CJCE, n° C-7/97, Conclusions de l'avocat général de la Cour, Oscar Bronner GmbH & Co. KG contre Mediaprint Zeitungs- und Zeitschriftenverlag GmbH & Co. KG, Mediaprint Zeitungsvertriebsgesellschaft mbH & Co. KG et Mediaprint Anzeigengesellschaft mbH & Co. KG, 28 mai 1998

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Chronologie de l’affaire

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Sur la décision

Référence :
CJUE, Cour, 28 mai 1998, Bronner, C-7/97
Numéro(s) : C-7/97
Conclusions de l'avocat général Jacobs présentées le 28 mai 1998. # Oscar Bronner GmbH & Co. KG contre Mediaprint Zeitungs- und Zeitschriftenverlag GmbH & Co. KG, Mediaprint Zeitungsvertriebsgesellschaft mbH & Co. KG et Mediaprint Anzeigengesellschaft mbH & Co. KG. # Demande de décision préjudicielle: Oberlandesgericht Wien - Autriche. # Article 86 du traité CE - Abus de position dominante - Refus d'une entreprise de presse détenant une position dominante sur le territoire d'un Etat membre d'intégrer la distribution d'un quotidien concurrent d'une autre entreprise du même Etat membre dans son propre système de portage à domicile de journaux. # Affaire C-7/97.
Date de dépôt : 15 janvier 1997
Précédents jurisprudentiels : 12 juin 1997 ( T-504/93, Rec. p. II-923
13 février 1969, Wilhem e.a. ( 14/68, Rec. p. 1
18 juin 1991 ( C-260/89, Rec. p. I-2925
24 octobre 1995, Volkswagen et VAG Leasing ( C-266/93, Rec. p. I-3477
6 avril 1995 ( C-241/91 P et C-242/91
Job Centre ( C-111/94
Voir l' arrêt du 28 mars 1995, Kleinwort Benson ( C-346/93
Solution : Renvoi préjudiciel
Identifiant CELEX : 61997CC0007
Identifiant européen : ECLI:EU:C:1998:264
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Sur les parties

Texte intégral

Avis juridique important

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61997C0007

Conclusions de l’avocat général Jacobs présentées le 28 mai 1998. – Oscar Bronner GmbH & Co. KG contre Mediaprint Zeitungs- und Zeitschriftenverlag GmbH & Co. KG, Mediaprint Zeitungsvertriebsgesellschaft mbH & Co. KG et Mediaprint Anzeigengesellschaft mbH & Co. KG. – Demande de décision préjudicielle: Oberlandesgericht Wien – Autriche. – Article 86 du traité CE – Abus de position dominante – Refus d’une entreprise de presse détenant une position dominante sur le territoire d’un Etat membre d’intégrer la distribution d’un quotidien concurrent d’une autre entreprise du même Etat membre dans son propre système de portage à domicile de journaux. – Affaire C-7/97.


Recueil de jurisprudence 1998 page I-07791


Conclusions de l’avocat général


1 Dans cette affaire, l’Oberlandesgericht Wien, agissant en qualité de Kartellgericht (tribunal de première instance en matière de concurrence), interroge la Cour sur la question de savoir si le fait, pour un groupe de presse détenant une part importante du marché des quotidiens, de refuser l’accès de son système de portage à domicile à l’éditeur d’un journal concurrent, ou de n’y consentir que si celui-ci achète certains services complémentaires au groupe, constitue un abus de position dominante contraire à l’article 86 du traité.

Les faits et les questions de la juridiction nationale

2 Oscar Bronner GmbH & Co. KG (ci-après «Bronner») édite le quotidien Der Standard. En 1994, la part que détenait ce journal dans le marché des quotidiens autrichiens était égale à 3,6 % en termes de tirage, et à 6 % en termes de recettes publicitaires.

3 La première défenderesse dans la procédure au principal, Mediaprint Zeitungs- und Zeitschriftenverlag GmbH & Co. KG, édite les quotidiens Neue Kronen Zeitung et Kurier, et assure la distribution ainsi que les activités publicitaires de ces journaux par l’intermédiaire de ses filiales à 100 %, Mediaprint Zeitungsvertriebsgesellschaft mbH & Co. KG et Mediaprint Anzeigengesellschaft mbH & Co. KG, respectivement les deuxième et troisième défenderesses dans la procédure au principal. En 1994, ces deux journaux détenaient ensemble une part de marché égale à 46,8 % du tirage total et à 42 % du total des recettes publicitaires. Ils atteignaient en outre un taux de diffusion égal à 53,3 % des personnes âgées de plus de 14 ans dans les ménages privés et à 71 % du lectorat total des quotidiens.

4 Par son action engagée en application de l’article 35 de la Kartellgesetz autrichienne, Bronner vise à ce qu’il soit enjoint au groupe Mediaprint (ci-après «Mediaprint») de cesser d’abuser de sa position dominante et de lui accorder, en contrepartie d’un prix raisonnable, l’accès à son système national de portage à domicile de quotidiens. Il apparaît que, s’il existe un certain nombre de réseaux régionaux ou locaux, celui de Mediaprint est le seul qui possède une dimension nationale en Autriche. Bronner soutient que le portage à domicile est l’unique système garantissant la délivrance du quotidien à l’abonné aux premières heures du matin; la livraison par voie postale, qui n’est généralement effectuée qu’en fin de matinée, ne constitue pas une solution de remplacement de portée équivalente. En raison du faible nombre de ses abonnés, il serait non rentable pour Bronner d’organiser son propre système de portage à domicile. Bronner fait également valoir que Mediaprint a commis une discrimination à son égard en autorisant un autre quotidien, le Wirtschaftsblatt, que n’édite pas Mediaprint, à accéder à son système de portage à domicile.

5 Mediaprint soutient avoir constitué son système de portage à domicile au prix d’importants investissements administratifs et financiers. Même s’il est en position dominante, il n’est pas tenu de prêter assistance à ses concurrents. La situation du Wirtschaftsblatt, que Mediaprint a admis à son réseau, n’est pas comparable à celle de Der Standard, dans la mesure où l’éditeur du Wirtschaftsblatt a également confié à Mediaprint l’impression et la commercialisation; le portage à domicile ne constituait donc qu’une partie d’un ensemble de prestations. De surcroît, le Wirtschaftsblatt n’est pas un concurrent direct des quotidiens de Mediaprint, puisqu’il ne comporte pas certaines des rubriques essentielles d’un quotidien, telles que le sport, la culture et la télévision. Enfin, l’ouverture du réseau de portage à domicile à l’ensemble des éditeurs de quotidiens autrichiens excéderait sa capacité.

6 La juridiction nationale estime que sa compétence se borne à l’application des règles de concurrence nationales sans lui permettre d’appliquer directement celles du traité. Selon son raisonnement, toutefois, dès lors que le comportement d’un opérateur relève de l’article 86 du traité, il doit logiquement constituer un abus au sens de l’article 35 de la Kartellgesetz, qui présente un contenu analogue. Un comportement prohibé par le droit communautaire ne saurait, en raison de la primauté du droit communautaire, être toléré en droit national. Relevant que l’applicabilité de l’article 86 du traité est soumise à la condition que l’abus soit susceptible d’affecter le commerce entre États membres, la juridiction nationale évoque les craintes exprimées par Bronner, selon lesquelles le refus d’accès au système de portage à domicile de Mediaprint l’évincerait du marché des quotidiens et menacerait son existence. Estimant que Bronner, en sa qualité d’éditrice d’un quotidien national également disponible à l’étranger, est offreuse dans le commerce international, la juridiction nationale conclut que l’effet sur le commerce intracommunautaire est établi.

7 Elle demande donc à la Cour de statuer sur les questions suivantes:

«1) Convient-il d’interpréter l’article 86 du traité CE de telle sorte qu’il faille admettre l’existence d’un abus de position dominante, au sens d’une entrave abusive à l’accès au marché, lorsqu’une entreprise exerçant son activité dans l’édition, la fabrication et la distribution de quotidiens, et détenant, grâce à ses produits, une position prépondérante sur le marché autrichien des quotidiens (à savoir 46,8 % du tirage total, 42 % en termes de recettes de publication d’annonces et un taux de diffusion de 71 %, mesuré au nombre total de quotidiens), tout en exploitant l’unique réseau national en Autriche de portage à domicile pour abonnés, refuse de faire une offre ferme à une autre entreprise, dont l’objet est également d’éditer, fabriquer et distribuer un quotidien en Autriche, en vue d’intégrer ce quotidien dans ledit système de portage à domicile, étant également entendu que la faiblesse du tirage, et donc de la densité des abonnements, empêche l’entreprise souhaitant l’intégration dans le système de distribution, que ce soit seule ou en collaboration avec les autres sociétés offrant des quotidiens sur le marché, de constituer, en engageant des dépenses raisonnables, son propre système de portage à domicile tout en l’exploitant d’une manière rentable?

2) Le fait pour l’exploitant du système de portage de quotidiens à domicile (dans les circonstances déjà mentionnées à la première question) de subordonner son acceptation d’engager des relations commerciales avec l’éditeur d’un produit concurrent à la condition que cet éditeur le charge d’exécuter, dans le cadre d’un ensemble de prestations, non seulement le portage à domicile, mais aussi d’autres services qu’il propose (tels que la vente dans les kiosques ou l’impression) est-il constitutif d’un abus au sens de l’article 86 du traité CE?»

8 Des observations écrites ont été déposées par Bronner, Mediaprint et la Commission, qui tous étaient également représentés à l’audience.

Recevabilité

9 Mediaprint et la Commission soutiennent que la demande est irrecevable. A leurs yeux, la juridiction nationale est en effet une autorité nationale de la concurrence qui n’a compétence que pour appliquer son droit national en la matière.

10 Cependant, il nous paraît clair que le Kartellgericht est une juridiction et qu’il agit en cette qualité dans la procédure au principal. Il doit donc avoir compétence pour appliquer l’article 86.

11 Le fait qu’il constitue une juridiction et agit en tant que tel est confirmé par la jurisprudence de la Cour sur les caractères que doit présenter un organe pour être une «juridiction d’un des États membres» au sens de l’article 177 du traité. La Cour y tient compte d’un ensemble de facteurs, tels l’origine légale de l’organe, sa permanence, le caractère obligatoire de sa juridiction, la nature contradictoire de la procédure, l’application, par l’organe, des règles de droit, ainsi que son indépendance (1). L’organe doit en outre agir en sa qualité de juridiction. Ce sera le cas «si un litige est pendant devant [lui] et [s’il est] appelé à statuer dans le cadre d’une procédure destinée à aboutir à une décision de caractère juridictionnel…» (2).

12 Mediaprint et la Commission n’indiquent pas que le Kartellgericht ne remplit pas ces conditions. De fait, l’Oberlandesgericht Wien est institué par la Kartellgesetz en qualité de tribunal permanent de la concurrence pour toute l’Autriche (3). Il se compose d’un juge, agissant en qualité de président, et de deux assesseurs non professionnels (4), dont les compétences techniques et l’indépendance sont garanties (5) (les affaires de référé sont traitées par le seul président (6)). Il a pour fonction d’appliquer la Kartellgesetz en conformité avec les procédures qui y sont fixées (7).

13 Si certaines sont plus de nature administrative que judiciaire (par exemple, la tenue du registre des cartels), la procédure au principal dans cette affaire est manifestement de nature judiciaire. Elle est engagée par une partie à l’encontre d’une autre sur la base de l’article 35 de la Kartellgesetz, aux termes duquel le Kartellgericht ordonne à une entreprise, sur demande, de mettre fin à l’abus d’une position dominante. Il ressort clairement du libellé de cette disposition, en particulier des termes «hat auf Antrag … aufzutragen» («ordonne, sur demande…»), qu’elle institue un droit de recours qui ne laisse aucun pouvoir discrétionnaire au Kartellgericht quant à la faculté d’accueillir l’action. En appréciant le recours, le Kartellgericht applique les règles et concepts inscrits aux articles 34 et 35 de la Kartellgesetz, en particulier les notions de domination et d’abus.

14 Il semble donc faire peu de doute qu’il faille considérer le Kartellgericht comme une juridiction. L’article 86 du traité ayant un effet direct, un particulier doit donc, en principe, avoir la possibilité de l’invoquer lors d’une procédure engagée devant le Kartellgericht (8). Cette faculté lui est ouverte nonobstant le fait qu’il peut être à même de faire valoir les droits qu’il tire de cet article devant les juridictions ordinaires. Le principe de l’effet utile du droit communautaire exige que toute juridiction ayant compétence pour examiner un recours portant sur des faits auxquels s’applique une règle communautaire soit en mesure d’appliquer cette règle (9).

15 Il est surprenant que la Commission fasse référence à l’arrêt BRT et SABAM pour justifier la thèse contraire. Dans cet arrêt, la Cour a jugé que même les juridictions spécialement chargées d’appliquer la législation nationale sur la concurrence ou de contrôler la légalité de cette application par les autorités administratives n’étaient pas dispensées d’appliquer l’article 86 du traité lorsque celui-ci était invoqué devant elles (10).

16 On pourrait néanmoins soutenir que l’arrêt BRT et SABAM ne règle pas le problème, puisque la juridiction de renvoi y était en fait une juridiction civile examinant un recours civil ordinaire et non pas un tribunal spécialisé dans les affaires de concurrence. Dans sa communication relative à la coopération entre la Commission et les autorités de concurrence des États membres pour le traitement d’affaires relevant des articles 85 et 86 du traité (11), la Commission admet que les autorités de certains États membres ont exclusivement compétence pour appliquer leurs règles nationales, au motif que les moyens procéduraux pour l’application des articles 85 et 86 leur font défaut. Étant entendu que ces articles visent plutôt les entreprises que les États membres et que la Commission est désignée comme la principale autorité compétente pour leur mise en oeuvre, il se peut fort bien que les États membres ne soient pas tenus de confier à leurs autorités nationales en charge de la concurrence (en tant qu’elles diffèrent de leurs juridictions) la tâche de veiller à leur application. Il se peut donc que la seule obligation de ces organes soit d’appliquer les règles de concurrence nationales d’une manière qui n’entre pas en conflit avec les articles 85 et 86.

17 Si cette thèse est exacte, on pourrait estimer anormal qu’une juridiction nationale puisse étendre son contrôle des décisions rendues par ces organes à la non-application ou à l’application erronée de dispositions communautaires. Il se pourrait donc qu’il faille, dans de tels cas, considérer la juridiction comme un prolongement de l’organe chargé purement de l’application du droit national de la concurrence.

18 Il n’est cependant pas ici nécessaire de poursuivre sur ce point. Aucun problème de la sorte ne se pose lorsque, comme en l’espèce, un État membre organise son système de telle façon que l’organe spécialement en charge de la concurrence est lui-même une juridiction et que la procédure en cause est contradictoire et de nature judiciaire. Dans de telles circonstances, le principe de l’effet utile du droit communautaire et l’effet direct de l’article 86 exigent que la juridiction ait la possibilité d’appliquer directement l’article 86 à l’affaire qui lui est soumise, en écartant ainsi la nécessité d’intenter une action distincte, fondée sur le droit communautaire, devant une autre juridiction.

19 Il n’est pas non plus nécessaire, dans la présente affaire, d’examiner s’il appartient à la Cour de statuer sur l’article 86 du traité en prenant pour base que celui-ci n’est pas applicable en tant que tel, mais qu’une décision en ce sens pourrait être utile à la juridiction pour appliquer sa législation nationale. Cette question interviendrait si la juridiction nationale n’avait pas compétence pour appliquer l’article 86; la demande a d’ailleurs été présentée à la Cour sur cette base.

20 On peut se demander s’il serait approprié pour la Cour de statuer sur cette base. Ainsi que le relève la Commission, les dispositions autrichiennes relatives à la concurrence ne sont pas directement fondées sur le droit communautaire de la concurrence et ne se réfèrent pas à celui-ci. Le droit autrichien donne de la position dominante une définition tout à fait différente de celle du droit communautaire. Un abus n’est interdit que lorsque le Kartellgericht a ordonné qu’il y soit mis fin. De plus, la position dominante dans le secteur des médias fait l’objet de mesures particulières. La présente affaire est donc différente de celles dans lesquelles il existe un lien direct entre le droit national et le droit communautaire, telles que celles où la législation nationale consiste en une transposition directe du droit communautaire (12).

21 On pourrait toutefois soutenir que le domaine du droit de la concurrence présente des caractéristiques particulières qui devraient amener la Cour à statuer, tout au moins dans les affaires dans lesquelles le commerce intracommunautaire est affecté. En l’état actuel du droit communautaire, les règles de concurrence communautaires et nationales sont appliquées concurremment dans les affaires relevant des articles 85 et 86 (13). Ainsi, bien que, dans la procédure au principal, la juridiction de renvoi propose d’appliquer le droit national, la situation portée devant elle – et le contexte dans lequel elle a prié la Cour de statuer – est régie par l’article 86.

22 Les limites que fixe le droit communautaire à l’application divergente du droit national dans des affaires relevant des articles 85 et 86 demeurent incertaines (14), et on est allé jusqu’à proposer, au vu des difficultés à définir de telles limites de façon cohérente, de reconsidérer le principe même de l’application concurrente (15). En pratique, il apparaît que l’incertitude dans ce domaine est partiellement levée par une étroite coopération entre la Commission et les autorités nationales en charge de la concurrence, coopération dont l’importance a été soulignée par la Commission (16). Dans ces conditions, on comprend que, même si elle n’était compétente que pour appliquer sa législation nationale, une juridiction souhaiterait obtenir, en particulier lorsque le commerce entre États membres est affecté, des éclaircissements sur la position du droit communautaire, en vue de parvenir, lorsque c’est possible, à un résultat analogue en application de ses règles nationales. Bien que la juridiction nationale puisse n’être soumise, en vertu du droit communautaire ou du droit national, à aucune obligation lui imposant d’appliquer l’arrêt de la Cour, ce dernier peut fort bien être déterminant dans un tel cas. Un tel cas est donc entièrement différent de celui du recours à la procédure préjudicielle en tant que simple exercice de droit comparé (17).

23 Il existe donc des considérations contradictoires qui appelleraient une solution s’il était nécessaire de parvenir à une conclusion sur cette question. La discussion ci-dessus nous paraît cependant hypothétique, puisqu’il est clair qu’une juridiction nationale statuant sur un recours tel que celui de la procédure au principal doit, ainsi que nous l’avons déjà vu, être en mesure d’appliquer directement l’article 86. Le fait que cette disposition n’ait pas été invoquée dans la procédure au principal devant la juridiction nationale ne remet pas en cause la compétence dont jouit la Cour pour rendre l’arrêt demandé. La juridiction nationale a demandé qu’il soit statué sur l’article 86 et peut avoir besoin de l’appliquer une fois établie sa compétence pour agir en ce sens.

24 Mediaprint et la Commission soutiennent également que, contrairement au constat de la juridiction, l’exigence d’une atteinte au commerce entre États membres n’est pas constituée. La conclusion selon laquelle Der Standard serait évincé du marché est invraisemblable, et, si elle était exacte, une éventuelle atteinte au commerce ne serait guère sensible, au regard du faible nombre d’exemplaires vendus à l’étranger.

25 La juridiction nationale a cependant constaté à titre liminaire que l’exigence d’une atteinte au commerce était constituée et a posé ses questions sur cette base. C’est suffisant pour rendre le recours recevable. L’argument que soutient Mediaprint dans ses observations, selon lequel les exemplaires du Standard vendus à l’étranger représentent une part minime des ventes totales, pourrait, s’il était établi, jeter le doute sur le raisonnement de la juridiction nationale, mais cela n’est pas suffisant pour permettre à la Cour de conclure que les questions de la juridiction nationale sont manifestement sans rapport avec le litige porté devant elle.

26 En outre, et ainsi que l’admet la Commission, la constatation de la juridiction nationale pourrait s’appuyer sur un autre raisonnement. Si le refus de Mediaprint d’ouvrir son réseau avait pour effet de rendre difficile l’accès au marché autrichien, il pourrait avoir pour effet de fermer ce marché à la concurrence d’éditeurs originaires d’autres États membres, qui souhaiteraient éditer ou vendre des journaux en Autriche, et donc de perturber le développement de courants d’échange dans la Communauté. L’argument de la Commission tiré du caractère peu plausible d’un tel effet, en raison des autres modes de distribution disponibles, est une question de fond. Si le refus de Mediaprint de donner accès à son système de distribution était jugé abusif en raison de ses effets sur le marché autrichien des quotidiens, le commerce intracommunautaire serait aussi potentiellement affecté sur la base de l’analyse ci-dessus.

27 Nous concluons donc à la recevabilité de la demande.

Première question

28 Afin d’établir si une entreprise a abusé, en violation de l’article 86, d’une position dominante sur le marché, il convient d’abord de définir le marché en cause, puis de déterminer si l’entreprise concernée est dominante sur le marché ainsi défini, et enfin, dans l’affirmative, d’établir si son comportement est ou non constitutif d’un abus de cette position dominante.

Marché en cause

29 Les questions de la juridiction nationale semblent présumer que le marché en cause est le marché des quotidiens, en considérant le réseau de distribution hautement développé de Mediaprint comme un facteur dans l’appréciation de la question de savoir si celui-ci est dominant sur ce marché. A l’instar de Bronner et de la Commission, il nous paraît toutefois plus approprié en l’espèce de définir le marché en cause comme étant non pas celui des journaux en tant que tel, mais celui de la distribution ou une partie de ce dernier. Une entreprise peut être dominante sur le marché d’un certain produit sans pour autant contrôler la distribution, ou inversement. L’abus allégué est le refus d’accès au système de distribution de Mediaprint ou la soumission de cet accès à des conditions déraisonnables. Ainsi la demande se rapporte-t-elle à un exercice prétendument abusif par Mediaprint de la puissance économique dont il jouit dans le secteur de la distribution de journaux en vue d’éliminer la concurrence sur le marché connexe des journaux.

30 En plus du réseau national de Mediaprint, il apparaît qu’existe, en Autriche, un certain nombre de réseaux locaux ou régionaux; il existe en outre d’autres moyens de distribution, tels que la livraison par voie postale, les magasins, les kiosques, les présentoirs à journaux, les distributeurs automatiques etc. Dans ces conditions, il convient d’établir si le marché en cause est: a) la distribution de quotidiens en général, b) le portage régional ou national à domicile de quotidiens, ou c) le portage national à domicile de quotidiens. A cet égard, la question essentielle est la mesure dans laquelle le portage national à domicile est interchangeable avec des services de distribution locale ou régionale, ou d’autres modes de distribution. Le portage national à domicile constituera un marché séparé s’il présente un degré d’interchangeabilité limité avec d’autres formes de distribution. La mesure dans laquelle il présente des caractéristiques spécifiques influençant le choix des clients, ainsi que le degré d’élasticité croisée de la demande entre le service et d’autres types de distribution, revêtent une importance particulière (18).

31 Il n’est cependant pas ici nécessaire d’examiner plus avant cette question. Ainsi que nous l’expliquerons ci-après, même en adoptant la définition la plus étroite du marché en cause, c’est-à-dire le portage national à domicile de quotidiens, le refus de Mediaprint d’accorder l’accès à son réseau n’est pas constitutif d’un abus contraire à l’article 86.

Position dominante

32 Selon l’analyse traditionnelle, l’étape suivante serait de déterminer si Mediaprint jouit d’une position dominante sur le marché en cause. Dans son arrêt United Brands/Commission, la Cour a défini la position dominante comme étant «une position de puissance économique détenue par une entreprise qui lui donne le pouvoir de faire obstacle au maintien d’une concurrence effective sur le marché en cause en lui fournissant la possibilité de comportements indépendants dans une mesure appréciable vis-à-vis de ses concurrents, de ses clients et, finalement, des consommateurs» (19). Le résultat peut donc varier en fonction de la détermination du marché en cause par la juridiction nationale. Il n’est cependant pas nécessaire de considérer ici les diverses possibilités, car, ainsi qu’il apparaîtra, il convient, dans le présent contexte, d’examiner la question de la domination conjointement avec celle de l’abus.

Abus

33 Le problème essentiel que soulève la première question de la juridiction de renvoi est celui de savoir si une entreprise placée dans la position de Mediaprint commet un abus en refusant d’ouvrir son système national de portage à domicile à un concurrent. Se référant à ce qu’il est convenu d’appeler la doctrine des «essential facilities» (installations essentielles), Bronner considère que Mediaprint est tenu d’octroyer un tel accès au motif qu’il s’agit d’une condition préalable pour que s’opère une concurrence effective sur le marché des quotidiens.

34 Selon cette doctrine, une société jouissant d’une position dominante dans la fourniture d’installations qui sont essentielles pour la fourniture de biens ou services sur un autre marché abuse de sa position dominante en refusant, sans justification objective, de donner accès auxdites installations. Ainsi, dans certains cas, une entreprise dominante n’est pas seulement tenue de s’abstenir de tout comportement anticoncurrentiel, mais doit encore promouvoir activement la concurrence en accordant à des concurrents potentiels l’accès à des installations qu’elle a développées.

Jurisprudence pertinente et pratique

35 La Cour ne s’est pas encore référée à la doctrine des essential facilities dans sa jurisprudence. Elle s’est néanmoins prononcée dans un certain nombre d’affaires portant sur le refus de fournir des biens ou services. Dans deux affaires anciennes, la Cour a clairement indiqué que la rupture des livraisons à un client existant pouvait constituer un abus. Dans son arrêt Istituto Chemioterapico Italiano et Commercial Solvents/Commission (20), elle a jugé que le détenteur d’une position dominante dans la production d’une matière première ne pouvait cesser de fournir un client existant, lequel fabriquait des dérivés de cette matière première, au simple motif qu’il avait décidé de se lancer lui-même dans la production du dérivé et souhaitait éliminer son ancien client du marché.

36 De manière analogue, dans l’affaire United Brands/Commission (21), une société (UBC) détenant une position dominante dans la production de bananes, qu’elle commercialisait sous la marque «Chiquita», avait cessé de fournir un mûrisseur-distributeur danois lorsque ce dernier, à la suite d’un désaccord avec UBC, s’était lancé dans la promotion des bananes d’un concurrent tout en consacrant une attention moindre au mûrissage des bananes d’UBC. La Cour a jugé:

«qu’une entreprise disposant d’une position dominante pour la distribution d’un produit – bénéficiant du prestige d’une marque connue et appréciée des consommateurs – ne saurait cesser ses livraisons à un client ancien et respectant les usages commerciaux, lorsque les commandes de ce client ne présentent aucun caractère anormal» (22).

37 Dans ses arrêts CBEM (23) et GB-Inno-BM (24), la Cour a posé le principe que «constitue un abus au sens de l’article 86 le fait, pour une entreprise détenant une position dominante sur un marché donné, de se réserver, sans nécessité objective, une activité auxiliaire qui pourrait être exercée par une entreprise tierce dans le cadre des activités de celle-ci sur un marché voisin, mais distinct, au risque d’éliminer toute concurrence de la part de cette entreprise» (25). Dans l’affaire Télémarketing, une entreprise de télédiffusion était jugée abuser de sa position dominante sur le marché de la télédiffusion en exigeant des annonceurs qu’ils recourent aux services de sa filiale spécialisée dans le télémarketing. Le lien établi entre les deux services s’analysait comme un refus de fournir les services de la station à toute autre entreprise de télémarketing, en éliminant ainsi toute concurrence sur un marché auxiliaire au profit de sa filiale.

38 Se référant à son arrêt Télémarketing, la Cour a jugé, dans l’arrêt GB-Inno-BM, que constitue une violation de l’article 86 du traité le fait, pour une entreprise détenant un monopole sur le marché de l’établissement et de l’exploitation d’un réseau de télécommunications, de se réserver, sans nécessité objective, un marché voisin, mais distinct, en l’occurrence celui de l’importation, de la commercialisation, du raccordement, de la mise en service et de l’entretien des appareils destinés à être reliés à ce réseau, en éliminant ainsi toute concurrence de la part d’autres entreprises.

39 Enfin, dans deux autres affaires, la Cour a examiné la question de savoir si le refus de fournir était constitutif d’un abus dans des situations ne révélant l’existence d’aucun autre facteur, tels que la cessation de livraisons à un client existant ou l’établissement d’un lien entre des prestations non apparentées. Dans son arrêt Volvo (26), la Cour a jugé que le fait, pour un producteur automobile titulaire des modèles déposés relatifs à des éléments de carrosserie, de refuser d’accorder à des tiers une licence en vue de fournir les pièces de rechange nécessaires à la réparation des véhicules ne constituait pas un abus de position dominante. La Cour a jugé:

«Il importe de souligner ensuite que la faculté pour le titulaire d’un modèle protégé d’empêcher des tiers de fabriquer et de vendre ou d’importer, sans son consentement, des produits incorporant le modèle constitue la substance même de son droit exclusif. Il en résulte qu’une obligation imposée au titulaire du modèle protégé d’accorder à des tiers, même en contrepartie de redevances raisonnables, une licence pour la fourniture de produits incorporant le modèle aboutirait à priver ce titulaire de la substance de son droit exclusif, et que le refus d’accorder une pareille licence ne saurait constituer en lui-même un abus de position dominante.

Il y a lieu, toutefois, de relever que l’exercice du droit exclusif par le titulaire d’un modèle relatif à des éléments de carrosserie de voitures automobiles peut être interdit par l’article 86 s’il donne lieu, de la part d’une entreprise en position dominante, à certains comportements abusifs, tels que le refus arbitraire de livrer des pièces de rechange à des réparateurs indépendants, la fixation des prix des pièces de rechange à un niveau inéquitable ou la décision de ne plus produire de pièces de rechange pour un certain modèle, alors que beaucoup de voitures de ce modèle circulent encore, à condition que ces comportements soient susceptibles d’affecter le commerce entre États membres» (27).

40 Plus récemment, dans l’affaire RTE et ITP/Commission (28), la Cour a toutefois confirmé la constatation du Tribunal de première instance selon laquelle des diffuseurs abusaient de leur position dominante en se prévalant des droits d’auteur nationaux qu’ils détenaient sur les programmes de leurs émissions afin d’empêcher la publication, par un tiers, de guides hebdomadaires de télévision qui auraient concurrencé ceux que publiait chaque diffuseur en couvrant exclusivement ses propres programmes. La Cour a relevé:

«Ainsi les requérantes – qui étaient, par la force des choses, les seules sources de l’information brute sur la programmation, matière première indispensable pour créer un guide hebdomadaire de télévision – ne laissaient au téléspectateur voulant s’informer des offres de programmes pour la semaine à venir d’autre possibilité que d’acheter les guides hebdomadaires de chaque chaîne et d’en retirer lui-même les données utiles pour faire des comparaisons.

Le refus, par les requérantes, de fournir des informations brutes en invoquant les dispositions nationales sur le droit d’auteur a donc fait obstacle à l’apparition d’un produit nouveau, un guide hebdomadaire complet des programmes de télévision, que les requérantes n’offraient pas, et pour lequel existait une demande potentielle de la part des consommateurs, ce qui constitue un abus suivant l’article 86, deuxième alinéa, sous b), du traité» (29).

41 Le Tribunal de première instance a considéré l’arrêt Magill dans l’affaire Tiercé Ladbroke/Commission (30). Dans cette affaire, la Commission avait rejeté la plainte que la requérante avait déposée à l’encontre du refus que les entreprises détenant les droits sur les images télévisées et les commentaires sonores des courses françaises, ainsi que l’entreprise détenant les droits exclusifs d’exploiter ces images en Allemagne et en Autriche, avaient opposé à la demande qu’elle avait formée en vue d’obtenir la concession du droit de retransmettre les images et commentaires sonores dans ses agences de prise de paris en Belgique. Confirmant la décision de la Commission, le Tribunal a d’abord estimé que celle-ci avait correctement défini le marché du produit en cause comme étant celui de la retransmission des sons et images des courses hippiques en général et le marché géographique comme étant le marché belge. Examinant ensuite la question de l’abus, le Tribunal a relevé que les entreprises n’avaient encore concédé aucune licence pour le territoire belge; leur refus de concéder une licence à la requérante ne constituait donc pas une discrimination entre les opérateurs sur le marché belge. En outre, dans la mesure où le marché géographique se divisait en marchés distincts, ce refus ne comportait aucune répartition des marchés.

42 Le Tribunal a finalement estimé que le refus de concéder une licence ne constituait pas, en l’absence de tels facteurs, un abus au sens de l’arrêt Magill. Contrairement à l’affaire Magill, dans laquelle le refus de donner une licence au requérant l’empêchait d’entrer sur le marché des guides généraux de télévision, en l’espèce, la requérante non seulement était présente, mais occupait la plus grande part du marché principal de la prise de paris sur lequel le produit en cause, à savoir les sons et images, était proposé aux consommateurs, alors que les titulaires des droits en étaient absentes. A supposer même que la présence des sociétés de courses sur le marché belge des sons et images ne fût pas, en l’espèce, un élément déterminant, l’article 86 n’en aurait pas pour autant été applicable:

«En effet, le refus opposé à la requérante ne pourrait relever de l’interdiction de l’article 86 que s’il concernait un produit ou un service qui se présente soit comme essentiel pour l’exercice de l’activité en cause, en ce sens qu’il n’existe aucun substitut réel ou potentiel, soit comme un produit nouveau dont l’apparition serait entravée, malgré une demande potentielle spécifique constante et régulière de la part des consommateurs…» (31).

43 Il ressort clairement des arrêts ci-dessus qu’une entreprise dominante commet un abus lorsqu’elle cesse, sans justification, ses fournitures de biens ou services à un client existant ou qu’elle élimine la concurrence sur un marché apparenté en liant des biens et services séparés. Il semble toutefois également qu’un abus puisse consister en un simple refus de concéder une licence lorsque ce refus empêche un nouveau produit d’entrer, sur un marché voisin, en concurrence avec le propre produit de l’entreprise dominante sur ce marché.

44 La Commission s’est penchée sur des cas de refus de vente dans une longue série d’affaires examinées à l’aune des articles 85 et 86. On citera comme exemples le couplage, par IBM, de la vente d’ordinateurs à celle de mémoire principale et de logiciels de base, ainsi que le refus de fournir certains logiciels destinés à être utilisés dans des ordinateurs non fabriqués par IBM (32), le refus de fournir du film à développement instantané en l’absence de toute garantie quant au lieu de revente du film (33), le refus de fournir du sucre industriel à un producteur de sucre raffiné en réduisant la différence de prix entre le sucre vendu au détail et le sucre industriel au point de ne plus laisser qu’une marge insuffisante pour un producteur indépendant de sucre au détail (34), le refus par une compagnie aérienne de permettre à une compagnie concurrente d’avoir accès à un système de réservation informatique afin de faire pression sur cette compagnie pour qu’elle augmente ses tarifs ou abandonne l’exploitation d’une route (35), le refus d’interligne, c’est-à-dire d’émettre des billets pour le compte d’une autre compagnie, lorsqu’une autre compagnie est entrée en concurrence sur une route (36), des clauses insérées dans des accords de distribution et de vente en vue d’interdire à des supermarchés de stocker des épices portant les marques d’autres fournisseurs (37), ainsi que des restrictions fixées à l’accès aux conduites souterraines utilisées pour le ravitaillement d’avions dans un aéroport (38). En outre, la Commission a exigé, en tant que condition d’exemption, que l’accès à certaines installations ou aménagements, tels que des systèmes informatisés de réservation pour le transport aérien (39) et des créneaux horaires d’atterrissage et de décollage dans les aéroports (40), soit accordé sur une base non discriminatoire.

45 Certains commentateurs ont vu dans les arrêts Télémarketing et surtout Magill un ralliement de la Cour à la doctrine des essential facilities, à laquelle recourt de plus en plus la Commission dans ses décisions. Cette doctrine ayant ses origines dans la législation antitrust des États-Unis, il peut être utile de donner un bref aperçu du droit américain en la matière.

46 Le droit des États-Unis considère la liberté de contracter ou de ne pas contracter comme un aspect fondamental de la liberté du commerce. Pour l’essentiel, la législation antitrust américaine, consacrée à la section 2 du Sherman Act 1890, vise plus à protéger la concurrence en interdisant l’acquisition ou le maintien d’un pouvoir monopolistique qu’en réglementant les actes des sociétés détenant une position dominante. Les juridictions américaines ont néanmoins conclu à l’existence d’une obligation de contracter dans les cas d’application de la doctrine des essential facilities ou lorsqu’une entreprise exerce sur un marché un pouvoir monopolistique pour en dominer un autre par des moyens anticoncurrentiels («leveraging»), ou qu’un refus de contracter a pour objet d’éliminer la concurrence et d’établir un monopole. Un monopoleur sera en droit de refuser de contracter lorsque son intention se borne à choisir les clients de la société ou à améliorer l’efficacité. Son refus ne sera pas licite s’il conduit à limiter la concurrence et à augmenter les prix, ou s’il diminue de toute autre manière la qualité du service ou des biens par rapport au prix facturé au consommateur.

47 La doctrine américaine des essential facilities exige aujourd’hui d’une entreprise disposant d’un pouvoir monopolistique qu’elle passe contrat avec un concurrent lorsque cinq conditions sont remplies (41). Premièrement, une installation essentielle est contrôlée par un monopoleur. Une installation sera considérée comme essentielle lorsque son accès est indispensable pour entrer en concurrence sur le marché avec la société qui contrôle celui-ci. Ont par exemple été jugés constituer des installations essentielles: des ponts ferroviaires desservant la ville de St Louis (42); un réseau local de télécommunications (43); un réseau local d’électricité (44). Deuxièmement, il est impossible à un opérateur, d’un point de vue pratique ou raisonnable, de reproduire l’installation essentielle. Le fait que la reproduction soit difficile ou coûteuse n’est pas suffisant, mais il n’est pas exigé qu’elle soit absolument impossible (45). Troisièmement, un concurrent se voit dénier l’usage de l’installation. Cette condition paraît comporter le refus de contracter à des conditions raisonnables (46). Quatrièmement, l’installation est de nature à pouvoir être mise à disposition. Cinquièmement, il n’existe pas de raison commerciale légitime de refuser l’accès à l’installation. Une société détenant une position dominante et contrôlant une installation essentielle peut justifier son refus de passer contrat pour des raisons techniques ou commerciales légitimes (47). Il est également possible de refuser de contracter pour des raisons d’efficacité (48).

48 La Commission s’est pour la première fois expressément référée à la doctrine des essential facilities dans deux décisions portant adoption de mesures transitoires concernant le port de Holyhead, à savoir B&I Line plc/Sealink Harbours Ltd et Sealink Stena Ltd (49), ainsi que Sea Containers/Stena Sealink (50). Dans la seconde de ces affaires, la Commission a conclu que, en refusant à un concurrent potentiel sur le marché des services de transbordeurs l’accès du port de Holyhead à des conditions raisonnables et non discriminatoires, Sealink, en qualité d’exploitant du port, avait abusé de sa position dominante sur le marché des services portuaires. Réitérant et élargissant les déclarations qu’elle avait faites dans la première décision, la Commission a affirmé dans cette décision:

«Une entreprise en situation de position dominante pour la mise à disposition d’une installation essentielle, qui utilise elle-même cette installation (c’est-à-dire des installations ou des équipements sans l’utilisation desquels les concurrents ne peuvent servir leur clientèle), et qui refuse à d’autres entreprises l’accès à ces installations sans raison objective ou ne le leur accorde qu’à des conditions moins favorables que celles qu’elle réserve à ses propres services, commet une infraction à l’article 86 si les autres conditions prévues audit article sont réunies. Une entreprise occupant une position dominante ne peut exercer de discrimination en faveur de ses propres activités sur un marché apparenté. Le propriétaire d’installations essentielles qui utilise son pouvoir sur un marché pour protéger ou renforcer sa position sur un autre marché apparenté, en particulier en refusant d’accorder l’accès à ces installations à un concurrent ou en lui accordant l’accès à des conditions moins favorables que celles dont bénéficient ses propres services, et donc impose un désavantage concurrentiel au concurrent, commet une infraction à l’article 86» (51).

49 La Commission a fondé cette appréciation juridique sur les arrêts de la Cour Commercial Solvents (52), Télémarketing (53), GB-Inno-BM (54), ERT (55), ainsi que sur l’arrêt du Tribunal dans l’affaire Magill (56). Elle a ensuite ajouté: «Ce principe est applicable lorsque le concurrent cherchant à obtenir l’accès aux installations essentielles est un nouveau venu sur le marché de référence» (57).

50 Il est donc clair que la Commission estime que refuser à un concurrent l’accès à une installation essentielle peut en soi constituer un abus, même en l’absence d’autres facteurs, tels que le fait de lier des ventes, de commettre une discrimination à l’encontre d’un autre concurrent indépendant, de cesser des livraisons à des clients existants ou d’agir sciemment en vue de porter préjudice à un concurrent (on notera toutefois que bon nombre des affaires qu’elle a traitées présentent, dans une mesure plus ou moins grande, de tels facteurs supplémentaires). Une installation essentielle peut être un produit tel qu’une matière première, ou un service, qui peut aussi consister à donner accès à un lieu tel qu’un port ou un aéroport, ou à un système de distribution tel qu’un réseau de télécommunications. Dans de nombreux cas, la relation est verticale, en ce sens que l’entreprise dominante réserve le produit ou le service aux activités qu’elle exerce elle-même en aval, ou commet une discrimination en leur faveur, au détriment des concurrents présents sur le marché en aval. Elle peut aussi toutefois être horizontale, en prenant la forme d’un couplage de ventes portant sur des produits ou des services apparentés mais distincts.

51 En appréciant si une installation est essentielle, la Commission cherche à évaluer l’étendue du désavantage et à établir s’il est permanent ou simplement temporaire. Un commentateur a défini le test à appliquer comme ayant pour objet d’établir «si le désavantage résultant du refus d’accès est raisonnablement de nature à rendre les activités des concurrents sur le marché en cause impossibles ou durablement, gravement et inévitablement non rentables» (58). Le test appliqué est un test objectif, qui concerne les concurrents en général. Ainsi un concurrent spécifique ne saurait-il invoquer sa vulnérabilité particulière.

52 Il apparaît donc que la notion d’installations essentielles joue un rôle important dans la pratique de la Commission relative aux affaires ayant pour objet un refus de vente.

53 Les droits des États membres considèrent tous la liberté de contracter comme un élément essentiel de la liberté du commerce. Les règles de concurrence de certains États membres prévoient néanmoins expressément qu’un refus injustifié de contracter peut constituer un abus de position dominante. C’est le cas en Espagne (59), en Finlande (60), en France (61), en Grèce (62) et au Portugal (63). Quant aux installations essentielles en particulier, des dispositions législatives spécifiques interdisent, dans certains États membres, aux entreprises qui les contrôlent de refuser de passer des contrats portant sur la mise à disposition de ces installations. C’est le cas en Finlande en ce qui concerne le réseau téléphonique (64), le réseau de transport d’électricité (65) et les services postaux (66), et, en Autriche, en ce qui concerne le réseau ferroviaire (67), la production et la distribution d’énergie (68), ainsi que les services de tramway et de bus (69). Dans d’autres États membres, la notion d’installations essentielles a commencé à se développer à partir de principes plus généraux pour imposer aux entreprises contrôlant de telles installations de ne pas refuser d’en octroyer l’accès sans justification. Au Danemark, antérieurement à l’entrée en vigueur d’une nouvelle loi (70), cette notion avait été utilisée en ce qui concerne le port d’Elseneur et le réseau de transport d’électricité en Sjælland (71). En France, cette notion a été appliquée à propos d’un héliport (72). Une affaire espagnole, ayant pour objet l’accès à des fournitures de tabac (73), a donné lieu à d’abondantes références à la doctrine des essential facilities telle que l’avait établie la décision de la Commission relative à l’affaire Sea Containers/Stena Sealink (74).

Appréciation des problèmes

54 Face à ce contexte, examinons le problème soulevé par la première question de la juridiction nationale. On notera que, bien que l’un des griefs de Bronner soit que, en lui refusant l’accès à son réseau de portage à domicile, Mediaprint a commis une discrimination à son égard par rapport à un autre éditeur, la juridiction de renvoi n’a pas posé de question à ce sujet. La première question de la juridiction nationale vise à établir si, en l’absence de tout autre facteur, tel que la cessation des livraisons, le fait de lier des ventes ou la commission d’une discrimination entre des clients indépendants, une entreprise placée dans la position de Mediaprint commet un abus en refusant à un autre éditeur de journaux l’accès au système de distribution qu’elle a mis en place pour les besoins de sa propre activité de presse.

55 Il ressort clairement de la discussion ci-dessus que cette question soulève un problème général susceptible de survenir dans toute une série de contextes différents. S’il ne serait guère approprié, en l’espèce, de tenter d’apporter des enseignements exhaustifs sur ce problème, il nous faut poser un certain nombre de points généraux avant d’examiner plus spécifiquement la présente affaire.

56 En premier lieu, il apparaît que le droit de choisir ses partenaires contractuels et de disposer librement de sa propriété sont des principes universellement consacrés dans les systèmes juridiques des États membres, en revêtant parfois un caractère constitutionnel. Les atteintes à ces droits exigent d’être soigneusement justifiées.

57 En second lieu, la justification, sur le plan de la politique de la concurrence, d’une immixtion dans la liberté de contracter d’une entreprise dominante exige souvent de procéder à une soigneuse mise en balance de considérations divergentes. Sur le long terme, il est généralement favorable à la concurrence, et dans l’intérêt des consommateurs, de permettre à une société de réserver à son propre usage les installations qu’elle a développées pour les besoins de son activité. Par exemple, si l’accès à une installation de production, d’achat ou de distribution était trop aisément accordé, un concurrent ne serait pas incité à créer des installations concurrentes. Ainsi, tandis que la concurrence s’amplifierait à court terme, elle se réduirait à long terme. De surcroît, une entreprise dominante serait moins encouragée à investir dans des installations efficaces si ses concurrents pouvaient, sur demande, en partager les bénéfices. Ainsi, le simple fait qu’une entreprise conserve un avantage sur un concurrent en se réservant l’usage d’une installation ne saurait justifier d’exiger l’accès à celle-ci.

58 En troisième lieu, il est important de ne pas perdre de vue, en appréciant ce problème, que l’objectif premier de l’article 86 est d’empêcher des distorsions de concurrence – et, en particulier, de sauvegarder les intérêts des consommateurs – plutôt que de protéger la position de concurrents particuliers. Dans le cas, par exemple, où un concurrent demande l’accès à une matière première afin d’être en mesure de concurrencer l’entreprise dominante sur un marché en aval sur un produit fini, il peut ainsi n’être guère satisfaisant de se concentrer exclusivement sur la puissance économique dont jouit l’entreprise dominante sur le marché en amont et de conclure que son comportement, consistant à se réserver le marché en aval, constitue automatiquement un abus. Un tel comportement n’aura pas d’effet négatif sur les consommateurs, à moins que le produit final de l’entreprise dominante ne soit suffisamment à l’abri de la concurrence pour lui conférer une puissance sur le marché.

59 On notera que, dans l’affaire Commercial Solvents, l’avocat général, tout en parvenant à la même conclusion que la Cour, a également examiné la position sur le marché en aval:

«Quoi qu’il en soit, je ne pense pas que la question de savoir si le marché des matières premières pour la fabrication d’un composé particulier constitue ou non un marché à prendre en considération pour l’application des articles 85 et 86 du traité, puisse logiquement être séparée de la question de savoir si le marché de ce composé est lui aussi un marché de cette nature. Après tout, le consommateur ne s’intéresse qu’aux produits finis et c’est le préjudice causé au consommateur, qu’il soit direct ou indirect, que vise l’article 86» (75).

60 Le composé en question était l’éthambutol, médicament antituberculeux. Sur les faits, l’avocat général a estimé que la Commission avait à bon droit conclu que le marché de l’éthambutol pouvait être considéré comme un marché à part entière, puisque ce produit était employé en combinaison avec d’autres médicaments antituberculeux et qu’il en constituait un complément plutôt qu’un concurrent.

61 D’un autre côté, il est clair que le refus d’accès peut, dans certains cas, avoir pour effet d’éliminer ou de réduire substantiellement la concurrence, tant à court terme qu’à long terme, au détriment des consommateurs. Ce sera le cas lorsque l’accès à une installation constitue une condition préalable de la concurrence sur un marché apparenté pour des biens ou services présentant un degré limité d’interchangeabilité.

62 En appréciant de tels intérêts en conflit, il convient de faire preuve d’une attention particulière lorsque les biens ou services ou installations auxquels l’accès est demandé constituent le fruit d’un investissement substantiel. Ce peut être le cas, en particulier, en ce qui concerne le refus de consentir une licence portant sur des droits de propriété intellectuelle. Accorder de tels droits exclusifs pour une période limitée implique, en soi, de mettre en balance l’intérêt que présente la libre concurrence et celui qu’il y a à stimuler la recherche et le développement ainsi que la créativité. C’est donc à juste titre que la Cour a jugé que, en l’absence d’autres facteurs, le refus de consentir une licence ne constituait pas en soi un abus (76).

63 L’arrêt Magill (77) peut, selon nous, s’expliquer par les circonstances particulières de cette affaire, qui ont fait pencher la balance en faveur de l’obligation de consentir une licence. En premier lieu, les produits existants, à savoir les guides hebdomadaires individuels propres à chaque chaîne, étaient inadéquats, notamment en comparaison des guides dont disposent les téléspectateurs des autres pays. L’exercice des droits d’auteur empêchait donc un nouveau produit, pour lequel les besoins étaient importants, d’apparaître sur le marché. En second lieu, la protection des droits d’auteur portant sur des grilles de programmes pouvait difficilement se justifier par le fait de vouloir récompenser ou stimuler l’effort créatif. En troisième lieu, et puisque la vie utile de guides de télévision est relativement courte, l’exercice des droits d’auteur constituait une entrave permanente à l’émergence du nouveau produit sur le marché. On relèvera accessoirement que les règles nationales en matière de propriété intellectuelle imposent elles-mêmes des limites dans certaines circonstances, par la voie de dispositions exigeant l’octroi de licences.

64 Alors que l’exercice de droits de propriété intellectuelle n’a généralement pour effet que de restreindre la concurrence pour une période limitée, le monopole qu’exerce une entreprise dominante sur un produit, service ou installation peut dans certains cas conduire à l’élimination permanente de la concurrence sur un marché apparenté. Il n’est alors possible d’assurer la concurrence qu’en soumettant l’entreprise dominante à l’obligation soit de fournir le produit ou service, soit d’accorder l’accès à l’installation. Cependant, si l’entreprise se voit imposer cette obligation, il convient, selon nous, de la dédommager entièrement en lui permettant à la fois d’affecter une part appropriée de ses coûts d’investissement à la fourniture et de rentabiliser de façon adéquate son investissement au regard du risque encouru. Nous laissons ouverte la question de savoir s’il peut être approprié, dans certains cas, d’autoriser l’entreprise à conserver son monopole durant une période limitée.

65 Il nous semble qu’une intervention de cette nature, qu’elle soit entendue comme une application de la doctrine des essential facilities ou, de manière plus traditionnelle, comme une réponse au refus de fournir des biens ou services, ne peut se justifier, sur le plan de la politique de la concurrence, que dans les cas où l’entreprise dominante dispose d’une véritable mainmise sur le marché apparenté. Il pourrait en aller ainsi, par exemple, lorsqu’il est impossible ou extrêmement difficile de reproduire l’installation, en raison de contraintes physiques, géographiques ou légales, ou que cette reproduction n’est pas du tout souhaitable pour des raisons d’ordre public. Il n’est pas suffisant que le contrôle qu’exerce l’entreprise sur l’installation lui confère un avantage dans la concurrence.

66 Nous n’excluons pas la possibilité que le coût lié à la reproduction de l’installation constitue à lui seul un obstacle insurmontable à l’accès au marché. Cette situation pourrait notamment se présenter dans les cas où l’installation a été créée dans des conditions de non-concurrence, en partie grâce à des subventions publiques, par exemple. Cependant, le test doit, selon nous, présenter un caractère objectif: en d’autres mots, il convient, pour que le refus d’accès soit constitutif d’un abus, que la concurrence soit extrêmement difficile, non pas seulement pour l’entreprise demandant l’accès, mais pour toute autre entreprise. Par conséquent, si le coût engendré par la reproduction de l’installation est à lui seul un obstacle à l’accès au marché, il doit être de nature à dissuader toute entreprise prudente d’entrer sur le marché. A cet égard, il nous paraît nécessaire d’examiner toutes les circonstances, y compris la mesure dans laquelle l’entreprise dominante, en tenant compte du degré d’amortissement de son investissement et des frais d’entretien, est obligée de répercuter les coûts d’investissement ou de maintenance sur les prix facturés sur le marché apparenté (sachant que le concurrent, qui, ayant reproduit l’installation, doit concourir sur le marché apparenté, fera face à d’importants amortissements initiaux, tout en ne supportant peut-être que de faibles frais d’entretien).

67 Il est clair, selon nous, qu’il ne saurait y avoir, en l’espèce, d’obligation pour Mediaprint d’accorder à Bronner l’accès à son réseau national de portage à domicile. Bien que Bronner puisse n’être pas elle-même en mesure de reproduire le réseau de Mediaprint, elle dispose de nombreuses solutions de remplacement – quoique moins commodes – pour effectuer la distribution. Cette conclusion est corroborée par les propres assertions du Standard, selon lesquelles «le `Standard’ bénéficie d’une croissance spectaculaire, tant du point de vue des nouveaux abonnements (augmentation de 15 %) que des publications d’annonces publicitaires (augmentation de 30 % en comparaison de l’année dernière)» (78). De telles assertions ne semblent guère compatibles avec la thèse selon laquelle le système de portage à domicile de Mediaprint est essentiel au Standard pour lui permettre de concourir sur le marché des journaux.

68 De surcroît, il serait nécessaire d’établir que le niveau d’investissement requis pour constituer un système national de portage à domicile serait de nature à dissuader un éditeur entreprenant, qui serait convaincu de l’existence d’un marché pour un autre grand quotidien, d’accéder au marché. On comprend qu’il soit non rentable, comme l’indique Bronner, d’établir un système national pour un journal ayant une faible diffusion. A court terme, des pertes seraient ainsi prévisibles, exigeant un certain niveau d’investissement. Mais la constitution d’un réseau national concurrentiel aurait pour objectif de lui permettre de concourir à armes égales avec les journaux de Mediaprint et d’accroître substantiellement la couverture géographique ainsi que la diffusion.

69 Admettre la prétention de Bronner amènerait les autorités et juridictions communautaires et nationales à procéder à une réglementation détaillée des marchés communautaires, comportant la fixation des prix et conditions de livraison dans de larges secteurs de l’économie. Intervenir à pareille échelle ne serait pas seulement impraticable, mais également anticoncurrentiel à plus long terme, et ne serait en vérité guère compatible avec une économie de marché.

70 Il s’en faut donc de beaucoup, selon nous, que la présente affaire relève du type de situation dans lequel il pourrait être approprié de soumettre une entreprise dominante à l’obligation d’accorder l’accès à une installation qu’elle a constituée pour son propre usage.

Seconde question

71 La seconde question de la juridiction nationale vise à établir si une entreprise dans la situation de Mediaprint abuse de sa position dominante en liant l’accès de son service de portage à domicile à la fourniture d’autres services, tels que la commercialisation dans des points de vente et l’impression.

72 La seconde question n’est pas expressément limitée à l’éventualité d’une réponse affirmative à la première question. Il nous paraît toutefois qu’elle ne se pose que dans cette hypothèse.

73 Il est vrai qu’en principe, la seconde question peut se poser même dans l’hypothèse d’une réponse négative à la première question. Même lorsque le refus d’une entreprise dominante d’accorder l’accès à son système de distribution n’est pas en soi abusif, cette entreprise peut néanmoins commettre un abus si, en l’absence de justification, elle lie un tel accès à la fourniture d’autres services et cherche ainsi à étendre sa puissance économique sur un marché apparenté. Cependant, dans les circonstances de l’espèce, une telle question serait purement hypothétique. Mediaprint a refusé à Bronner l’accès à son système de distribution quelles qu’en soient les conditions. Elle n’a pas, dans ses relations avec Bronner, cherché à lier l’accès à la fourniture d’autres services.

74 La seconde question a donc plutôt pour objet d’établir si, dans l’hypothèse où le refus d’accès au réseau national de portage à domicile constituerait un abus, Mediaprint pourrait, en accordant un tel accès, imposer à Bronner d’acheter certains autres services. Ce pourrait être le cas, par exemple, s’il pouvait être démontré que, en raison des délais serrés auxquels sont soumis les quotidiens, il serait impossible de confier les fonctions d’impression et de distribution à des entreprises distinctes. En d’autres termes, la juridiction nationale souhaite, dans l’hypothèse d’une réponse affirmative à la première question, connaître les conditions auxquelles il lui faudrait ordonner l’accès.

75 La première question appelant selon nous une réponse négative, la seconde question ne se pose pas.

Conclusion

76 Nous estimons donc qu’il convient d’apporter la réponse suivante aux questions posées par l’Oberlandesgericht Wien:

«Ne constitue pas un abus de position dominante au sens de l’article 86 du traité CE le fait, pour une entreprise détenant une part très importante du marché des quotidiens dans un État membre et gérant l’unique service de distribution par portage à domicile au profit d’abonnés, de refuser l’accès dudit réseau à l’éditeur d’un journal concurrent.»

(1) – Voir, par exemple, l’arrêt du 17 septembre 1997, Dorsch Consult (C-54/96, Rec. p. I-4961).

(2) – Arrêt du 19 octobre 1995, Job Centre (C-111/94, Rec. p. I-3361, point 9).

(3) – Article 88.

(4) – Article 89, paragraphe 1.

(5) – Article 94.

(6) – Article 92.

(7) – Voir, en particulier, l’article 43.

(8) – Arrêt du 30 janvier 1974, BRT et SABAM (127/73, Rec. p. 51, points 19 et 20).

(9) – Arrêt du 15 décembre 1976, Simmenthal (35/76, Rec. p. 1871).

(10) – Points 19 et 20.

(11) – JO 1997, C 313, p. 3.

(12) – Arrêts du 17 juillet 1997, Leur-Bloem (C-28/95, Rec. p. I-4161), et Giloy (C-130/95, Rec. p. I-4291).

(13) – Arrêt du 13 février 1969, Wilhem e.a. (14/68, Rec. p. 1).

(14) – Voir l’arrêt Wilhem e.a. (précité à la note 13), l’arrêt du 10 juillet 1980, Giry et Guerlain e.a. (253/78, 1/79, 2/79 et 3/79, Rec. p. 2327), les conclusions de l’avocat général M. Tesauro sous l’arrêt du 24 octobre 1995, Volkswagen et VAG Leasing (C-266/93, Rec. p. I-3477), et la communication de la Commission précitée à la note 11, points 16 à 22.

(15) – Robert Walz: «Rethinking Walt Wilhem, or the Supremacy of Community Competition Law over National Law», 1996, ELRev, Vol. 21, p. 449.

(16) – Voir, de façon générale, la communication de la Commission précitée à la note 11.

(17) – Voir l’arrêt du 28 mars 1995, Kleinwort Benson (C-346/93, Rec. p. I-615).

(18) – Voir l’arrêt du 14 février 1978, United Brands/Commission (27/76, Rec. p. 207, points 22 à 35). Voir également la communication de la Commission sur la définition du marché en cause aux fins du droit communautaire de la concurrence (JO 1997, C 372, p. 5).

(19) – Point 65.

(20) – Arrêt du 6 mars 1974 (6/73 et 7/73, Rec. p. 223, (ci-après l'«arrêt Commercial Solvents»).

(21) – Précitée à la note 18.

(22) – Point 182.

(23) – Arrêt du 3 octobre 1985 (311/84, Rec. p. 3261, (ci-après l'«arrêt Télémarketing»).

(24) – Arrêt du 13 décembre 1991, GB-Inno-BM (C-18/88, Rec. p. I-5941).

(25) – Arrêt GB-Inno-BM, point 18.

(26) – Arrêt du 5 octobre 1988 (238/87, Rec. p. 6211).

(27) – Points 8 et 9; voir également l’arrêt du 5 octobre 1988, CICRA et Maxicar (53/87, Rec. p. 6039).

(28) – Arrêt du 6 avril 1995 (C-241/91 P et C-242/91 P, Rec. p. I-743, (ci-après l'«arrêt Magill»).

(29) – Points 53 et 54.

(30) – Arrêt du 12 juin 1997 (T-504/93, Rec. p. II-923); pourvoi en cours.

(31) – Point 131.

(32) – Arrêt du 11 novembre 1981, IBM/Commission (60/81, Rec. p. 2639).

(33) – Polaroid/SSI, Treizième rapport sur la politique de concurrence (1984), p. 99.

(34) – Décision 88/518/CEE de la Commission, du 18 juillet 1988, relative à une procédure d’application de l’article 86 du traité CEE (IV/30.178 – Napier Brown – British Sugar) (JO L 284, p. 41).

(35) – Décision 88/589/CEE de la Commission, du 4 novembre 1988, relative à une procédure d’application de l’article 86 du traité CEE (IV/32.318, London European – SABENA) (JO L 317, p. 47).

(36) – Décision 92/213/CEE de la Commission, du 26 février 1992, relative à une procédure d’application des articles 85 et 86 du traité CEE (IV/33.544 – British Midland contre Aer Lingus) (JO L 96, p. 34), et Lufthansa contre Air Europe, Vingtième rapport sur la politique de concurrence (1991), p. 98.

(37) – Décision 78/172/CEE de la Commission, du 21 décembre 1977, relative à une procédure d’application de l’article 85 du traité CEE (IV/29.418: épices) (JO 1978, L 53, p. 20).

(38) – Disma, Vingt-troisième rapport sur la politique de concurrence (1994), p. 153.

(39) – Règlement (CE) n_ 3652/93 de la Commission, du 22 décembre 1993, concernant l’application de l’article 85, paragraphe 3, du traité à des catégories d’accords entre entreprises portant sur des systèmes informatisés de réservation pour les services de transport aérien (JO L 333, p. 37).

(40) – Règlement (CEE) n_ 1617/93 de la Commission, du 25 juin 1993, concernant l’application de l’article 85, paragraphe 3, du traité à certaines catégories d’accords, de décisions ou de pratiques concertées ayant pour objet la planification conjointe et la coordination des horaires, l’exploitation de services en commun, les consultations tarifaires pour le transport de passagers et de fret sur les services aériens réguliers et la répartition des créneaux horaires dans les aéroports (JO L 155, p. 18), et règlement (CEE) n_ 95/93 du Conseil, du 18 janvier 1993, fixant des règles communes en ce qui concerne l’attribution des créneaux horaires dans les aéroports de la Communauté (JO L 14, p. 1).

(41) – Voir MCI Communications/AT&T, 708 F.2d 1081 (7th Cir. 1983), 464 US 891 (1983).

(42) – United States/Terminal Railroad Association of St Louis, 224 US 383 (1912).

(43) – MCI Communications/AT&T, précité à la note 41.

(44) – Otter Tail Power Co./United States, 410 US 366 (1973).

(45) – Voir, par exemple, Fishman/Estate of Wirtz, 807 F.2d 520 (7th Cir. 1986).

(46) – Eastman Kodak Co./Southern Photo Materials Co., 273 US 359 (1927).

(47) – Voir, par exemple, Byars/Bluff City News Co., 609 F.2d 843 (6th Cir. 1979).

(48) – R.H. Bork: The Antitrust Paradox, 1978 (réédité en 1993), p. 346. Aspen Skiing Co./Aspen Highlands Skiing Corp., 427 US 585 (1985).

(49) – Décision de la Commission du 11 juin 1992, [1992] 5 CMLR 255.

(50) – Décision 94/19/CE de la Commission, du 21 décembre 1993, relative à une procédure d’application de l’article 86 du traité CE (IV/34.689 – Sea Containers contre Stena Sealink – Mesures provisoires) (JO 1994, L 15, p. 8).

(51) – Point 66 de la décision.

(52) – Précité à la note 20.

(53) – Précité à la note 23.

(54) – Précité à la note 25.

(55) – Arrêt du 18 juin 1991 (C-260/89, Rec. p. I-2925).

(56) – Arrêt du 10 juillet 1991, RTE/Commission (T-69/89, Rec. p. II-485).

(57) – Point 67 de la décision 94/19 de la Commission.

(58) – J. Temple Lang: «Defining legitimate competition: companies’ duties to supply competitors, and access to essential facilities», Fordham International Law Journal, Vol. 18 (1994), 245 à 284 et 285.

(59) – Article 6 de la loi n_ 16/1989 sur la concurrence, du 17 juillet 1989, Defensa de la Competencia (BOE n_ 170, 18 juillet 1989); affaire 350/94, 3C Communications España/Telefónica de España (Teléfonos en Aeropuertos), décision du Tribunal de la Defensa de la Competencia du 1er février 1995.

(60) – Article 7 de la Laki kilpailunrajoituksista 27.5.1992/480.

(61) – Article 8 de l’ordonnance n_ 86-1243 du 1er décembre 1986, code de commerce, Dalloz (éd.) (1990-91), p. 523.

(62) – Article 2(c) de la loi n_ 703/1977.

(63) – Article 3(4) et 2(f) et (g) du décret-loi n_ 371/93.

(64) – Article 15 de la Telemarkkinalaki 30.04.1997/396.

(65) – Articles 9.2 et 10.1 de la Sähkömarkkinalaki 17.3.1995/386.

(66) – Point 4.2 de la Postitoimintalaki 29.10.1993/907.

(67) – Article 3 de la Eisenbahnbeforderungsgesetz 1988, BGBl: 180/1988.

(68) – Articles 6 et 8 de la Elektrizitätswirtschaftsgesetz 1975, BGBl: 260/1975.

(69) – Article 8, paragraphe 2, de la Kraftfahrlinienverkehrsgesetz 1952, BGBl: 84/1952.

(70) – Loi n_ 384 du 10 juin 1997.

(71) – Konkurrencerädet Dokumentation 1996-1, p. 60.

(72) – Décision n_ 96-D-51 du 3 septembre 1996 du Conseil de la concurrence, SARL Héli-Inter Assistance, BOCC 8 janvier 1997, p. 3.

(73) – Affaire 21/97, McLane España/Tabacalera, décision du Tribunal de la Defensa de la Competencia du 26 mai 1997.

(74) – Précitée au point 48.

(75) – Page 270.

(76) – Arrêt Volvo, précité à la note 26.

(77) – Précité à la note 28.

(78) – Exemplaire du 28 février 1997, annexé aux observations de Mediaprint.

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CJCE, n° C-7/97, Conclusions de l'avocat général de la Cour, Oscar Bronner GmbH & Co. KG contre Mediaprint Zeitungs- und Zeitschriftenverlag GmbH & Co. KG, Mediaprint Zeitungsvertriebsgesellschaft mbH & Co. KG et Mediaprint Anzeigengesellschaft mbH & Co. KG, 28 mai 1998