Cour nationale du droit d'asile, 31 octobre 2022, n° 22032808

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Sur la décision

Référence :
CNDA, 31 oct. 2022, n° 22032808
Numéro(s) : 22032808

Texte intégral

COUR NATIONALE DU DROIT D’ASILE

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE 22032808

___________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS Mme F Y

___________

La Cour nationale du droit d’asile Mme X

Présidente

___________ (1ère section, 1ère chambre)

Audience du 10 octobre 2022 Lecture du 31 octobre 2022 ___________

Vu la procédure suivante :

Par un recours enregistré le 4 juillet 2022, Mme F Y, représentée par Me Fontana, demande à la Cour d’annuler la décision du 9 mai 2022 par laquelle le directeur général de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) a rejeté sa demande d’asile et de lui reconnaître la qualité de réfugiée ou, à défaut, de lui accorder le bénéfice de la protection subsidiaire.
Mme Y, qui se déclare de nationalité guinéenne, née le […], soutient qu’elle craint d’être exposée à des persécutions ou à une atteinte grave par son entourage familial et son mari en cas de retour dans son pays d’origine pour s’être soustraite à un mariage imposé sans pouvoir bénéficier de la protection effective des autorités.

Vu :

- la décision attaquée ;

- la décision du bureau d’aide juridictionnelle du 7 juin 2022 accordant à Mme Y le bénéfice de l’aide juridictionnelle ;

- les autres pièces du dossier.

Vu :

- la convention de Genève du 28 juillet 1951 et le protocole signé à New York le 31 janvier 1967 relatifs au statut des réfugiés ;

- le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile ;

- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991.


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Les parties ont été régulièrement averties du jour de l’audience.

Ont été entendus au cours de l’audience publique :

- le rapport de Mme Z, rapporteure ;

- les explications de Mme Y, entendue en peul et assistée de Mme A, interprète assermentée ;

- et les observations de Me Fontana.

Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l’article 1er, A, 2 de la convention de Genève du 28 juillet 1951 et du protocole signé à New York le 31 janvier 1967, doit être considérée comme réfugiée toute personne qui « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut, ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ».

2. Dans une population au sein de laquelle le mariage forcé est couramment pratiqué au point de constituer une norme sociale, les jeunes filles et les femmes qui entendent se soustraire à un mariage imposé contre leur volonté constituent de ce fait un groupe social. L’appartenance à un tel groupe est un fait social objectif qui ne dépend pas de la manifestation par ses membres de leur appartenance à ce groupe. Il appartient à la personne qui sollicite la reconnaissance de la qualité de réfugiée en se prévalant de son appartenance à un groupe social de fournir l’ensemble des éléments circonstanciés, notamment familiaux, géographiques et sociologiques, relatifs aux risques de persécution qu’elle encourt personnellement. Par ailleurs, la reconnaissance de la qualité de réfugiée peut légalement être refusée, ainsi que le prévoit l’article L. 513-5 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, lorsque l’intéressée peut avoir accès à une protection sur une partie du territoire de son pays d’origine, dans laquelle elle est en mesure, en toute sécurité, de se rendre afin de s’y établir et d’y mener une vie familiale normale.

4. Il ressort des sources d’information publiques disponibles, notamment du rapport de mission en Guinée de l’OFPRA et de la Cour, publié en février 2018, que si les dispositions de l’article 242 du nouveau code civil, comme celles de l’article 319 du nouveau code pénal, interdisent le mariage forcé en République de Guinée, ce dernier demeure malgré tout une pratique développée et le recours à la protection des autorités reste très difficile en raison notamment du coût financier, de la longueur des procédures et de la stigmatisation à laquelle les victimes s’exposent en s’opposant à une union imposée. Le rapport du département d’Etat américain sur la situation des droits de l’homme en Guinée en 2021, publié le 12 avril 2022, souligne par ailleurs la forte prévalence des mariages précoces en Guinée, dès l’âge de 14 ans selon la coutume, et relève que, selon l'United Nations of International Children’s Emergency Fund (UNICEF), 17% des filles étaient mariées à l’âge de 15 ans et 47 % des femmes étaient déjà mariées à l’âge de 18 ans en 2018, alors même que cette pratique est en principe prohibée aujourd’hui par l’article 241 du nouveau code civil et l’article 319 du nouveau code pénal. Cependant, l’article 243 du code civil prévoit par ailleurs que « Le mineur ne peut contracter mariage sans le consentement de ses père et mère… ». Il apparaît également que les

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jeunes filles non scolarisées sont particulièrement vulnérables et sans moyen de s’opposer à la volonté familiale. Une note de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, publiée le 15 octobre 2015 et intitulée « Guinée : information sur les mariages forcés, y compris sur leur fréquence, les lois touchant les mariages forcés, la protection offerte par l’État et la possibilité pour les femmes de refuser un mariage forcé (2012-2015) », indique également que la pratique du mariage forcé est présente « dans toutes les ethnies, dans toutes les confessions religieuses, avec un taux [de] prévalence assez marqué chez les musulmans », que le taux de prévalence des mariages forcés est particulièrement marqué au sein des communautés peule et malinké et qu’une femme refusant un mariage forcé « pouvait se faire rejeter par sa famille, voire sa communauté ». Dans ces conditions, les femmes guinéennes qui ont été ou peuvent être victimes d’un mariage imposé et qui entendent s’y soustraire, constituent un groupe social au sens de la convention de Genève et sont susceptibles d’être exposées de ce fait à des persécutions.

5. Mme Y, de nationalité guinéenne, née le […], soutient qu’elle est originaire de Pita. En 2011, alors qu’elle était encore âgée de dix-sept ans, son père l’a donnée en mariage à M. K L Y, un commerçant âgé et aisé de la localité voisine. Au début de l’année 2013, elle a entamé une relation extraconjugale avec un jeune homme, M. G H, dont elle est tombée enceinte et avec lequel elle a fui pour Conakry à la fin de la même année. A l’été 2014, craignant d’être retrouvé, le jeune couple a quitté la Guinée pour la Libye, où leur première fille, B, est née le […]. Les deux jeunes gens ont ensuite vécu en Tunisie, où leur seconde fille, C, est née le […]. En mars 2020, son compagnon est retourné en Libye pour y travailler mais il a été détenu à la frontière. Sans nouvelles de son compagnon, restée seule avec ses deux enfants, sans ressources, elle a été contrainte de rentrer en Guinée auprès de sa famille, en juillet 2020. Afin de préserver l’honneur de la famille, son père a organisé son mariage avec un homme âgé et polygame, M. I J. Malgré son opposition à cette union, elle n’a pas eu d’autre choix que de rejoindre son foyer conjugal, en octobre 2020, tandis que ses deux filles restaient auprès de ses propres parents. Durant ce second mariage, elle a été victime de violences domestiques et réduite à l’état d’esclave sexuelle par son mari. En septembre 2021, elle a appris par sa sœur que sa mère souhaitait soumettre ses filles à l’excision. Elle a fui le domicile conjugal, en volant une importante somme d’argent à son mari, et a soustrait ses filles à sa mère avant de quitter le pays avec elles, le 15 septembre 2021, grâce à l’aide d’un ami de G. Elle a traversé le Sénégal, le Maroc et l’Espagne avant d’entrer en France le 20 décembre 2021.

6. Les déclarations de Mme Y, notamment à l’audience, ont été circonstanciées sur le caractère traditionnaliste et conservateur de l’environnement familial au sein duquel elle a été éduquée, ses sœurs et elles-mêmes ayant toutes été excisées et données en mariage selon un projet arrangé par leur père. Ses propos concernant son quotidien de vie durant son premier mariage et les circonstances de sa fuite avec son amant, G H, en 2013 se sont avérés concrets, précis et personnalisés. En outre, ses séjours en Tunisie et en Libye avec son amant sont étayés par les actes de naissance de ses filles, versés au dossier. Elle a relaté de manière spontanée et empreinte de vécu le rejet dont elle a fait l’objet de la part de sa famille à son retour au pays en juillet 2020, seule, sans ressources, avec des enfants nées hors mariage et les circonstances dans lesquelles elle a été contrainte d’accepter une nouvelle union imposée pour sauver la réputation de sa famille. Son quotidien d’épouse durant environ une année a fait

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l’objet de développements circonstanciés de même que les mauvais traitements et sévices dont elle a été victime de la part de son mari ainsi que l’absence totale de soutien de la part de sa famille durant cette période. Enfin, si elle a expliqué avoir pris la fuite pour secourir ses filles devant être excisées prochainement, elle s’est ainsi également soustraite à son second mariage imposé. Elle a enfin expliqué en termes convaincants que son second mari l’a recherchée en exigeant le remboursement de la dot et de l’argent volé lui ayant servi à financer son départ du pays et que son père la contraindrait à revenir auprès de son mari en cas de retour dans son pays d’origine. Ainsi, il résulte de ce qui précède que Mme Y craint avec raison, au sens de la convention de Genève, d’être persécutée en cas de retour dans son pays en raison de son appartenance au groupe social des femmes guinéennes s’étant soustraites à un mariage forcé. Dès lors, elle est fondée à se prévaloir de la qualité de réfugiée.

D E C I D E :

Article 1er : La décision du directeur général de l’OFPRA du 9 mai 2022 est annulée.

Article 2 : La qualité de réfugiée est reconnue à Mme F Y.

Article 3 : La présente décision sera notifiée à Mme F Y et au directeur général de l’OFPRA.

Délibéré après l’audience du 10 octobre 2022 à laquelle siégeaient :

- Mme X, présidente ;

- Mme D, personnalité nommée par le haut-commissaire des Nations unies pour les réfugiés ;

- Mme E, personnalité nommée par le vice-président du Conseil d’Etat.

Lu en audience publique le 31 octobre 2022.

La présidente : La cheffe de chambre :

A. X C. Chirac

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La République mande et ordonne au ministre de l’intérieur et des outre-mer en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l’exécution de la présente décision.

Si vous estimez devoir vous pourvoir en cassation contre cette décision, votre pourvoi devra être présenté par le ministère d’un avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation dans un délai de deux mois, devant le Conseil d’Etat. Le délai ci-dessus mentionné est augmenté d'un mois, pour les personnes qui demeurent en Guadeloupe, en Guyane, à la Martinique, à La Réunion, à Saint-Barthélemy, à Saint-Martin, à Mayotte, à Saint-Pierre-et-Miquelon, en Polynésie française, dans les îles Wallis et Futuna, en Nouvelle-Calédonie et dans les Terres australes et antarctiques françaises et de deux mois pour les personnes qui demeurent à l’étranger.

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