Cour d'appel de Paris, 24 juin 2021, n° 18/24150

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Chronologie de l’affaire

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Sur la décision

Référence :
CA Paris, 24 juin 2021, n° 18/24150
Juridiction : Cour d'appel de Paris
Numéro(s) : 18/24150
Décision précédente : Tribunal de commerce de Paris, 14 octobre 2018

Sur les parties

Texte intégral

REPUBLIQUE FRANCAISE Copies exécutoires AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS délivrées aux parties le :

COUR D’APPEL DE PARIS

Pôle 5 – Chambre 9

ARRET DU 24 JUIN 2021

(n° , 9 pages)

Numéro d’inscription au répertoire général : N° RG 18/24150 – N° Portalis 35L7-V-B7C-B6XJW

Décision déférée à la Cour : Jugement du 15 Octobre 2018 – Tribunal de Commerce de PARIS – RG n°

APPELANTE

SARL TRIMAST HOLDING PO BOX 309, […]

ILES CAÎMANS Représentée par Me Jean-claude CHEVILLER, avocat au barreau de PARIS, toque : D0945, avocat postulant Représentée par Me Romuald COHANA, avocat au barreau de PARIS, toque : J089, avocat plaidant

INTIMEE

SARL BOISSIERE EXPERTISE AUDIT […] Représentée par Me Jeanne BAECHLIN de la SCP Jeanne BAECHLIN, avocat au barreau de PARIS, toque : L0034, avocat postulant Représentée par Me André-françois BOUVIER FERRENTI, avocat au barreau de PARIS, toque : R094, avocat plaidant

COMPOSITION DE LA COUR :

L’affaire a été débattue le 07 avril 2021, en audience publique, devant la Cour composée de :

Madame Michèle PICARD, Présidente Madame Isabelle ROHART-MESSAGER, Conseillère Madame Déborah CORICON, Conseillère

qui en ont délibéré

GREFFIER : Madame FOULON, lors des débats

ARRET :

- contradictoire

- rendu par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.



- signé par Madame Michèle PICARD, Présidente et par Madame FOULON, Greffière .

**********

La société Kertel, filiale du groupe Iliad/free, a été cédée en février 2007 au groupe Proximania au sein duquel elle est restée jusqu’en août 2009. Elle avait pour commissaire aux comptes la société Boissière Expertise Audit (ci-après Y) qui a certifié sans réserve les comptes de l’exercice clos le 31 décembre 2007.

La société Trimast Holding (ci-après Trimast) est un fonds d’investissement.

Le groupe Proximania a obtenu en urgence, pour financer sa croissance et notamment l’acquisition du groupe Payzone, le 24 octobre 2008 un prêt de 20 millions d’euros pour une durée de 18 mois, au taux de 15 à 16% l’an variable selon le ratio dette nette totale/ EBITDA de l’emprunteur assorti du nantissement avec pacte commissoire des participations dans ses principales filiales ICVAP, Kertel et Lcom comme des titres de Payzone.

Le prêt apparemment accordé par E F G puis cédé à Trimast, était en réalité versé intégralement par Trimast, la banque ayant décider de se rétracter et de ne pas contribuer à l’octroi du prêt à hauteur de 50%.

Proximania n’ayant honoré que partiellement la première échéance du prêt de juin 2009, la déchéance du terme a été prononcée le 19 août 2009. Le 1er septembre 2009 Trimast a alors mis en œuvre le pacte commissoire sur l’ensemble des titres donnés en garantie. Puis, le 4 septembre suivant, un protocole d’accord est conclu entre Trimast et Proximania pour l’exécution de ce pacte qui précise que pour la valorisation des actifs et l’exécution du pacte, les parties ont convenu d’attribuer à ces actifs une valeur de 14,9 millions d’euros.

Mandaté par Trimast qui s’étonnait de la dégradation rapide de la situation financière du groupe, le cabinet Mazars concluait au termes d’un rapport du 6 janvier 2010 que les comptes présentés par Kertel et certifiés sans réserve par Y n’étaient pas le reflet de la réalité économique et financière, et ce dès fin 2007.

Trimast qui avait pris en charge la gestion des filiales de Proximania transmises par l’effet du pacte commissoire a revendu la société Payzone en 2010.

Kertel était placée en redressement judiciaire le 21 avril 2011, puis en liquidation judiciaire le 8 septembre 2011, la date de cessation des paiements étant fixée au 21 octobre 2009. Proximania, privée de ses actifs par la mise en œuvre du pacte commissoire était mise en liquidation judiciaire le 30 novembre 2011.

Considérant que la société Y avait commis une faute en certifiant les comptes 2007 de la société Kertel sans réserve, Trimast l’a assignée devant le tribunal de commerce de Paris par acte du 10 juin 2011.

Par jugement avant dire droit du 16 mai 2013, ayant autorité de la chose jugée, le tribunal de commerce de Paris a dit :

- la société Trimast recevable en ses demandes, mais exclusivement en tant qu’elles portent sur la réparation des préjudices résultant de la perte de chance, pour E F, de ne pas consentir le prêt de E F, et pour Trimast Holding de ne pas acquérir la créance en résultant et de ne pas prendre les décisions en découlant inéluctablement,

- Débouté la société Trimast Holding de ses demandes en tant qu’elles portent sur la réparation des préjudices subis en conséquence de sa décision de se rendre propriétaire, en septembre 2009 des titres Kertel et de ses décisions d’investissements ultérieures dans Kertel prises en sa qualité de nouvel actionnaire,

- Débouté les parties de leurs demandes subsidiaires d’expertise ayant pour caractérisation de ces derniers préjudices ou la recherche des éléments d’appréciation dont disposait alors Proximania, Avant dire droit sur les autres chefs de demandes, désigné M. X en qualité d’expert.

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Par ordonnance du 11 juillet 2013 M. X a été remplacé par M. B Z qui a déposé, le 4 mars 2015, son rapport du 28 février 2015.

Par jugement du 15 octobre 2018, le tribunal de commerce de Paris a débouté la société Trimast Holding de ses demandes de dommages-intérêts en réparation du préjudice de perte de chance prétendument causé par la société Y, l’a condamnée à payer à la société Y la somme de 15.000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile et a débouté les parties de leurs demandes autres, plus amples ou contraires.

La société Trimast a interjeté appel de ce jugement par déclaration du 14 novembre 2018.

Une médiation, mise en œuvre par ordonnance du conseiller de la mise en état du 14 novembre 2019, modifiée le 28 novembre 2019, n’a pas abouti.

* * *

Dans ses dernières conclusions auxquelles il est expressément référé, notifiées par voie électronique le 14 octobre 2020, la société Trimast demande à la cour de :

- Infirmer le Jugement en toutes ses dispositions Statuant à nouveau :

- Constater que les comptes de Kertel au titre de l’exercice clos le 31 décembre 2007 ne donnent pas une image fidèle et sincère du résultat des opérations de l’exercice clos le 31 décembre 2007 ainsi que de la situation financière du patrimoine de Kertel à la fin de cet exercice.

- Constater que Y a certifié, sans réserve, les comptes de Kertel au titre de l’exercice clos le 31 décembre 2007 ;

- Constater que Y a manqué à son obligation de moyens en ne respectant pas les NEP;

- Constater qu’elle a procédé à l’acquisition de la créance détenue par E F G sur Proximania au vu des comptes de Kertel au titre de l’exercice clos le 31 décembre 2007;

- Constater que E F G a accordé le Prêt au vu des comptes de Kertel au titre de l’exercice clos le 31 décembre 2007 ; En conséquence : A titre principal,

- Condamner Y à lui verser la somme de 45.546.090,20 euros à titre de dommages et intérêts et en réparation des préjudices subis du fait des manquements commis par Y dans l’exécution de sa mission de commissaire aux comptes de Kertel ; A titre subsidiaire,

- Condamner Y à lui verserla somme de 32.718.248,5 euros à titre de dommages et intérêtset en réparation des préjudices subis du fait des manquements commis par Y dans l’exécution de sa mission de commissaire aux comptes de Kertel ; A titre très subsidiaire,

- Condamner Y à lui verser la somme de 20.238.602,62 euros à titre de dommages et intérêts et en réparation des préjudices subis du fait des manquements commis par Y dans l’exécution de sa mission de commissaire aux comptes de Kertel ;

- Evaluer la perte de chance entre 60 et 80 % du montant du préjudice qu’elle subit, En tout état de cause :

- Condamner la société Y à lui verser la somme de 150.000 euros sur le fondement de l’article 700 du Code de procédure civile ;

Dans ses dernières conclusions auxquelles il est expressément référé, notifiées par voie électronique le 25 novembre 2020, la société Y demande à la cour de :

- Confirmer le jugement entrepris en ses chefs de dispositifs suivants :

- Déboute la Société à responsabilité limitée de droit Caïman Trimast Holding Sarl de ses demandes de dommage et intérêts en réparation du préjudice de perte de chance prétendument causé par la Sarl Boissière Expertise Audit, – Condamne la Société à responsabilité limitée de droit Caïman Trimast Holding Sarl à lui payer la somme de 15.000 euros au titre de l’art 700 du code de procédure civile.

- Débouter en conséquence Trimast Holding Sarl de l’ensemble de ses demandes à son égard.

- Condamner Trimast Holding Sarl à lui verser la somme de 50.000 euros au titre des frais irrépétibles engagés pour les besoins de sa défense en cause d’appel.

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SUR CE

Sur la recevabilité de la demande

La société Y soutient qu’en application de l’article L622-20 du code de commerce seul le mandataire judiciaire a qualité pour agir au nom et dans l’intérêt collectif des créanciers. Elle fait valoir que l’action en responsabilité contre le commissaire aux comptes qui aurait laissé publier des comptes qui auraient laissé croire que la situation financière des sociétés était meilleure qu’en réalité, par des créanciers d’une société en liquidation judiciaire, ne constitue pas un préjudice distinct de celui des autres créanciers. Elle ajoute que l’impossibilité de recouvrer les fonds que le créancier avait directement prêtés au bénéfice d’une société placée en liquidation judiciaire ne constitue qu’une fraction du passif collectif dont l’apurement est assuré par le gage commun des créanciers qu’il appartient au seul mandataire judiciaire de reconstituer. Elle en déduit que l’action de la société Trimast est irrecevable. Elle expose qu’il est désormais établi que la société Trimast est directement intervenue en qualité de prêteur, qu’ainsi sa demande d’indemnisation ne concerne pas la perte d’une chance de ne pas acquérir le prêt auprès de E F mais bien de ne pas pouvoir obtenir le remboursement des fonds prêtés. Elle précise que les demandes indemnitaires à titre principal correspondent au montant exact des échéances d’emprunt non remboursées ainsi que des fonds versés postérieurement à l’exécution du pacte commissoire et des honoraires de conseil postérieurs à 2010 pour lesquels le tribunal a jugé le 16 mai 2013 qu’elle était irrecevable à agir individuellement. Elle ajoute qu’il en est de même pour la demande subsidiaire et qu’ainsi les demandes liées directement à l’incapacité de Kertel de rembourser les emprunts souscrits ne constitue pas un préjudice distinct et relèvent du monopole d’action du liquidateur judiciaire.

Cependant, la cour relève que la recevabilité de sa demande sur ce fondement a été tranchée par le jugement définitif du tribunal de commerce de Paris du 16 mai 2013 qui a déclaré recevable les demandes de Golgman F de ne pas consentir le prêt, et pour Trimast Holding de ne pas acquérir la la créance en résultant et de ne pas prendre les décisions en découlant inéluctablement. Il s’ensuit que l’irrecevabilité sera rejetée.

Sur les fautes alléguées de Y

La société Trimast soutient au visa des articles L823-9, L823-10 et L 822-17 du code de commerce que le commissaire aux comptes qui a certifié des comptes inexacts est responsable du préjudice causé aux tiers, et notamment de celui résultant de la décision d’acquérir des actions d’une société dont la situation financière s’était fortement dégradée par la suite. Elle ajoute qu’ayant violé les Normes d’Exercice Professionnel (NEP) par des diligences insuffisantes ou l’émission a minima d’une réserve dans le cadre de son rapport annuel la société Y a commis une faute qui lui ouvre droit à réparation.

1. Sur le caractère anormal de la comptabilisation de l’avoir Free pour un montant de 4.139.000 euros

La société Trimast holding expose que le rapport d’expertise a confirmé le caractère anormal de la comptabilisation de l’avoir Free pour un montant de 4.139.000 euros. Elle fait valoir que l’absence de caractère certain du recouvrement de l’avoir aurait dû conduire à une réserve du commissaire aux comptes et sollicite la confirmation du jugement sur ce point. Y répond avoir réuni une documentation exhaustive sur ce sujet, avoir mené des diligences approfondies et sérieuses, s’être enquis des éléments concrets sur l’instance en cours devant le tribunal de commerce et avoir lu de façon approfondie les conclusions des parties dans le respect des NEP 500 et 501. Elle ajoute qu’elle avait sollicité de son client qu’il lui indique dans une lettre d’affirmation l’évolution du litige et qu’elle ne pouvait mettre en œuvre d’autre diligence.

Cependant, M. Z expert judiciaire relate que dans le cadre de son activité, la société Kertel avait souscrit auprès de la société Free un contrat de fourniture de prestations de terminaison et de collecte et qu’au cours de l’année 2007 un litige est né entre les parties,

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portant sur une contestation par Kertel de la facturation effectuée par Free d’un montant total de 13.638.000 euros. Elle avait procédé au règlement partiel de la somme de 7.083.000 euros et consigné en vertu de décisions de référé la somme de 1.604.000 euros La société Kertel a contesté devant le tribunal de commerce la demande en paiement de Free pour un montant de 4.773.071,57 euros, mais par jugement du 16 avril 2018, le tribunal l’a condamnée au paiement de cette somme. Compte tenu des somme préalablement et du règlement partiel, en attente du jugement à venir, Y s’est interrogé sur la pertinence d’inscrire un avoir de plus de 4 millions d’euros. Or, il résulte du rapport judiciaire que si des investigations ont été menées par Y, « la comptabilisation de ce produit pour lesquels les diligences du commissaire aux comptes ne démontrent pas le caractère certain ne semble pas conforme aux règles comptables », rappelant qu’un produit doit être comptabilisé quand il est certain et une charge dès qu’elle est probable ou éventuelle. Puis, il a souligné la caractère peu compréhensible du mode de calcul. L’expert ajoute que l’existence de cet avoir dans les comptes 2007 constitue une anomalie avérée et qu’elle est significative puisqu’il représente plus de 10% du chiffre d’affaires et qu’elle est supérieure au résultat de l’exercice.

Il s’ensuit que c’est à juste titre que le tribunal a considéré que les comptes de la société Kertel pour l’exercice clos au 31 décembre 2007 enregistraient inexactement un produit à recevoir de 4 139.000 euros et que Y, en sa qualité de commissaire aux comptes, a commis une faute en acceptant cette comptabilisation, sans assortir à tout le moins sa certification du 13 juin 2008 d’une réserve de ce chef. Le jugement sera donc confirmé sur ce point.

2. Sur l’anomalie résultant de l’enregistrement des opérations d’échange de minutes avec West Bay Telecom

La société Trimast fait valoir que des factures, établies à l’attention d’une société domiciliée aux Bahamas, mais dont l’existence n’avait pu être confirmée, avaient été enregistrées à hauteur de 7,07 millions d’euros dans les comptes sociaux 2007 de Kertel, au mépris des procédures internes de facturation . La société Y réplique que la mise en jeu de sa responsabilité suppose la double démonstration d’une irrégularité avérée et significative affectant les comptes de Kertel en 2007 et d’une insuffisance des contrôles réalisés préalablement à l’expression de son opinion. Elle expose que la comptabilisation du chiffre d’affaire avec la société West Bay ne permet pas selon l’expert d’en déduire de façon certaine que les opérations seraient fictives ou n’auraient pas de caractère réel et qu’elles ne sont donc pas des anomalies avérées.

L’expert judiciaire souligne que dans sa note du 28 juillet 2014 , M. A, expert missionné par la société Trimast, a constaté la présence sur ces opérations de plusieurs indices de fraude, puisque le contrat n’est ni daté, ni signé et se présente sans annexes, que la société West Bay Telecom est basée aux Bahamas, pays à fiscalité privilégiée, que ces opérations constituent une nouvelle activité sur 2017 , ayant un impact significatif sur les comptes ainsi qu’une absence de paiement sur l’exercice 2017 . L’expert judiciaire indique que dans ces circonstances, le commissaire aux comptes aurait dû mener des travaux spécifiques ou mentionner dans son dossier les raisons pour lesquelles

il considérait ce risque comme faible . Il relève que du fait de la comptabilisation tardive des factures, la société West Bay télécom n’a pas fait l’objet d’une demande de circularisation , qu’il n’a pas été procédé à des travaux alternatifs tels que l’examen de la justification de la facturation et qu’il n’a pas été demandé de justifier de l’identité de la société West Bay Telecom . Il considère que si on ne peut établir la fictivité du contrat, néanmoins des compléments d’investigation auraient été nécessaires de la part du commissaire aux comptes et il en conclut qu’en l’absence d’investigations complémentaires, il subsiste un doute sur le bien fondé du traitement comptable de cette opération.

Il s’ensuit que si la société Y a commis, à tout le moins les fautes de négligence, il n’est pas certain que le traitement comptable de l’opération ait été inexacte , de sorte que il n’est pas démontré que sa faute ait été à l’origine d’un préjudice quelconque de la société Trimast

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3. Sur l’anomalie résultant de la majoration des stocks

S’agissant de la majoration des stocks de carte SIM, la société Trimast rappelle que l’expert a estimé qu’au regard des anomalies, Y aurait dû procéder à des investigations complémentaires et refuser de certifier les comptes.

La société Y répond que l’anomalie sur stock ne permettent pas selon l’expert d’en déduire de façon certaine que les opérations seraient fictives ou n’auraient pas de caractère réel et qu’elles ne sont donc pas des anomalies avérées.

L’expert judiciaire relève que si le commissaire aux comptes n’était pas , aux termes de sa lettre de mission, tenu d’effectuer un inventaire physique des stocks, néanmoins l’évaluation du stock à 700 000 euros n’est documenté par aucune pièce comptable ou aucun décompte d’un d’inventaire et, de surcroît, la conclusion du commissaire aux comptes selon laquelle les stocks de 1 171 000 euros correspondant à des achats de carte SIM auprès de Transatel est erronée, puisque ces achats ne représentent que 440 000 euros.

Il en conclut qu’il n’existe dans le dossier du commissaire aux comptes aucun élément d’appréciation de ce stock de 700 000 euros et précise que des compléments d’investigation auraient été nécessaires sur ce point . Il s’ensuit que le commissaire aux comptes a commis une faute dans l’évaluation de ce stock puisqu’il n’est pas documenté , mais cependant la société Trimast ne démontre pas en quoi les erreurs de méthode dans l’évaluation de ce stock ainsi que le montant même de l’évaluation erronée de ce stock lui aurait causé un préjudice . Ce grief ne sera donc pas retenu.

3. Sur le préjudice et le lien de causalité

La société Trimast estime que son préjudice consiste en la perte d’une chance de ne pas avoir financé le prêt de 20 millions d’euros, d’une part et d’autre part en la perte d’une chance de ne pas mettre en œuvre le pacte commissoire et donc de se retrouver actionnaire de Kertel dans lequel elle a investi en pure perte. A titre principal elle sollicite la somme de 45.546.090,20 euros correspondant pour 21.338.602,62 euros aux sommes dues au titre du prêt. Elle fait valoir que compte tenu de la liquidation judiciaire de Proximania et de ses filiales ces sommes ne pourront être recouvrées, elle ajoute que la valorisation de Kertel effectuée par Grant Thornton en décembre 2009 ne peut être pris en compte pour réduire le préjudice dès lors qu’à cette date Kertel était déjà en cessation des paiements et que la valorisation était effectuée sur des comptes sociaux erronés. Elle conteste toute valeur au rapport Nahum, non contradictoire, produit par Y et souligne qu’il n’appartient pas à un expert, quel qu’il soit, de se prononcer sur l’existence d’un préjudice. Elle refuse toute déduction de la valeur de revente de Payzone, les titres Payzone n’ayant pas été nantis à son profit et le prix qu’elle a perçu postérieurement ne pouvant venir en déduction du solde restant dû au titre du prêt mais uniquement éventuellement du préjudice lié à la mise en œuvre des pactes commissoires. Elle conteste également toute déduction lié au prix de vente de Insert-filiale de ICVAP- qui a été cédée pour un prix dérisoire de 100.000 euros et après abandon d’une créance en compte courant de 11 millions d’euros auprès de Proximania. Elle refuse toute déduction de l’indemnisation qu’elle a perçu du cabinet C D à hauteur de 3,4 millions de dollars pour faute professionnelle sans rapport avec la mise en œuvre du pacte commissoire. Elle estime la chance perdue de ne pas avoir pu effectuer un autre investissement que le prêt litigieux entre 60 et 80% de cette somme et qu’elle a investi pour 24.207.487,48 euros en frais de conseil dans le cadre du financement du prêt et de la restructuration des filiales. Elle fait valoir que si Y avait réalisé les diligences lui incombant, elle n’aurait pas investi de telles sommes dans les filiales.

A titre subsidiaire, elle sollicite la somme de 32.718.248,50 euros correspondant au titre de l’absence de remboursement de prêt d’une part et de frais de conseil pour le rachat de la créance,outre les sommes investies dans Kertel à hauteur de 9.372.845,39 euros.

Elle fait valoir que Kertel était une filiale importante de Proximania dont la valeur dépendait

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uniquement de ses filiales, qu’elle était considérée dans le Facility Agreement comme une société clé, que son EBITDA représentait la moitié de l’EBITDA du groupe et ses revenus 35% de ceux du groupe. Elle soutient que ses comptes ont été pris en compte dans la décision de financer le prêt, qu’ils lui ont été remis en application des articles 18.12 et 19.1 du Facility Agreement. Elle ajoute que les annexes du prêt font référence aux comptes sociaux de Kertel et à son business plan pour l’année 2007. Elle souligne que le contrat de prêt érige en condition de défaut du prêt l’existence de réserves ou de refus de certification des comptes du groupe Proximania. Elle soutient que les erreurs de Y ont contribué à occulter un EBITDA négatif et la correction des anomalies aurait nécessairement eu un impact équivalent sur les comptes consolidés de Proximania faisant apparaître un résultat négatif de plusieurs millions d’euros et non limité à 273.000 euros. Elle en déduit que le prêt n’aurait pas été accordé et qu’elle aurait perdu la chance d’investir les 20 millions d’euros dans une société en meilleure santé financière. Elle estime établi le lien de causalité entre les fautes de Y et son préjudice.

La société Y réplique que le Facility Agreement n’évoque jamais les comptes certifiés de Kertel, que les stipulations de l’article 19.1 ne concernent que le futur et que la société Trimast n’a jamais produit la documentation financière réunie par le prêteur qui avait été sollicitée par le tribunal. Elle souligne que le rapport du cabinet Scacchi ne porte que sur l’analyse du business plan de Proximania et de ses filiales et sur les prévisions de cash-flow futures et qu’il indique n’avoir obtenu que la remise des états financiers non audités de Proximania et de ses filiales ainsi que les comptes audités de Proximania mais uniquement les liasses fiscales des filiales pour l’exercice 2007. Elle indique que le jugement du 22 janvier 2015, rendu dans le litige opposant Trimast à Scacchi, relève la portée limitée des éléments recueillis et l’absence de contrôle de certification des comptes. Elle ajoute que dans cette même procédure Trimast a reconnu que ce rapport avait été déterminant de son consentement et qu’ainsi, dans l’hypothèse où une réserve aurait été émise, celle-ci n’aurait pu avoir de conséquence sur sa décision puisqu’elle n’en aurait pas eu connaissance.

Elle conteste le préjudice invoqué par Trimast, fait valoir qu’il ne peut consister qu’en la perte de chance de contracter à des conditions plus avantageuses mais non de ne pas contracter ou de réaliser un meilleur investissement. Elle précise que le montant réclamé correspond à l’addition des sommes investies pour la mise en place du prêt puis pour la gestion de l’ensemble des filiales et non de la seule Kertel. Elle souligne qu’une partie de ces demandes a déjà été déclarée irrecevable par jugement du 16 mai 2013 et qu’il doit être tenu compte des avantages et compensations déjà obtenus par Trimast. Elle rappelle que le prêt était accordé à Proximania et non à Kertel et que la décision d’accorder le prêt était conditionnée à la santé financière de Proximania. Elle conteste les corrections apportées par Trimast et relève que le chiffre d’affaires consolidé s’élevait à 138 millions d’euros pour un résultat net de 7.010.000 euros, que les projections Scacchi établissaient la trésorerie de Proximania à 180 millions d’euros en 2010, date d’échéance du prêt, et qu’à supposer justifiées toutes les corrections invoquées pour 6.949.000 dans les comptes de Kertel, l’incidence sur les capacités de remboursement de l’emprunt auraient été minimes. Elle ajoute que l’impact de la réserve Free aurait laissé subsister un résultat net total de 2.871.000 euros. Elle rappelle que le prêt était accordé pour l’achat de Payzone réalisant 600 millions de chiffre d’affaires apportant une rentabilité complémentaire et constituant une assiette élargie du gage. Elle estime que Kertel qui ne représentait que 5% du chiffre d’affaires futur estimé du groupe ne pouvait avoir de conséquences sur la décision d’octroi du financement. Elle ajoute qu’en septembre 2009, une fois les comptes Kertel corrigés, le protocole d’accord sur 'l’exécution des clauses commissoires attribuait une valeur de 30 millions d’euros aux trois sociétés du sous-groupe, dont 10 millions pour Kertel. Elle conteste la pertinence de toute étude tendant à reconstituer a posteriori les éléments ayant présidé à la mise en place du prêt et rappelle que l’hypothèse la plus probable de correction des comptes par Kertel aurait laissé subsister un résultat largement positif. Elle estime qu’il y a lieu de déduire des demandes l’ensemble des avantages obtenus par Trimast, qu’elle est en droit d’opposer la valorisation de 14,9 millions d’euros prévue en règlement partielle de la dette dans le protocole du 4 septembre 2009, qu’à supposer la perte de chance retenue à 100% de l’investissement initial, le préjudice ne pourrait être supérieur à 4,5 millions d’euros étant précisé que Trimast estimait la valeur des actifs reçus à 30 millions d’euros en octobre 2009.

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Elle ajoute qu’il convient de déduire les actifs obtenus et réalisés : soit la somme de 7.305.454 euros pour la cession de Payzone dont les titres ont bien été nantis à son profit, 500.000 euros pour Insert, ainsi que la somme de 3,4 millions de dollars versée par C D, soit la somme totale de 10.800.000 euros. Elle estime que Trimast qui oublie volontairement d’indiquer les sommes qu’elle a pu retirer de la cession des actifs n’établit pas la réalité de son préjudice.

La cour considère que seule la faute de Y consistant en le fait d’avoir comptabilisé l’avoir Free pour un montant de 4.139.000 euros doit être retenue et celle-ci a joué un rôle causal, puisque comme l’indique M. B Z expert, l’exercice clos au 31 décembre 2007 enregistrait inexactement un produit à recevoir de 4 139 000 euros , de sorte qu’elle a contribué de façon importante à donner une image inexacte des comptes, l’existence de cet avoir dans les comptes 2007 constituant une anomalie significative puisqu’elle représente plus de 10% du chiffre d’affaires et qu’elle est supérieure au résultat de l’exercice. Afin d’éclairer la cour pour chiffrer le préjudice résultant de la perte de chance causée par la société Y de ne pas avoir financé le prêt de 20 millions d’euros, de ne pas avoir acquis la créance en résultant et de ne pas prendre les décisions en résultant inéluctablement,, il convient à nouveau de désigner M. B Z expert, avec la mission ci après définie

Sur les dépens et les demandes au titre de l’article 700 du code de procédure civile

Les dépens et les demandes au titre de l’article 700 du code de procédure civile seront réservés

PAR CES MOTIFS

Rejette la demande d’irrecevabilité,

Infirme le jugement,

Statuant à nouveau,

Dit que la société Boissière Expertise Audit a commis une faute consistant à certifier les comptes de l’année 2017 de la société Kertel comprenant un avoir envers la société Free pour un montant de 4.139.000 euros contribuant de façon importante à donner une image inexacte des comptes,

Désigne en qualité d’expert M. B Z, demeurant […], avec mission, les parties ayant été convoquées et dans le respect du principe du contradictoire :

*de se faire communiquer tous documents et pièces nécessaires à l’accomplissement de sa mission ;

* de rechercher tous éléments permettant d’éclairer la cour pour chiffrer le préjudice subi par la société Trimast Holding résultant de la perte de chance de ne pas avoir financé le prêt de 20 millions d’euros, et de ne pas avoir acquis la créance en résultant et de ne pas prendre les décisions en résultant inéluctablement, ,

Dit que l’expert sera saisi et effectuera sa mission conformément aux dispositions des articles 263 et suivants du nouveau code de procédure civile et qu’il déposera l’original de son rapport au greffe de la Chambre 5/9 de la cour d’appel,

Fixe à la somme de 15 000 euros la provision à valoir sur la rémunération de l’expert, somme qui devra être consignée par la société Trimast Holding, à la régie de la cour d’appel de Paris avant le 15 septembre 2021,

Dit que, faute de consignation de la provision dans ce délai, la désignation de l’expert sera caduque et privée de tout effet ;

Dit qu’un des magistrats de la chambre sera délégué au contrôle de cette expertise,

Renvoie l’affaire à l’audience de mise en état du 25 novembre 2021 pour contrôle du

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versement de la consignation

Renvoie l’affaire pour reprise des débats après dépôt du rapport de l’expert, à l’audience du conseiller de la mise en état de la chambre 5/9 de cette cour, à la date qui sera fixée ultérieurement par le conseiller de la mise en état ;

Surseoit à statuer sur les demandes principales et incidentes,

Réserve les dépens et les demandes sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile

La greffière La présidente

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Textes cités dans la décision

  1. Code de commerce
  2. Code de procédure civile
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Cour d'appel de Paris, 24 juin 2021, n° 18/24150