragraphe 65 ci-dessous). D’après ce compte rendu, R.N. avait assisté à l’inspection en qualité de témoin instrumentaire et avait signé le compte rendu d’inspection. Bien qu’une incohérence flagrante eût ainsi été révélée entre, d’une part, le compte rendu et, d’autre part, le témoignage de R.N. et ses réponses aux questions de la défense, soulevant une série d’interrogations quant à l’intégrité du témoin et à la véracité de ses déclarations, le juge qui présidait l’audience libéra précipitamment le témoin, sans donner à la défense l’occasion de poser d’autres questions.

54.  De même, d’après le requérant, le témoignage d’I.M. contenait des détails contradictoires et ce témoin s’était montré incapable de répondre aux questions de la défense cherchant à obtenir des éclaircissements. De surcroît, la défense aurait découvert que le fils de ce témoin était un salarié de l’hôtel qui avait été incendié et qui appartenait à V.A.

55.  Le Gouvernement est resté muet au sujet des allégations précitées du requérant concernant les déclarations contradictoires de R.N. et I.M. et il n’a communiqué aucune preuve documentaire susceptible de les réfuter. Il n’a pas non plus fourni de copies intégrales des déclarations faites par ces témoins avant le procès ni d’extraits pertinents des procès-verbaux d’audience contenant les déclarations faites par eux lors du procès.

56.  R.B., un habitant d’un village voisin qui s’était trouvé dans la ville le 24 janvier 2013, déclara en termes succincts que des troubles s’étaient produits dans le centre-ville entre environ 16 heures et 17 heures et qu’il avait vu le requérant et Tofig Yagublu parmi la foule. R.B. précisa que les manifestants s’étaient déplacés en direction du centre-ville par la « route de l’hôpital » (rue M.F. Akhundov). D’après le requérant, R.B. avait également déclaré ne pas avoir entendu clairement ce que le requérant et Tofig Yagublu avaient dit aux personnes qui les entouraient (voir, pour plus de précisions, le paragraphe 116 ci-dessous).

57.  N.M., journaliste, affirma qu’il était arrivé à Ismayilli entre environ 15 heures et 16 heures, accompagné de N.C. Il avait vu plusieurs autres journalistes dans le centre-ville. Il n’y avait pas d’émeutes ni d’affrontements avec la police à ce moment. Le requérant n’avait pas adressé de déclarations séditieuses aux habitants de la ville. Après un certain temps, le témoin s’était rendu dans un salon de thé avec le requérant.

58.  N.C., le collègue du requérant membre du REAL qui s’était rendu à Ismayilli avec le requérant et N.M., déclara qu’ils étaient arrivés dans la ville vers 16 heures. Il n’y avait pas d’émeutes ni d’affrontements avec la police à ce moment. Après être restés sur la place proche du bâtiment de l’AEDI pendant vingt-cinq à trente minutes, ils s’étaient rendus dans un salon de thé. Vers 17 heures, ils avaient quitté la ville.

59.  I.A., journaliste, affirma que quelques perturbations s’étaient produites dans la ville entre environ 10 heures et 11 heures et que la police avait utilisé des canons à eau et des balles en caoutchouc contre les manifestants. Aux environs de 16 heures, d’autres journalistes étaient arrivés depuis Bakou. Le requérant et Tofig Yagublu étaient arrivés avec eux. À ce moment, il n’y avait pas d’émeutes ni d’affrontements avec la police. Le requérant avait invité I.A. à prendre un thé, mais il avait refusé. Aux alentours de 17 heures, le requérant avait quitté la ville avec N.M. et N.C. Après leur départ, dans la soirée, des affrontements étaient survenus entre des manifestants et la police et s’étaient poursuivis jusqu’à environ 23 heures.

60.  M.R., journaliste, déclara qu’elle avait contacté le requérant par téléphone depuis Bakou pendant qu’il se trouvait à Ismayilli le 24 janvier 2013.

61.  M.K., journaliste, déclara qu’il s’était rendu à Ismayilli avec Tofig Yagublu. Ils étaient arrivés peu après 16 heures. Très peu de temps après leur arrivée, Tofig Yagublu avait été emmené au poste de police par des personnes en tenue civile. Quelques minutes plus tard, il s’était rendu à son tour au même poste de police, où il leur avait été dit à tous les deux que la situation dans la ville était calme à ce moment et il leur avait été demandé de retourner à Bakou. Tofig Yagublu n’avait prononcé aucune déclaration séditieuse pendant qu’ils se trouvaient à Ismayilli.

62.  R.C., journaliste, déclara qu’entre environ 15 heures et 16 heures, il avait vu Tofig Yagublu à Ismayilli. Un peu plus tard, entre 16 heures et 17 heures, il avait vu le requérant et N.C. et leur avait parlé pendant quelques minutes. Aux environs de ce moment, des individus en tenue civile avaient emmené Tofig Yagublu au poste de police. Après que le requérant et Tofig Yagublu eurent quitté la ville, entre environ 20 heures et 21 heures, il y avait eu une nouvelle vague d’affrontements entre les manifestants et la police.

63.  E.M., journaliste, déclara qu’il avait vu que Tofig Yagublu était emmené au poste de police, sans préciser l’heure. Il avait également vu le requérant. Dans la soirée, après que le requérant et Tofig Yagublu eurent quitté la ville, des affrontements étaient survenus entre les manifestants et la police.

64.  Q.M., journaliste, déclara qu’il était arrivé à Ismayilli vers 16 heures avec M.K. et Tofig Yagublu. Ce dernier avait été emmené au poste de police quelques minutes plus tard. Il n’y avait pas d’émeutes ni d’affrontements avec la police à ce moment. Il n’avait vu le requérant à aucun moment pendant qu’il se trouvait à Ismayilli.

c)  Autres preuves

65.  Le tribunal examina également diverses preuves matérielles, dont des enregistrements vidéo et des photographies des événements ; des rapports d’inspection sur les dommages subis par l’hôtel Chirag, une maison appartenant au directeur de l’AEDI, plusieurs véhicules et scooters incendiés, des supports d’éclairage public et d’autres biens publics et privés ; ainsi que des documents immobiliers attestant, entre autres, que V.A. détenait des droits de propriété sur l’hôtel. Il apparut que l’une des inspections formelles des biens endommagés avait été exécutée de 10 heures à 16 h 10 le 24 janvier 2013, en présence de R.N. (paragraphe 53 ci-dessus) officiant en qualité de témoin instrumentaire.

66.  En ce qui concerne les blessures infligées à des policiers au cours des événements des 23 et 24 janvier 2013, le tribunal prit acte de six rapports de médecine légale datés du 24 au 26 janvier 2013 attestant différentes blessures subies par six policiers le 23 ou le 24 janvier 2013 et d’un rapport daté du 25 février 2013 indiquant qu’un policier blessé supplémentaire avait été admis à l’hôpital le 24 janvier 2013. Aucun de ces sept policiers blessés ne figurait parmi les six qui disaient avoir été heurtés par des jets de pierres durant l’après-midi du 24 janvier 2013 (paragraphe 48 ci-dessus).

67.  Le tribunal ordonna des examens de médecine légale au sujet des allégations de mauvais traitements émises par plusieurs accusés, parmi lesquels E.I. et M.A. (paragraphes 30, 33 et 35 ci-dessus). D’après les rapports de médecine légale rendus le 25 janvier 2014 (un an après les événements en question), aucune lésion n’avait été constatée sur les accusés. Le tribunal interrogea quatre policiers désignés par les accusés dans le cadre des mauvais traitements allégués et tous nièrent que les accusés eussent été maltraités. Le tribunal nota qu’aucun des accusés, excepté un seul, ne s’était plaint de mauvais traitements avant d’être entendu lors du procès. Une plainte pénale introduite par l’un des accusés avait été examinée par le parquet du district de Sabunchu et rejetée. Compte tenu de ces circonstances, le tribunal conclut que les allégations de mauvais traitements des accusés étaient infondées.

68.  Le tribunal examina dans la mesure de leur pertinence pour les accusations spécifiques retenues contre le requérant les preuves décrites ci‑dessous.

69.  D’après la description donnée dans le jugement du tribunal, un enregistrement vidéo du 24 janvier 2013 montrait le requérant et Tofig Yagublu qui « se tenaient debout dans le centre-ville d’Ismayilli, en face du bâtiment administratif du Département de l’éducation, à un endroit où des troubles de grande ampleur [avaient] été commis ». La description ne précisait pas le moment de la journée auquel la scène avait été filmée.

70.  Une autre série d’enregistrements vidéo des événements du 24 janvier 2013 montraient un groupe d’habitants locaux dans le centre‑ville, dans la rue N. Narimanov et la rue M.F. Akhundov, qui bloquaient les routes, criaient des slogans et désobéissaient aux ordres de dispersion répétés par la police. La même vidéo comprenait des scènes dans lesquelles E.I. et M.A. jetaient des pierres sur la police et encourageaient les autres à en faire de même et à désobéir à la police. Une autre scène montrait un policier (qui n’était pas l’un des agents qui disaient avoir été blessés pendant l’après-midi du 24 janvier 2013, paragraphes 44 et 48 ci-dessus) qui était blessé par une pierre et quittait les lieux en boitant. Enfin, la vidéo montrait la police qui utilisait un canon à eau sur la foule et les manifestants qui se dispersaient dans différentes directions. La description des enregistrements précités ne précisait pas le moment de la journée auquel ces scènes avaient été filmées.

71.  Le tribunal examina également les relevés de géolocalisation du téléphone portable du requérant du 24 janvier 2013. Ils indiquaient qu’à 14 h 41 il se trouvait dans la zone de l’antenne installée dans la ville de Gobustan, à 15 h 39 dans la zone de l’antenne du village de Diyalli dans la région d’Ismayilli, à 15 h 46, 15 h 59, 16 h 27, 16 h 40 et 16 h 58 dans la zone de l’antenne de la rue Javanshir dans la ville d’Ismayilli, à 18 h 9 dans la zone de l’antenne du village de Bizlan dans la région d’Ismayilli, à 19 h 25 dans la zone de l’antenne de Gobustan, et à 20 h 41 dans la zone d’une antenne de Bakou.

72.  Le tribunal examina par ailleurs le contenu de l’article de blog du requérant (paragraphe 10 ci-dessus) et le contenu de l’interview téléphonique qu’il avait accordée à la radio Azadliq entre 17 h 41 et 17 h 46 le 24 janvier 2013 (paragraphe 11 ci-dessus).

73.  Le tribunal examina en outre des informations fournies par le commissariat régional d’Ismayilli et le ministère de la Sécurité nationale, décrites comme suit dans le jugement :

« D’après la lettre no 2/117 du commissariat du district d’Ismayilli datée du 1er avril 2013, le 24 janvier 2013, à des endroits où une foule dense s’était rassemblée devant le Département de l’éducation d’Ismayilli, [Tofig Yagublu], accompagné [du requérant], a incité les personnes présentes à s’exprimer contre l’État et les organismes gouvernementaux et contre leurs activités.

D’après la lettre no 6/2274 du ministère de la Sécurité nationale datée du 20 avril 2013, le 24 janvier 2013, [Tofig Yagublu et le requérant] se trouvaient à Ismayilli et appelaient les habitants à résister à la police, à barrer les routes (...) et à commettre d’autres actes similaires destinés à mettre à mal la stabilité sociale et politique. »

3.  Requêtes et objections présentées par la défense lors du procès

74.  Le 18 novembre 2013, les avocats du requérant saisirent le tribunal d’une série de requêtes, lui demandant en particulier :

a)  de mettre fin à la détention provisoire du requérant, conformément à l’article 5 de la Convention et à plusieurs dispositions du droit national (cette requête était similaire à celle soumise à l’audience préliminaire) ;

b)  de déclarer irrecevables plusieurs éléments de preuve contre le requérant obtenus au stade préalable au procès, dont des déclarations faites par plusieurs témoins à charge (y compris celles mentionnées aux paragraphes 48 et 52-56 ci-dessus) au motif qu’elles avaient été obtenues illégalement, et les lettres du commissariat régional d’Ismayilli et du ministère de la Sécurité nationale (paragraphe 73 ci-dessus) au motif qu’elles contenaient des informations qui n’avaient pas été vérifiées indépendamment par l’accusation (cette requête était également similaire à celle soumise à l’audience préliminaire) ;

c)  d’entendre des témoins à décharge supplémentaires [dont I.A., R.C. et E.M. (paragraphes 59, 62 et 63 ci-dessus)] et d’examiner des preuves complémentaires (entre autres, des articles sur les événements du 24 janvier 2013 parus dans les médias au moment des faits) ; et

d)  de tenir les audiences dans une salle plus grande, capable d’accueillir des représentants des médias.

75.  Le tribunal examina ces requêtes lors de l’audience du 29 novembre 2013 et décida : a) de rejeter la demande de libération au motif que les circonstances du requérant n’avaient pas changé ; b) de rejeter pour défaut de fondement la requête plaidant l’irrecevabilité des preuves produites par l’accusation ; c) de surseoir à examiner la requête relative à l’admission de preuves supplémentaires au motif qu’elle n’était pas suffisamment motivée ; et d) de rejeter la requête relative au changement de lieu des audiences au motif que des représentants des médias pouvaient assister aux audiences dans la salle d’origine.

76.  Il ressort du procès-verbal de l’audience du 29 novembre 2013 qu’une altercation verbale éclata entre, d’une part, le requérant et Tofig Yagublu et, d’autre part, plusieurs témoins à charge et que le juge présidant le procès rappela les accusés à l’ordre à plusieurs reprises. Le juge adressa également un avertissement à l’un des avocats du requérant, M. F. Agayev, parce qu’il avait protesté bruyamment contre les décisions du tribunal de rejeter les requêtes de la défense.

77.  Le 2 décembre 2013, après avoir consulté le procès-verbal de l’audience préliminaire, les avocats du requérant saisirent le tribunal pour faire modifier une partie de la formulation employée dans le document pour décrire les déclarations faites par le requérant au cours de l’audience préliminaire selon lesquelles il considérait que le procès était un simulacre et ne reconnaissait pas au tribunal la qualité d’une juridiction équitable. Le 13 décembre 2013, le tribunal affirma que le procès-verbal était correct et que les modifications proposées étaient destinées à justifier l’attitude irrespectueuse que le requérant et ses avocats avaient eue à l’égard du tribunal au cours de l’audience préliminaire.

78.  Le 29 décembre 2013, le requérant sollicita l’accès aux procès-verbaux des audiences du procès au motif que, conformément au code de procédure pénale, le procès-verbal de chaque audience devait être rédigé dans les trois jours suivant l’audience et mis à la disposition des parties dans les trois jours suivants. Le tribunal rejeta cette demande, jugeant que les procès-verbaux devaient être mis à la disposition des parties non pas après chaque audience d’un procès, mais après la clôture du procès. Le 13 janvier 2014, le tribunal confirma sa position à ce sujet.

79.  Le 11 janvier 2013, l’un des avocats du requérant demanda au tribunal à ce que six policiers qui disaient avoir été heurtés par des jets de pierre pendant l’après-midi du 24 janvier 2013 (paragraphe 48 ci-dessus) ne participent plus au procès en qualité de « victimes d’infractions ». Il faisait valoir que la décision qui leur avait accordé le statut de victimes n’avait pas été motivée. À l’appui de sa requête, il soutenait que tous ces policiers avaient été interrogés pour la première fois cinq mois après les événements et par le même enquêteur. Il ajoutait qu’il n’avait pas été établi que ces policiers eussent subi de quelconques blessures et qu’il n’existait aucun rapport de médecine légale à ce sujet. De surcroît, bénéficiant du statut de victimes, à la différence de témoins ordinaires, ces personnes avaient été présentes dans la salle d’audience pendant toute la durée du procès, ce qui leur avait procuré une possibilité de coordonner leurs déclarations, non seulement entre elles, mais aussi avec les autres témoins à charge.

80.  Il apparaît que la demande précitée fut rejetée par le tribunal.

81.  À l’audience du 13 janvier 2014, l’un des avocats du requérant, M. F. Agayev, introduisit une deuxième objection à la composition du tribunal, soutenant, entre autres, que le tribunal manquait d’impartialité : il avait rejeté toutes les requêtes de la défense et érigé des obstacles à un interrogatoire approprié de « faux témoins » par la défense. Le tribunal rejeta cette objection, considérant notamment qu’elle était infondée, que les raisons de son introduction étaient artificielles et non motivées et qu’elle avait apparemment été introduite dans le but de retarder le procès. Le tribunal infligea également une amende d’un montant de 220 manats azerbaïdjanais (AZN) à l’avocat, au titre de l’article 107.4 du code de procédure pénale, pour obstruction à la procédure judiciaire.

82.  En février 2013, les avocats du requérant demandèrent au tribunal de recevoir et d’examiner en qualité de preuves des articles datant de l’époque des faits émanant de plusieurs agences de presse, dont l’Agence de presse azerbaïdjanaise (« l’APA ») et Trend, dont il ressortait d’après eux qu’aucun affrontement n’avait été signalé à Ismayilli au moment où le requérant s’y trouvait. Il apparaît que cette requête fut rejetée.

83.  Après que le tribunal des infractions graves de Shaki eut rendu son jugement (paragraphes 85 et suivants ci-dessous), les avocats du requérant puis le requérant lui-même sollicitèrent, les premiers le 17 mars, le second le 19 mars 2014, l’accès aux procès-verbaux des audiences du tribunal. Les 4, 10, 16 et 22 avril 2014, le requérant put accéder aux procès-verbaux pendant une durée totale de dix-sept heures et trente minutes. Il apparaît que l’accès aux procès-verbaux fut refusé à l’un des avocats du requérant, M. F. Agayev, parce qu’il avait refusé de se conformer à la demande formulée par un employé du tribunal de lui remettre tous les dispositifs techniques en sa possession (téléphone portable, tablette, etc.) qui auraient pu être utilisés pour photographier des pages des procès-verbaux. L’avocat avait refusé cette demande au motif qu’il y avait plus de dix volumes de procès-verbaux (2 000 à 3 000 pages au total) et que le temps n’était pas suffisant pour les consulter correctement sans recourir à des dispositifs techniques. Il ressort des documents du dossier que l’autre avocat du requérant, M. K. Bagirov, put accéder aux procès-verbaux pendant une durée non spécifiée. Il ne fut toutefois pas autorisé à réaliser des copies des procès-verbaux.

84.  Le 28 avril 2014, le requérant adressa au tribunal des infractions graves de Shaki ses observations relatives aux procès-verbaux des audiences du procès, dont il avait eu le temps de lire environ 500 pages. Il allégua que, dans plusieurs cas, différentes déclarations de témoins avaient dans les procès-verbaux été déformées ou dénaturées d’une manière qui lui était défavorable. Par une décision du 12 mai 2014, le tribunal refusa d’accepter les observations du requérant, considérant que les procès-verbaux étaient corrects.

4.  Les conclusions et le verdict du tribunal dans son jugement du 17 mars 2014

85.  Le 17 mars 2014, le tribunal des infractions graves de Shaki rendit son jugement, qui comportait les décisions ci-dessous.

86.  En ce qui concerne les accusés dont les allégations de mauvais traitements furent jugées infondées (paragraphe 67 ci-dessus), le tribunal décida de prendre en considération leurs déclarations antérieures au procès, dans lesquelles ils avaient admis les accusations matérielles à leur charge, en tant que déclarations plus conformes à la réalité que celles qu’ils avaient faites lors du procès, où ils avaient plaidé non coupables et affirmé qu’ils avaient subi des mauvais traitements durant la phase préliminaire au procès.

87.  En ce qui concerne les autres accusés et témoins qui avaient effectué des déclarations différentes durant la phase préliminaire au procès et durant les audiences du procès, notamment le policier qui était revenu sur sa déclaration antérieure au procès (paragraphe 49 ci-dessus) et les accusés E.I. et M.A., le tribunal décida de prendre en considération les déclarations antérieures au procès au motif qu’elles étaient plus « conformes à la réalité et objectives », considérant que les déclarations qu’ils avaient effectuées ultérieurement, durant les audiences du procès, qui étaient plus favorables aux accusés, n’étaient pas cohérentes avec les autres preuves et avaient été imaginées pour aider les accusés à « échapper à leur responsabilité pénale ».

88.  Pour ce qui est des accusations contre le requérant en particulier, le tribunal arrêta les décisions ci-dessous.

89.  Les déclarations des témoins à charge, les enregistrements vidéo et les autres preuves démontraient que des troubles de grande ampleur s’étaient produits à Ismayilli entre environ 16 heures et 17 heures le 24 janvier 2013, que le requérant se trouvait à Ismayilli à ce moment et qu’avec Tofig Yagublu il avait incité les habitants locaux, parmi lesquels E.I. et M.A., à commettre des actes violents de troubles de grande ampleur, qui avaient mis en péril la vie et l’intégrité physique de six policiers.

90.  Le tribunal jugea en outre que les déclarations faites par le requérant sur son blog (paragraphe 10 ci-dessus) et dans son interview à la radio Azadliq (paragraphe 11 ci-dessus) prouvaient également que, même avant de se rendre à Ismayilli, il avait eu l’« intention d’organiser des troubles de grande ampleur » et qu’à Ismayilli il s’était rendu coupable d’incitation d’autrui à commettre des actes constitutifs de troubles et à désobéir à la police.

91.  En ce qui concerne les témoins Q.M, E.M., R.C., M.K., I.A., N.C. et N.M., qui avaient déclaré qu’aucun affrontement entre les manifestants et la police ne s’était produit à ce moment dans la ville et que ni le requérant, ni Tofig Yagublu n’avaient incité quiconque à la violence ou à la désobéissance, le tribunal estima que leurs déclarations contenaient des incohérences. En particulier, le tribunal constata ce qui suit :

« Cependant, [Q.M.] a déclaré qu’après avoir salué [le requérant], il était allé dormir dans la voiture. En réalité, il ne savait pas ce que [le requérant et Tofig Yagublu] avaient fait pendant cette période. [M.K.] a déclaré qu’après être descendu de la voiture, Tofig Yagublu s’était rendu à pied jusqu’au bâtiment de l’AEDI, tandis qu’au cours de l’enquête préliminaire [M.K.] avait déclaré que [Q.M.] les avait quittés, qu’il avait lui-même souvent changé d’endroit pour enregistrer les personnes qui se déplaçaient sur la place, qu’il avait été séparé de Tofig Yagublu, que Tofig Yagublu s’était rendu à un autre endroit, qu’[un autre journaliste] prenait des photos, que [N.A., le directeur de l’AEDI] avait commencé à ce moment à donner une interview, et qu’alors qu’il se rendait à l’interview, Tofig Yagublu (...) avait été arrêté et emmené par des individus en tenue civile. [E.M.] a déclaré que Tofig Yagublu avait été arrêté avant l’interview donnée par [le directeur de l’AEDI], tandis que [R.C.] a déclaré que l’interview (...) avait duré environ vingt minutes au maximum et que, pendant cette période, il ne savait pas ce que [le requérant] et Tofig Yagublu avaient fait. Ainsi qu’on peut le remarquer à la lumière de ce qui précède, les témoins qui ont déclaré qu’ils s’étaient trouvés de manière ininterrompue aux côtés [du requérant] et de Tofig Yagublu ont dissimulé l’essence des faits en livrant des déclarations contradictoires. »

92.  Le tribunal jugea que si les déclarations de ces témoins étaient favorables au requérant et à Tofig Yagublu, c’était parce que ces témoins connaissaient personnellement les accusés et souhaitaient « les aider à échapper à leur responsabilité pénale ». Il refusa de reconnaître leurs déclarations comme « objectives, sincères et conformes à la réalité », estimant qu’elles étaient « incompatibles avec les faits de la cause et contredisaient les preuves irréfutables » de la culpabilité du requérant.

93.  Le tribunal jugea en outre que, de la même manière, les déclarations faites par le requérant et Tofig Yagublu lors du procès selon lesquelles il n’y avait pas eu de troubles de grande ampleur lorsqu’ils se trouvaient à Ismayilli ne reflétaient pas les circonstances réelles et avaient été effectuées pour permettre aux intéressés d’« échapper à leur responsabilité pénale ».

94.  Le tribunal des infractions graves de Shaki déclara le requérant coupable d’infractions aux articles 220.1 et 315.2 du code pénal et le condamna à une peine d’emprisonnement de sept ans.

95.  Les autres prévenus furent également reconnus coupables des accusations retenues à leur encontre et écopèrent de peines d’emprisonnement allant de deux ans et six mois à huit ans, assorties pour certaines d’un sursis.

D.  Le recours du requérant contre le jugement du 17 mars 2014

96.  Le 14 avril 2014, l’un des avocats du requérant, M. F. Agayev, forma un recours contre le jugement rendu par le tribunal des infractions graves de Shaki le 17 mars 2014.

97.  L’avocat y soulignait d’emblée qu’au moment de la formation de ce recours, ni une copie intégrale du texte du jugement du 17 mars 2014 ni les procès-verbaux des audiences du procès n’avaient encore été mis à sa disposition.

98.  Il alléguait que le requérant avait été condamné à l’issue d’un simulacre de procès par un tribunal qui l’avait jugé sur la base d’une « présomption de culpabilité » tout au long de la procédure. Le Gouvernement avait selon lui utilisé la visite du requérant à Ismayilli, que l’intéressé avait effectuée, en qualité de personnalité politique d’opposition, pour découvrir les éléments à l’origine des événements du 23 janvier 2013, comme prétexte pour le sanctionner pour ses critiques politiques selon lui légitimes, décision qu’il estimait avoir été prise longtemps avant les événements d’Ismayilli.

99.  Pour l’avocat, les droits de la défense avaient été gravement restreints en ce que la majorité de ses requêtes et objections dûment fondées avaient été sommairement rejetées ; la défense n’avait pu obtenir un accès approprié aux procès-verbaux du procès et à certaines preuves (parmi lesquelles certains enregistrements vidéo) ; les avocats de la défense n’avaient pas été autorisés à utiliser différents dispositifs techniques, comme un ordinateur portable et une tablette, pendant les audiences du procès, etc.

100.  Les accusations formelles contre le requérant (paragraphes 15 et 19 ci-dessus) avaient été rédigées d’une manière qui ne respectait pas les normes de la langue azerbaïdjanaise, de sorte qu’il était difficile de comprendre ce qu’il était exactement reproché au requérant. Les allégations factuelles émises à son encontre étaient floues et ne correspondaient pas aux éléments des infractions pénales réprimées par les articles 220.1 et 315.2 du code pénal. Étant donné que le requérant n’était resté à Ismayilli que pendant une durée approximative d’une heure et qu’il n’avait aucune relation personnelle avec l’une quelconque des personnes impliquées dans les émeutes de la nuit précédente, il était extrêmement improbable – et même physiquement impossible – qu’il eût « organisé » des troubles de grande ampleur dans un aussi bref délai que celui indiqué dans les accusations formelles.

101.  Le requérant avait été accusé et reconnu coupable d’avoir organisé l’éclatement de troubles de grande ampleur qui ne s’étaient jamais produits. Toutes les preuves pertinentes et fiables présentées au procès avaient clairement montré qu’il n’y avait pas eu d’actes constitutifs de troubles de grande ampleur dans l’après-midi du 24 janvier 2013 lorsque le requérant se trouvait dans la ville.

102.  Premièrement, tous les enregistrements vidéo et les autres éléments de preuve matériels pertinents montraient qu’il ne s’était pas produit d’affrontements avec la police dans l’après-midi du 24 janvier 2013 et que le requérant n’avait incité personne à la violence ou à la désobéissance.

103.  En particulier, un enregistrement vidéo extrait à l’origine du site web d’Obyektiv TV, géré par une ONG appelée « Institute for Reporters Freedom and Safety » (Institut pour la liberté et la sécurité des reporters, « IFRS »), avait fait l’objet d’un montage avant d’être examinée par le tribunal (paragraphes 69 et 70 ci-dessus). En ce qui concerne les passages de la vidéo montrant des affrontements entre des manifestants et la police (il apparaît que l’avocat faisait référence à ce sujet aux scènes décrites au paragraphe 70 ci-dessus), la taille et l’orientation des ombres projetées par les bâtiments, les individus et les autres objets montraient clairement que la vidéo avait été tournée dans la matinée. Ce constat avait également été confirmé par le président de l’IFRS dans une lettre datée du 24 janvier 2014. La version complète, sans montage, de la vidéo jointe à cette lettre contenait des scènes tournées dans l’après-midi du 24 janvier 2013 qui montraient de nombreux véhicules de police circulant dans la rue M.F. Akhundov en direction du bâtiment de l’AEDI, aucun manifestant n’étant présent. Elle montrait ensuite le requérant, N.C. et N.M. debout près du Département de l’éducation et discutant entre eux dans le calme, aucune autre personne ne se trouvant à proximité. Après cela, on pouvait voir Tofig Yagublu parler à R.C. et à deux autres personnes (il apparaît que ces passages correspondent aux scènes décrites au paragraphe 69 ci-dessus), puis être conduit jusqu’à une voiture par des policiers et emmené. Une interview avec le directeur de l’AEDI suivait. Tout au long de la vidéo, la situation dans la ville au cours de l’après-midi du 24 janvier 2013 était calme et sous le contrôle de la police.

104.  Une vidéo fournie par le journal Yeni Musavat montrait l’absence de tout affrontement entre les manifestants et la police durant l’après-midi du 24 janvier 2013. D’après l’avocat du requérant, le tribunal de première instance avait versé cette vidéo au dossier mais, pour des raisons inexpliquées, avait décidé de ne pas l’utiliser en tant que preuve.

105.  Une troisième vidéo avait été examinée durant le procès. Elle avait été enregistrée par une caméra installée sur le bâtiment d’Unibank et orientée vers la zone de la rue M.F. Akhundov, près du bâtiment du Département régional de l’éducation. Sous cet angle, si un quelconque groupe de personnes était passé à proximité du Département de l’éducation en direction du bâtiment de l’AEDI, il serait certainement apparu dans l’enregistrement. Les parties de la vidéo correspondant à la période comprise entre 16 heures et 17 heures le 24 janvier 2013 ne montraient toutefois aucune foule ni même aucun petit groupe de manifestants dans cette zone.

106.  Les relevés de géolocalisation du téléphone portable du requérant indiquaient qu’il avait quitté la ville d’Ismayilli à 16 h 58. De même, les relevés de géolocalisation du téléphone portable de Tofig Yagublu indiquaient qu’il avait quitté la ville à 17 h 17.

107.  À plusieurs occasions, la défense avait demandé au tribunal d’examiner une série d’articles de presse et de reportages datant de la période des faits émanant de différentes agences d’information, chaînes de radio et de télévision et autres sources de médias grand public qui avaient suivi de près les événements d’Ismayilli. Aucun d’entre eux ne faisait état d’une quelconque agitation à Ismayilli dans l’après-midi du 24 janvier 2013 ; ils mentionnaient seulement des affrontements survenus dans la soirée, à partir d’environ 20 heures. Le tribunal avait toutefois rejeté les demandes d’examen de ces éléments qui avaient été soumises par la défense.

108.  Deuxièmement, la version des faits donnée par le requérant était puissamment corroborée par les déclarations de Tofig Yagublu, N.C., N.M., M.K., R.C., I.A., Q.M., E.M. et d’autres. Tous avaient affirmé qu’aucun affrontement ne s’était produit dans l’après-midi du 24 janvier 2013 et que le requérant n’avait incité personne à commettre le moindre acte constitutif de troubles. Ces affirmations étaient cohérentes entre elles et elles étaient également corroborées par l’ensemble des preuves matérielles telles que décrites ci-dessus.

109.  Deux des accusés, E.I. et M.A., avaient déclaré à l’unisson que des agitations s’étaient produites à Ismayilli dans la matinée du 24 janvier 2013, mais qu’ils n’étaient pas dans la ville l’après-midi. Ni les autorités d’enquête, ni le tribunal n’avaient pris la peine de vérifier leurs alibis. Leurs déclarations corroboraient en outre indirectement la version des faits donnée par le requérant, selon laquelle il n’y avait pas eu d’agitations au cours de l’après-midi du 24 janvier 2013. De surcroît, tous deux avaient affirmé devant le tribunal que les autorités d’enquête leur avaient infligé des mauvais traitements dans le but d’obtenir des déclarations incriminant le requérant.

110.  Trois policiers avaient mentionné dans leurs déclarations qu’il n’y avait pas eu d’agitations dans l’après-midi du 24 janvier 2013. Un policier avait témoigné qu’il avait été blessé par un jet de pierre dans la matinée. Leurs déclarations corroboraient également la version des faits donnée par le requérant.

111.  En ce qui concerne les témoins qui avaient déposé contre le requérant, la majorité d’entre eux étaient des policiers. Leurs déclarations étaient contradictoires, fausses, incohérentes sur plusieurs points de détail (l’heure et l’endroit exact où ils étaient censés avoir vu le requérant et Tofig Yagublu, par exemple) et incompatibles avec l’ensemble des enregistrements vidéo et des autres preuves matérielles.

112.  En particulier, l’allégation selon laquelle six policiers avaient été heurtés par des jets de pierre dans l’après-midi du 24 janvier 2013 était fausse. Aucun de ces policiers n’avait signalé qu’il avait été blessé ou heurté par des jets de pierre immédiatement ou peu de temps après le prétendu incident. Tous avaient été reconnus comme « victimes d’infractions » et interrogés par l’accusation pour la première fois entre le 24 et le 27 juin 2013 seulement, soit cinq mois après les événements. Aucune preuve médicale de leurs blessures n’avait été présentée. En revanche, les blessures subies par sept policiers le 23 janvier et aux premières heures du 24 janvier 2013 avaient été documentées rapidement, le jour même ou quelques jours plus tard. Dans ces circonstances, il ne faisait aucun doute que les six policiers précités avaient fabriqué des faux témoignages contre le requérant. Le requérant avait demandé formellement au tribunal de les exclure du procès en tant que « victimes d’infractions », mais sans succès.

113.  Lors de son contre-interrogatoire par la défense au cours d’une audience du procès, l’un des six policiers précités s’était montré incapable, avant d’y être aidé par un procureur, de citer les noms des membres de l’unité de police dans laquelle il avait été déployé et de situer avec précision l’endroit où il se trouvait à Ismayilli au moment où il était censé avoir vu le requérant. Lorsque l’avocat de la défense avait souhaité l’inviter à désigner, sur un plan officiel d’Ismayilli, l’endroit exact où il avait vu le requérant et Tofig Yagublu haranguer la foule, le juge présidant le procès avait interdit l’utilisation du plan. Lorsqu’ensuite l’avocat de la défense avait invité le policier à décrire sa localisation par référence à divers repères à proximité du Département régional de l’éducation, le juge présidant le procès avait écarté la question. L’avocat de la défense avait alors soulevé une deuxième objection à la composition du tribunal. En réponse, le juge présidant le procès avait décidé, premièrement, de ne pas examiner cette objection et, deuxièmement, d’infliger une amende d’un montant de 220 AZN à l’avocat au motif qu’il avait déposé une objection non fondée dans le but de retarder l’audience. Par la suite, les avocats de tous les accusés, estimant qu’il leur avait été démontré sans ambiguïté qu’une telle mesure n’aurait aucune utilité, avaient renoncé à formuler de nouvelles objections.

114.  De même, les autres policiers s’étaient montrés incapables de répondre aux questions de la défense cherchant à obtenir des éclaircissements ou avaient fait des déclarations qui s’écartaient sensiblement de leurs déclarations originelles, avant d’opérer un revirement pour revenir de plus belle à leurs déclarations antérieures au procès dès la reprise de l’audience après une suspension imposée par le tribunal. Dans certains cas, le tribunal avait renvoyé les policiers qui témoignaient à la barre avant que la défense eût pu terminer le contre-interrogatoire.

115.  Lors du procès, l’un des policiers (paragraphe 50 ci-dessus) avait en outre rétracté la déclaration écrite qu’il avait signée avant le procès, affirmant que tout ce qu’elle contenait était le fruit de l’imagination d’un enquêteur.

116.  L’avocat du requérant expliquait que, lors du procès, le témoin R.B. (paragraphe 56 ci-dessus) avait déclaré que le 24 janvier 2013 entre environ 16 heures et 17 heures il n’avait vu qu’une vingtaine de personnes dans le centre-ville et que, bien qu’il eût vu le requérant et Tofig Yagublu parmi ces personnes, il n’avait pas entendu le contenu de leurs conversations avec les personnes qui les entouraient.

117.  L’avocat alléguait en outre que R.N. était un « faux témoin » qui avait été engagé par la police et que les deux témoins R.N. et I.M. avaient sciemment fait des déclarations fausses et contradictoires (paragraphes 53 et 54 ci-dessus).

118.  En conclusion, l’avocat du requérant soutenait qu’un examen adéquat des preuves disponibles montrait clairement que, contrairement à la version des faits donnée par l’accusation, aucun acte constitutif de troubles de grande ampleur ne s’était produit au moment où le requérant se trouvait dans la ville (entre 16 heures et 17 heures environ), que quelques affrontements entre des manifestants et la police étaient survenus plusieurs heures avant l’arrivée de l’intéressé dans la ville (entre environ 10 heures et 11 heures) et plusieurs heures après son départ de la ville (intervenu vers 20 heures). Il avait été démontré que les affirmations contraires des témoins à charge étaient contradictoires, non fiables ou fausses et qu’elles n’étaient pas corroborées par les preuves matérielles disponibles. En conséquence, il n’existait aucun corpus delicti relativement aux infractions pénales dont le requérant avait été jugé coupable.

E.  Examen du recours du requérant, recours ultérieurs et suite de la procédure

119.  Avant l’examen du recours, le 2 juin 2014 le requérant saisit la cour d’appel de Shaki d’une demande de consultation de la partie des procès‑verbaux des audiences du procès à laquelle il n’avait pas encore eu accès. Sa demande fut accueillie, et la date de consultation des procès-verbaux fut fixée au 9 juin 2014. Les 6 et 9 juin 2014, le requérant notifia à la cour d’appel par voie de requête qu’il se désistait de sa requête antérieure et qu’il demandait à la place un examen diligent de son recours.

120.  Au cours de l’instruction du recours par la cour d’appel de Shaki, les avocats du requérant déposèrent une série de requêtes réitérant les demandes qu’ils avaient adressées au tribunal de première instance. Il apparaît qu’elles furent toutes rejetées.

121.  Par un arrêt du 24 septembre 2014, la cour d’appel de Shaki confirma la condamnation et la peine du requérant, reproduisant en substance le raisonnement du tribunal de première instance en ce qui concerne les charges retenues à son encontre. Cet arrêt ne répondait à aucun des arguments que le requérant avait formulés dans son recours.

122.  En novembre 2014, les avocats du requérant émirent un certain nombre d’observations sur le procès-verbal des audiences de l’appel et demandèrent des modifications. La cour d’appel de Shaki refusa de modifier ces procès-verbaux.

123.  Le 14 novembre 2014, les avocats du requérant, répétant les arguments avancés dans le recours précédent, formèrent un pourvoi en cassation devant la Cour suprême.

124.  Le 19 novembre 2014, un juge de la Cour suprême demanda tous les éléments du dossier au tribunal des infractions graves de Shaki. Lors de la première audience, tenue le 13 janvier 2015, la Cour suprême décida, en l’absence de toute objection, de reporter la suite des audiences sur l’affaire sine die au motif qu’il lui fallait davantage de temps pour examiner le dossier. Les audiences reprirent le 13 octobre 2015.

125.  Par une décision du 13 octobre 2015, la Cour suprême annula l’arrêt de la cour d’appel de Shaki du 24 septembre 2014 au motif que le rejet, par cette juridiction inférieure, des demandes de la défense tendant à faire entendre des témoins à décharge supplémentaires (en particulier, deux membres du REAL et un directeur d’une ONG) et à faire examiner d’autres preuves (en particulier, des articles de presse de différentes agences de médias datant de l’époque des faits, des relevés de téléphonie mobile supplémentaires, des enregistrements vidéo supplémentaires, etc.) n’avait pas été suffisamment motivé et avait enfreint les règles de procédure nationales et les exigences de l’article 6 de la Convention. L’affaire fut donc renvoyée devant la cour d’appel pour un nouvel examen.

F.  Nouvel examen par la cour d’appel de Shaki

126.  Avant le nouvel examen de l’affaire par la cour d’appel de Shaki, le requérant, qui purgeait alors sa peine au centre pénitentiaire no 2 de Bakou, écrivit à plusieurs reprises à cette juridiction de deuxième instance pour renoncer à son droit d’assister personnellement aux audiences d’appel qui devaient se tenir à Shaki, se disant persuadé que ses avocats assureraient dûment sa défense en son absence. La cour d’appel de Shaki répondit à chaque fois en expliquant que, conformément au droit national, la présence de l’accusé aux audiences était obligatoire en appel et en l’invitant à y comparaître. Le 20 avril 2016, la cour décida finalement que le requérant devait être amené à Shaki pour les audiences d’appel.

127.  Au cours des audiences devant la cour d’appel de Shaki, les avocats du requérant déposèrent une série de demandes, qui tendaient notamment à faire libérer le requérant, à faire déclarer irrecevables les déclarations des témoins à charge qui auraient été recueillies illégalement (notamment celles mentionnées aux paragraphes 48 et 52-56 ci-dessus) ainsi que d’autres preuves produites par l’accusation (notamment les lettres du commissariat régional d’Ismayilli et du ministère de la Sécurité nationale), à faire entendre d’autres témoins de la défense, à faire admettre et examiner des articles de presse datant de l’époque des faits qui émanaient de différentes agences d’information et à faire examiner la vidéo enregistrée par la caméra installée sur le bâtiment d’Unibank. Il apparaît que toutes ces requêtes, excepté les deux premières, furent acceptées.

128.  La juridiction d’appel réexamina les éléments du dossier du procès tenu en première instance et, en complément, elle examina de nouvelles preuves. En particulier, elle entendit deux nouveaux témoins à décharge (tous deux membres du REAL). Il ressort du dossier que leurs déclarations ne contenaient pas de précisions significatives au sujet des accusations portées à l’encontre de requérant. Le tribunal examina également plusieurs articles de presse datant de l’époque des faits et la « vidéo d’Unibank ».

129.  Par un arrêt du 29 avril 2016, la cour d’appel de Shaki confirma la condamnation et la peine du requérant. Ci-dessous figure le résumé du raisonnement exposé par la cour d’appel dans son arrêt.

130.  L’appréciation par la cour d’appel des preuves examinées au cours des audiences de première instance et d’appel commençait dans les termes suivants :

« Ayant visionné l’enregistrement de la caméra de vidéosurveillance installée au niveau du distributeur automatique de billets Unibank dans la ville d’Ismayilli, caméra orientée vers la rue M.F. Akhundov, qui mène aux bâtiments administratifs de l’AEDI et du Département de l’éducation, la cour a constaté que le 24 janvier 2013 entre 16 heures et 17 heures, [la situation] était relativement calme dans cette rue.

Ayant examiné [les articles] de l’APA, de Trend et d’autres médias grand public (...), la cour a noté que les médias avaient annoncé que, dans le prolongement des événements qui avaient débuté le 23 janvier 2013, il régnait une situation générale de confrontation et de tension dans le centre d’Ismayilli le 24 janvier 2013 entre 16 heures et 18 heures [et qu’ils avaient également fait état d’un] nombre croissant de personnes réunies dans les rues à proximité des bâtiments des organismes gouvernementaux.

(...)

Il est indiqué dans l’édition du 25 janvier 2013 du journal Yeni Musavat Online (...) que [E.M.], le correspondant du journal dépêché à Ismayilli, avait signalé le 24 janvier 2013 à 16 h 5 ce qui suit : « En ce moment, de nombreux véhicules – autobus, canons à eau et autres véhicules, dont il se dit qu’ils viennent de Bakou – pénètrent dans la ville. La foule grandit autour de la zone où sont installés les organismes gouvernementaux et la tension persiste. » À 17 heures, il avait ajouté : « (...) malgré la mobilisation de forces supplémentaires, la foule grossit dans les rues où sont situés les organismes gouvernementaux et aux alentours. D’après des rumeurs locales, la manifestation, qui a débuté hier dans le centre-ville, devrait se poursuivre après la tombée de la nuit. » »

131.  La cour d’appel fit également référence, à titre de preuves, aux lettres du commissariat régional d’Ismayilli et du ministère de la Sécurité nationale, telles que décrites dans le jugement en première instance (paragraphe 73 ci-dessus).

132.  L’arrêt se poursuivait dans les termes suivants :

« La cour n’admet comme preuves ni les déclarations des témoins [Q.M., E.M., R.C., M.K., I.A., N.C. et N.M.] selon lesquelles il n’y a pas eu d’émeutes le 24 janvier 2013 entre 16 heures et 17 heures, ni les déclarations [du requérant et de Tofig Yagublu] selon lesquelles ils n’ont pas incité le public à se révolter ou à résister à la police, il n’y a pas eu d’émeutes le 24 janvier 2013 entre 16 heures et 17 heures et ils n’ont passé que cinq à dix minutes à Ismayilli.

En particulier, [Q.M.] a déclaré qu’après avoir salué [le requérant], il était allé dormir dans la voiture et ignorait en réalité ce que [le requérant et Tofig Yagublu] avaient fait pendant ce temps. [M.K.] a déclaré qu’après être descendu de la voiture, Tofig Yagublu s’était rendu à pied jusqu’au bâtiment de l’AEDI, tandis qu’au cours de l’enquête préliminaire, [M.K.] avait déclaré que [Q.M.] les avait quittés, qu’il avait lui-même souvent changé d’endroit pour enregistrer les personnes qui se déplaçaient sur la place, qu’il avait été séparé de Tofig Yagublu, que Tofig Yagublu s’était rendu à un autre endroit, qu’[un autre journaliste] avait pris des photos, que [le directeur de l’AEDI] avait commencé à ce moment à donner une interview, et qu’alors qu’il se rendait à l’interview, Tofig Yagublu (...) avait été arrêté et emmené par des individus en tenue civile. [E.M.] a déclaré que Tofig Yagublu avait été arrêté avant l’interview donnée par [le directeur de l’AEDI], tandis que [R.C.] a déclaré que l’interview (...) avait duré environ vingt minutes au maximum et que, pendant cette période, il ne savait pas ce que [le requérant] et Tofig Yagublu avaient fait. Ainsi qu’on peut le remarquer à la lumière de ce qui précède, les témoins qui ont déclaré qu’ils s’étaient trouvés de manière ininterrompue aux côtés [du requérant] et de Tofig Yagublu ont dissimulé l’essence des faits en livrant des déclarations contradictoires. De plus, dans l’interview qu’il a donnée à (...) la radio Azadliq le 24 janvier 2013 de 17 h 41 à 17 h 46, Tofig Yagublu a déclaré qu’« [il avait été] détenu au poste de police pendant une quarantaine de minutes (...) [Il avait été] conduit dans le bureau [de S.K.] au poste de police [qui avait prétendu que Tofig Yagublu] s’était rendu sur place pour organiser un sabotage et préparer le public à davantage de manifestations. [La police avait alors acquis la conviction que Tofig Yagublu était bel et bien chroniqueur pour un journal.] C’est pourquoi [il avait été] relâché. » Cette interview prouve que Tofig Yagublu n’avait pas été emmené au poste de police sans raison, mais qu’il avait été arrêté (...) à cause de ses actions cherchant les perturbations et le sabotage. »

133.  La cour releva ensuite que les déclarations de dix policiers, dont cinq des six agents qui se disaient victimes d’infractions (paragraphes 47 et 48 ci-dessus), et des témoins R.N., I.M. et R.B. (paragraphes 52-56 ci‑dessus) indiquaient que le 24 janvier 2013 entre environ 16 heures et 17 heures, des troubles de grande ampleur s’étaient produits devant le bâtiment du Département régional de l’éducation et que le requérant et Tofig Yagublu avaient incité les personnes présentes à se révolter et à résister à la police.

134.  La cour fit référence à l’interview donnée par le requérant à la radio Azadliq (paragraphe 11 ci-dessus). D’après l’interprétation de la cour, et contrairement à ce que le requérant avait affirmé dans la procédure judiciaire, le contenu de cette interview montrait que la situation n’était pas calme à Ismayilli pendant sa visite.

135.  En ce qui concerne les témoignages favorables au requérant, la cour conclut comme suit :

« Étant arrivée à la même conclusion que la juridiction de première instance, la cour considère que (...) les témoins [Q.M., E.M., R.C., M.K., I.A., N.C. et N.M.] ont souhaité aider [le requérant et Tofig Yagublu], qu’ils connaissaient et auxquels ils étaient liés, à échapper à leur responsabilité pénale. Les circonstances spécifiques décrites dans leurs déclarations ne sauraient être reconnues comme objectives, sincères et authentiques car elles ne concordent pas avec les circonstances factuelles de l’affaire et s’opposent à d’autres preuves, qui sont irréfutables. »

136.  Pour ce qui est de la vidéo enregistrée par la caméra installée sur le bâtiment d’Unibank, la cour en donna l’analyse suivante :

« La cour observe que les déclarations [du requérant et de Tofig Yagublu] (...) ne concordent pas avec les circonstances réelles de l’affaire. [Leurs] déclarations (...) revêtent un caractère d’autodéfense et sont destinées à permettre aux intéressés d’échapper à leur responsabilité pénale. À titre de preuve principale censé étayer leurs affirmations, ils s’appuient sur l’enregistrement du 24 janvier 2013 de la caméra de vidéosurveillance installée au distributeur automatique de billets d’Unibank, qui est orientée vers la rue M.F. Akhundov, qui conduit aux bâtiments administratifs de l’AEDI et du Département de l’éducation. Bien que cet enregistrement montre qu’entre environ 16 heures et 17 heures la situation était relativement calme dans cette rue, il ne s’agit pas de l’unique rue menant au centre (à [l’immeuble de] l’AEDI) ; de plus, il ne saurait être exclu que des personnes aient pu circuler une par une dans cette rue en direction du bâtiment de [l’AEDI] et se rassembler [plus tard] à cet endroit ou qu’elles aient pu arriver au centre depuis d’autres directions (...) »

137.  En ce qui concerne les preuves vidéo examinées initialement par la juridiction de première instance, la cour d’appel de Shaki mentionna l’enregistrement montrant le requérant et Tofig Yagublu « dans le centre‑ville d’Ismayilli, en face du bâtiment administratif du Département de l’éducation, à un endroit où des troubles de grande ampleur [avaient] eu lieu », sans préciser le moment de la journée auquel la scène avait été filmée (paragraphes 69 et 103 ci-dessus). La cour d’appel de Shaki ne mentionna toutefois aucun des autres enregistrements vidéo du 24 janvier 2013 sur lesquels la juridiction de première instance s’était appuyée, qui montraient des affrontements entre des manifestants et la police (paragraphes 70 et 103 ci-dessus).

138.  La cour d’appel fit par ailleurs remarquer que, d’après les informations communiquées par la juridiction de première instance, 44 personnes avaient été arrêtées sur le fondement du code des infractions administratives au cours de la journée du 24 janvier 2013, dont neuf personnes entre 16 heures et 19 heures. Elle y vit un élément attestant que la situation dans la ville n’était pas calme au moment où le requérant s’y trouvait.

139.  L’arrêt se poursuivait ainsi :

« [Le requérant et Tofig Yagublu] prétendent que les preuves recueillies à leur encontre par l’accusation étaient fausses. À titre d’exemple, ils évoquent le témoignage de [R.N.], qui avait participé en qualité de témoin instrumentaire à l’inspection de la scène des événements [de la nuit précédente] le 24 janvier 2013 de 10 heures à 16 h 10 et qui avait ensuite témoigné qu’aux environs de 17 heures le même jour, il avait vu [le requérant et Tofig Yagublu inciter les personnes présentes à commettre des actes constitutifs de troubles]. [Ils] affirment que [R.N.] est un collaborateur de la police et que la police lui avait donné l’ordre de témoigner contre eux. La cour estime toutefois que la présence de [R.N.] en qualité de témoin instrumentaire pendant l’inspection de la scène des événements n’implique pas qu’il lui aurait été impossible d’observer un événement s’étant déroulé une heure plus tard et d’en être témoin. »

140.  La cour d’appel fit ensuite une digression relativement longue au sujet de l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Ilgar Mammadov (précité).

141.  Puis elle poursuivit ainsi :

« Loin de prétendre émettre une appréciation sur le jugement émis par la Cour européenne dans son arrêt précité, la cour estime que les actes illicites [du requérant et de Tofig Yagublu] doivent avant tout être analysés à travers le prisme des événements qui se sont produits à Ismayilli les 23 et 24 janvier 2013. Ce sont en effet ces événements qui ont constitué le fondement et le motif de l’ouverture de la procédure pénale et des poursuites pénales contre [le requérant, Tofig Yagublu] et d’autres.

Ainsi que nous l’avons déjà expliqué, les 23 et 24 janvier 2013 à Ismayilli, sous la houlette des accusés et avec leur participation active, une foule constituée d’un grand nombre d’habitants s’est rassemblée spontanément et elle a détruit en l’incendiant et partiellement pillé le bâtiment de l’hôtel Chirag, détruisant des aménagements et des articles se trouvant à l’intérieur du bâtiment ainsi que des effets personnels des clients et du personnel de l’hôtel ; [la foule a également détruit, en les incendiant,] trois véhicules se trouvant dans l’enceinte de l’hôtel, endommagé au moyen de pierres des maisons et des voitures se trouvant dans les rues [et également détruit, en les incendiant,] des biens privés de personnes n’ayant aucun lien avec les événements, et elle a finalement infligé des lésions corporelles à un certain nombre de personnes, dont de nombreux policiers qui accomplissaient leur devoir officiel de rétablissement de l’ordre public.

Dans la foulée de ces événements, une procédure pénale a été ouverte le 23 janvier 2013 au titre des articles 186.2.2, 221.2.1, 233 et 315.2 du code pénal de la République d’Azerbaïdjan et dix-huit personnes ont été inculpées [dans le cadre de cette procédure], plus de cinquante personnes ont vu leur responsabilité administrative engagée et vingt-quatre personnes ont été reconnues en tant que victimes.

Les événements délictueux qui ont eu lieu à Ismayilli ont pendant plusieurs jours constitué le sujet d’actualité qui a fait l’objet de la plus large couverture à la fois dans des médias locaux et dans les médias grand public étrangers réputés. Autrement dit, ce ne sont pas des événements ordinaires qui se sont produits à Ismayilli.

Concernant la participation [du requérant] à ces événements et les infractions pénales commises par lui, ainsi que les preuves relatives à ces infractions, il apparaît indispensable à la cour de répéter une nouvelle fois ce qui suit.

Bien que [le requérant] affirme qu’il est arrivé à Ismayilli le 24 janvier 2013 à 15 h 46 et qu’il en est reparti avant 17 heures, l’examen de la facture détaillée des appels entrants et sortants sur son téléphone portable et de son article de blog du 25 janvier 2013, dans lequel il a partagé ses impressions sur son déplacement en écrivant : « Hier, j’ai passé un peu plus de deux heures à Ismayilli avec un autre membre de notre mouvement [REAL] et un coordinateur des médias », démontre que le 24 janvier 2013, [le requérant] est resté à Ismayilli de 15 h 46 à 18 heures.

[Le requérant] affirme avec force qu’il n’y a pas eu de troubles de grande ampleur à Ismayilli pendant qu’il s’y trouvait. Cette affirmation est toutefois totalement réfutée par les éléments du dossier. »

142.  À cet égard, la cour d’appel ajouta :

« Des victimes [en particulier, cinq policiers (parmi les six mentionnés au paragraphe 48 ci-dessus), E.A. (paragraphe 44 ci-dessus) et V.Az. (paragraphe 43 ci‑dessus)] ainsi que des témoins [en particulier, R.N., I.M. et R.B. (paragraphes 52-56 ci-dessus), mais aussi S.K. (paragraphe 45 ci-dessus) et quatre autres policiers (paragraphe 47 ci-dessus)] ont déclaré tant au cours de l’enquête préliminaire que lors du procès en première instance que, tout au long de la journée du 24 janvier 2013, y compris entre 16 heures et 18 heures, les émeutes de masse s’étaient poursuivies et des personnes réunies en bandes avaient attaqué le bâtiment [de l’AEDI] et jeté des pierres sur des policiers. Ils ont également témoigné qu’ils avaient vu, à distance l’un de l’autre, [le requérant et Tofig Yagublu] lever les mains, parler aux personnes qui les entouraient et leur dire : « N’ayez peur de rien, entrez dans le bâtiment de l’AEDI, caillassez les policiers ». À leur instigation, un groupe de personnes, auxquelles ils s’étaient joints, s’était mis en marche en direction du bâtiment de l’AEDI. La police avait tenté d’isoler [le requérant et Tofig Yagublu] de la foule en leur demandant de [s’écarter du groupe], mais ils avaient refuser d’obtempérer et rejoint l’arrière du groupe.

Une autre circonstance qui mérite d’être relevée est que [deux policiers] ont fait ces déclarations le 28 janvier 2013 et que [R.N. et I.M.] ont fait leurs déclarations le 2 février 2013, c’est-à-dire avant l’arrestation [du requérant].

[R.N. et I.M.] ont par ailleurs confirmé leurs déclarations à l’occasion de confrontations directes avec [le requérant]. »

143.  La cour d’appel fit ensuite une nouvelle fois référence aux informations publiées par le journal Yeni Musavat Online (paragraphe 130 ci-dessus) et aux informations publiées par le requérant sur sa page Facebook (paragraphe 10 ci-dessus). Puis elle répéta que neuf personnes avaient été arrêtées le 24 janvier 2013 entre 16 heures et 19 heures.

144.  L’arrêt poursuivait ainsi :

« Les circonstances précitées attestent que le 24 janvier 2013, alors que [le requérant et Tofig Yagublu] se trouvaient à Ismayilli, les événements battaient leur plein et la foule a attaqué le bâtiment de l’AEDI et commis des actes de violence à l’encontre de la police. »

145.  La cour d’appel observa ensuite qu’il n’était pas « crédible » que le requérant se fût rendu à Ismayilli simplement pour recueillir des « informations de visu », considérant entre autres que ses publications sur Facebook visaient à « promouvoir la désobéissance ».

146.  La cour considéra également que les publications postées par le requérant sur Facebook l’après-midi du 24 janvier 2013 et l’article publié par lui sur son blog le 25 janvier 2013 (paragraphe 10 ci-dessus) constituaient une preuve de son intention d’organiser des troubles de grande ampleur. Elle s’exprima ainsi à ce sujet :

« Les [publications] précitées démontrent à nouveau qu’avant de se rendre à Ismayilli le requérant avait l’intention d’organiser des troubles de grande ampleur dans le but de défendre les aspirations du mouvement REAL en créant les conditions d’une révolte, et qu’une fois arrivé à Ismayilli il a mis son intention à exécution. »

147.  La cour d’appel conclut son analyse comme suit :

« Les circonstances précitées de l’affaire prouvent indubitablement que, le 24 janvier 2013, [le requérant] s’est rendu à Ismayilli et y a organisé des troubles de grande ampleur en compagnie de [Tofig Yagublu]. De surcroît, le même jour vers 17 heures, les intéressés sont parvenus, en tant que participants actifs, à faire en sorte qu’un groupe constitué de [E.I.], [M.A.] et d’autres personnes fasse route en masse en direction du bâtiment administratif de [l’AEDI] et jette des pierres sur les policiers qui faisaient barrage à [ce déplacement] conformément aux exigences de la loi, ce qui a entraîné un recours à la violence représentant un danger pour la vie et l’intégrité physique de [six policiers désignés nommément].

S’agissant de la possibilité que [le requérant et Tofig Yagublu] soient arrivés de Bakou et aient réussi, en l’espace de deux heures, à transformer des émeutes non organisées en des actes organisés de subversion, la cour considère qu’il n’est certes guère possible que les choses puissent se passer comme cela dans des circonstances normales, mais qu’il faut garder ici à l’esprit que [les émeutiers] tenaient [N.A.], le directeur de [l’AEDI], pour responsable des événements, qu’ils étaient furieux et que, comme [le requérant] lui-même l’a indiqué, « la situation était explosive ». [Le requérant et Tofig Yagublu] ont profité de ce facteur et, au moyen de slogans hostiles au gouvernement, ils ont attiré l’attention [des émeutiers], excité leur colère et commis ensuite les infractions pénales décrites ci‑dessus. »

G.  Le pourvoi en cassation et la décision finale de la Cour suprême

148.  Le 21 juin 2016, l’avocat du requérant, M. F. Agayev, forma un pourvoi en cassation contre l’arrêt de la cour d’appel de Shaki du 29 avril 2016, réitérant les points soulevés dans ses recours précédents et soutenant en complément que la juridiction d’appel avait analysé les preuves d’une manière manifestement arbitraire. À titre d’exemple, il reprochait à cette juridiction de ne pas avoir dûment pris en considération les images qui avaient été filmées par la caméra d’Unibank, qu’il estimait contredire sans ambiguïté la version des faits donnée par l’accusation, selon laquelle la foule qui se trouvait dans la rue M.F. Akhundov s’était clairement dirigée vers les forces de police qui étaient stationnées à proximité du bâtiment de l’AEDI. Il ajoutait que c’était à tort que la cour avait conclu que le requérant avait quitté Ismayilli à 18 heures, indiquant que les relevés de géolocalisation de son téléphone portable montraient que son téléphone avait capté un signal dans le centre-ville pour la dernière fois à 16 h 58.

149.  Par une décision du 18 novembre 2016, la Cour suprême confirma l’arrêt de la cour d’appel de Shaki du 29 avril 2016, considérant que la juridiction inférieure avait analysé correctement les preuves et appliqué correctement les dispositions du droit pénal et de la procédure pénale.

H.  Mesures prises à l’égard des avocats du requérant

150.  Après le procès en première instance devant le tribunal des infractions graves de Shaki, le juge qui avait présidé le procès écrivit au barreau le 17 mars 2014 pour demander des mesures disciplinaires à l’encontre des avocats du requérant, M. F. Agayev et M. K. Bagirov. Il indiquait que les intéressés avaient enfreint des règles de procédure et les règles de bonne conduite des avocats à de multiples occasions tout au long du procès en soulevant des objections non autorisées, en formulant des remarques offensantes et irrespectueuses au sujet de plusieurs parties et du tribunal et en refusant de porter des toges d’avocat malgré ses demandes répétées.

151.  Après la procédure menée devant la cour d’appel de Shaki, le juge qui avait présidé cette instance écrivit lui aussi, le 25 septembre 2014, au barreau pour l’inviter à prendre des mesures disciplinaires contre les deux avocats, indiquant qu’ils avaient adopté un comportement similaire tout au long de la procédure en appel.

152.  Le 10 décembre 2014, le barreau conclut que M. K. Bagirov avait enfreint les règles d’éthique applicables aux avocats. Il décida de renvoyer son dossier devant un tribunal en vue de le faire radier du barreau et d’obtenir sa suspension dans l’attente de la décision du tribunal. Le 10 juillet 2015, le tribunal de district de Nizami rendit un jugement ordonnant la radiation du barreau de M. K. Bagirov. Ce jugement fut confirmé par les juridictions supérieures. M. K. Bagirov a déposé une requête auprès de la Cour à ce sujet (Bagirov c. Azerbaïdjan, no 28198/15, communiquée au gouvernement défendeur le 24 juin 2016).

II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

A.  Le code pénal

153.  L’article 220.1 du code pénal dispose ce qui suit :

Article 220. Organisation de troubles de grande ampleur

« 220.1.  L’organisation de troubles de grande ampleur ou la participation à de tels troubles, lorsqu’ils s’accompagnent de faits de violence, de pillages, d’incendies criminels, de la destruction de biens, de l’usage d’armes à feu ou de substances ou dispositifs explosifs ou de la résistance armée à des agents publics (...)

est passible d’une peine d’emprisonnement d’une durée de quatre à douze ans.

(...) »

154.  L’article 315 du code pénal dispose ce qui suit :

Article 315. Résistance à agents publics ou violences contre agents publics

« 315.1.  L’usage de la violence contre un agent public ou la résistance violente à un agent public dans le cadre de l’exercice par ledit agent de ses fonctions officielles, ou la commission, à l’égard des parents proches d’un tel agent public, d’actes de violence ne constituant pas un danger pour leur vie ou leur intégrité physique, ou la menace de la commission de tels actes de violence (...)

est passible d’une peine d’emprisonnement d’une durée maximale de trois ans.

315.2.  La commission, à l’égard des personnes citées à l’article 315.1 du présent code, d’actes de violence constituant un danger pour leur vie ou leur intégrité physique (...)

est passible d’une peine d’emprisonnement d’une durée de trois à sept ans. »

B.  Le code de procédure pénale

155.  L’article 137 du code de procédure pénale (« le CPP ») dispose ce qui suit :

Article 137. Utilisation comme preuves d’éléments obtenus à l’occasion
de perquisitions

« Si les éléments obtenus à l’issue d’une perquisition ont été obtenus conformément à la loi de la République d’Azerbaïdjan relative aux perquisitions et sont présentés et vérifiés conformément aux exigences du présent code, ils peuvent être admis comme preuves aux fins de poursuites pénales. »

156.  L’article 419 du CPP dispose ce qui suit :

Article 419. Examen au fond d’un pourvoi en cassation (kassasiya şikayəti)
ou d’une « protestation » en cassation (kassasiya protesti)

« 419.1.  Lors de l’examen au fond d’un pourvoi en cassation ou d’une « protestation » en cassation, la Cour suprême s’intéresse exclusivement aux points de droit et vérifie si les règles du droit pénal et du présent code ont été dûment appliquées. »

EN DROIT

I.  SUR L’EXCEPTION générale du Gouvernement tirée d’une IRRECEVABILITÉ DE LA REQUÊTE CONSIDÉRÉE DANS SON ENSEMBLE

157.  Le Gouvernement note que la requête a été introduite le 19 décembre 2014, alors que le premier pourvoi en cassation du requérant était encore pendant devant la Cour suprême. La requête a été communiquée au gouvernement défendeur le 20 septembre 2016, avant que la Cour suprême ait rendu sa décision finale du 18 novembre 2016 faisant suite au deuxième pourvoi en cassation du requérant. Le Gouvernement plaide que, tant à la date de l’introduction qu’à la date de la communication, la requête était prématurée et qu’elle aurait donc dû être déclarée irrecevable au motif que les voies de recours internes n’avaient pas été épuisées.

158.  Le requérant soutient pour sa part que s’il a introduit la requête sans attendre la décision finale de la Cour suprême, c’est parce qu’eu égard au « contexte politique malsain » dans lequel les recours formels existants se déroulaient et, plus particulièrement, au contexte politique de la procédure pénale ouverte à son encontre, il estimait que les appels formés devant les juridictions supérieures ne constituaient pas un moyen de recours susceptible d’apporter une réparation et d’offrir des perspectives de réussite raisonnables relativement à ses griefs.

159.  La Cour rappelle que l’obligation pour un requérant d’épuiser les voies de recours internes s’apprécie en principe à la date d’introduction de la requête devant la Cour (voir, par exemple, Trabelsi c. Belgique, no 140/10, § 89, CEDH 2014 (extraits)). Toutefois, lorsqu’un requérant continue d’utiliser les voies de recours internes après avoir introduit sa requête, mais avant que la décision sur la recevabilité ait été prise, la Cour examine la question de l’épuisement des voies de recours internes par rapport au moment où elle se prononce sur la recevabilité de la requête, et non par rapport au moment où la requête a été introduite (Ramazanova et autres c. Azerbaïdjan, no 44363/02, § 42, 1er février 2007). Avant de statuer sur la recevabilité de la requête, la Cour, étant maître de sa propre procédure et de ses propres règles, peut, conformément à l’article 54 § 2 b) de son règlement, inviter les parties à soumettre des observations sur différentes questions soulevées par la requête, y compris sa recevabilité, si elle l’estime nécessaire à l’accomplissement de ses fonctions au titre de la Convention.

160.  En l’espèce, la requête a été introduite le 19 décembre 2014, à un moment où le premier pourvoi en cassation du requérant devant la Cour suprême, l’instance la plus élevée pour les procédures pénales, était pendant. Le 13 octobre 2015, la Cour suprême, après avoir examiné ce pourvoi, a renvoyé l’affaire devant la juridiction d’appel pour un nouvel examen. Le 29 avril 2016, la cour d’appel de Shaki a rendu un nouvel arrêt maintenant la condamnation du requérant, puis, le 21 juin 2016, le requérant a formé un pourvoi contre cet arrêt devant la Cour suprême.

161.  Le 20 septembre 2016, le président de la section a décidé, conformément à l’article 54 § 2 b) du règlement de la Cour, de communiquer au gouvernement défendeur les griefs formulés sur le terrain des articles 6, 13, 14, 17 et 18 de la Convention, en incluant parmi les questions aux parties une question générale destinée à déterminer si, conformément aux exigences de l’article 35 § 1 de la Convention, le requérant avait épuisé les voies de recours internes effectives.

162.  Le 18 novembre 2016, la Cour suprême a rendu la décision interne définitive qui maintenait la condamnation du requérant. Ce dernier ne disposait d’aucun autre recours ordinaire contre cette décision. En conséquence, au stade actuel de la procédure, où la Cour ne s’est pas encore prononcée sur la recevabilité des griefs communiqués, l’argument fondant l’exception du Gouvernement est inopérant, car la requête ne peut plus être considérée comme prématurée.

163.  Eu égard aux raisons qui précèdent, la Cour rejette l’objection générale du Gouvernement et se propose d’examiner la recevabilité de chaque grief séparément.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

164.  Invoquant l’article 6 §§ 1 et 3 b) de la Convention, le requérant formule les griefs suivants :

a)  les décisions des juridictions internes n’auraient pas été correctement motivées et il aurait été condamné sur la base de preuves viciées et manifestement mal appréciées ;

b)  son droit à l’égalité des armes aurait été enfreint en ce que les juridictions internes n’auraient pas dûment examiné les objections et les requêtes de la défense relatives à l’admission de preuves et à la conduite des procédures ;

c)  les facilités pour la préparation et la conduite de sa défense auraient été inadéquates en ce que la défense n’aurait, ni avant ni après le procès, bénéficié d’un accès convenable aux procès-verbaux des audiences et en ce qu’elle n’aurait pas été autorisée à utiliser d’ordinateur portable ou de tablette pendant le procès ; et

d)  la procédure dans son ensemble aurait été excessivement longue, en particulier l’examen du premier pourvoi en cassation par la Cour suprême, qui aurait duré près d’un an.

Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, la Cour considère que le grief doit être examiné à la lumière de l’article 6 § 1 de la Convention, qui énonce :

« 1.  Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Le jugement doit être rendu publiquement, mais l’accès de la salle d’audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l’intérêt de la moralité, de l’ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée des parties au procès l’exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice. »

A.  Sur la recevabilité

1.  Thèses des parties

165.  En ce qui concerne les griefs relatifs à l’insuffisance alléguée des facilités accordées pour la préparation de la défense (en particulier l’étendue de l’accès aux procès-verbaux d’audience et l’interdiction d’utiliser des dispositifs électroniques pendant le procès) et à la durée de la procédure, le Gouvernement plaide le non-épuisement des voies de recours internes.

166.  Il soutient que les recours du requérant présentaient « un texte et une nature similaires » et portaient pour l’essentiel sur les circonstances de l’affaire et non sur la procédure. Il allègue que le requérant ne s’est pas plaint de facilités inappropriées pour la préparation de sa défense devant les juridictions de recours et de cassation.

167.  Il affirme en outre que le requérant ne s’est jamais plaint, au niveau interne, de la durée des procédures de recours et de cassation. Aux termes de l’article 419.1 du CPP, la Cour suprême serait compétente pour vérifier si les règles du droit pénal et du droit procédural ont été appliquées correctement et, par conséquent, le requérant aurait pu se plaindre de manquements à la procédure devant la Cour suprême. De surcroît, lors de l’audience du 13 janvier 2015 devant la Cour suprême, durant laquelle le juge exerçant la présidence aurait décidé de reporter l’examen du pourvoi en cassation sine die à raison de la complexité de l’affaire, la défense n’aurait soulevé aucune objection à ce report. Le requérant n’aurait, à aucun moment de la période de report, demandé à la Cour suprême de reprendre les audiences ou émis une quelconque autre plainte quant à un retard de la procédure.

168.  Le requérant conteste l’exception du Gouvernement. Il allègue que, dans ses requêtes, demandes et recours, il a dénoncé de façon répétée le caractère inadéquat des facilités qui lui avaient été accordées pour la préparation de sa défense. S’agissant de la durée de la procédure, il ne répond pas directement aux arguments du Gouvernement concernant l’épuisement des voies de recours internes, mais il affirme qu’« il [n’était pas] difficile pour [lui] de prévoir que la procédure judiciaire concernant cette affaire serait retardée artificiellement ».

2.  L’appréciation de la Cour

a)  Partie du grief relative à la durée de la procédure

169.  En ce qui concerne la partie du grief relative à la durée de la procédure, la Cour considère que, même à supposer que le requérant ait épuisé les voies de recours internes, il est en tout état de cause irrecevable pour les motifs indiqués ci-dessous.

170.  Le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie à la lumière des circonstances de la cause et eu égard aux critères suivants : la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes (voir, parmi beaucoup d’autres, Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, § 67, CEDH 1999‑II, et Jurica c. Croatie, no 30376/13, § 76, 2 mai 2017). En matière pénale, le « délai raisonnable » de l’article 6 § 1 débute dès l’instant qu’une personne se trouve « accusée ». L’« accusation », aux fins de l’article 6 § 1, peut se définir comme « la notification officielle, émanant de l’autorité compétente, du reproche d’avoir accompli une infraction pénale », définition qui correspond aussi à l’idée de « répercussions importantes sur la situation » du suspect (voir, parmi beaucoup d’autres, McFarlane c. Irlande [GC], no 31333/06, § 143, 10 septembre 2010, et O’Neill et Lauchlan c. Royaume-Uni, nos 41516/10 et 75702/13, § 82, 28 juin 2016).

171.  La Cour constate qu’en l’espèce la procédure pénale a duré un peu plus de trois ans et neuf mois devant trois instances judiciaires et que les deux instances supérieures (la cour d’appel de Shaki et la Cour suprême) ont chacune examiné l’affaire deux fois. Eu égard à la complexité de l’affaire, la Cour considère que la durée totale de la procédure n’a pas été excessive au point d’enfreindre l’exigence de « délai raisonnable ». Il en résulte que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté conformément à l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

b)  Surplus du grief

172.  La Cour constate que, dans son recours contre le jugement rendu par le tribunal des infractions graves de Shaki le 17 mars 2014 (paragraphe 99 ci-dessus) et dans tous ses recours ultérieurs, le requérant a expressément dénoncé l’insuffisance des facilités qui lui avaient été accordées pour l’organisation de sa défense, notamment l’insuffisance de l’accès aux procès-verbaux des audiences et l’interdiction de l’utilisation de dispositifs électroniques. Il en résulte que cette partie du grief ne peut être rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes.

173.  La Cour note par ailleurs que pour le surplus le grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il doit donc être déclaré recevable.

B.  Sur le fond

1.  Thèses des parties

a)  Le requérant

174.  Le requérant allègue qu’il a été condamné pour des motifs politiques et que son dossier démontre qu’il y a eu entre les tribunaux, le parquet et le pouvoir exécutif une coopération large, systématique et illégale qui visait selon lui à l’empêcher, en tant que personnalité politique, de se présenter aux élections présidentielles et législatives. Le système judiciaire interne opérerait dans un paysage politique malsain. Lorsqu’une affaire aurait un fondement politique, les juridictions internes, y compris les juridictions supérieures, appliqueraient la volonté politique du parti au pouvoir et il serait inconcevable pour elles d’acquitter les accusés. Les décisions des juridictions internes déformeraient les faits et contiendraient des conclusions contradictoires et illogiques ou ne découlant pas des arguments exposés par les parties.

175.  D’après les accusations formelles portées contre lui, le requérant aurait été accusé d’avoir organisé « des troubles de grande ampleur » qui ne se seraient tout simplement pas produits de la manière et dans les circonstances décrites par l’accusation. Analysées correctement, toutes les preuves fiables versées au dossier démontreraient qu’il n’y aurait pas eu d’affrontements entre des manifestants et la police le 24 janvier 2013 entre environ 16 heures et 17 heures, au moment où le requérant aurait été présent dans la ville.

176.  De plus, pour pouvoir avoir « organisé » des troubles de grande ampleur, le requérant aurait dû planifier des émeutes à l’avance, former des groupes illégaux prêts à agir et attribuer des rôles et des fonctions aux membres de ces groupes. Il aurait dû accomplir tout cela dans une ville qu’il ne connaissait pas bien, avec des personnes qu’il ne connaissait pas personnellement auparavant et dans un laps de temps de moins de deux heures à compter de son arrivée dans la région d’Ismayilli, dont environ une heure passée dans la ville d’Ismayilli. D’après le requérant, même dans une hypothèse théorique, cela aurait été impossible.

177.  Les juridictions internes, et spécialement la cour d’appel de Shaki, auraient conclu que les déclarations de sept victimes d’infractions et de huit témoins corroboraient la version des faits donnée par l’accusation (paragraphe 142 ci-dessus). Ce serait toutefois manifestement faux, puisque deux des prétendues victimes n’auraient même jamais cité le requérant dans leurs déclarations. Le policier E.A. aurait été blessé le 24 janvier 2013 entre 11 heures et midi et il aurait été hospitalisé bien avant que le requérant n’arrive dans la ville (paragraphe 44 ci-dessus). Il n’aurait pas mentionné le requérant dans sa déclaration. La déclaration d’une autre victime prétendue, V.Az., n’aurait pas non plus mentionné le requérant (paragraphe 43 ci-dessus). En ce qui concerne les autres victimes et témoins, leurs déclarations auraient été contradictoires, elles auraient manqué de crédibilité et elles auraient été clairement démenties par d’autres preuves.

178.  En particulier, tous les policiers ayant témoigné contre le requérant auraient « exécuté des ordres politiques dans le cadre de la machinerie d’État employée par le Gouvernement dans son dessein partisan de bâillonner le requérant » et ils n’auraient pas été des témoins crédibles. Leurs déclarations seraient en effet empreintes d’incohérences flagrantes.

179.  La défense aurait contesté à de multiples reprises la crédibilité des six policiers ayant été reconnus comme « victimes d’infractions » à l’occasion d’un incident lié aux accusations portées contre le requérant, pour une série de raisons mises en exergue dans les recours et objections du requérant (voir, par exemple, les paragraphes 112 et 113 ci-dessus). De plus, l’un de ces policiers aurait déclaré au cours des audiences au tribunal que l’accusation avait « abusé de sa confiance » et que la teneur de la déclaration incriminant le requérant qu’il avait faite avant le procès était fausse. Ce même policier aurait été licencié des services de police approximativement trois mois après le prononcé du jugement rendu en première instance. Dans un registre similaire, un autre policier aurait également rétracté la déclaration faite par lui avant le procès, mais on aurait exercé des pressions sur lui au cours d’une suspension d’audience pour qu’il revînt sur cette rétractation. À maintes reprises, les juridictions internes auraient toutefois négligé d’examiner correctement la question de la crédibilité de ces témoins, ce qui entacherait par voie de conséquence la crédibilité des autres policiers dont les déclarations antérieures au procès auraient été similaires.

180.  Tous les policiers et une partie des témoins civils auraient déclaré que les affrontements censés avoir impliqué le requérant étaient survenus lorsqu’une foule nombreuse s’était déplacée dans la direction du bâtiment de l’AEDI par la rue M.F. Akhundov. Cette allégation serait clairement démentie par la vidéo d’Unibank. Non seulement les juridictions auraient négligé de se pencher sur cette incohérence, mais l’analyse de l’enregistrement par la cour d’appel de Shaki constituerait « un exemple de manipulation extrême réalisée dans le but de tordre et de déformer des faits manifestes ». Cette juridiction aurait certes été contrainte d’admettre que, d’après cette vidéo, la situation dans la rue M.F. Akhundov au moment pertinent était « relativement calme », mais elle aurait indiqué ensuite que cette rue n’était pas le seul itinéraire possible par lequel une foule aurait pu atteindre les lieux des crimes ou que les personnes en question auraient pu emprunter cette rue « une par une ». Ce faisant, elle aurait ignoré le fait que plusieurs témoins à charge auraient affirmé expressément que la foule s’était rassemblée et qu’elle avait fait marche en direction du bâtiment de l’AEDI par cette rue.

181.  Il existerait plusieurs autres incohérences entre les déclarations des témoins à charge, que malgré les objections de la défense les juridictions internes n’auraient pas examinées, comme l’heure exacte des prétendus affrontements dans lesquels le requérant était censé avoir été impliqué.

182.  Le requérant ajoute que trois témoins à charge seulement n’auraient pas appartenu aux forces de police. Il estime que leur crédibilité laissait également à désirer. En particulier, R.N. aurait fourni de fausses preuves. Entendu au procès, il aurait déclaré que l’après-midi du 24 janvier 2013, il se trouvait chez son cousin, à quinze minutes à pied du centre. Il aurait quitté le domicile de son cousin vers 17 heures, se serait dirigé vers le centre et aurait assisté à des affrontements encouragés par le requérant dans la rue M.F. Akhundov. Toutefois, lorsque la défense aurait produit une copie du compte rendu de l’inspection des dommages de l’hôtel Chirag et de la maison de N.A., laquelle se serait déroulée le 24 janvier 2013 de 10 heures à 16 h 10, en présence de R.N. en qualité de témoin instrumentaire, il serait apparu au grand jour que R.N. avait menti en prétendant qu’il était chez son cousin et qu’il avait dissimulé sa participation à l’inspection en qualité de témoin instrumentaire.

183.  Le témoin I.M. serait lié à V.A., le propriétaire de l’hôtel Chirag qui aurait prétendument été impliqué dans l’incident à l’origine des émeutes, et à N.A., l’oncle de V.A. et directeur de l’AEDI. En particulier, le fils d’I.M. aurait travaillé à l’hôtel Chirag. Le tribunal ne se serait pas intéressé à cette question.

184.  En ce qui concerne les lettres du commissariat régional d’Ismayilli et du ministère de la Sécurité nationale, les informations qu’elles contiennent reposeraient sur des sources inconnues et anonymes qui n’auraient pas été examinées par les juridictions internes, malgré les objections répétées de la défense. Ces preuves auraient été admises au mépris de l’article 137 du CPP.

185.  Les juridictions internes auraient refusé, sans motivation appropriée, d’accorder le moindre poids aux déclarations des témoins en faveur du requérant. Tous les témoins à décharge auraient déclaré sans équivoque qu’aucun affrontement violent ne s’était produit entre de quelconques manifestants et la police le 24 janvier 2013 entre 16 heures et 17 heures, soit au moment où le requérant aurait été dans la ville. De plus, la juridiction de première instance aurait déformé une partie de ces témoignages dans son jugement.

186.  La cour d’appel de Shaki aurait déclaré que l’article du journal Yeni Musavat Online datant de l’époque des faits indiquait qu’il régnait des « tensions » dans la ville (paragraphe 130 ci-dessus). Or ni ce journal ni une quelconque autre agence de presse n’auraient en réalité signalé que de quelconques affrontements se fussent produits le 24 janvier 2013 entre 16 heures et 17 heures. Il s’agirait d’un autre exemple de la manière dont les juridictions internes auraient interprété au détriment du requérant des preuves qui lui étaient manifestement favorables.

187.  Les juridictions internes auraient également déformé le contenu des articles publiés par le requérant sur son blog et sur les réseaux sociaux, en sortant des phrases de leur contexte et en leur donnant une interprétation arbitraire.

188.  De plus, E.I. et M.A., qui auraient tous deux été accusés d’avoir participé aux affrontements censés avoir été fomentés par le requérant, auraient tous deux déclaré qu’ils n’étaient pas présents dans la ville l’après‑midi du 24 janvier 2013, au moment des prétendus affrontements. Les déclarations d’E.I. en ce sens auraient été corroborées par sept témoins qui auraient confirmé son alibi, mais les juridictions n’auraient pas pris cet élément en considération dans leur analyse juridique. M.A. aurait suggéré que l’on vérifie son alibi en examinant les appels entrants et sortants sur son téléphone portable, mais le tribunal ne l’aurait pas fait. La vidéo examinée par le tribunal montrerait effectivement E.I. et M.A. participant aux affrontements, mais dans la matinée du 24 janvier 2013, soit avant l’arrivée du requérant dans la ville.

189.  Parmi les autre preuves produites contre le requérant qui seraient censées attester que des agitations auraient eu lieu dans la ville pendant qu’il s’y trouvait, la cour d’appel de Shaki se serait appuyée dans son arrêt du 29 avril 2013 sur des informations reçues de la juridiction de première instance selon lesquelles neuf personnes auraient été arrêtées sur la base du code des infractions administratives le 24 janvier 2013 entre 16 heures et 19 heures (paragraphes 138 et 143 ci-dessus). Le requérant estime toutefois que sans autres précisions ces informations ne pouvaient servir de preuves pour l’incriminer. Il n’aurait été spécifié à aucun moment à quel endroit et pour quel type d’actes les personnes en question auraient été arrêtées. L’accusation n’aurait communiqué aucun document ou autre renseignement précis sur les circonstances de ces arrestations administratives.

190.  La cour d’appel de Shaki aurait également effectué une constatation factuelle erronée concernant l’heure de la présence du requérant à Ismayilli (paragraphe 141 ci-dessus). Alors que les relevés de géolocalisation de son téléphone portable montreraient clairement que le requérant se serait trouvé dans le centre-ville pour la dernière fois à 16 h 58 et qu’il aurait ensuite été localisé en dehors de la ville, dans la région d’Ismayilli, sur le chemin du retour à Bakou, la cour d’appel aurait conclu, sans le moindre fondement approprié, qu’il était resté dans la ville jusqu’à 18 heures.

191.  Le requérant allègue que les juridictions internes ont de façon répétée empêché ses avocats de mener correctement sa défense et que ces derniers ont été harcelés parce qu’ils le défendaient. Le refus par le tribunal de première instance d’autoriser le requérant et ses avocats à prendre correctement connaissance des procès-verbaux des audiences pendant le procès les auraient empêchés de préparer convenablement la défense pour les audiences de première instance ultérieures et pour les audiences d’appel. Malgré les objections de la défense, le procès se serait tenu dans une salle d’audience extrêmement exiguë. Sachant que dix-huit personnes étaient accusées, quelque vingt avocats auraient été contraints de s’installer serrés les uns contre les autres et auraient été à l’étroit. Il aurait été interdit aux avocats du requérant d’utiliser des tablettes, des ordinateurs portables ou d’autres dispositifs électroniques, qui auraient pourtant été nécessaires eu égard au grand nombre de pièces dans le dossier (un total de 7 000 à 8 000 pages, réparties dans 26 volumes, sans compter les supports vidéo contenant au total une douzaine d’heures d’enregistrements). L’interdiction des dispositifs électroniques aurait obligé la défense à transporter d’énormes quantités de pièces imprimées, ce qui aurait été improductif puisqu’il aurait été ainsi plus difficile pour les avocats de retrouver rapidement les pièces pertinentes par rapport aux preuves examinées à un moment donné. La juridiction de première instance aurait empêché la défense de procéder à un contre-interrogatoire approprié des témoins et elle aurait fréquemment interrompu les contre-interrogatoires sous divers prétextes. Chaque fois que la défense se serait plainte d’un manque d’équité du procès et d’une interruption lui semblant injustifiée d’un contre-interrogatoire par le tribunal, celui-ci aurait dénoncé un comportement perturbateur de la part des avocats de la défense et il aurait finalement lancé une procédure pour faire radier ces avocats du barreau. L’un des avocats, M. F. Agayev, aurait été condamné au paiement d’une amende et l’autre, M. K. Bagirov, aurait fini par être radié du barreau.

b)  Le Gouvernement

192.  Le Gouvernement soutient d’emblée que les conclusions émises par la Cour dans l’arrêt Ilgar Mammadov (précité) ne peuvent « faire fonction de fil conducteur pour l’examen des griefs du requérant relatifs à la manière dont le procès s’est déroulé ». Il invite par ailleurs la Cour « à éviter de se référer à ses constatations de fait et à ses suppositions pour ce qui est de l’arrestation du requérant et de sa participation aux événements survenus à Ismayilli ».

193.  En réponse aux arguments du requérant concernant l’absence d’une motivation appropriée et le caractère supposément arbitraire de l’analyse des preuves effectuée par les juridictions internes, le Gouvernement cite de longs passages de l’arrêt de la cour d’appel de Shaki du 29 avril 2016 (paragraphes 129-147 ci-dessus). Il approuve les conclusions des juridictions internes, y compris celles de la cour d’appel de Shaki, et considère que les juridictions ont examiné toutes les observations et les pièces produites par le requérant et qu’elles ont pris des décisions fondées à leur sujet.

194.  Le Gouvernement indique que l’un des principaux motifs mentionnés par la Cour suprême dans son arrêt du 13 octobre 2015, par lequel cette juridiction Cour aurait renvoyé l’affaire pour un nouvel examen, tiendrait à ce que les juridictions inférieures auraient rejeté la majeure partie des observations présentées par la défense. Lors du réexamen réalisé par la cour d’appel de Shaki, des preuves supplémentaires produites par le requérant auraient été admises et examinées.

195.  En ce qui concerne l’objection du requérant à l’utilisation comme preuves des lettres du commissariat régional d’Ismayilli et du ministère de la Sécurité nationale, le Gouvernement concède que les sources spécifiques des informations figurant dans ces lettres n’étaient pas indiquées, mais il fait remarquer que les informations elles-mêmes ont été fournies par les autorités directement responsables de la mise en œuvre « des activités opérationnelles et de la collecte d’informations sur les infractions ». L’utilisation de ces preuves ne serait pas contraire à l’équité.

196.  Le requérant aurait eu la possibilité de s’opposer aux irrégularités censées avoir entaché la manière dont les témoignages auraient été recueillis et de soumettre les témoins et les victimes à un contre-interrogatoire. Les tribunaux auraient entendu les témoignages, examiné les arguments de la défense et établi les faits d’une manière raisonnable. Il n’appartiendrait pas à la Cour de réexaminer les constatations de fait auxquelles les juridictions internes auraient abouti sur la base d’un examen raisonnable des preuves.

197.  Le Gouvernement ajoute que les avocats du requérant ont bénéficié de facilités appropriées pour la préparation et la conduite de la défense de leur client. Il leur aurait été expliqué que, conformément aux dispositions pertinentes du CPP, les procès-verbaux pouvaient être mis à la disposition des parties après la clôture du procès, et non après chaque audience individuelle. Après la clôture du procès, le requérant et ses avocats auraient pu accéder aux procès-verbaux et le requérant aurait pu formuler des observations au sujet de leur contenu. Le requérant aurait lui-même refusé d’achever de prendre connaissance des procès-verbaux (paragraphe 119 ci‑dessus). En ce qui concerne l’interdiction pour la défense d’utiliser des dispositifs électroniques, elle s’expliquerait par le fait que de tels dispositifs auraient pu être utilisés pour la réalisation d’enregistrements audio et vidéo du procès, alors qu’à l’audience préliminaire, le tribunal de première instance aurait rejeté une demande d’enregistrement audio ou vidéo du procès (paragraphe 22 ci-dessus).

2.  Remarques préliminaires

198.  La Cour se propose d’aborder en premier lieu la thèse du Gouvernement selon laquelle les conclusions énoncées par elle dans l’arrêt Ilgar Mammadov (précité) ne sont pas pertinentes pour la présente requête et ne doivent pas être utilisées pour l’examen des griefs du requérant relatifs à l’équité de la procédure menée devant les tribunaux internes (paragraphe 192 ci-dessus).

199.  Dans ce contexte, la Cour rappelle que dans son arrêt Ilgar Mammadov elle a constaté, entre autres, des violations de l’article 5 §§ 1 c) et 4 de la Convention et une violation de l’article 18 de la Convention combiné avec l’article 5 en ce qui concerne la détention provisoire du requérant dans le cadre de la même procédure.

200.  L’un des principaux facteurs ayant conduit la Cour à ces conclusions résidait dans la constatation d’un manque apparent de plausibilité des accusations retenues contre le requérant. À la lumière des activités politiques du requérant et de la réaction des autorités à leur égard, ce facteur exigeait un examen particulièrement attentif des faits sur lesquels les accusations s’appuyaient. En particulier, la Cour a constaté ce qui suit, aux paragraphes 92 à 94 de son arrêt, au sujet de la version donnée par l’accusation des faits qui formaient le fondement des accusations retenues contre le requérant :

« 92.  La Cour doit tenir compte de toutes les circonstances pertinentes pour déterminer s’il existait des informations objectives montrant que les soupçons contre le requérant étaient « plausibles ». Elle juge pertinent à cet égard que le requérant était un homme politique de l’opposition, qu’il avait précédemment critiqué le gouvernement en place à l’approche des élections présidentielles, que plusieurs députés avaient menacé de le traduire en justice et qu’avant son arrestation il avait publié sur son blog des informations de bonne source attestant qu’au moins une partie de la version officielle donnée par le Gouvernement de ce qui s’était passé à Ismayilli était peut-être inexacte ou déformée et donnant ouvertement à penser que cette version officielle relevait d’une tentative de dissimulation. Il faut également garder à l’esprit le fait que le requérant fut accusé d’avoir « organisé » une émeute qui avait déjà débuté à Ismayilli le jour précédant son arrivée sur place et qui avait éclaté, de façon spontanée, à la suite d’un incident qui avait une portée locale. De toute évidence, le requérant était totalement étranger à l’incident initial du 23 janvier 2013 qui avait déclenché l’émeute, ainsi qu’aux événements qui se déroulèrent à Ismayilli avant son arrivée, et la version des faits donnée par le parquet, tant dans son communiqué de presse du 29 janvier 2013 que dans la description des charges retenues contre le requérant (...), fait apparaître que la majeure partie, sinon la totalité, des dégâts causés par les émeutes (tels que l’incendie de bâtiments et de véhicules) étaient survenus le 23 janvier 2013, avant l’arrivée du requérant.

93.  Il apparaît ainsi qu’en substance le parquet reprochait au requérant d’être arrivé à Ismayilli un jour après des « actes de vandalisme » qui avaient eu lieu de manière spontanée et désorganisée et d’avoir, en l’espace d’environ deux heures (la durée totale de sa présence dans la ville), réussi à prendre dans une large mesure le contrôle de la situation, à transformer les émeutes désorganisées qui étaient en train de se dérouler en « actes organisés » de troubles, à s’imposer comme le chef de manifestants qu’il ne connaissait pas auparavant et qui s’étaient déjà rassemblés en dehors de toute intervention de sa part et à provoquer directement tous leurs actes de troubles ultérieurs.

94.  La Cour note qu’en règle générale, les problèmes relatifs à l’existence de « soupçons plausibles » se posent au niveau des faits (...) Le contexte très spécifique de l’espèce exige un examen particulièrement attentif des faits (...) »

201.  Dans son arrêt Ilgar Mammadov précité, la Cour a conclu que, contrairement aux exigences de l’article 5 § 1 c) de la Convention, il n’avait pas été démontré qu’il existât de quelconques preuves (« faits ou informations spécifiques ») de nature à donner naissance à un soupçon « plausible » susceptible de justifier l’arrestation du requérant, l’accusation n’ayant pas produit des faits ou informations de cet ordre au cours de la phase antérieure au procès de l’intéressé (Ilgar Mammadov, précité, §§ 95-101). Au mépris des prescriptions de l’article 5 § 4 de la Convention, les juridictions internes n’avaient pas demandé et examiné les « preuves initiales » dont disposait l’accusation et, par conséquent, elles n’avaient pas apprécié la plausibilité des soupçons qui avaient motivé l’arrestation du requérant (ibidem, §§ 97 et 116-118). Les autorités internes n’avaient donc pas pu démontrer qu’elles avaient agi de bonne foi lorsqu’elles avaient restreint le droit à la liberté du requérant (ibidem, § 141). Après avoir aussi examiné la combinaison des faits propres à l’espèce, la Cour a conclu que, contrairement aux prescriptions de l’article 18 de la Convention, les actes des autorités avaient été motivés par des raisons inadéquates : le véritable but de la détention du requérant avait été de réduire l’intéressé au silence ou de le punir pour avoir critiqué le gouvernement et tenté de diffuser, sur son blog et dans ses publications sur les réseaux sociaux, ce qu’il croyait être des informations vraies que le gouvernement cherchait à dissimuler (ibidem, §§ 142-144).

202.  La portée de l’arrêt Ilgar Mammadov était limitée, entre autres, à la problématique de la compatibilité de la détention du requérant durant la phase d’instruction de la procédure avec les articles 5 §§ 1 c) et 4 et 18 de la Convention. En l’espèce, la Cour est toutefois invitée à examiner une autre problématique juridique, celle de savoir si, considérée dans son ensemble, la procédure pénale menée contre le requérant a revêtu un caractère équitable, conforme aux exigences de l’article 6 de la Convention.

203.  Si les questions à examiner et les normes de droit applicables au titre de l’article 6 de la Convention sont différentes, tant l’affaire précédente que la présente espèce concernent la même procédure pénale menée à l’encontre du requérant, avec les mêmes accusations prenant leur source dans les mêmes événements. Ainsi que la Cour l’a observé dans son arrêt Ilgar Mammadov, durant la phase d’instruction de la procédure, les accusations portées contre le requérant souffraient au premier abord d’un manque de plausibilité. En particulier, la Cour a souligné que le requérant était accusé d’être arrivé à Ismayilli un jour après que les « actes de vandalisme » spontanés et désorganisés étaient survenus et d’avoir réussi, au cours d’une période de seulement deux heures, soit la durée totale de sa présence dans la ville, à prendre dans une large mesure le contrôle de la situation, à transformer les émeutes désorganisées en cours en « actes organisés » de troubles, à s’imposer comme chef des manifestants qu’il ne connaissait pas auparavant et qui s’étaient déjà rassemblés en dehors de toute intervention de sa part et à provoquer directement tous leurs actes de troubles ultérieurs. Ainsi que la Cour l’a déjà été noté, ce manque de plausibilité des accusations, conjugué avec l’attitude des autorités à l’égard des activités politiques du requérant, exigeait un examen particulièrement attentif des faits. Les circonstances sur lesquelles ce constat antérieur de la Cour était fondé sont identiques en l’espèce. La Cour analysera donc ci-dessous à la lumière de l’article 6 si ce manquement a été compensé par les preuves présentées au procès et les motifs fournis par les juridictions internes.

3.  L’appréciation de la Cour

204.  Ayant examiné les questions soulevées en l’espèce, la Cour commencera son analyse en examinant les aspects se rapportant aux parties a) et b) du grief du requérant (paragraphe 164 ci-dessus). Ce faisant, elle tiendra compte de la procédure considérée dans son ensemble, et notamment de toutes les décisions rendues par les juridictions de première instance et d’appel qui ont étudié l’affaire en fait et en droit.

a)  Principes généraux

205.  La Cour rappelle qu’elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions nationales, qui sont mieux placées qu’elle pour apprécier les preuves en leur possession, établir les faits et interpréter le droit interne. En principe, la Cour n’a pas à intervenir dès lors que la procédure, considérée dans son ensemble, a revêtu le caractère équitable voulu par l’article 6 § 1 et que les décisions des juridictions internes ne sont pas manifestement déraisonnables ou arbitraires (Khamidov c. Russie, no 72118/01, § 170, 15 novembre 2007, et Nemtsov c. Russie, no 1774/11, § 87, 31 juillet 2014). S’il n’appartient pas à la Cour, au titre de l’article 6 § 1, de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par les juridictions internes, elle peut juger incompatibles avec les garanties d’un procès équitable les décisions qui sont « arbitraires ou manifestement déraisonnables » (Nemtsov, précité, § 88, Berhani c. Albanie, no 847/05, §§ 50-56, 27 mai 2010, Ajdarić c. Croatie, no 20883/09, §§ 47‑52, 13 décembre 2011, et Anđelković c. Serbie, no 1401/08, §§ 26-29, 9 avril 2013).

206.  La Cour rappelle en outre que, considérant le principe selon lequel le but de la Convention consiste à protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (Artico c. Italie, 13 mai 1980, § 33, série A no 37, et Karajanov c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 2229/15, § 51, 6 avril 2017), le droit à un procès équitable ne peut passer pour effectif que si les observations des parties sont vraiment « entendues », c’est-à-dire dûment examinées par le tribunal saisi (Dulaurans c. France, no 34553/97, § 33, 21 mars 2000, Ajdarić, précité, § 33, et Carmel Saliba c. Malte, no 24221/13, § 65, 29 novembre 2016).

207.  Bien qu’elle reconnaisse la prérogative des autorités judiciaires internes d’examiner les preuves et d’apprécier ce qui est pertinent et recevable, la Cour rappelle que l’article 6 § 1 implique notamment, à la charge du « tribunal », l’obligation de se livrer à un examen effectif des moyens, arguments et offres de preuve des parties (Van de Hurk c. Pays‑Bas, 19 avril 1994, § 59, série A no 288, et Carmel Saliba, précité, § 64). Selon la jurisprudence constante de la Cour, qui reflète un principe lié à la bonne administration de la justice, les décisions judiciaires doivent indiquer de manière suffisante les motifs sur lesquels elles se fondent (Tchankotadze c. Géorgie, no 15256/05, § 102, 21 juin 2016). L’étendue de ce devoir peut varier selon la nature de la décision et doit s’analyser à la lumière des circonstances de chaque espèce (García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 26, CEDH 1999‑I, et Moreira Ferreira c. Portugal (no 2) [GC], no 19867/12, § 84, CEDH 2017).

208.  Si la Convention garantit en son article 6 le droit à un procès équitable, elle ne réglemente pas pour autant l’admissibilité des preuves en tant que telle, matière qui dès lors relève au premier chef du droit interne [Schenk c. Suisse, 12 juillet 1988, § 46, série A no 140, Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 94, CEDH 2006‑IX, et De Tommaso c. Italie [GC], no 43395/09, § 170, CEDH 2017 (extraits)]. La Cour n’a donc pas à se prononcer, par principe, sur la recevabilité de certaines sortes d’éléments de preuve, par exemple des éléments obtenus de manière illégale au regard du droit interne, ou encore sur la culpabilité du requérant. Elle doit examiner si la procédure, y compris la manière dont les éléments de preuve ont été recueillis, a été équitable dans son ensemble, ce qui implique l’examen de l’« illégalité » en question et, dans le cas où se trouve en cause la violation d’un autre droit protégé par la Convention, de la nature de cette violation (Jalloh, précité, § 95, et Bykov c. Russie [GC], no 4378/02, § 89, 10 mars 2009).

209.  Pour déterminer si la procédure dans son ensemble a été équitable, il faut aussi se demander si les droits de la défense ont été respectés. Il faut rechercher notamment si le requérant s’est vu offrir la possibilité de remettre en question l’authenticité des preuves et de s’opposer à leur utilisation. Il faut prendre également en compte la qualité des preuves, y compris le point de savoir si les circonstances dans lesquelles elles ont été recueillies sont de nature à faire douter de leur fiabilité ou de leur exactitude (Bykov, précité, § 90, et Erkapić c. Croatie, no 51198/08, § 72, 25 avril 2013).

210.  Dans des affaires concernant différentes questions relevant de l’article 6 de la Convention en rapport avec des procédures pénales, la Cour a également considéré que la charge de la preuve pèse sur l’accusation et que le doute doit profiter à l’accusé (Ajdarić, précité, § 35, avec d’autres références).

b)  Application de ces principes au cas d’espèce

211.  En l’espèce, les preuves directes étayant les accusations portées contre le requérant, sur lesquelles sa condamnation reposait dans une mesure déterminante, étaient constituées de déclarations faites par plusieurs policiers et témoins civils, ainsi que des informations figurant dans les lettres du commissariat régional d’Ismayilli et du ministère de la Sécurité nationale. Pour les raisons décrites ci-dessous, la Cour estime qu’il y a eu de graves défaillances dans la manière dont les preuves précitées ont été admises, examinées et/ou appréciées et dans la manière dont les juridictions internes ont traité les objections de la défense au sujet de ces preuves. Ces juridictions ont également entendu plusieurs témoins de la défense, mais elles ont refusé d’accorder le moindre poids à leurs déclarations, pour des raisons que la Cour estime inadéquates, ainsi que cela sera expliqué ci-dessous. Enfin, pour condamner le requérant, les juridictions internes ont examiné des preuves matérielles, dont des enregistrements vidéo, des articles de presse datant de l’époque des faits et les articles publiés par le requérant sur son blog et sur les réseaux sociaux. La Cour estime que la manière dont ces preuves ont été examinées est manifestement déraisonnable. Elle examinera tour à tour et de manière détaillée ci-dessous les différentes catégories de preuves en question.

i.  Les témoins à charge

212.  Dans son arrêt du 29 avril 2016, la cour d’appel de Shaki a énuméré sept témoins ayant le statut de victimes, parmi lesquels V.Az. (paragraphe 43 ci-dessus), le policier E.A. (paragraphe 44 ci-dessus) et cinq autre policiers, ainsi que huit témoins, dont trois civils (R.N., I.M. et R.B.), le policier S.K. (paragraphe 45 ci-dessus) et quatre autres policiers, dont les déclarations prouvaient selon elle les accusations qui pesaient sur le requérant, spécialement l’allégation qui voulait que, le 24 janvier 2013 entre 16 heures et 18 heures, des émeutes massives se fussent produites à Ismayilli et que le requérant, en compagnie de Tofig Yagublu, eût incité les manifestants à commettre ces actes constitutifs de troubles de grande ampleur et eût participé personnellement à ces actes, dans lesquels six policiers avaient été blessés (paragraphe 142 ci-dessus).

α)  Les policiers

213.  Les principales preuves sur lesquelles la condamnation du requérant s’appuyait étaient les déclarations des policiers qui avaient été reconnus comme victimes et qui avaient affirmé qu’ils avaient été heurtés par des jets de pierre au cours des affrontements qui étaient supposés avoir eu lieu avec les manifestants le 24 janvier 2013 entre 16 heures et 17 heures. Ces policiers avaient témoigné qu’ils avaient observé le requérant organiser et inciter les manifestants à attaquer et que les manifestants s’étaient ensuite mis à les attaquer. Tout au long de la procédure, la défense ne cessa d’émettre des objections quant à la participation de ces policiers au procès en tant que victimes et quant à la crédibilité de leurs déclarations. En particulier, la défense soutint ce qui suit : a) pour des raisons inexpliquées, lesdits policiers n’avaient été interrogés pour la première fois que cinq mois après les événements en question ; b) auparavant, ils n’avaient jamais signalé qu’ils avaient été blessés ou attaqués par des manifestants ni ne s’en étaient jamais plaints, à la différence d’autres policiers blessés le 23 janvier et dans la matinée du 24 janvier 2013, qui avaient soit signalé immédiatement leurs blessures, soit été immédiatement hospitalisés et examinés par des spécialistes en médecine légale ; c) il n’existait aucune preuve médicale ou autre de leurs blessures ; et d) leurs déclarations n’étaient pas crédibles car ils affirmaient qu’une foule de manifestants s’était déplacée dans la rue M.F. Akhundov en direction du bâtiment de l’AEDI, élément de fait qui était clairement contredit par la vidéo d’Unibank (paragraphe 130 ci-dessus et, pour davantage de précisions, paragraphes 231 et 232 ci-dessous). La Cour souscrit à l’argument du requérant selon lequel il s’agissait là d’objections solides et étayées factuellement qui étaient de nature à faire douter de la crédibilité de ces témoins.

214.  Toutefois, les juridictions internes n’ont pas traité ces objections ou les ont traitées d’une manière inadéquate dans leurs décisions. En particulier, elles n’ont jamais abordé dans leurs décisions la question de l’apparition tardive des témoignages de ces policiers, les raisons pour lesquelles ces policiers n’avaient pas signalé les faits immédiatement après qu’ils s’étaient produits et la manière dont ils avaient été identifiés ultérieurement comme témoins. Bien que le Gouvernement n’ait pas fourni les procès-verbaux des audiences pertinentes, les informations dont la Cour dispose donnent également à penser que ces policiers n’ont jamais été interrogés sur toutes ces questions et que la défense a été entravée dans leur contre-interrogatoire. De surcroît, alors qu’il n’existait aucune preuve que ces policiers eussent été blessés ou attaqués par des manifestants, la juridiction de première instance a admis leur désignation en tant que « victimes d’infractions », ce en l’absence de toute justification objective, sans fournir de motifs et malgré les objections expresses de la défense. Tous ces policiers ont ainsi pu être présents dans la salle d’audience pendant que chacun d’entre eux était entendu par le tribunal, de sorte qu’ils ont pu coordonner leurs déclarations.

215.  Lors du procès, l’un des six policiers reconnus comme victimes avait rétracté sa déclaration préliminaire, expliquant qu’il l’avait signée sans l’avoir lue. Cette rétractation, de même que la manière dont elle avait été faite, jetait une nouvelle fois de sérieux doutes sur la crédibilité des déclarations de l’ensemble du groupe des six policiers reconnus comme victimes, dont les déclarations antérieures au procès avaient été recueillies à peu près au même moment. Cette situation exigeait que les juridictions internes enquêtent plus en profondeur sur les circonstances dans lesquelles les preuves avaient été obtenues de façon à écarter tout doute quant à leur fiabilité et à leur qualité. La défense du requérant attira l’attention des juridictions internes sur ce problème à plusieurs reprises. La Cour relève toutefois que, même s’il apparaît que les juridictions internes se sont finalement abstenues de s’appuyer sur la déclaration faite par ce policier précis avant le procès, elles n’ont pas correctement intégré les circonstances et les motifs de sa rétractation dans leur analyse juridique ni abordé les répercussions d’une telle rétractation pour la crédibilité des six policiers reconnus comme « victimes d’infractions ».

216.  La Cour note également que le requérant allègue qu’un autre policier a lui aussi rétracté au cours du procès la déclaration qu’il avait faite au cours de l’instruction de l’affaire, mais qu’il l’a ensuite confirmée après une interruption d’audience, et qu’il a été licencié trois mois après le procès. La Cour est particulièrement préoccupée par le fait que le gouvernement défendeur n’a pas fourni les procès-verbaux des audiences concernées et qu’il ne s’est pas du tout exprimé au sujet de ces allégations.

217.  Eu égard à ces éléments, le fait que les juridictions internes n’aient mené sur les circonstances dans lesquelles les déclarations des policiers précités antérieures au procès avaient été obtenues aucune enquête propre à leur permettre de déterminer si ceux-ci avaient fait l’objet d’une quelconque pression excessive pour témoigner contre le requérant représente aux yeux de la Cour un manquement à l’obligation des juridictions internes de se livrer à un examen effectif des moyens, arguments et offres de preuve des parties et de rendre un jugement dûment motivé.

218.  De surcroît, pour tous les policiers ayant témoigné contre le requérant, notamment ceux reconnus en tant que victimes, la défense avait soutenu, tant lors du procès que dans le cadre des recours, que les déclarations faites par eux lors des audiences contredisaient leurs déclarations antérieures et ne concordaient pas avec les autres preuves, comme les déclarations des autres témoins à charge et les enregistrements vidéo. La défense avait en outre affirmé que lesdits policiers s’étaient montrés incapables de répondre aux questions qui leur étaient posées pour clarifier les faits (voir, par exemple, les paragraphes 113 et 114 ci-dessus) et qu’à certaines occasions la juridiction avait coupé court à leur contre-interrogatoire, privant la défense d’une possibilité de contester plus en profondeur la crédibilité des témoins. À la lumière des informations dont la Cour dispose, il apparaît que les déclarations des policiers comportaient des incohérences, par exemple concernant l’heure exacte des affrontements supposés avoir impliqué le requérant et le nombre de manifestants (paragraphe 47 ci-dessus). Eu égard à la brièveté de la visite du requérant à Ismayilli et à toutes les autres circonstances de l’affaire, ces incohérences revêtaient sans conteste une grande importance.

219.  La cour d’appel de Shaki a également ignoré la contradiction évidente entre les déclarations de certains policiers selon lesquelles les manifestants avaient emprunté la rue M.F. Akhundov (paragraphe 47 ci‑dessus) et sa propre constatation, fondée sur la vidéo d’Unibank, selon laquelle il n’y avait pas de manifestants marchant dans cette rue (paragraphe 130 ci-dessus). Elle n’a pas non plus expliqué le crédit accordé par elle aux policiers E.A. et S.K. en tant que témoins ayant supposément identifié le requérant comme un instigateur et un participant à l’attaque contre les forces de police, malgré le témoignage de S.K. selon lequel il se trouvait dans son bureau pendant la période de présence du requérant à Ismayilli (paragraphe 45 ci-dessus) et le témoignage d’E.A. selon lequel, entre 10 heures et 11 heures (avant l’arrivée dans la ville du requérant), il avait été blessé par un jet de pierre et avait immédiatement été emmené à l’hôpital (paragraphe 44 ci-dessus). Rien dans les documents fournis à la Cour n’indique que ces deux policiers aient témoigné qu’ils avaient réellement vu le requérant.

220.  La Cour rappelle que les contradictions entre les différentes déclarations faites par un témoin, de même que les discordances graves entre les différentes sortes de preuves produites par l’accusation, donnent des raisons sérieuses de contester la crédibilité du témoin en question et la valeur probante de son témoignage, et qu’une contestation reposant sur ce fondement constitue donc une objection de nature à influencer l’appréciation des faits basée sur les preuves concernées et, en fin de compte, l’issue du procès (comparer avec Huseyn et autres c. Azerbaïdjan, nos 35485/05 et 3 autres, § 206, 26 juillet 2011). Les juridictions internes saisies en l’espèce ont toutefois passé sous silence les objections et les arguments de la défense à ce propos. Cette omission est d’autant plus flagrante que les juridictions internes ont en fait, de leur propre chef, analysé des incohérences supposées dans les déclarations des témoins de la défense (paragraphes 91 et 132 ci-dessus et 226 et 227 ci-dessous).

221.  Compte tenu de la nature et du fond des objections soulevées par la défense contre le groupe de témoins précité, la Cour estime que les juridictions internes étaient tenues d’examiner ces objections et d’y apporter des réponses motivées. Dès lors qu’elles ne l’ont pas fait, la manière dont elles ont admis et apprécié les déclarations de ces témoins était inappropriée. Dans ces conditions, il était manifestement déraisonnable pour elles de se fier à ces déclarations pour condamner le requérant.

β)  Les témoins « civils »

222.  La Cour en vient à présent aux modalités selon lesquelles les juridictions internes ont examiné et apprécié les déclarations de trois témoins « civils ». La défense a fait remarquer de façon répétée dans ses recours que lors du procès R.N. avait déclaré que le 24 janvier 2013 il s’était trouvé chez son cousin jusqu’à environ 17 heures, après quoi il s’était dirigé vers le centre-ville, où il avait vu des affrontements impliquant le requérant. Lorsque la défense lui avait demandé s’il avait pris part à une quelconque mesure d’enquête liée aux événements des 23 et 24 janvier 2013, il avait répondu par la négative. La défense avait ensuite produit un document montrant que R.N. avait, le 24 janvier 2013 de 10 heures à 16 h 10, pris part, en qualité de témoin instrumentaire, à l’inspection de l’hôtel Chirag et d’autres biens incendiés, révélant ainsi en substance au grand jour qu’il avait menti, premièrement quant à sa présence chez son cousin à ce moment-là, et deuxièmement quant à sa non-participation à des mesures d’enquête liées à l’affaire. La Cour considère que si R.N. a effectivement fait les fausses déclarations indiquées par le requérant, c’est la crédibilité de l’ensemble de ses déclarations qui s’en trouve ébranlée. Un tribunal équitable ne saurait utiliser directement pareilles déclarations sans procéder à une analyse complémentaire de leur crédibilité. Or, si la cour d’appel de Shaki a pris acte de cette objection dans son arrêt du 29 avril 2016, elle l’a rejetée, se contentant de noter que « la présence de [R.N.] en qualité de témoin instrumentaire pendant l’inspection de la scène des événements n’implique pas qu’il lui aurait été impossible d’observer un événement s’étant déroulé une heure plus tard et d’en être témoin » (paragraphe 139 ci‑dessus). La Cour estime que cette motivation est inadéquate car elle contourne le point central de l’objection concernant R.N., à savoir l’allégation selon laquelle celui-ci avait émis de fausses déclarations devant le tribunal de première instance. Dans ces conditions, la Cour conclut que le rejet de l’objection du requérant par la juridiction interne et sa décision d’accueillir le témoignage de R.N. en tant que preuve valable étaient manifestement déraisonnables.

223.  La Cour relève de surcroît que, dans ses recours, le requérant avait également soulevé des aspects mettant en cause la solidité, le degré de précision et la crédibilité des déclarations formulées par les témoins I.M. et R.B. (paragraphes 116 et 117 ci-dessus). Or les juridictions internes n’ont pas examiné ces aspects.

224.  Eu égard aux considérations qui précèdent, la Cour estime qu’il pesait sur la fiabilité et la précision des déclarations faites par les témoins à charge précités des doutes sérieux que les juridictions internes n’ont pas cherché à dissiper au travers d’une motivation suffisamment détaillée. Il était donc manifestement déraisonnable d’admettre ces déclarations en tant que preuves à l’appui des accusations retenues contre le requérant.

225.  Enfin, ainsi que la Cour l’a noté ci-dessus, la cour d’appel de Shaki a également cité V.Az. parmi les témoins dont les déclarations étaient censées prouver les accusations contre le requérant (paragraphes 142 et 212 ci-dessus). La Cour relève toutefois que, d’après les informations versées au dossier, V.Az. n’avait fait aucune déclaration au sujet des événements de l’après-midi du 24 janvier 2013 et n’avait absolument pas mentionné le requérant dans son témoignage (paragraphe 43 ci-dessus). V.Az. n’avait pas davantage formulé la moindre déclaration concernant directement ou indirectement les accusations contre le requérant ou incriminant l’intéressé d’une quelconque autre manière. En conclusion, son inclusion dans la liste des témoins qui avaient déposé à charge contre le requérant équivaut à une déformation de ses déclarations par la juridiction interne, que la Cour ne peut que qualifier d’arbitraire.

ii.  Les témoignages à décharge

226.  Par ailleurs, la Cour observe que plusieurs témoins qui étaient présents dans le centre d’Ismayilli au moment pertinent ont confirmé dans leurs témoignages la version des faits donnée par le requérant (paragraphes 57 à 59 et 61 à 64 ci-dessus). Elle note à ce propos, premièrement, que pour rejeter les déclarations de ces témoins, les juridictions internes ont principalement mis l’accent sur la circonstance que certains des témoins ne s’étaient pas trouvés à proximité physique immédiate du requérant pendant tout le temps qu’il avait passé à Ismayilli et qu’ils ne pouvaient donc pas affirmer avec certitude que le requérant n’avait pas incité la foule à commettre des actes constitutifs de troubles (paragraphes 91 et 132 ci-dessus). La Cour estime que l’approche ainsi adoptée par les juridictions internes est excessivement rigoureuse et qu’elle ne permettait pas de traiter correctement les questions pertinentes. Une partie hautement pertinente de ces témoignages consistait à dire qu’à aucun moment de l’après-midi du 24 janvier 2013 une foule de manifestants ne s’était rassemblée dans le centre-ville et des affrontements ne s’étaient produits entre des manifestants et la police. Les déclarations de ces témoins corroborent la version des faits donnée par le requérant et ne semblent pas comporter d’incohérences internes. S’il n’y avait pas de foule de manifestants, le requérant ne pouvait pas inciter pareille foule à commettre de quelconques actes illégaux ; dans ces conditions, il est sans importance que certains des témoins n’aient pas pu observer le requérant de près à chaque instant de sa visite à Ismayilli.

227.  Deuxièmement, la Cour note qu’en tout état de cause les juridictions internes ont rejeté comme mensongères les déclarations de tous les témoins de la défense, estimant que l’intention de ceux-ci était d’aider le requérant à « échapper à sa responsabilité pénale » parce qu’ils le connaissaient personnellement et qu’ils « entretenaient des relations » avec lui (paragraphes 92 et 135 ci-dessus). Même à supposer que l’on pût considérer que N.C. et N.M., qui avaient fait le déplacement à Ismayilli avec le requérant, entretenaient des relations professionnelles ou amicales étroites avec lui, on n’aperçoit pas clairement pourquoi et sur quelle base spécifique les juridictions internes ont conclu que tous les autres témoins de la défense, en majorité des journalistes, entretenaient des relations étroites avec le requérant, ni pourquoi ce constat devait conduire à la supposition que les intéressés émettraient forcément des déclarations mensongères devant la justice, au risque de commettre un parjure. Dans ces conditions, la Cour estime que la conclusion des juridictions internes selon laquelle tous les témoins qui avaient témoigné en faveur du requérant devaient être réputés non fiables et de parti pris en faveur du requérant a été émise sans motivation suffisante et sans que la situation individuelle de ces témoins eût été examinée (comparer avec Nemtsov, précité, § 91). Dans le même temps, ainsi que la Cour l’a relevé ci-dessus, les juridictions internes n’ont rien fait pour accorder le même degré d’examen aux incohérences et autres défaillances graves que le requérant disait entacher les déclarations des témoins à charge.

228.  La Cour prend également note de l’argument du requérant, formulé par lui dans ses recours, selon lequel le tribunal ayant statué en première instance n’avait pas examiné correctement les alibis d’E.I. et de M.A., qui étaient supposés avoir participé aux violents affrontements que le requérant était censé avoir encouragés dans l’après-midi du 24 janvier 2013 et qui avaient tous deux déclaré qu’ils n’étaient pas dans la ville cet après-midi-là (paragraphes 33 et 35 ci-dessus). Il ressort en effet des éléments du dossier qu’un certain nombre de témoins avaient déclaré qu’ils se trouvaient dans un bus à l’extérieur de la ville avec E.I. dans l’après-midi du jour des faits (paragraphe 46 ci-dessus). Aux yeux de la Cour, l’argument de la défense à cet égard était pertinent. Or, après avoir examiné l’ensemble des jugements et décisions des juridictions internes, la Cour constate que celles-ci ont toutes gardé le silence sur ce point. Ce faisant, elles sont, là encore, restées en défaut de statuer par une décision motivée sur un argument solide soulevé par la défense.

iii.  Preuves matérielles

α)  Les lettres du commissariat régional d’Ismayilli et du ministère de la Sécurité nationale

229.  Les juridictions internes se sont également appuyées sur les lettres du commissariat régional d’Ismayilli et du ministère de la Sécurité nationale incriminant le requérant (paragraphes 73 et 131 ci-dessus), prenant pour argent comptant les affirmations factuelles sommaires et imprécises qu’elles contenaient et s’y fiant comme s’il s’agissait de faits établis. La Cour note que le requérant s’est opposé à plusieurs reprises à l’utilisation de ces lettres comme preuves, soulignant que nul ne savait précisément sur quoi la teneur de ces lettres était basée. La Cour considère que, dès lors que la condamnation du requérant était fondée dans une certaine mesure sur les affirmations factuelles figurant dans ces lettres, il aurait dû bénéficier d’une possibilité appropriée d’interroger et contredire les auteurs de celles-ci, qui étaient assimilables à des témoins ayant fait des déclarations à son encontre (voir, mutatis mutandis, Insanov c. Azerbaïdjan, no 16133/08, § 161, 14 mars 2013). Cette possibilité ne lui a pas été accordée. De plus, les juridictions internes n’ont pas procédé à un examen indépendant de quelconques preuves documentaires ou autres que le commissariat régional d’Ismayilli et le ministère de la Sécurité nationale auraient pu détenir et qui avaient servi de base aux allégations factuelles formulées dans leurs lettres. Sous quelque forme que ces preuves aient été disponibles (par exemple, documents d’enquête, enregistrements vidéo, comptes rendus de perquisitions, etc.), elles n’étaient pas mentionnées dans les lettres en question et elles n’ont pas été présentées au procès. Pour le dire simplement, les allégations factuelles figurant dans ces lettres étaient invérifiables. Le fait que les lettres eussent été rédigées par des services répressifs n’a, en soi, aucune importance, puisqu’il incombe à l’instance judiciaire investie de la compétence de statuer sur la question de la culpabilité dans les affaires pénales d’examiner les preuves originales pertinentes et d’établir les faits. En conséquence, la Cour considère qu’en s’appuyant sur les lettres du commissariat régional d’Ismayilli et du ministère de la Sécurité nationale pour condamner le requérant et en ignorant les objections parfaitement fondées de la défense à leur sujet, les juridictions internes ont violé le droit du requérant à ce que tous les éléments de preuve fussent produits devant lui en audience publique, en vue d’un débat contradictoire, et à ce qu’une possibilité adéquate et suffisante lui fût donnée de contester les témoignages à charge et d’en interroger les auteurs.

β)  Preuves vidéo

230.  En ce qui concerne l’examen des enregistrements vidéo par les juridictions internes, la Cour relève que le tribunal de première instance s’est fondé sur les images vidéo montrant des affrontements entre des manifestants et la police (paragraphes 70 et 89 ci-dessus) et que la défense du requérant y a fait objection au motif que les images en question avaient été tournées dans la matinée du 24 janvier 2013, avant que le requérant fût arrivé dans la ville (paragraphe 103 ci-dessus). Dans son arrêt du 29 avril 2016, la cour d’appel de Shaki ne s’est pas fondée sur ces images montrant des affrontements entre des manifestants et la police (paragraphe 137 ci‑dessus), reconnaissant apparemment que les événements filmés dans cette séquence ne s’étaient pas déroulés durant l’après-midi du 24 janvier 2013. De plus, à la suite de demandes répétées de la défense à cet effet, la cour d’appel de Shaki a également accepté d’admettre comme preuve et d’examiner l’enregistrement de la caméra d’Unibank lors du réexamen de l’affaire en appel. L’appréciation qu’elle a faite de cette preuve prête toutefois le flanc à des critiques substantielles.

231.  D’après les informations dont la Cour dispose, il semble que l’enregistrement vidéo montre clairement que, durant l’après-midi du 24 janvier 2013, et plus précisément entre 16 heures et 17 heures, la situation dans la rue M.F. Akhundov, qui mène au bâtiment de l’AEDI, était calme, qu’aucune foule de manifestants ne s’y était rassemblée et qu’il n’y avait pas d’affrontements violents avec la police. Cette preuve vidéo réfute les déclarations des témoins à charge selon lesquelles un grand nombre de manifestants avaient vers ce moment pris la rue M.F. Akhundov dans la direction du bâtiment du Département régional de l’éducation, puis, depuis cet endroit, dans la direction du bâtiment de l’AEDI (paragraphes 47, 52 et 56 ci-dessus). Elle contredit la version des faits fournie par l’accusation et corrobore celle livrée par le requérant, mettant sensiblement à mal les charges pesant contre lui.

232.  La cour d’appel de Shaki a toutefois ignoré en substance le fait que les images de la vidéo contredisaient les allégations factuelles précises formulées contre le requérant. Elle a au contraire élaboré un autre postulat, affirmant qu’« il ne [s’agissait] pas de l’unique rue menant au centre (le [bâtiment] de l’AEDI) » et que, de plus, « il ne [pouvait] être exclu que des personnes [eussent] pu circuler une par une dans cette rue en direction du bâtiment de [l’AEDI] et se rassembler [plus tard] à cet endroit ou qu’elles [eussent] pu arriver au centre depuis d’autres directions ». À travers cette analyse, la cour d’appel de Shaki a en quelque sorte créé une troisième version des faits, purement hypothétique, que l’accusation n’avait jamais défendue et qui n’était étayée par aucune preuve. La Cour considère qu’en écartant ainsi tous les éléments en faveur du requérant, le juge interne a fait peser sur le requérant, au mépris du précepte essentiel selon lequel c’est à l’accusation d’apporter la preuve de la culpabilité de l’accusé, et de l’un des principes les plus fondamentaux du droit pénal, à savoir in dubio pro reo, une charge de la preuve extrême et impossible à satisfaire (comparer avec Nemtsov, précité, § 92). Pareille appréciation des preuves est manifestement déraisonnable.

γ)  Les publications du requérant sur l’internet et son interview à la radio

233.  La Cour prend également note de l’analyse que les juridictions internes ont faite des publications du requérant sur son blog et sur les réseaux sociaux ainsi que de la transcription de son interview à la radio Azadliq, qui a abouti à la conclusion que la teneur de ces publications et de cette interview démontrait son « intention d’organiser des troubles de grande ampleur » avant même de se rendre à Ismayilli (paragraphes 90 et 146 ci-dessus). Le requérant a mis lesdites publications en ligne et donné son interview soit à Ismayilli, soit après en être parti, et il n’y parle nulle part de quoi que ce soit d’antérieur à son déplacement. Qui plus est, après avoir examiné dans leur intégralité les publications et l’interview du requérant cités aux paragraphes 10 et 11 ci-dessus, la Cour constate que le requérant a simplement rapporté ce qu’il avait observé et entendu à Ismayilli et proposé une interprétation de ces événements de son propre point de vue. Aucune intention de commettre une infraction pénale ou d’inciter à la violence ne peut être décelée dans ses propos. Bien qu’il se soit dans ces déclarations montré fortement critique à l’égard des autorités, qui étaient selon lui responsables des émeutes, rien ne donne à penser qu’il ait franchi les limites du discours politique protégé sur une question d’intérêt public primordial. La Cour rappelle que dans son précédent arrêt relatif à la procédure pénale menée contre le requérant, elle a conclu à une violation de l’article 18 de la Convention combiné avec l’article 5 de la Convention, considérant que le véritable but des mesures litigieuses prises contre le requérant avait été de le réduire au silence ou de le punir pour avoir critiqué le gouvernement et tenté de diffuser ce qu’il pensait être des informations vraies que le gouvernement cherchait à dissimuler (Ilgar Mammadov, précité, §§ 142 et 143). À la lumière de ces circonstances, la Cour considère que l’utilisation par les juridictions internes des déclarations publiques du requérant en tant que preuves à l’appui de sa condamnation constitue un mépris flagrant des valeurs sous-jacentes à la Convention et un acte arbitraire aux fins de l’analyse sous l’angle de l’article 6 de la Convention.

δ)  Articles de presse

234.  À la suite des demandes répétées du requérant à cette fin, la cour d’appel de Shaki a examiné quelques articles de presse datant de l’époque des faits et correspondant approximativement à la période pendant laquelle le requérant était resté à Ismayilli (paragraphe 130 ci‑dessus). Si les sources de presse citées indiquaient qu’il régnait « une situation générale de confrontation et de tension » dans la ville, qu’un nombre croissant de personnes se rassemblaient et que, d’après les rumeurs qui circulaient, les manifestations se poursuivraient « après la tombée de la nuit », aucune ne signalait expressément de quelconques affrontements violents qui seraient survenus dans l’après-midi du 24 janvier 2013. En conséquence, l’absence de signalement de quelconques incidents de violence ou de troubles de grande ampleur durant cette période ne corroborait pas la version des faits donnée par l’accusation. Malgré tout, la cour d’appel de Shaki a apparemment estimé, sans dûment motiver sa décision sur ce point, que ces articles étayaient la position de l’accusation. La Cour considère que cette appréciation des preuves en question était arbitraire.

ε)  Autres preuves

235.  La manière dont les juridictions ont examiné les autres preuves circonstancielles est également incomplète et s’analyse en une violation du droit de la défense à contester de façon effective les preuves produites à charge. À titre d’exemple, la cour d’appel de Shaki a retenu le fait que neuf personnes avaient fait l’objet d’une arrestation administrative le 24 janvier 2013 entre 16 heures et 19 heures et jugé que cela prouvait que des affrontements violents s’étaient produits dans la ville durant cette période (paragraphes 138, 143 et144 ci-dessus). Elle ne s’est pas renseignée sur les détails de ces affaires administratives et elle n’a pas examiné les dossiers pertinents. En l’absence d’indications plus précises sur l’identité des personnes arrêtées, les circonstances et les raisons de leur arrestation et les charges spécifiques retenues à leur encontre, ledit élément était toutefois insuffisant pour établir que les arrestations en question étaient pertinentes pour l’affaire du requérant.

iv.  Autres questions

236.  La Cour note par ailleurs que, dans tous ses recours, le requérant a également formulé des réclamations sur la manière dont le tribunal saisi en première instance avait traité les autres preuves. En particulier, il a allégué, en s’appuyant sur une argumentation bien étayée, que l’accusation avait procédé à un montage à partir de la vidéo originale tournée par Obyektiv TV, un site géré par l’IRFS, durant la matinée du 24 janvier 2013 afin de la faire passer pour une preuve des affrontements qui étaient supposés avoir eu lieu le même jour dans l’après-midi. Il a signalé qu’il existait une version intégrale de cette vidéo et une lettre du président de l’IRFS confirmant qu’aucun acte constitutif de troubles n’avait été commis par des manifestants durant l’après-midi du 24 janvier 2013. Il a également allégué qu’outre l’enregistrement précité et la vidéo d’Unibank évoquée ci-dessus, il existait un autre enregistrement vidéo d’une nature similaire, réalisé par le journal Yeni Musavat, qui, à ses dires, avait été admis comme preuve mais n’avait pas été examiné par le tribunal de première instance (paragraphes 103 et 104 ci-dessus). La Cour considère que les allégations du requérant consistant à dire que l’accusation avait manipulé les preuves et que le tribunal n’avait pas correctement examiné les preuves en sa faveur étaient des allégations graves, qui étaient directement pertinentes pour les charges qui pesaient sur lui. Dès lors qu’il y avait un désaccord fondamental entre les parties quant au point de savoir si des actes constitutifs de troubles de grande ampleur avaient réellement eu lieu pendant que le requérant se trouvait à Ismayilli, les principes d’un procès équitable imposaient aux juridictions d’examiner de façon adéquate et exhaustive toutes les preuves pertinentes fournies par les parties, et spécialement des preuves aussi solides que celles fournies par les enregistrements vidéo disponibles. Or tant la cour d’appel de Shaki que la Cour suprême, qui ont chacune eu à connaître de deux recours du requérant, sont restées silencieuses sur ces allégations.

v.  Conclusion

237.  Eu égard aux considérations qui précèdent, la Cour constate que les droits du requérant à obtenir un jugement motivé et à interroger les témoins ont été enfreints. Sa condamnation était fondée sur des preuves viciées ou déformées et ses objections à cet égard ont été traitées d’une manière inadéquate. Les preuves favorables au requérant ont systématiquement été rejetées sur la base de motifs inadéquats ou d’une manière manifestement déraisonnable. Même si la Cour suprême a renvoyé une fois l’affaire pour réexamen et que la juridiction d’appel a tenté de répondre à une partie des demandes et objections de la défense, il n’a finalement été remédié à aucune des défaillances précitées. Les constatations ci-dessus suffisent à faire conclure que, considérée dans son ensemble, la procédure pénale menée contre le requérant n’a pas fourni les garanties d’un procès équitable.

238.  Compte tenu de la conclusion ci-dessus, la Cour estime ne pas devoir examiner plus en profondeur les arguments du requérant relatifs aux facilités, insuffisantes selon lui, dont il a bénéficié pour la préparation de la défense. Elle ne juge pas davantage nécessaire d’examiner la question de la radiation du barreau de l’un de ses avocats (paragraphes 152 et 191 ci-dessus).

239.  Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

240.  En conjonction avec le grief fondé sur l’article 6 de la Convention, le requérant se plaint, sous l’angle de l’article 13 de la Convention, de n’avoir eu à sa disposition aucun recours effectif pour dénoncer la durée, excessive selon lui, de la procédure et la violation de son droit à un procès équitable.

L’article 13 se lit ainsi :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

241.  Le Gouvernement soutient que le requérant disposait de recours internes effectifs pour tous les éléments de son grief fondé sur l’article 6 de la Convention. Le requérant le conteste et maintient son grief.

242.  La Cour rappelle qu’elle a déclaré irrecevable la partie du grief fondé sur l’article 6 concernant la durée de la procédure (paragraphe 171 ci‑dessus). Eu égard à sa conclusion ci-dessus, elle estime que le requérant n’a pas en l’espèce de « grief défendable » aux fins de la partie du grief fondé sur l’article 13 combinée avec la partie susmentionnée du grief fondé sur l’article 6 de la Convention. Il en résulte que cette partie du grief est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

243.  Pour ce qui est du surplus du grief, la Cour note qu’il est lié à la partie du grief fondé sur l’article 6 qui a été déclarée recevable et examinée ci-dessus et qu’il doit donc également être déclaré recevable.

244.  Eu égard à son constat de violation de l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour estime ne pas avoir à examiner séparément si l’article 13 de la Convention a également été violé en l’espèce.

IV.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

245.  En conjonction avec le grief de manque d’équité de la procédure fondé sur l’article 6 de la Convention, le requérant se plaint, sous l’angle de l’article 14 de la Convention, d’avoir fait l’objet d’une procédure discriminatoire en raison de ses opinions politiques et de son statut de figure politique d’opposition.

L’article 14 se lit ainsi :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

246.  Le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas soulevé ce grief en substance devant les juridictions internes et qu’il n’a donc pas épuisé les voies de recours internes à cet égard. Sur le fond, il conteste les arguments du requérant.

247.  Le requérant marque son désaccord avec l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement et maintient son grief.

248.  La Cour constate que le Gouvernement n’a pas démontré que, dans ce cas spécifique, porter ces questions devant les juridictions internes aurait offert au requérant des perspectives raisonnables de succès ; elle rejette donc l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement. Elle note par ailleurs que le grief est lié à celui examiné ci-dessus et doit donc également être déclaré recevable.

249.  Eu égard à son constat de violation de l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour juge ne pas devoir examiner séparément si l’article 14 de la Convention a également été violé en l’espèce.

V.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 17 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

250.  Invoquant l’article 17 de la Convention, le requérant allègue qu’en le privant de sa liberté et en retardant délibérément la procédure pénale menée à son encontre, les autorités ont tenté de détruire les droits et libertés établis dans la Convention et de les limiter dans une mesure plus ample que la Convention ne le prévoit, entraînant son éviction de la scène politique et l’impossibilité pour lui de participer aux élections.

L’article 17 se lit ainsi :

« Aucune des dispositions de la (...) Convention ne peut être interprétée comme impliquant pour un État, un groupement ou un individu, un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la (...) Convention ou à des limitations plus amples de ces droits et libertés que celles prévues à [la] Convention. »

251.  Le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas soulevé ce grief en substance devant les juridictions internes et qu’il n’a donc pas épuisé les voies de recours internes à cet égard. Sur le fond, il conteste les arguments du requérant.

252.  Le requérant marque son désaccord avec l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement et maintient son grief.

253.  La Cour estime que, même à supposer que le requérant ait épuisé les voies de recours internes, ce grief est en tout état de cause irrecevable pour les raisons indiquées ci-dessous.

254.  Le présent grief fondé sur l’article 17 est formulé en combinaison, premièrement, avec la partie du grief fondé sur l’article 6 relative à la durée de la procédure, qui a été déclarée irrecevable (paragraphe 171 ci-dessus), et, deuxièmement, avec d’autres questions (la détention du requérant et son droit d’être candidat aux élections) qui ne relèvent pas du grief fondé sur l’article 6 de la Convention tel qu’articulé en l’espèce. Il en résulte que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

VI.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 18 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

255.  Le requérant allègue en outre que les autorités internes ont restreint ses droits dans des buts autres que ceux prévus par la Convention, et en particulier pour l’écarter de la scène politique en tant qu’opposant au gouvernement et prétendant potentiellement sérieux aux élections présidentielles, législatives et municipales, ainsi que pour intimider les autres opposants politiques, existants et potentiels, au gouvernement en place.

L’article 18 énonce ce qui suit :

« Les restrictions qui, aux termes de la (...) Convention, sont apportées auxdits droits et libertés ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues. »

256.  Le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas soulevé ce grief devant les juridictions internes et que celui-ci est donc irrecevable pour cause de non-épuisement des voies de recours internes. Sur le fond, il conteste les arguments du requérant.

257.  Le requérant marque son désaccord avec l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement et maintient son grief.

258.  La Cour estime ne pas avoir à examiner l’exception du Gouvernement car, même à supposer que le requérant ait épuisé les voies de recours internes, rien, pour les raisons indiquées ci-dessous, n’impose en l’espèce de statuer séparément sur le grief fondé sur l’article 18.

259.  Le requérant n’a pas précisé dans le formulaire de requête avec quel(s) autre(s) grief(s) il entendait combiner ce grief fondé sur l’article 18. Ses observations ne fournissent pas davantage d’éclaircissements à cet égard. Dans ces circonstances, étant donné que le grief fondé sur l’article 6 de la Convention est le grief principal en l’espèce, la Cour considère que l’article 18 est invoqué en combinaison avec l’article 6 de la Convention.

260.  La Cour rappelle qu’elle a déjà constaté dans l’arrêt Ilgar Mammadov (précité, §§ 142-143) que la liberté du requérant avait été restreinte avant son procès, au cœur de la présente requête, dans un but autre que de le conduire devant l’autorité judiciaire compétente sur la base de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction. Cela a conduit la Cour, dans ladite affaire, à conclure à une violation de l’article 18 combiné avec l’article 5 de la Convention (paragraphe 17 ci-dessus).

261.  En outre, la Cour note que la question de savoir si l’article 6 de la Convention contient des restrictions explicites ou implicites sur lesquelles la Cour pourrait faire porter son examen au titre de l’article 18 de la Convention n’est pas tranchée (comparer, par exemple, avec Navalnyy et Ofitserov c. Russie, nos 46632/13 et 28671/14, § 129, 23 février 2016, où dans les circonstances propres à cette affaire, la Cour a déclaré incompatible ratione materiae et rejeté un grief formulé sous l’angle de l’article 18 combiné avec les articles 6 et 7 ; avec Năstase c. Roumanie (déc.), no 80563/12, §§ 105-109, 18 novembre 2014, où la Cour a déclaré manifestement mal fondé et rejeté un grief formulé sous l’angle de l’article 18 combiné avec l’article 6 ; et avec Khodorkovskiy c. Russie (no 2) (déc.), no 11082/06, § 16, 8 novembre 2011, et Lebedev c. Russie (no 2) (déc.), no 13772/05, §§ 310-314, 27 mai 2010, où la Cour a déclaré recevables les griefs formulés par le requérant sous l’angle de l’article 18 combiné avec les articles 5, 6, 7 et 8, décisions qui ont ensuite débouché sur des arrêts où, après avoir examiné le fond de ces griefs, elle a conclu à la non-violation de l’article 18 (Khodorkovskiy et Lebedev c. Russie, nos 11082/06 et 13772/05, §§ 897-909, 25 juillet 2013).

262.  Eu égard à ces circonstances et compte tenu également des thèses des parties et des conclusions formulées par elle sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de statuer séparément sur le grief fondé sur l’article 18 en l’espèce (comparer avec Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 156, CEDH 2014, avec d’autres références).

VII.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

263.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« [s]i la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

1.  Dommage matériel

264.  Le requérant demande 95 000 euros (EUR) pour dommage matériel. En particulier, il réclame 70 000 EUR pour la perte de revenus qu’il dit avoir subie, à compter du 4 février 2013, pendant la durée de son emprisonnement. À l’appui de cette prétention, il fournit une copie de sa déclaration fiscale de 2012 faisant apparaître un revenu annuel de 11 339,75 AZN (soit, d’après le requérant, 10 927,77 EUR au moment de l’introduction de la requête). Il sollicite également, sans fournir de preuves documentaires, un montant de 25 000 EUR pour le dommage correspondant aux dépenses relatives à la nourriture et à l’habillement que sa famille lui aurait apportés en prison.

265.  Le Gouvernement estime que ces prétentions ne sont pas étayées. En particulier, le document fourni par le requérant sous la désignation de « déclaration fiscale » n’indiquerait pas la source des revenus, et le requérant n’aurait donné aucune autre explication quant à l’origine de ses revenus.

266.  La Cour ne distingue aucun lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué. En tout état de cause, aucune des prétentions précitées n’est étayée par des preuves pertinentes et suffisantes. La Cour rejette donc ces prétentions.

2.  Dommage moral

267.  Le requérant demande 150 000 EUR pour dommage moral.

268.  Le Gouvernement estime que cette prétention n’est pas étayée et que le requérant n’a subi aucun dommage moral. Il invite la Cour à rejeter la prétention.

269.  Statuant en équité, la Cour accorde au requérant 10 000 EUR pour dommage moral.

B.  Frais et dépens

270.  Le requérant réclame également 10 000 AZN pour les frais exposés par lui devant les juridictions internes et devant la Cour et 200 EUR pour les autres frais liés à l’introduction de la requête auprès de la Cour. Il ne fournit aucun document justificatif.

271.  Le Gouvernement considère qu’en l’absence de tout document justificatif, la prétention relative aux frais et dépens doit être rejetée.

272.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Conformément à l’article 60 du règlement de la Cour, tout requérant qui sollicite une satisfaction équitable doit soumettre par écrit ses prétentions, chiffrées et ventilées par rubrique et accompagnées des justificatifs pertinents, faute de quoi la chambre peut rejeter tout ou partie de la demande. En l’espèce, la prétention relative aux frais et dépens n’est ni chiffrée et ventilée, ni étayée par de quelconques preuves documentaires. La Cour la rejette donc en entier (comparer avec Malik Babayev c. Azerbaïdjan, no 30500/11, § 97, 1er juin 2017).

C.  Intérêts moratoires

273.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.  Rejette l’exception générale du Gouvernement tirée d’une irrecevabilité de la requête considérée dans son ensemble ;

2.  Déclare recevables les griefs fondés sur les articles 6 et 13 de la Convention (à l’exception de la partie relative à la durée de la procédure) et sur l’article 14 de la Convention ;

3.  Déclare irrecevables les griefs fondés sur les articles 6 et 13 de la Convention pour autant qu’ils se rapportent à la durée de la procédure et le grief fondé sur l’article 17 de la Convention ;

4.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

5.  Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément les griefs fondés sur les articles 13 et 14 de la Convention ;

6.  Dit qu’il n’y a lieu d’examiner ni la recevabilité ni le fond du grief fondé sur l’article 18 de la Convention combiné avec l’article 6 de la Convention ;

7.  Dit

a)  que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral, la somme étant à convertir en manats azerbaïdjanais au taux applicable à la date du règlement ; et

b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

8.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 16 novembre 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Milan BlaškoAngelika Nußberger
Greffier adjointPrésidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement de la Cour, l’exposé de l’opinion concordante commune aux juges Nußberger, Tsotsoria, O’Leary et Mits.

A.N.
M.B.


OPINION CONCORDANTE COMMUNE AUX JUGES NUSSBERGER, TSOTSORIA, O’LEARY ET MITS

A.  Les raisons de ne pas statuer séparément sur le grief fondé sur l’article 18

1.  En l’espèce, la chambre a unanimement conclu que l’article 6 de la Convention avait été violé au motif que le requérant n’avait pas eu un procès équitable. Elle a aussi unanimement considéré que le précédent arrêt de la Cour dans l’affaire Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan (no 15172/13, 22 mai 2014) et la présente affaire « concern[ai]ent la même procédure pénale menée à l’encontre du requérant, avec les mêmes accusations prenant leur source dans les mêmes événements » (paragraphe 203 de l’arrêt). Si nous souscrivons à l’opinion des autres membres de la chambre selon laquelle « il n’y a lieu d’examiner ni la recevabilité ni le fond du grief fondé sur l’article 18 de la Convention combiné avec « l’article 6 de la Convention », nous ne pensons pas que les motifs exposés à l’appui de cette conclusion soient suffisants (paragraphes 255-262). Il faut selon nous fournir de plus amples explications si l’on veut éviter tout malentendu à ce sujet.

2.  Dans son arrêt de 2014, la Cour avait constaté une violation de l’article 18 de la Convention combiné avec l’article 5 de la Convention. L’argumentation pertinente (Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan, no 15172/13, §§ 142-144, 22 mai 2014) a été reprise dans le présent arrêt :

« Après avoir aussi examiné la combinaison des faits propres à l’espèce, la Cour a conclu que, contrairement aux prescriptions de l’article 18 de la Convention, les actes des autorités avaient été motivés par des raisons inadéquates : le véritable but de la détention du requérant avait été de réduire le requérant au silence ou de le punir pour avoir critiqué le gouvernement et tenté de diffuser, sur son blog et dans ses publications sur les réseaux sociaux, ce qu’il pensait être des informations vraies que le gouvernement cherchait à cacher. » (paragraphe 201)

3.  Si la détention provisoire est jugée abusive parce qu’elle a été appliquée dans un autre but que celui autorisé par la Convention, comment le procès portant sur la même procédure pénale, concernant les mêmes accusations prenant leur source dans les mêmes événements, peut-il être traité différemment ? Comment peut-il être simplement considéré comme une violation de l’article 6 de la Convention et non également comme un abus de pouvoir ?

4.  L’approche la plus évidente, dans une telle situation de « déficiences continues », consisterait à appliquer l’article 18 de la Convention combiné avec l’article 6 de la Convention et à considérer la détention provisoire et la peine d’emprisonnement ultérieure comme un tout. Cette approche ne pouvait toutefois pas être choisie en l’espèce, compte tenu des contradictions émaillant la jurisprudence de la Cour sur ce point et de ce qu’étaient les enjeux pour le requérant.

5.  En substance, la jurisprudence existante révèle différentes approches de la Cour sur la question de savoir si l’article 18 de la Convention peut être appliqué en combinaison avec l’article 6 de la Convention. Ainsi que cela a été mentionné au paragraphe 261 de l’arrêt de la chambre, la Cour a, dans certaines affaires, appliqué l’article 18 combiné avec l’article 6. Dans l’affaire Năstase c. Roumanie (déc.), no 80563/12, §§ 105-109, 18 novembre 2014, par exemple, elle a examiné un grief fondé sur l’article 18 combiné avec l’article 6 et l’a rejeté pour défaut manifeste de fondement ; dans les affaires Khodorkovskiy c. Russie (no 2) (déc.), no 11082/06, § 16, 8 novembre 2011, et Lebedev c. Russie (no 2) (déc.), no 13772/05, §§ 310-314, 27 mai 2010, elle a déclaré recevables des griefs fondés sur l’article 18 combiné avec les articles 5, 6, 7 et 8 ; par la suite, dans l’affaire Khodorkovskiy et Lebedev c. Russie, nos 11082/06 et 13772/05, §§ 897-909, 25 juillet 2013, elle a conclu à l’absence de violation de l’article 18 combiné avec ces articles.

6.  Par ailleurs, il existe des affaires dans lesquelles des griefs fondés sur les articles 18 et 6 ont été déclarés irrecevables ratione materiae au motif que l’article 6 ne contenait pas de restrictions explicites ou implicites et qu’aux yeux de la formation pertinente cet élément s’opposait à l’application de l’article 18 combiné avec l’article 6 (voir, à titre d’exemple le plus récent, Navalnyye c. Russie, no 101/15, §§ 87-89, 17 octobre 2017).

7.  Eu égard à ces contradictions dans la jurisprudence, au lieu de statuer sur l’application de l’article 18 combiné avec l’article 6 de la Convention au niveau de la chambre, il aurait fallu déférer l’affaire à la Grande Chambre conformément à l’article 30 de la Convention. Ce transfert aurait toutefois entraîné un retard substantiel dans le prononcé de l’arrêt. Pour le requérant, qui malgré les conclusions formulées par la Cour dans son arrêt du 22 mai 2014 se trouve privé de liberté depuis le 4 février 2013 (c’est-à-dire depuis plus de quatre ans et neuf mois), cela aurait signifié une « justice différée » et, par conséquent, un « déni de justice ».

B.  Applicabilité de l’article 18 combiné avec l’article 6

8.  Tout en souscrivant aux raisons plaidant en faveur de l’applicabilité de l’article 18 combiné avec l’article 6 qui ont déjà été exposées par certains de nos collègues[1], nous souhaitons insister sur les aspects indiqués ci‑dessous.

9.  La jurisprudence rejetant l’application de l’article 18 combiné avec l’article 6 prend ses racines dans un rapport adopté par la Commission européenne des droits de l’homme en 1974 dans l’affaire Kamma c. Pays‑Bas, no 4771/71, rapport de la Commission du 14 juillet 1974, Décisions et rapports no 1. La Commission s’était penchée sur l’application de l’article 18 combiné avec l’article 5 et avait déclaré qu’« il découl[ait] des termes de l’article 18 qu’il ne « pouvait] y avoir violation que si le droit ou la liberté en question [était]soumis aux restrictions « autorisées par la (...) Convention » ».

10.  La Commission avait observé en outre que le droit à la sûreté consacré par l’article 5 était garanti en des termes absolus et que l’article 18 ne pouvait être violé en combinaison avec ce « droit ». En revanche, le droit à la liberté peut être limité au titre des alinéas a) à f) de l’article 5 § 1, de sorte qu’une violation de l’article 18 combiné avec ce « droit » est possible.

11.  C’est la même logique qui est suivie dans le contexte des articles 18 et 6 (Navalnyye c. Russie, § 87, qui renvoie à Goussinski c. Russie, no 70276/01, § 73, CEDH 2004‑IV, qui renvoie à Kamma c. Pays-Bas).

12.  Il importe toutefois de relever que l’article 6 de la Convention permet des restrictions, tant explicites qu’implicites. Une limitation expresse peut être appliquée à l’obligation de rendre le jugement publiquement (deuxième phrase de l’article 6 § 1 de la Convention). La Cour a en outre reconnu dans sa jurisprudence plusieurs limitations implicites. Dès 1975, dans l’arrêt Golder c. Royaume-Uni, no 4451/70, 21 février 1975, § 38, série A no 18, elle a ainsi admis que le droit d’accès aux tribunaux n’est pas absolu et peut être soumis à des limitations implicites. Depuis lors, la Cour a développé une abondante jurisprudence analysant la proportionnalité des restrictions à l’accès aux tribunaux. La Grande Chambre a confirmé que des restrictions peuvent être imposées au droit à l’assistance d’un avocat et que pareilles restrictions doivent être considérées à la lumière de l’équité globale du procès (Salduz c. Turquie [GC], no 36391/02, § 55, CEDH 2008, Dvorski c. Croatie [GC], no 25703/11, § 79, CEDH 2015, Ibrahim et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 50541/08 et 3 autres, §§ 256 et 257, CEDH 2016, Simeonovi c. Bulgarie [GC], no 21980/04, § 116, CEDH 2017).

13.  Nous estimons que ces avatars de la jurisprudence doivent être pris en considération lorsqu’il s’agit d’apprécier l’applicabilité de l’article 18 combiné avec l’article 6 de la Convention.

14.  De surcroît, il convient, lors de l’examen de cette question, de comparer la ratio de l’article 5 et la ratio de l’article 6 de la Convention. L’article 5 dispose que « [t]oute personne a droit à la liberté et à la sûreté » et que « [n]ul ne peut être privé de sa liberté (...) ». Aux termes de l’article 6, « [t]oute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement (...) ». La Cour a par le passé appliqué l’article 18 dans des cas où une personne avait été privée de liberté pour des raisons abusives allant au-delà des restrictions autorisées par l’article 5. Pourquoi l’article 18 ne pourrait-il alors pas être appliqué dans des cas où une personne est privée du droit d’accès à un tribunal, y compris de l’ensemble des garanties d’un procès équitable, ou du droit à l’assistance d’un avocat, pour des raisons abusives allant au-delà des restrictions autorisées par l’article 6 ? Nous n’apercevons aucune justification conceptuelle à l’attitude consistant à accepter d’appliquer l’article 18 combiné avec l’article 5 mais à refuser de l’appliquer en combinaison avec l’article 6.

15.  Quant à l’objet et à la finalité de l’article 18, le texte qui devint cet article fut introduit dans le projet de texte de la Convention par la Conférence de hauts fonctionnaires qui se tint du 8 au 17 juin 1950. Dans le commentaire sur le texte de Convention proposé par la Conférence, le passage qui est par la suite devenu l’article 18 était décrit comme un « principe général » et comme l’« application de la théorie du détournement de pouvoir »[2]. Il était expliqué que cet article poursuivait l’objectif global, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, d’éviter que les États ne pussent imposer pour des raisons totalitaires, dans l’intérêt de leur pouvoir absolu, plutôt que pour des raisons démocratiques répondant à l’intérêt général des restrictions aux libertés individuelles parfaitement conformes à leur droit interne[3]. L’objet et la finalité de l’article 18 tels qu’ils se dégagent des travaux préparatoires ne plaident pas pour une interprétation étroite de l’article 18, qui limiterait son application par exemple uniquement en lien avec les articles qui prévoient expressément des restrictions.

C.  Conclusion

16.  La Cour est saisie d’un nombre croissant de plaintes dénonçant des violations de l’article 18. Ces plaintes concernent différents États membres. Même si la situation qui existe actuellement en Europe ne peut être comparée à celle qui régnait sur le continent en 1950, l’importance de cet article n’a pas diminué. Le droit à un procès équitable consacré par l’article 6 fait partie des garanties susceptibles d’être gravement méconnues par les États. En conséquence, un procès devant un tribunal ne doit en aucun cas être utilisé dans des buts autres que ceux prévus. C’est la condition sine qua non, l’essence même de la notion de « procès équitable » telle qu’elle est ancrée dans la Convention. Toutes les autres garanties ou presque sont futiles si cette garantie particulièrement fondamentale est remise en question ou ébranlée.

17.  Si nous nous sommes ralliés en l’espèce à la conclusion formulée par la Cour au point 6 du dispositif de l’arrêt, selon laquelle il n’y a lieu d’examiner ni la recevabilité ni le fond du grief tiré de l’article 18, cela ne signifie pas que, si une violation avait été constatée, il n’aurait pas été ajouté un élément important à l’appréciation du dossier faite par la Cour. Au contraire, constater qu’un droit a été violé fait une différence fondamentale.

18.  Dès lors, en concluant à la non-nécessité d’examiner cette question séparément à raison des circonstances très particulières de l’affaire, et notamment du maintien en détention du requérant, nous acceptons simplement que ce point ne soit pas tranché.

19.  Nous tenons néanmoins à souligner que la question de l’applicabilité de l’article 6 combiné avec l’article 18 de la Convention doit être rapidement clarifiée.


[1].  Voir l’opinion partiellement dissidente commune aux juges Keller et Dedov et l’opinion partiellement dissidente du juge Serghides dans l’affaire Navalnyye c. Russie (précitée), et l’opinion partiellement dissidente des juges Nicolaou, Keller et Dedov dans l’affaire Navalnyy et Ofitserov c. Russie, nos 46632/13 et 28671/14, 23 février 2016. Voir aussi l’opinion concordante commune aux juges Sajó, Tsotsoria et Pinto de Albuquerque et l’opinion concordante de la juge Kūris dans l’affaire Tchankotadze c. Géorgie, no 15256/05, 21 juin 2016, ainsi que l’opinion concordante commune aux juges Jungwiert, Nußberger et Potocki dans l’affaire Tymoshenko c. Ukraine, no 49872/11, 30 avril 2013.

[2].  Rapport de la Conférence de hauts fonctionnaires (8-17 juin 1950), Conseil de l’Europe, Recueil des travaux préparatoires de la Convention européenne des droits de l’homme, Volume IV, Martinus Nijhoff, La Haye, 1977, p. 258.

[3].  Explication donnée par M. Teitgen, représentant de la France, au cours de la deuxième session de l’Assemblée consultative du 16 août 1950. Conseil de l’Europe, Cour européenne des droits de l’homme, Travaux préparatoires sur l’article 18 de la Convention européenne des droits de l’homme, document d’information élaboré par le Greffe, CDH (75), 11, 10 mars 1975, p. 9.

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CEDH, Cour (cinquième section), AFFAIRE ILGAR MAMMADOV c. AZERBAÏDJAN (N° 2), 16 novembre 2017, 919/15