CJCE, n° C-26/91, Conclusions de l'avocat général de la Cour, Jakob Handte & Co. GmbH contre Traitements mécano-chimiques des surfaces SA, 8 avril 1992

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Chronologie de l’affaire

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Sur la décision

Référence :
CJUE, Cour, 8 avr. 1992, Handte, C-26/91
Numéro(s) : C-26/91
Conclusions de l'avocat général Jacobs présentées le 8 avril 1992. # Jakob Handte & Co. GmbH contre Traitements mécano-chimiques des surfaces SA. # Demande de décision préjudicielle: Cour de cassation - France. # Convention de Bruxelles - Interprétation de l'article 5, point 1 - Compétence en matière contractuelle - Chaîne de contrats - Action en responsabilité intentée par le sous-acquéreur d'une chose contre le producteur. # Affaire C-26/91.
Date de dépôt : 25 janvier 1991
Précédents jurisprudentiels : Cour ( arrêt du 11 janvier 1990, Dumez France et Tracoba, C-220/88
Cour le 11 janvier 1990 dans l ' affaire C-220/88
Solution : Renvoi préjudiciel
Identifiant CELEX : 61991CC0026
Identifiant européen : ECLI:EU:C:1992:176
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Sur les parties

Texte intégral

Avis juridique important

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61991C0026

Conclusions de l’avocat général Jacobs présentées le 8 avril 1992. – Jakob Handte & Co. GmbH contre Traitements mécano-chimiques des surfaces SA. – Demande de décision préjudicielle: Cour de cassation – France. – Convention de Bruxelles – Interprétation de l’article 5, point 1 – Compétence en matière contractuelle – Chaîne de contrats – Action en responsabilité intentée par le sous-acquéreur d’une chose contre le producteur. – Affaire C-26/91.


Recueil de jurisprudence 1992 page I-03967
édition spéciale suédoise page I-00137
édition spéciale finnoise page I-00181


Conclusions de l’avocat général


++++

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1. La Cour de cassation française a demandé à la Cour de se prononcer à titre préjudiciel sur l’ interprétation de l’ article 5, paragraphe 1, de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’ exécution des décisions en matière civile et commerciale (ci-après « convention »), telle que modifiée par le traité du 9 octobre 1978 relatif à l’ adhésion du Danemark, de l’ Irlande et du Royaume-Uni. En substance, la question soumise à la Cour est celle de savoir si, en l’ absence de lien contractuel entre les parties, l’ action en justice de l’ acheteur d’ un produit contre le fabricant de celui-ci doit être qualifiée de contractuelle et donc être considérée comme relevant de l’ article 5, paragraphe 1, de la convention. La question se pose parce que, en droit français, l’ acheteur d’ un produit peut agir directement contre le fabricant sur une base contractuelle, nonobstant l’ absence de tout lien contractuel direct entre eux.

2. La première partie défenderesse en cassation est la société de droit français Traitements mécano-chimiques des surfaces (ci-après « TMCS »), dont le siège social est établi à Bonneville, Haute-Savoie (France). La partie demanderesse en cassation est la société de droit allemand Jakob Handte GmbH (ci-après « Handte Allemagne »), dont le siège social est établi à Tuttlingen, Wuerttemberg (Allemagne). En 1984 et 1985, TMCS a acheté deux machines à polir les métaux à la société de droit suisse Bula et Fils, qui est la deuxième défenderesse en cassation. Elle a fait placer sur ces machines un système d’ aspiration fabriqué par Handte Allemagne, mais vendu et installé par la société de droit français Handte France (ci-après « Handte France »). La relation entre Handte France et Handte Allemagne n’ est pas clairement définie.

3. Les 8 et 9 avril 1987, TMCS a assigné Bula et Fils, Handte France et Handte Allemagne devant le tribunal de grande instance de Bonneville en réparation du préjudice résultant du fait que les intallations n’ étaient pas conformes aux règles relatives à l’ hygiène et à la sécurité du travail et qu’ elles étaient impropres à l’ usage auquel elles étaient destinées. Cette juridiction s’ est déclarée incompétente à l’ égard de la défenderesse suisse, mais a jugé qu’ elle était compétente à l’ égard de Handte Allemagne en vertu de l’ article 5, paragraphe 1, de la convention, l’ action de TMCS contre cette société étant de nature contractuelle en droit français. Par dérogation à la règle générale de compétence du paragraphe 1 de l’ article 2, l’ article 5, paragraphe 1, donne compétence, en matière contractuelle, au tribunal du lieu où l’ obligation qui sert de base à la demande a été ou doit être exécutée.

4. Le contredit formé par Handte Allemagne devant la cour d’ appel de Chambéry a été rejeté par arrêt du 20 mars 1989. La société allemande s’ est alors pourvue en cassation et la cour de cassation a demandé à la Cour de se prononcer à titre préjudiciel sur la question de savoir:

« Si l’ article 5, paragraphe 1, de la convention prévoyant une règle de compétence spéciale en matière contractuelle est applicable au litige opposant le sous-acquéreur d’ une chose au fabricant, qui n’ est pas le vendeur, en raison des défauts de la chose ou d’ impropriété de celle-ci à l’ usage auquel elle est destinée. »

5. On notera, tout d’ abord, qu’ une réponse à la question posée en ces termes ne tranchera pas nécessairement la question de la compétence dans le cas d’ espèce. En premier lieu, pour des raisons que nous exposerons plus loin, il n’ est pas possible de tenir pour acquis qu’ en cas d’ applicabilité de l’ article 5, paragraphe 1, le tribunal de grande instance de Bonneville serait compétent pour connaître de la demande de TMCS contre Handte Allemagne en tant que tribunal du lieu d’ exécution de l’ obligation qui sert de base à la demande. Si, au contraire, l’ article 5, paragraphe 1, n’ est pas applicable, on ne peut pas présumer que Handte Allemagne devrait être attraite devant les juridictions du lieu où elle a son siège conformément à l’ article 2 de la convention. En effet, il existe plusieurs autres dispositions sur lesquelles il pourrait être possible de fonder la compétence des juridictions françaises (qui ne seraient toutefois pas nécessairement celles de Bonneville). Ces dispositions sont les suivantes:

a) L’ article 5, paragraphe 3, qui donne compétence en matière délictuelle ou quasi délictuelle au tribunal du lieu où le fait dommageable s’ est produit.

Selon l’ interprétation de la Cour cette disposition confère au demandeur un choix de juridiction; il peut introduire son action soit devant le tribunal du lieu où le dommage est survenu, soit devant celui du lieu de l’ événement qui est à l’ origine du dommage: arrêt du 30 novembre 1976, Bier/Mines de potasse d’ Alsace (21/76, Rec. p. 1735).

b) L’ article 5, paragraphe 5, qui dispose que, s’ il s’ agit d’ une contestation relative à l’ exploitation d’ une succursale, d’ une agence ou de tout autre établissement, le défendeur peut être attrait devant le tribunal du lieu de leur situation: sur ce chef de compétence, voir en particulier l’ arrêt du 22 novembre 1978, Somafer (33/78, Rec. p. 2183), et l’ arrêt du 9 décembre 1987, SAR Schotte (218/86, Rec. p. 4905).

En l’ absence de toute information sur les rapports juridiques entre Handte Allemagne et Handte France, il est impossible de dire si la seconde pourrait être « une succursale, une agence ou un autre établissement » de la première.

c) L’ article 6, paragraphe 1, aux termes duquel le défendeur domicilié sur le territoire d’ un État contractant peut être attrait, s’ il y a plusieurs défendeurs, devant le tribunal du domicile de l’ un d’ eux.

On peut noter que Handte Allemagne ne pourrait être attraite devant les tribunaux de Bonneville sur la base de l’ article 6, paragraphe 1, que si leur compétence à l’ égard de Handte France était basée sur l’ article 2 de la convention (c’ est-à-dire si Handte France avait son siège dans leur ressort). Si, par contre, la compétence à l’ égard de Handte France était basée uniquement sur l’ article 5, paragraphe 1 ou 3, il ne serait pas possible d’ attraire Handte Allemagne devant les tribunaux de Bonneville sur la base de l’ article 6, paragraphe 1. Bien que l’ arrêt de renvoi ne précise pas le siège de Handte France, on peut noter qu’ il ressort clairement de l’ arrêt du 20 mars 1989 de la cour d’ appel de Chambéry, qui est annexé aux observations écrites de Handte Allemagne, que cette dernière a soutenu que l’ article 6, paragraphe 1, n’ était pas applicable au motif que Handte France avait son siège à Strasbourg.

d) L’ article 6, paragraphe 2, aux termes duquel le défendeur domicilié sur le territoire d’ un État contractant peut être attrait, s’ il s’ agit d’ une demande en garantie ou d’ une demande en intervention, devant le tribunal saisi de la demande originaire, à moins qu’ elle n’ ait été formée que pour traduire hors de son tribunal celui qui a été appelé.

TMCS a tenté de se prévaloir de l’ article 6, paragraphe 2, devant la cour d’ appel, mais celle-ci ne s’ est pas prononcée sur ce point.

6. Toutefois, à notre avis, la question essentielle sur laquelle la cour de cassation souhaite être éclairée est celle de savoir si, aux fins de l’ application de la convention, une action de cette nature doit être traitée comme une action contractuelle, ce qui entraînerait l’ applicabilité de l’ article 5, paragraphe 1, de la convention, ou comme une action délictuelle ou quasi délictuelle (pour la clarté de l’ exposé, nous parlerons simplement d’ action « délictuelle »), ce qui entraînerait l’ applicabilité de l’ article 5, paragraphe 3. Les parties qui ont présenté des observations écrites devant la Cour, à savoir Handte Allemagne, le gouvernement allemand et la Commission, paraissent également avoir compris la question de cette manière.

7. Handte Allemagne reproche aux juridictions françaises d’ avoir qualifié la demande de TMCS sur la base de la lex fori, ce qui a entraîné son traitement comme une action contractuelle. La demande devrait au contraire recevoir une qualification autonome, basée sur le système et les objectifs de la convention. Selon Handte Allemagne, le principal obstacle à la qualification de la demande comme contractuelle est l’ absence de tout lien contractuel entre le fabricant et le sous-acquéreur. En outre, les autres systèmes juridiques des États contractants, et notamment le droit anglais, ne retiennent pas tous la qualification contractuelle adoptée par le droit français.

8. Le gouvernement allemand fait lui aussi valoir que la question de savoir si une demande est contractuelle doit être tranchée de manière autonome plutôt que sur la base de la lex fori. La qualification française n’ est pas retenue par le droit allemand, qui traite la responsabilité du fabricant à l’ égard du sous-acquéreur comme une responsabilité délictuelle. Selon le gouvernement allemand, la nature délictuelle de cette responsabilité est confirmée par la directive 85/374/CEE du Conseil relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux (JO L 210, p. 29), qui institue une responsabilité sans faute et interdit de limiter cette responsabilité par une clause contractuelle. En outre, la responsabilité contractuelle suppose que le fabricant se soit engagé à l’ égard du demandeur par un acte séparé; or, il n’ y a aucun acte de cette nature entre le fabricant et le consommateur final d’ un produit.

9. La Commission présente un bref exposé comparatif du droit de différents États membres. Selon elle, les droits allemand, anglais et néerlandais traitent l’ action du sous-acquéreur contre le fabricant comme une action délictuelle, tandis que les droits français, belge et italien la traitent comme une action contractuelle. Il semble toutefois que l’ information portant sur le droit italien soit inexacte (voir ci-après, paragraphe 18).

10. La Commission fait valoir qu’ il faut éviter d’ interpréter l’ article 5, paragraphe 1, d’ une manière qui conduirait à des résultats différents au niveau des règles de compétence selon que le demandeur assigne le producteur seul, le vendeur seul (qui peut appeler le fabricant en intervention), ou le fabricant et le vendeur ensemble.

11. La Commission cite l’ arrêt du 27 septembre 1988, Kalfelis (189/87, Rec. p. 5565), dans lequel la Cour a dit pour droit que:

« … la notion de matière délictuelle ou quasi délictuelle au sens de l’ article 5, paragraphe 3, de la convention doit être considérée comme une notion autonome comprenant toute demande qui vise à mettre en jeu la responsabilité d’ un défendeur, et qui ne se rattache pas à la 'matière contractuelle’ au sens de l’ article 5, paragraphe 1 ».

Il s’ ensuit que la responsabilité délictuelle est une catégorie résiduelle englobant l’ ensemble de la responsabilité non contractuelle. Dès lors, si l’ on peut identifier un lien contractuel dans les rapports entre le fabricant et le sous-acquéreur, la demande doit être qualifiée de contractuelle. Un tel lien existe sous la forme d’ une chaîne de contrats qui relie les deux parties. Il en va particulièrement ainsi lorsque le fabricant pouvait prévoir que son produit serait revendu.

12. Selon la Commission, l’ inconvénient d’ une qualification contractuelle de la demande est qu’ elle peut conduire à rendre compétents les tribunaux du domicile du demandeur. L’ article 3 de la convention et la jurisprudence de la Cour (arrêt du 11 janvier 1990, Dumez France et Tracoba, C-220/88, Rec. p. I-49) ne sont pas favorables à une telle solution. Toutefois, si TMCS n’ avait attrait que Handte France devant le tribunal de grande instance de Bonneville, cette société aurait pu appeler Handte Allemagne en intervention sur la base de l’ article 6, paragraphe 2, de la convention. Par conséquent, afin d’ éviter d’ octroyer de manière abusive la compétence au tribunal du domicile du demandeur, la Commission estime nécessaire d’ assortir la qualification contractuelle de l’ action directe du sous-acquéreur de la condition que cette qualification doit aboutir à rendre compétent le même tribunal que celui devant lequel le fabricant serait attrait en cas d’ action en garantie exercée sur la base de l’ article 6, paragraphe 2, de la convention.

13. Avant d’ examiner les principales questions soulevées par la présente affaire, nous formulerons deux brèves remarques sur les observations présentées devant la Cour. Tout d’ abord, selon nous, la directive 85/374 du Conseil (ci-après « directive sur la responsabilité du fait des produits »), que le gouvernement allemand a invoquée, ne présente pas un intérêt direct dans la présente affaire. La directive sur la responsabilité du fait des produits vise uniquement les dommages aux personnes et aux choses autres que le produit défectueux lui-même. Si les défauts du système d’ aspiration acheté par TMCS avaient causé un dommage corporel à un membre de son personnel, il pourrait s’ agir d’ un cas de responsabilité du fait des produits. Toutefois, il n’ est pas question d’ un tel préjudice, et TMCS demande la réparation d’ un dommage purement économique, à savoir le dommage causé par la fourniture de biens impropres à leur destination. Une demande de cette nature n’ a rien à voir avec la responsabilité du fait des produits au sens généralement donné à ce terme et au sens utilisé dans la directive 85/374. La directive présente néanmoins, comme nous l’ expliquerons, un certain intérêt indirect pour la question soulevée dans la présente affaire.

14. En second lieu, nous souhaitons indiquer d’ emblée que nous ne pouvons souscrire à l’ analyse de la Commission. A notre avis, cette analyse est fondée sur des considérations de politique judiciaire douteuses. En particulier, nous ne partageons pas la conception de la Commission selon laquelle il est nécessaire d’ éviter d’ interpréter l’ article 5, paragraphe 1, d’ une manière qui conduirait à des résultats différents selon que le demandeur peut assigner le fabricant seul, le vendeur seul ou les deux ensemble. Nous ne sommes certainement pas d’ avis que la Cour devrait tenter d’ éviter une telle conséquence en déformant la signification d’ expressions telles que « matière contractuelle » et « matière délictuelle ou quasi délictuelle », qui sont employées à l’ article 5 de la convention. En particulier, nous ne voyons pas comment l’ interprétation de l’ expression « matière contractuelle » figurant à l’ article 5, paragraphe 1, pourrait dépendre de règles internes en matière de demande en intervention. Si la demande du sous-acquéreur contre le fabricant peut valablement être qualifiée de contractuelle, elle ne peut pas cesser de l’ être pour la seule raison que cette qualification rend compétent un tribunal qui ne l’ aurait pas été sur la base de l’ article 6, paragraphe 2, dans le cadre d’ une demande en intervention.

15. Une autre observation doit être faite à ce stade. Ainsi que nous l’ avons signalé précédemment, nous n’ avons pas d’ informations sur la nature exacte des rapports entre Handte Allemagne et Handte France. Le fait qu’ elles portent le même nom peut faire penser à un rapport entre société mère et filiale ou entre mandant et mandataire. Nous avons déjà fait état de la possibilité que, si les rapports entre les parties étaient effectivement tels, cela pourrait rendre compétentes les juridictions de Strasbourg au titre de l’ article 5, paragraphe 5, de la convention en tant que « tribunal du lieu de la situation (d’ une succursale, d’ une agence ou de tout autre établissement) ». En outre, si, lorsqu’ elle a contracté avec TMCS, Handte France a agi comme mandataire de Handte Allemagne, il pourrait y avoir un rapport contractuel direct entre TMCS et Handte Allemagne, auquel cas la question actuellement soumise à la Cour ne se poserait pas. Toutefois, en l’ absence de toute information en sens contraire, nous présumerons, dans la suite des présentes conclusions, que Handte Allemagne et Handte France sont indépendantes l’ une de l’ autre. Cela paraît, en effet, être la prémisse qui sous-tend la question de la juridiction nationale.

La distinction entre matière contractuelle et matière délictuelle

16. La distinction entre responsabilité contractuelle et délictuelle est ancienne et existe certainement dans tous les systèmes juridiques développés. On peut définir la responsabilité contractuelle comme la responsabilité civile découlant de l’ inexécution d’ une obligation dont une personne est débitrice à l’ égard d’ une autre en vertu d’ un accord qu’ elles ont librement conclu. Quant à la responsabilité délictuelle, elle peut être définie comme la responsabilité civile découlant de l’ inexécution d’ une obligation imposée par la loi indépendamment de tout accord entre les parties, par exemple, l’ obligation de prudence qui incombe au conducteur d’ un véhicule automobile.

17. La plupart des systèmes juridiques comportent une règle d’ où il résulte qu’ un contrat ne peut, sauf dans des circonstances bien précises, rendre titulaires de droits ou débitrices d’ obligations des personnes qui ne sont pas parties au contrat. En droit anglais, ce principe porte le nom de « doctrine of privity of contract ». En droit français, il s’ agit de la « théorie de l’ effet relatif des contrats ». A première vue, il semblerait qu’ en l’ absence de tout contrat entre les deux parties, cette règle exclut que la demande du sous-acquéreur contre le fabricant soit qualifiée de contractuelle. Il paraît, en effet, en aller ainsi dans tous les systèmes juridiques des États membres, sauf en France, en Belgique et au Luxembourg. Il est certain qu’ en droit anglais le sous-acquéreur ne pourrait pas exercer une action contractuelle contre le fabricant, à moins de démontrer l’ existence d’ une garantie accessoire, c’ est-à-dire d’ un engagement du fabricant ayant incité le sous-acquéreur à acheter les biens au vendeur intermédiaire (voir l’ ouvrage de Chitty sur les contrats, 26e édition, 1989, vol. 1, points 1321 et suivants). Des règles semblables existent en droit allemand (H. Messer, in Produzenthaftung, de Kullmann, H. J. et Pfister, B. (éditeurs), vol. 1, p. 1350 et suivantes; Graf von Westphalen, Produkthaftungshandbuch, vol. 1, p. 91 et suivantes). La « doctrine of privity » existe également en droit irlandais et, sous une forme modifiée, en droit écossais.

18. Le sous-acquéreur ne peut pas exercer une action contractuelle contre le fabricant en droit italien (arrêt de la Corte suprema di cassazione du 28 juillet 1986, n 4833, avec note M. Moretti, Nuova Giurisprudenza Civile Commentata, 1987, p. 246), en droit espagnol (arrêt du Tribunal supremo (Sala Civil) du 25 novembre 1967, Aranzadi, Repertorio Cronológico de Jurisprudencia, 1967, n 4769), en droit portugais (J. Calvão da Silva, Responsabilidade Civil do Produtor, 1990, p. 278), en droit grec et vraisemblablement en droit danois (H. Nielsen, Produktansvar, 1987, p. 24).

19. En ce qui concerne le droit néerlandais, il existe des décisions de jurisprudence établissant que le sous-acquéreur peut, en certaines circonstances, exercer une action délictuelle contre le fabricant lorsque les biens sont impropres à leur destination (voir, par exemple, arrêt du Hoge Raad der Nederlanden du 25 mars 1966, Nederlandse Jurisprudentie, 1966, n 279; arrêt du Gerechtshof de s’ Hertogenbosch du 21 décembre 1967, Nederlandse Jurisprudentie, 1968, n 402). Une action contractuelle est exclue en l’ absence de contrat entre les deux parties. La proposition tendant à instaurer en faveur des consommateurs une action contractuelle directe (à laquelle la Commission a fait allusion dans ses observations) n’ a apparemment pas été adoptée.

20. Dans les trois systèmes juridiques qui octroyent au sous-acquéreur une action contractuelle contre le fabricant (France, Belgique et Luxembourg), la justification théorique de la solution est que le vendeur intermédiaire transmet au sous-acquéreur ses droits contractuels contre le fabricant (ou contre un intermédiaire précédent) en tant qu’ accessoire de la chose. Dans un jugement du 5 mai 1904 (Pasicrisie luxembourgeoise, p. 503), une juridiction luxembourgeoise, le tribunal d’ arrondissement de Diekirch, a expliqué la théorie dans les termes suivants:

« L’ obligation de délivrer la chose vendue comprend tous ses accessoires, donc également tous les droits compétents de ce chef au vendeur, lequel partant est censé transmettre la chose 'cum omni sua causa’ , subrogeant son successeur également dans toutes les actions découlant de la convention, lequel peut dès lors à son choix rechercher en garantie son propre vendeur, conformément à l’ article 1641 du même code (civil), ou bien, s’ il le préfère pour éviter des frais et des lenteurs, s’ en prendre au premier vendeur. »

Il convient de noter qu’ en droit français la question n’ échappe pas à la controverse et la jurisprudence n’ est pas entièrement homogène. En particulier, l’ arrêt rendu le 12 juillet 1991 par la Cour de cassation siégeant en audience plénière dans l’ affaire Besse (Jurisprudence, Recueil Dalloz Sirey, 1991, p. 549) paraît marquer un recul de la responsabilité contractuelle au profit d’ une qualification délictuelle. Dans cette affaire, la Cour de cassation a considéré qu’ une action dirigée contre un sous-traitant pour une mauvaise exécution de travaux de construction était de nature délictuelle conformément au principe fondamental de l’ article 1165 du code civil selon lequel « les conventions n’ ont d’ effet qu’ entre les parties contractantes ». Il n’ y a pas de réponse claire à la question de savoir dans quelle mesure cet arrêt affecte la conception traditionnelle des juridictions françaises, selon laquelle l’ action du sous-acquéreur contre le fabricant est nécessairement contractuelle. Certains auteurs concluent que cette action demeure contractuelle lorsque le dommage invoqué résulte d’ un manquement à l’ obligation de fournir des biens de la qualité appropriée (voir Ghestin, J.: Jurisprudence, Recueil Dalloz Sirey, 1991, p. 549; Jamin, C.: Chronique, Recueil Dalloz Sirey, 1991, p. 257).

21. Toutefois, on simplifierait exagérément le problème en concluant de cet exposé des droits nationaux que la demande du sous-acquéreur contre le fabricant n’ est qualifiée de contractuelle que dans trois systèmes juridiques parmi les États membres et est considérée comme non contractuelle (délictuelle ou quasi délictuelle) dans tous les autres. En ce qui concerne le type d’ action en cause dans la présente procédure, à savoir une action en réparation d’ un dommage purement économique (plus précisément le dommage causé par la fourniture de biens impropres à leur destination) où il existe une chaîne de contrats mais où il n’ y a aucun lien contractuel direct entre le sous-acquéreur et le fabricant, la réalité est que la plupart des systèmes juridiques ne reconnaissent l’ action à aucun titre, tandis que ceux qui la reconnaissent ont tendance à la qualifier de contractuelle. Toutefois, lorsque l’ action litigieuse concerne le préjudice causé au demandeur par le produit, par exemple, un dommage corporel à sa personne ou un dommage à ses biens causé par le caractère défectueux du produit, et non pas un préjudice de nature purement économique, on peut alors dire sans se tromper que la plupart des droits des États membres qualifieraient l’ action de délictuelle.

Le choix entre interprétation autonome et interprétation nationale

22. Selon la jurisprudence de la Cour, la notion de « matière contractuelle » visée à l’ article 5, paragraphe 1, ne doit pas être interprétée par référence au droit interne de l’ un ou de l’ autre des États concernés. On doit, au contraire, la considérer comme une notion autonome qu’ il faut interpréter en se référant principalement au système et aux objectifs de la convention, en vue d’ assurer à celle-ci sa pleine efficacité: voir en particulier l’ arrêt du 8 mars 1988, Arcado, points 10 et 11 (9/87, Rec. p. 1539).

23. Il est exact que, dans les conclusions qu’ il a présentées dans cette affaire, l’ avocat général Sir Gordon Slynn a déclaré que, si ces questions n’ avaient pas fait l’ objet d’ une jurisprudence, il aurait tendance à penser que de nombreux arguments plaident en faveur d’ une solution dans laquelle la question de savoir si l’ affaire est contractuelle serait déterminée sur la base de la lex causae. Cela permettrait d’ éviter le conflit qui pourrait se produire dans le cas où une interprétation autonome qualifierait la matière de contractuelle, alors que la lex causae la qualifierait différemment. Toutefois, l’ avocat général Sir Gordon Slynn s’ est estimé lié par l’ arrêt du 22 mars 1983, Martin Peters (34/82, Rec. p. 987). Il pourrait paraître paradoxal que, par exemple, la Cour qualifie de délictuelle l’ action du sous-acquéreur contre le fabricant et que les juridictions françaises doivent se déclarer compétentes sur la base de l’ article 5, paragraphe 3, de la convention, mais appliquent ensuite le droit des contrats au fond de l’ action. Cependant, nous ne pensons pas que cela entraîne de graves conséquences; voir les conclusions de l’ avocat général M. Darmon précédant l’ arrêt du 27 septembre 1988, Kalfelis, point 19 (189/87, Rec. p. 5565). De tels paradoxes sont fréquents en droit international privé. On peut en réalité imaginer des situations beaucoup plus complexes. Par exemple, les juridictions françaises pourraient se déclarer compétentes sur la base de l’ article 5, paragraphe 3, au motif que l’ action est délictuelle, qualifier ensuite cette action de contractuelle, puis décider que la lex causae est le droit allemand, et finalement constater qu’ en vertu de cette lex causae l’ action est délictuelle.

24. Il est surtout important de souligner que les règles de compétence de la convention ne concernent que la question de la compétence. Elles n’ affectent pas la qualification de l’ action à des fins telles que la détermination des principes de responsabilité ou des délais de prescription applicables. La convention n’ empêche pas une juridiction compétente en vertu de l’ article 5, paragraphe 1, de traiter l’ action comme délictuelle ni une juridiction compétente en vertu de l’ article 5, paragraphe 3, de la traiter comme contractuelle.

Le choix entre la qualification contractuelle ou délictuelle de l’ action du sous-acquéreur

25. Il ressort de la jurisprudence existante de la Cour qu’ il lui incombe de déterminer, en se référant au système et aux objectifs de la convention, si l’ action du sous-acquéreur contre le fabricant est contractuelle ou délictuelle. La distinction entre responsabilité contractuelle et délictuelle a été abordée dans l’ arrêt Kalfelis, précité. Dans cette affaire, la Cour a considéré la responsabilité délictuelle comme une catégorie résiduelle, déclarant, au point 17 de l’ arrêt, que: « … la notion de 'matière délictuelle et quasi délictuelle’ comprend toute demande qui vise à mettre en jeu la responsabilité d’ un défendeur et qui ne se rattache pas à la 'matière contractuelle’ au sens de l’ article 5, paragraphe 1 »; voir aussi l’ arrêt du 26 mars 1992, Reichert, point 16 (C-261/90, Rec. p. I-0000). Cette approche est évidemment conforme à celle de l’ article 215 du traité CEE, qui parle de responsabilité « contractuelle » et « non contractuelle ». Toutefois, selon nous, la nature résiduelle de la responsabilité délictuelle ne fait pas de l’ article 5, paragraphe 1, une règle de compétence supérieure à celle de l’ article 5, paragraphe 3. Nous n’ estimons pas non plus qu’ il soit possible de déduire de l’ arrêt Kalfelis qu’ un rapport indirect entre les parties, établi par une chaîne de contrats, rend nécessairement l’ article 5, paragraphe 1, applicable aux dépens de l’ article 5, paragraphe 3.

26. A notre avis, pour décider si la demande du sous-acquéreur contre le fabricant est contractuelle ou délictuelle aux fins de la convention, il ne faut pas accorder trop d’ importance à la qualification retenue dans les droits des États contractants. En premier lieu, l’ étude comparative exposée ci-dessus ne débouche pas sur une conclusion claire. En second lieu et surtout, les considérations de politique judiciaire sur lesquelles la qualification se fonde en droit national peuvent être très différentes de celles qui sont pertinentes aux fins de l’ interprétation de la convention. Comme nous l’ avons déjà signalé, c’ est en référence au système et aux objectifs de la convention qu’ il faut résoudre la question actuellement soumise à la Cour.

27. Les règles spéciales de compétence figurant à l’ article 5 ont pour but d’ assurer que certaines demandes qui entretiennent un lien étroit avec un lieu déterminé soient traitées par les juridictions de ce lieu. Formulé négativement, ce principe signifie que l’ article 5 ne devrait pas avoir pour effet de donner compétence aux juridictions d’ un lieu sans lien réel avec le fond de la demande. En particulier, il ne devrait pas être permis de déroger à la règle générale de compétence de l’ article 2 sans une solide raison d’ attraire le défendeur ailleurs que devant son tribunal naturel. Il est donc nécessaire d’ examiner les conséquences pratiques qu’ entraînerait la qualification contractuelle ou délictuelle de la demande du sous-acquéreur.

28. Si la demande de TMCS contre Handte Allemagne est qualifiée de contractuelle, le tribunal du lieu où l’ obligation qui sert de base à la demande a été ou doit être exécutée sera compétent en vertu de l’ article 5, paragraphe 1. L’ obligation en question est celle qui sert de base à l’ action judiciaire (arrêt du 6 octobre 1976, De Bloos, 14/76, Rec. p. 1497). En l’ espèce, on peut supposer qu’ il s’ agissait de l’ obligation de Handte Allemagne de fournir à Handte France un matériel de la qualité appropriée. Le lieu d’ exécution de cette obligation est déterminé conformément à la loi qui est applicable au contrat selon les règles de conflit de la juridiction saisie (arrêt du 6 octobre 1976, Tessili, 12/76, Rec. p. 1473). Quelle que soit la loi applicable, il paraît improbable que le lieu d’ exécution puisse être l’ usine de TMCS à Bonneville, sauf, bien entendu, si le contrat conclu avec Handte France obligeait Handte Allemagne à livrer directement l’ installation à TMCS à Bonneville. Si, par contre, Handte Allemagne devait livrer l’ installation dans les locaux de Handte France à Strasbourg, les juridictions de cette ville pourraient être compétentes en vertu de l’ article 5, paragraphe 1. Il y a, à cet égard, une différence importante entre la règle générale de compétence de l’ article 2 et les règles spéciales de l’ article 5. L’ article 2 donne compétence aux tribunaux de l’ État contractant du domicile du défendeur et laisse au droit interne le soin de déterminer dans quel lieu de cet État il peut être assigné. Les dispositions de l’ article 5 (à l’ exception du paragraphe 6) donnent compétence non pas aux juridictions d’ un État contractant en général, mais à celles d’ un lieu déterminé dans un État contractant (voir le rapport Jenard, JO 1979, C 59, p. 22).

29. Ce n’ est que si la qualification contractuelle est appliquée comme indiqué ci-dessus que le résultat sera compatible avec le principe selon lequel l’ article 5 ne devrait pas avoir pour effet de donner compétence à un tribunal sans lien réel avec le fond de la demande. Si, par exemple, un fabricant de Dublin vend un produit à un commerçant de Londres qui le revend à une personne établie à Marseille, et qu’ il s’ avère que le produit n’ a pas la fiabilité que le sous-acquéreur français était en droit d’ attendre sur la base de son contrat avec le commerçant de Londres, il serait, à notre avis, étrange que le fabricant de Dublin, qui n’ avait peut-être aucune intention de commercer en France, puisse être assigné à Marseille. Il pourrait bien entendu en aller autrement si le fabricant avait su que le commerçant avait l’ intention de revendre les produits à un consommateur final en France, et il en irait certainement autrement si le fabricant avait accepté de les livrer directement au sous-acquéreur. Dans ce dernier cas, le lieu où l’ obligation a été ou doit être exécutée serait probablement Marseille.

30. En cas de qualification délictuelle, le tribunal du « lieu où le fait dommageable s’ est produit » serait compétent en vertu de l’ article 5, paragraphe 3, de la convention. Cette expression signifie soit le lieu où le dommage est survenu, soit celui de l’ événement qui a causé ce dommage: arrêt du 30 novembre 1976, Bier/Mines de potasse d’ Alsace (21/76, Rec. p. 1735), précité au point 5 ci-dessus. Dans la présente affaire, le fait dommageable ayant causé le préjudice a été la fourniture par Handte Allemagne à Handte France d’ une installation prétendument défectueuse (1). Cet événement est survenu au lieu d’ exécution de l’ obligation de Handte Allemagne de fournir des produits de bonne qualité à Handte France (c’ est-à-dire vraisemblablement soit dans les locaux de Handte Allemagne à Tuttlingen, soit dans ceux de Handte France à Strasbourg). On peut soutenir que le lieu où le dommage est survenu est l’ établissement de TMCS à Bonneville. Cela signifie-t-il que les juridictions de Bonneville seraient compétentes au titre de l’ article 5, paragraphe 3?

31. Si l’ on appliquait à la lettre le critère exposé dans l’ arrêt Bier/Mines de potasse d’ Alsace, la réponse à cette question serait affirmative. Toutefois, il ressort clairement de l’ arrêt rendu par la Cour le 11 janvier 1990 dans l’ affaire C-220/88, Dumez France et Tracoba (Rec. p. 49) que le champ d’ application de la règle énoncée dans l’ arrêt Mines de potasse d’ Alsace est beaucoup plus limité. Dans l’ affaire Dumez France, des demandeurs français cherchaient à obtenir réparation en France d’ un dommage qu’ ils prétendaient avoir subi du fait de l’ insolvabilité de leurs filiales allemandes; il était soutenu que l’ insolvabilité avait été causée par la résiliation fautive de crédits par les banques défenderesses. La Cour a décidé (point 20) que la notion de lieu où le dommage est survenu, utilisée dans l’ arrêt Mines de potasse d’ Alsace, « ne saurait être comprise que comme désignant le lieu où le fait causal, engageant la responsabilité délictuelle ou quasi délictuelle, a produit directement ses effets dommageables à l’ égard de celui qui en est la victime immédiate ». Dans la présente affaire, si nous partons de l’ hypothèse que Handte Allemagne n’ a pas livré directement le matériel à l’ usine de TMCS à Bonneville et ne savait pas qu’ il était destiné à cette société, la victime immédiate du fait dommageable était Handte France et le lieu où les effets dommageables ont été directement produits à l’ égard de cette société était celui où Handte Allemagne a fourni le matériel à Handte France (c’ est-à-dire vraisemblablement soit Tuttlingen, soit Strasbourg, mais pas Bonneville).

32. Ainsi appliquée, une qualification délictuelle est, à nouveau, compatible avec le principe selon lequel l’ article 5 ne devrait pas avoir pour effet de rendre compétent un tribunal sans lien réel avec le fond de la demande. Comme pour l’ article 5, paragraphe 1, le résultat pourrait être différent si Handte Allemagne savait que les produits étaient destinés à TMCS ou s’ est effectivement engagée à les livrer directement à l’ usine de TMCS à Bonneville. Il est certain que, dans le cas d’ une livraison directe, le fait dommageable lui-même se produirait dans les locaux du sous-acquéreur; et, lorsque le fabricant sait que les produits sont spécifiquement destinés à un sous-acquéreur déterminé, il pourrait être concevable de considérer ce dernier comme la victime immédiate du fait dommageable. Mais, dans la situation habituelle d’ un fabricant (ou d’ un autre fournisseur) qui vend des produits à un commerçant sans savoir où ni par qui ils seront en définitive utilisés, il ne semble guère justifié de permettre que le fabricant soit attrait, sur la base de l’ article 5, paragraphe 3, devant le tribunal du lieu où le sous-acquéreur subit le dommage, lorsque celui-ci consiste en une perte purement financière résultant de la moins-value des produits. D’ autres considérations entreraient bien entendu en ligne de compte si les produits, au lieu d’ être simplement d’ une qualité inférieure, étaient dangereux et causaient un préjudice corporel à la personne ou un dommage aux biens du sous-acquéreur. Dans ce cas, celui-ci serait la victime immédiate.

33. L’ argument le plus fort en faveur de la qualification contractuelle est que le droit d’ action du sous-acquéreur ne naît pas indépendamment du contrat. Lorsque le préjudice invoqué consiste uniquement dans la moins-value des produits fournis, il semble qu’ en l’ absence d’ un lien contractuel il n’ y ait pas de droit à demander réparation du préjudice résultant de la fourniture des produits défectueux. Ce type de dommage est essentiellement de nature contractuelle et ne peut être mesuré qu’ en référence à l’ inexécution des obligations imposées par le contrat. Il ne semble pas que les droits des États contractants reconnaissent une obligation générale du fabricant de garantir à l’ égard de toute personne que les biens mis en circulation soient d’ une qualité particulière (en dehors de l’ obligation de garantir qu’ ils sont sans danger). Ainsi que nous l’ avons observé précédemment, la situation serait très différente si les produits étaient dangereux et causaient un dommage corporel à la personne du sous-acquéreur ou un dommage matériel à ses biens. Une solution pourrait être d’ opérer une distinction entre les deux types de dommages. On considérerait comme contractuelle la demande portant sur un dommage résidant uniquement dans la non-conformité du produit aux stipulations contractuelles en matière de qualité, et comme délictuelle la demande de réparation du dommage corporel à la personne du sous-acquéreur ou du dommage causé à ses biens. Même si cette solution est tentante, nous estimons qu’ elle doit être rejetée parce qu’ en pratique il ne serait guère satisfaisant de traiter différemment deux types de demande qui, dans les faits, se présentent souvent conjointement.

34. Le principal argument à l’ appui de la qualification délictuelle de la demande formée par le sous-acquéreur contre le fabricant pour fourniture de biens n’ ayant pas la qualité appropriée réside simplement dans l’ absence de contrat entre les deux parties. Le lien « contractuel » entre les parties consiste en deux ou plusieurs contrats distincts qui peuvent évidemment comporter des clauses très différentes, notamment des clauses de compétence divergentes, et qui peuvent être régies par une lex causae différente. Il y a là, nous semble-t-il, un obstacle majeur à la qualification contractuelle de l’ action directe du sous-acquéreur, étant donné qu’ il paraît difficile de déterminer avec précision les obligations contractuelles du fabricant envers le sous-acquéreur. Il s’ ensuit que la juridiction nationale peut éprouver de sérieuses difficultés à déterminer le lieu d’ exécution de l’ obligation. Dans de nombreux cas de ce genre, la question qui se posera inévitablement est la suivante: "Quelle obligation?". Est-ce l’ obligation du fabricant envers son acheteur, ou celle de cet acheteur – ou d’ un acheteur ultérieur – envers le sous-acquéreur? Cela peut ne pas avoir d’ importance dans de nombreuses situations internes; toutefois, dans les affaires où il faut appliquer la convention, on peut s’ attendre à ce que différentes réponses soient possibles.

35. Nous avons déjà proposé une solution à certains de ces problèmes (voir paragraphe 28 ci-dessus). Toutefois, on ne peut pas prétendre qu’ elle serait aisée à mettre en oeuvre dans la pratique. Même pour des opérations beaucoup plus simples, l’ application de l’ article 5, paragraphe 1, a donné lieu à des difficultés inattendues, comme le montre la jurisprudence de la Cour. Il nous semble qu’ en cas de qualification contractuelle de la demande du sous-acquéreur contre le fabricant, il existe un danger, dû à la complexité de la règle de compétence de l’ article 5, paragraphe 1, que le défendeur soit attrait de manière injustifiée devant un tribunal avec lequel il n’ a pas de lien réel. Cela est illustré par l’ empressement qu’ ont manifesté en l’ espèce les juridictions françaises à considérer Bonneville comme le lieu d’ exécution de l’ obligation en question, alors que, semble-t-il, elles n’ ont pas identifié l’ obligation précise de Handte Allemagne envers TMCS et n’ ont pas déterminé la loi applicable à cette obligation.

36. Par contre, en cas de qualification délictuelle, l’ application pratique de la règle de compétence en question serait relativement simple. Le critère de l’ arrêt Bier/Mines de potasse d’ Alsace, avec les aménagements apportés par l’ arrêt Dumez France, ne devrait pas entraîner de difficultés majeures et devrait produire un résultat logique et équitable (voir paragraphes 31 et 32, ci-dessus).

37. D’ autres raisons vont dans le sens d’ une qualification délictuelle. Comme nous l’ avons signalé précédemment, il ne convient pas que la qualification aux fins de la convention dépende du type de préjudice dont il est demandé réparation. Il ne paraît guère justifié de traiter certaines formes d’ action directe comme contractuelles et d’ adopter par conséquent des règles de compétence différentes, pour la seule raison que le préjudice invoqué est de nature purement économique. Mais lorsque le dommage est autre, une partie des arguments à l’ appui de la qualification contractuelle disparaît: le sous-acquéreur peut en tout état de cause agir contre le fabricant du produit sur le plan délictuel. Du point de vue de la convention, il paraît donc logique de traiter une demande de ce type comme une demande délictuelle, c’ est-à-dire de la traiter de la même manière qu’ une demande dirigée contre le fabricant par toute autre personne, à la seule exception de celles qui ont un rapport contractuel avec lui.

38. Enfin, on peut noter que, dans de telles situations, une autre partie des raisons à l’ appui d’ une qualification contractuelle disparaît également. La responsabilité contractuelle est traditionnellement une responsabilité stricte, tandis que historiquement la responsabilité délictuelle exigeait la preuve d’ une faute. Toutefois, en raison de l’ évolution du droit de la responsabilité du fait des produits, et en particulier de la directive adoptée en cette matière, les deux types de demande seront vraisemblablement régis, dans de tels cas, par les mêmes principes de responsabilité. Cela n’ est pas directement pertinent aux fins de la convention, puisque les questions de responsabilité sont indépendantes des questions de compétence. Toutefois, il n’ est pas sans intérêt de noter que la directive sur la responsabilité du fait des produits impose effectivement aux législations des États membres de traiter les actions relevant de son champ d’ application comme des actions qui, en substance, sont délictuelles, notamment en ce qu’ elle interdit toute dérogation contractuelle: voir l’ article 12 de la directive. On peut estimer que cela confirme la solution qui nous paraît en tout état de cause correcte pour les raisons exposées précédemment, à savoir qu’ il y a lieu de considérer la demande comme délictuelle.

Conclusion

39. En conclusion des développements qui précèdent, nous suggérons à la Cour de répondre comme suit à la question préjudicielle posée par la Cour de cassation française:

« Lorsque, en l’ absence de tout rapport contractuel direct entre les parties, un sous-acquéreur forme contre le fabricant d’ un produit une demande liée aux défauts de ce produit ou à son impropriété à l’ usage auquel il est destiné, cette demande doit être qualifiée de demande en matière délictuelle ou quasi délictuelle, ce qui, en vertu de l’ article 5, paragraphe 3, de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’ exécution des décisions en matière civile et commerciale, rend compétent le tribunal du lieu où le fait dommageable s’ est produit. Ce lieu doit être compris comme celui où est survenu l’ événement qui a causé le dommage ou comme celui où cet événement a produit directement ses effets dommageables à l’ égard de celui qui en a été la victime immédiate. »

(*) Langue originale: l’ anglais.

(1) On notera qu’ une telle fourniture peut être valablement qualifiée de « fait dommageable » au sens de l’ article 5, paragraphe 3. Il est clair que cette disposition vise à s’ appliquer à tout événement pouvant donner lieu à une responsabilité délictuelle.

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CJCE, n° C-26/91, Conclusions de l'avocat général de la Cour, Jakob Handte & Co. GmbH contre Traitements mécano-chimiques des surfaces SA, 8 avril 1992