CEDH, Communiqué de presse sur l'affaire 33348/96, 17 décembre 2004

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CEDH · 10 avril 2017

 
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Sur la décision

Référence :
CEDH, 17 déc. 2004
Type de document : Communiqués de presse
Organisations mentionnées :
  • Comité des Ministres
  • ECHR
Opinion(s) séparée(s) : Non
Identifiant HUDOC : 003-1208366-1255837
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Sur les parties

Texte intégral

COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME

644

17.12.2004

Communiqué du Greffier

ARRÊT DE GRANDE CHAMBRE

CUMPANA ET MAZARE c. ROUMANIE

La Cour européenne des Droits de l’Homme a prononcé aujourd’hui en audience publique son arrêt de Grande Chambre [1] dans l’affaire Cumpănă et Mazăre c. Roumanie (requête no 33348/96).

La Cour conclut :

  • à l’unanimité, à la violation de l’article 10 (liberté d’expression) de la Convention européenne des Droits de l’Homme, en raison de la lourdeur des peines infligées aux requérants ;
  • par seize voix contre une, que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le préjudice moral éventuellement subi par les requérants, et rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

(L’arrêt existe en français et en anglais.)

1.  Principaux faits

Les requérants, Constantin Cumpănă et Radu Mazăre, sont des ressortissants roumains nés respectivement en 1951 et 1968 et résidant à Constanţa (Roumanie). Ils sont tous deux journalistes de profession ; M. Mazăre est maire de Constanţa.

En avril 1994, les requérants publièrent dans le journal Telegraf, dont M. Mazăre était le rédacteur en chef, un article mettant en cause la légalité d’un contrat par lequel la municipalité de Constanţa avait donné à la société commerciale Vinalex le pouvoir d’effectuer l’enlèvement des voitures irrégulièrement stationnées sur la voie publique. L’article, qui était intitulé « L’ancien adjoint au maire D. M. et l’actuelle juge R. M. ont réalisé, par un concours d’infractions, l’escroquerie Vinalex  », était notamment illustré par une caricature représentant la juge R.M. au bras de l’ancien adjoint au maire, portant un sac de billets de banque sur lequel était noté le nom de la société Vinalex.

Mme R. M., qui avait signé le contrat avec la société Vinalex au nom de la mairie lorsqu’elle y était employée comme juriste, assigna les requérants en justice. Selon elle, la caricature donnait à penser qu’elle avait eu des relations intimes avec l’ancien adjoint au maire, alors qu’ils étaient tous deux mariés avec d’autres personnes. Le 17 mai 1995, les requérants furent condamnés pour insulte et calomnie à une peine de sept mois d’emprisonnement ferme, assortie de l’interdiction d’exercer certains droits civils et le métier de journaliste pendant un an. Ils furent également condamnés à verser à Mme R.M. des dommages et intérêts pour préjudice moral. Le recours intenté par les requérants contre ce jugement fut rejeté.

Estimant que l’infraction d’insulte n’était pas constituée, que le montant des indemnités octroyées à R.M. était trop important et que l’interdiction d’exercice professionnel n’était pas justifiée, le parquet général saisit la Cour suprême de justice d’un recours en annulation. Par un arrêt définitif du 9 juillet 1996, la Cour suprême rejeta ce recours.

En novembre 1996, les requérants bénéficièrent d’une grâce présidentielle les dispensant de l’exécution de leur peine d’emprisonnement. M. Mazăre continua d’exercer les fonctions de rédacteur en chef du journal Telegraf, tandis que M. Cumpănă fut transféré dans une autre société et fut licencié en 1997 en raison d’une réduction d’effectifs.

2.  Procédure et composition de la Cour

La requête a été introduite devant la Commission européenne des Droits de l’Homme le 23 août 1996 et a été transférée à la Cour le 1er novembre 1998. Elle a été déclarée partiellement recevable le 10 septembre 2002. Par un arrêt de chambre du 10 juin 2003, la Cour a conclu, par cinq voix contre deux, à la non-violation de l’article 10 de la Convention.

Le 3 décembre 2003, le collège de la Grande Chambre a accepté la demande de renvoi formulée par les requérants[2]. Une audience s’est déroulée en public au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 1er septembre 2004.

L’arrêt a été rendu par la Grande Chambre de 17 juges, composée en l’occurrence de :

Luzius Wildhaber (Suisse), président,
Christos Rozakis (Grec),
Jean-Paul Costa (Français),
Georg Ress (Allemand),
Nicolas Bratza (Britannique),
Ireneu Cabral Barreto (Portugais),
Viera Strážnická (Slovaque)
Corneliu Bîrsan (Roumain),
Peer Lorenzen (Danois),
Josep Casadevall (Andorran),
Boštjan M. Zupančič (Slovène),
John Hedigan (Irlandais),
Matti Pellonpää (Finlandais),
András Baka (Hongrois),
Rait Maruste (Estonien),
Mindia Ugrekhelidze (Géorgien),
Khanlar Hajiyev (Azerbaïdjanais), juges,

ainsi que de Paul Mahoney, greffier.

3.  Résumé de l’arrêt[3]

Grief

Invoquant l’article 10, les requérants dénonçaient une atteinte à leur liberté d’expression du fait de leur condamnation pénale à la suite de la publication de l’article litigieux.

Décision de la Cour

La Cour relève que l’article en question s’inscrivait dans le cadre d’un débat présentant un intérêt pour la population locale, que les requérants avaient le droit de faire connaître au public à travers la presse. Il apparaît, à la lumière de cet article considéré dans son ensemble avec la caricature l’illustrant, que les affirmations concernant la juge R.M. renfermaient des imputations factuelles précises, selon lesquelles elle s’était rendue complice de conclusion de contrats illégaux et qu’elle avait perçu des pots-de-vin. Les propos donnaient aux lecteurs l’impression que Mme R.M. avait eu une conduite malhonnête et intéressée, et étaient de nature à emporter la conviction que l’« escroquerie » dont elle était accusée avec l’ancien adjoint au maire et les pots‑de‑vin qu’ils auraient encaissés constituaient des faits établis et ne prêtant pas à controverse.

A cet égard, la Cour rappelle que si la presse a le devoir d’informer le public sur les malversations d’élus locaux et de fonctionnaires, le fait de mettre directement en cause des personnes déterminées, en indiquant leurs noms et leurs fonctions, implique l’obligation de fournir une base factuelle suffisante. Elle rappelle en outre que, dans l’exercice de la liberté d’expression, les journalistes doivent agir de bonne foi, de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect de la déontologie journalistique. Or, tel ne fut pas le cas en l’espèce.

Les juridictions roumaines estimèrent que les imputations portées contre l’intéressée présentaient une réalité déformée et ne s’appuyaient pas sur des faits réels. Il ressort de la procédure que les requérants disposèrent du temps et des facilités nécessaires à la préparation de leur défense. Par ailleurs, l’attitude qu’ils eurent durant la procédure pénale est aussi un facteur qui revêt en l’espèce un poids certain. En effet, les intéressés firent preuve d’un manque manifeste d’intérêt pour leur procès : ils ne se présentèrent pas aux audiences, ne motivèrent pas leur recours et ne produisirent pas d’éléments de preuve susceptibles d’étayer leurs allégations ou de leur fournir une base factuelle suffisante.

Pour conclure, la Cour estime, au vu des circonstances de l’espèce, que les autorités roumaines pouvaient juger nécessaire de restreindre l’exercice du droit à la liberté d’expression des requérants et que la condamnation de ceux-ci pour insulte et calomnie répondait donc à un « besoin social impérieux ».

Cependant, la Cour relève que les peines infligées aux requérants étaient des sanctions très sévères. En réglementant l’exercice de la liberté d’expression de la presse de manière à assurer une protection adéquate par la loi de la réputation des individus, les Etats doivent éviter d’adopter des mesures propres à dissuader les médias de remplir leur rôle d’alerte du public en cas d’abus apparents ou supposés de la puissance publique.

Le fait d’infliger une peine de prison pour une infraction commise dans le domaine de la presse n’est compatible avec la liberté d’expression journalistique que dans des circonstances exceptionnelles, notamment lorsque d’autres droits fondamentaux ont été gravement atteints, comme ce serait le cas, par exemple, en cas de diffusion d’un discours de haine ou d’incitation à la violence. Infliger, comme ce fut le cas en l’espèce, une peine de prison pour une affaire classique de diffamation produit immanquablement un effet dissuasif.

Par ailleurs, l’interdiction d’exercer les droits civils, qui en droit roumain est une peine accessoire prononcée automatiquement, était particulièrement inappropriée en l’espèce et ne se justifiait pas au regard de la nature des infractions pour lesquelles la responsabilité des requérants avait été engagée.

Quant à l’interdiction d’exercer la profession de journaliste pendant un an, elle revêtait une particulière gravité que ne pouvait en aucun cas justifier le simple risque de voir les requérants récidiver. Infliger une telle interdiction préventive de portée générale, bien que limitée dans le temps, méconnaît le principe en vertu duquel la presse doit pouvoir remplir son rôle de chien de garde au sein d’une société démocratique.

Par conséquent, la Cour estime que si l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression des requérants pouvait se justifier, la sanction pénale qui leur a été infligée et les interdictions dont les juridictions roumaines l’ont assortie étaient manifestement disproportionnées, par leur nature et par leur lourdeur, au regard du but légitime poursuivi par la condamnation des intéressés pour insulte et calomnie. Dès lors, la Cour conclut à la violation de l’article 10.

Le juge Cabral Barreto a exprimé une opinion concordante à laquelle se rallient les juges Ress et Bîrsan. Le juge Costa a exprimé une opinion partiellement dissidente. Les textes de ces opinions se trouvent joints à l’arrêt.

***

Les arrêts de la Cour sont disponibles sur son site Internet (http://www.echr.coe.int).

Greffe de la Cour européenne des Droits de l’Homme
F – 67075 Strasbourg Cedex
Contacts pour la presse :Roderick Liddell (téléphone : +00 33 (0)3 88 41 24 92)
Emma Hellyer (téléphone : +00 33 (0)3 90 21 42 15)
Stéphanie Klein (téléphone : +00 33 (0)3 88 41 21 54)
Télécopieur : +00 33 (0)3 88 41 27 91

La Cour européenne des Droits de l’Homme a été créée à Strasbourg par les Etats membres du Conseil de l’Europe en 1959 pour connaître des allégations de violation de la Convention européenne des Droits de l’Homme de 1950. Elle se compose d’un nombre de juges égal à celui des Etats parties à la Convention. Siégeant à temps plein depuis le 1er novembre 1998, elle examine en chambres de 7 juges ou, exceptionnellement, en une Grande Chambre de 17 juges, la recevabilité et le fond des requêtes qui lui sont soumises. L’exécution de ses arrêts est surveillée par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe. La Cour fournit sur son site Internet des informations plus détaillées concernant son organisation et son activité.


[1]  Les arrêts de Grande Chambre sont définitifs (article 44 de la Convention).

[2] L’article 43 de la Convention européenne des Droits de l’Homme prévoit que, dans un délai de trois mois à compter de la date de l’arrêt d’une chambre, toute partie à l’affaire peut, dans des cas exceptionnels, demander le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre (17 membres) de la Cour. En pareille hypothèse, un collège de cinq juges examine si l’affaire soulève une question grave relative à l’interprétation ou à l’application de la Convention ou de ses protocoles ou encore une question grave de caractère général. Si tel est le cas, la Grande Chambre statue par un arrêt définitif. Si tel n’est pas le cas, le collège rejette la demande et l’arrêt devient définitif. Pour le reste, les arrêts de chambre deviennent définitifs à l’expiration dudit délai de trois mois ou si les parties déclarent qu’elles ne demanderont pas le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre.

[3] Rédigé par le greffe, ce résumé ne lie pas la Cour.

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