CEDH, Cour (première section), K.A. et A.D. c. la BELGIQUE, 15 septembre 2003, 42758/98;45558/99

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Chronologie de l’affaire

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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Première Section), 15 sept. 2003, n° 42758/98;45558/99
Numéro(s) : 42758/98, 45558/99
Type de document : Recevabilité
Date d’introduction : 3 juillet 1998
Organisation mentionnée :
  • Comité des Ministres
Niveau d’importance : Importance faible
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusion : Recevable
Identifiant HUDOC : 001-44441
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2003:0915DEC004275898
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Sur les parties

Texte intégral

PREMIÈRE SECTION

DÉCISION FINALE

SUR LA RECEVABILITÉ

des requêtes no 42758/98 et 45558/99
présentées par K.A. et A.D.
contre la Belgique

La Cour européenne des Droits de l’Homme (première section), siégeant le 15 septembre 2003 en une chambre composée de

MM.C.L. Rozakis, président,
P. Lorenzen,
G. Bonello,
MmesF. Tulkens,
N. Vajić,
MM.A. Kovler,
V. Zagrebelsky, juges,
et de M. S. Nielsen, greffier adjoint de section,

Vu les requêtes susmentionnées introduites, la première, par les deux requérants devant la Commission européenne des Droits de l’Homme le 3 juillet 1998 et, la seconde, par le premier requérant devant la Cour européenne des Droits de l’Homme le 24 décembre 1998 ;

Vu l’article 5 § 2 du Protocole no 11 à la Convention, qui a transféré à la Cour la compétence pour examiner la première requête,

Vu la décision du 23 mai 2002 par laquelle la Cour a joint les deux requêtes,

Vu la décision partielle du 23 mai 2002 sur la recevabilité des requêtes,

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

EN FAIT

Les requérants, K.A. et A.D., sont des ressortissants belges, nés en 1945 et 1949 et résidant à Duffel et Herne (Belgique) respectivement. Le premier était magistrat, le second est médecin. Ils sont représentés devant la Cour par Me Raf Verstraeten, avocat à Bruxelles. Le gouvernement défendeur est représenté par M. C. Debrulle, Directeur général.

A.  Les circonstances de l’espèce

Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

De 1990 à 1996, les requérants fréquentèrent un club sadomasochiste dont les propriétaires firent l’objet d’une enquête judiciaire qui fut étendue aux requérants. Ceux-ci se virent alors renvoyés devant la cour d’appel d’Anvers par application du privilège de juridiction visé à l’article 479 du code d’instruction criminelle, le premier requérant étant juge au tribunal de première instance de Malines.

Le 30 septembre 1997, la cour d’appel d’Anvers reconnut les requérants, avec trois autres personnes, coupables de coups et blessures volontaires (articles 392 et 398 du code pénal) et, en ce qui concerne le premier requérant, d’incitation à la débauche ou à la prostitution (article 380bis, § 1 ancien du code pénal). Le premier requérant fut condamné à un an d’emprisonnement et 100.000 francs (2.478 euros) d’amende avec sursis, assortis notamment de l’interdiction d’exercer pendant cinq ans toute fonction, emploi ou office public (article 31, 1o, 3o, 4o et 5o du code pénal). Le second requérant fut condamné à un mois d’emprisonnement et 7.500 francs (185 euros) d’amende avec sursis.

S’agissant des coups et blessures, la cour d’appel constata une escalade dans l’évolution des pratiques sadomasochistes du premier requérant avec son épouse et distingua quatre phases dans cette évolution. Alors que le couple s’y était adonné d’abord de manière inoffensive, au domicile conjugal (première phase), il se mit, après un certain temps, à fréquenter un club (deuxième phase), puis un autre (troisième phase), où les pratiques étaient plus violentes, pour finalement se livrer à des pratiques d’une extrême violence dans des locaux spécialement loués et aménagés à cet effet par les intéressés (quatrième phase), le règlement des clubs précédemment fréquentés interdisant celles-ci. La cour d’appel considéra que les pratiques constitutives de la première phase étaient beaucoup moins graves et eurent lieu dans des circonstances n’appelant pas l’intervention du juge pénal. Quant aux pratiques qui eurent lieu lors des deuxième et troisième phases, le dossier ne contenait pas de données précises au sujet du comportement du premier requérant à cette occasion, si bien qu’aucune condamnation n’était à prononcer de ce chef.

En revanche, la nature des pratiques lors de la quatrième phase, elle, était connue, car ces pratiques avaient été enregistrées sur des cassettes vidéo qui avaient été saisies lors de l’instruction. On y voyait les prévenus utiliser des aiguilles et de la cire brûlante, frapper violemment la victime, introduire une barre creuse dans son anus en y versant de la bière pour la faire déféquer, la hisser suspendue aux seins puis par une corde entre les jambes, lui infliger des chocs électriques, des brûlures et des entailles, lui coudre les lèvres vulvaires et lui introduire, dans le vagin et l’anus, des vibrateurs, leur main, leur poing, des pinces et des poids.

Ainsi par exemple, certaines scènes enregistrées en vidéo montrent-elles la victime hurlant de douleur pendant que les prévenus continuent de la hisser par les seins au moyen d’une poulie, la fouettent puis lui attachent encore des poids aux seins. Lors d’une autre scène, la victime se voit hisser par une corde et les prévenus lui attachent des pinces aux mamelons et aux lèvres vulvaires, pour ensuite lui administrer pendant plusieurs secondes des chocs électriques, suite à quoi la victime perd conscience et s’effondre. Une autre fois, la victime subit des marquages au fer rouge.

La cour d’appel nota aussi que plusieurs fois, les prévenus ont tout simplement ignoré que la victime criait « pitié ! », le mot par lequel il aurait été convenu entre les intéressés que la victime pouvait immédiatement mettre fin aux opérations en cours. Ainsi par exemple quand la victime, suspendue, se voyait planter des aiguilles dans les seins (au moins sept aiguilles dans chaque sein), les mamelons, le ventre et le vagin, se voit ensuite introduire une bougie dans le vagin, puis fouetter les mamelons, hurle de douleur et criait « pitié ! » en pleurant, les prévenus continuaient de lui planter d’autres aiguilles dans les seins et dans les cuisses, au point qu’un des seins se mit à saigner. Peu après, la victime, qui était alors suspendue par les pieds, se voyait administrer cinquante coups de fouet, pendant qu’on lui faisait couler de la cire brûlante sur la vulve puis qu’on lui introduisait des aiguilles dans les seins et les lèvres vulvaires.

Même si ces faits n’ont pas laissé de séquelles durables, à part quelques cicatrices, ils étaient, de l’avis de la cour d’appel, d’une particulière gravité et susceptibles de provoquer des blessures et lésions sérieuses, en raison de la violence utilisée à cette occasion ainsi que de la douleur, de l’angoisse et de l’humiliation infligées à la victime.

La cour d’appel releva en outre que pendant leurs ébats, et contrairement à la norme dans ce domaine, les requérants buvaient toujours de grandes quantités d’alcool, ce qui leur faisait rapidement perdre tout contrôle de la situation.

Pour la cour d’appel, les faits présentaient tous les éléments constitutifs du délit visé à l’article 398 du code pénal, qui punit le fait d’infliger volontairement des coups et blessures à une autre personne. S’agissant de l’élément volontaire, défini à l’article 392 du code pénal, il suffisait, pour pouvoir conclure à sa présence, que l’intention de l’auteur du délit fût générale, ce qui était réalisé en l’espèce par la circonstance que les prévenus avaient agi en pleine connaissance du fait que leurs actes étaient interdits par le droit pénal. L’article 392 n’exigeait pas que les prévenus aient eu, en plus, l’intention d’infliger un dommage à quiconque, pas plus que les effets de cette disposition ne se voyaient neutralisés par le fait que les prévenus étaient animés d’une « bonne » intention, en l’occurrence celle de procurer un plaisir sexuel.

Pour que l’article 398 s’appliquât, il n’était pas requis non plus que les coups et blessures en cause eussent provoqué des lésions corporelles temporaires ou permanentes, cette situation étant visée par une autre disposition, l’article 399 du code pénal. Quant au consentement donné par la victime, il ne pouvait, en l’espèce, passer pour une cause de justification, dès lors que la loi pénale est d’ordre public et que le bien protégé par l’article 398, l’intégrité physique, est un droit fondamental dont seul le législateur peut réduire les exigences dans certains cas. Tout au plus le consentement de la victime pouvait-il agir comme cause d’excuse et influer sur la peine à prononcer.

De l’avis de la cour d’appel, les prévenus ne pouvaient pas non plus se prévaloir de l’erreur invincible de droit, puisque toute personne prévoyante et raisonnable aurait dû se rendre compte de ce que des faits aussi sérieux, commis en pareilles circonstances, même dans le cadre de pratiques sadomasochistes, restaient punis par le droit pénal, comme en témoignait d’ailleurs le fait que les prévenus n’avaient pas pu s’adonner à leurs pratiques dans les clubs qu’ils fréquentaient, en raison de la violence qui les accompagnait, mais avaient dû spécialement louer et aménager des locaux à cette effet. Le fait qu’on aurait convaincu les intéressés du contraire et l’absence de jurisprudence claire en la matière n’y changeaient rien. Tout au plus le quantum de la peine pouvait-il s’en voir affecté.

Enfin, le premier requérant ne pouvait se prévaloir de l’alcoolisme de la victime pour invoquer un quelconque état de nécessité, puisque comme juge, il aurait dû rechercher une solution responsable au problème, plutôt que de participer à l’escalade dans le degré de violence accompagnant les pratiques litigieuses, ce qui s’expliquait d’ailleurs sans doute par son propre problème d’alcoolisme.

De même, comme médecin, le deuxième requérant aurait dû apporter une aide thérapeutique à la victime, plutôt que de contribuer, lui aussi, à l’escalade, en cousant les lèvres de la victime et en prétendant qu’il s’agissait là d’un acte médical favorisant son bien-être physique et social.

S’interrogeant ensuite sur la punissabilité des faits, au regard notamment de l’article 8 de la Convention, la cour d’appel émit d’abord des doutes, mais sans y répondre, sur le point de savoir si les faits commis en dehors du domicile conjugal (phases 2 à 4) pouvaient être considérés comme relevant de la « vie privée » au sens de cette disposition. Quoi qu’il en soit, elle considéra que la morale publique et le respect de la dignité de la personne humaine imposaient des limites qui ne sauraient être franchies en se prévalant du « droit à disposer de soi » ou de la « sexualité consensuelle ». Même à une époque caractérisée par l’hyper-individualisme et une tolérance morale accrue, y compris dans le domaine sexuel, les pratiques qui s’étaient déroulées lors de la phase 4 étaient tellement graves, choquantes, violentes et cruelles qu’elles portaient atteinte à la dignité humaine et ne sauraient en aucun cas être acceptées par la société. Le fait que les prévenus continuaient de soutenir qu’il n’y avait ici qu’une forme d’expérience sexuelle dans le cadre du rituel du jeu sadomasochiste entre personnes majeures consentantes et dans un lieu fermé, n’y changeait rien.

En outre, selon la cour d’appel, qui se référait à cet égard à l’arrêt Laskey, Jaggard et Brown c. Royaume-Uni, la gravité des coups administrés lors de la phase 4 et le danger potentiel de blessures et de lésions qui en résultait justifiaient également l’intervention du législateur du point de vue de la santé publique, ce qui était de nature à exclure toute tolérance implicite du législateur en la matière. En conséquence, les faits en question tombaient bel et bien dans le champ d’application des dispositions en question.

Enfin, la cour d’appel estima établi que le premier requérant s’était également rendu coupable d’incitation à la débauche et à la prostitution au sens de l’article 380bis, § 1, du code pénal, dès lors qu’il avait lui-même proposé aux dirigeants d’un club sadomasochiste que son épouse s’y livrât, comme « esclave » et moyennant rémunération, à des pratiques très violentes relevant de la débauche et de la prostitution, qu’il avait implicitement consenti à l’insertion de petites annonces dans ce but et avait fourni une aide matérielle en conduisant quelques fois son épouse au club en question et en allant chaque fois la chercher et réceptionner l’argent, et cela pendant des mois.

Le 6 janvier 1998, la Cour de cassation rejeta le pourvoi des requérants contre l’arrêt de la cour d’appel. Selon elle, il suffisait, pour que s’appliquassent les articles 392 et 398 du code pénal, que le prévenu eût consciemment et volontairement porté atteinte à l’intégrité physique d’une personne en lui infligeant des coups ou des blessures, quels que fussent les motifs et intentions subjectifs de l’auteur des actes. Aussi les juges du fond n’avaient-ils pas dû se demander si les actes incriminés avaient été commis dans le but d’accroître le bien-être psychologique ou physique de la personne qui en avait fait l’objet.

Pour que les articles 392 et 398 s’appliquassent, il n’était pas nécessaire non plus que les actes incriminés eussent entraîné des lésions ou autres formes de dommage durable, celles-ci constituant seulement des circonstances aggravantes visées aux articles 399 à 401 du code pénal. Au contraire, le seul dommage requis par les articles 392 et 398 était l’atteinte à l’intégrité physique de la victime, laquelle atteinte avait été, en l’espèce, dûment constatée par les juges du fond.

D’après la Cour de cassation, les pratiques sadomasochistes relevaient, en règle générale, de la vie privée au sens de l’article 8 § 1 de la Convention. Toutefois, l’article 8 § 2 permettrait au législateur d’intervenir dans ce domaine si cela était nécessaire dans une société démocratique, notamment dans l’intérêt de la protection de la santé ou de la morale. A cet égard, l’incrimination de tout acte qui consiste à volontairement infliger des coups et blessures à une personne, y compris dans le contexte de pratiques sadomasochistes, ne serait pas une notion vague mais correspondrait à la notion de « loi » au sens de l’article 8 § 2.

Si des coups et blessures volontaires, même infligés dans le cadre de pratiques sadomasochistes, ne pourraient se voir justifiés par le consentement de la victime, ils pourraient toutefois passer pour excusables en vertu de l’article 8 § 1 de la Convention. Tel serait le cas quand ils ne sont pas de nature à porter atteinte à la santé de la victime et quand celle-ci y consent légalement. Dans ces conditions, les pratiques sadomasochistes devraient être considérées comme relevant de la vie privée, dont le respect exigerait qu’elles échappent à la condamnation, malgré le fait qu’elles réunissent les éléments constitutifs des coups et blessures volontaires. En l’espèce, toutefois, les juges du fond auraient légalement conclu, à partir d’une analyse des rapports entre les articles 392 et 398 du code pénal, d’une part, et de l’article 8 §§ 1 et 2 de la Convention, d’autre part, que l’incrimination des actes sadomasochistes des requérants au titre de « coups et blessures volontaires » remplissait les exigences de la notion de « loi » au sens de l’article 8 § 2 et, ainsi, légalement justifié la condamnation des intéressés.

Le 7 janvier 1998, le premier requérant offrit sa démission comme juge au ministre de la Justice.

Le 20 février 1998, le procureur général près la Cour de cassation entama une procédure disciplinaire en destitution à l’encontre du premier requérant.

Le 25 juin 1998, la Cour de cassation prononça la destitution du premier requérant, estimant notamment que sa démission était impuissante à arrêter la procédure disciplinaire. Elle se référa au fait que le premier requérant avait encouru une condamnation du chef de coups et blessures volontaires et d’incitation à la débauche et à la prostitution. D’après elle, il résultait de l’arrêt de condamnation ainsi que de l’enquête menée par elle que le premier requérant avait sérieusement porté atteinte à la dignité de sa fonction de juge et que, dès lors, il n’était plus digne de l’exercer.

Par suite de sa destitution, le premier requérant perdit son droit à une pension de retraite (article 397 du code judiciaire combiné avec l’article 50 de la loi générale du 21 juillet 1844 sur les pensions civiles et ecclésiastiques).

B.  Le droit interne pertinent

A l’époque des faits, les dispositions pertinentes du code pénal se lisaient ainsi :

Article 380bis, § 1

« Sera puni d’un emprisonnement d’un an à cinq ans et d’une amende de cinq cents francs à vingt-cinq mille francs :

1o quiconque, pour satisfaire les passions d’autrui, aura embauché, entraîné, détourné ou retenu, en vue de la débauche ou de la prostitution, même de son consentement, une personne majeure ; (...) »

Article 392

« Sont qualifiés volontaires l’homicide commis et les lésions causées avec le dessein d’attenter à la personne d’un individu déterminé, ou de celui qui sera trouvé ou rencontré, quand même ce dessein serait dépendant de quelque circonstance ou de quelque condition, et lors même que l’auteur se serait trompé dans la personne de celui qui a été victime de l’attentat. »

Article 398

« Quiconque aura volontairement fait des blessures ou porté des coups sera puni d’un emprisonnement de huit jours à six mois et d’une amende de vingt-six francs à cent francs, ou d’une de ces peines seulement.

En cas de préméditation, le coupable sera condamné à un emprisonnement d’un mois à un an et à une amende de cinquante francs à deux cents francs. »

A l’époque des faits, l’article 1107 du Code judiciaire disposait :

« Après le rapport, les avocats présents à l’audience sont entendus. Leurs plaidoiries ne peuvent porter que sur les questions de droit proposées dans les moyens de cassation ou sur les fins de non-recevoir opposées au pourvoi.

Le ministère public donne ensuite ses conclusions, après quoi aucune note ne sera reçue. »

Toutefois, à compter de l’arrêt Borgers c. Belgique du 30 octobre 1991 (série A no 214-B), la Cour de cassation donnait la parole une seconde fois aux parties ou à leurs conseils, après que le représentant du ministère public eut présenté ses conclusions. Ceux-ci pouvaient en outre solliciter le report de la cause en vue de disposer d’un délai de réflexion supplémentaire pour la préparation de leur réplique, laquelle pouvait prendre aussi la forme d’une “note en délibéré”. Une telle demande était systématiquement accueillie par la Cour de cassation. Dans les rares cas où les conclusions du ministère public étaient consignées dans un écrit et communiquées avant l’audience aux membres du siège, une copie était également envoyée aux parties avant l’audience. Le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a pris acte de ces aménagements prétoriens de la procédure dans sa Résolution intérimaire DH (98) 133 du 22 avril 1998.

GRIEFS

Invoquant l’article 8 de la Convention, les requérants se plaignent de leur condamnation, laquelle n’aurait pas été prévisible à la lumière des textes appliqués et ne pourrait passer pour nécessaire dans une société démocratique.

Sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention, ils dénoncent en outre que lors de la procédure devant la Cour de cassation, ils n’ont pas eu communication au préalable du rapport du rapporteur et des conclusions de l’avocat général, ce qui les aurait empêchés d’y répondre adéquatement.

EN DROIT

1.  Les requérants dénoncent des manquements à l’article 6 § 1 de la Convention qui, dans sa partie pertinente, se lit ainsi :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »

Selon eux, la procédure devant la Cour de cassation a été marquée par une méconnaissance du principe de l’égalité des armes et du droit à une procédure contradictoire. D’une part, en effet, le Ministère public près la Cour de cassation aurait pu prendre connaissance du contenu du rapport et du projet d’arrêt établis par le conseiller rapporteur, sans que les requérants n’aient eu la même possibilité. D’autre part, les requérants n’auraient pas pu prendre connaissance du contenu des conclusions du Ministère public préalablement à l’audience et n’auraient donc pas eu de véritable possibilité d’y répondre adéquatement.

Le Gouvernement produit une lettre adressée le 25 juillet 2002 par l’avocat général Bresseleers au ministre de la Justice et dont il ressort qu’en l’espèce, le rapport du conseiller rapporteur ainsi que les conclusions de l’avocat général ont été présentés oralement pour la première fois à l’audience de la Cour de cassation. En outre, d’après l’avocat général, le représentant des requérants a eu la possibilité de répondre oralement à l’audience au rapport et aux conclusions, mais aussi de demander l’ajournement de l’affaire afin d’y répondre par écrit. Bien que cette dernière possibilité n’a été formellement introduite que par une loi du 14 novembre 2000, la Cour de cassation avait déjà à l’époque des faits pour pratique de donner suite à de telles demandes. Dès lors, nul manquement au principe de l’égalité des armes ni au droit à une procédure contradictoire ne se trouverait établi.

D’après les requérants, toutefois, cette pratique ne reposait sur aucune base légale et sur aucune jurisprudence de la Cour de cassation, si bien qu’ils étaient empêchés de s’en prévaloir à l’audience. En tout cas, le Gouvernement resterait en défaut de démontrer que cette pratique était ou devait être suffisamment connue des avocats susceptibles de défendre les intérêts de leurs clients devant la Cour de cassation en matière pénale. De plus, l’absence de trace écrite des conclusions du Ministère public n’aurait pas permis aux parties d’y répondre de manière adéquate.

La Cour estime, à la lumière de l’ensemble des arguments des parties, que ce grief pose de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l’examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond ; il s’ensuit que ce grief ne saurait être déclaré manifestement mal fondé, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’a été relevé.

2.  Les requérants allèguent également que leur condamnation n’était pas « prévue par la loi » et, dès lors, a violé l’article 8 de la Convention.

Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (Guerra c. Italie, arrêt du 19 février 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, p. 223, § 44), la Cour estime que ce grief est à examiner sous l’angle de l’article 7, aux termes duquel

« 1.  Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international. De même il n’est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise.

2.  Le présent article ne portera pas atteinte au jugement et à la punition d’une personne coupable d’une action ou d’une omission qui, au moment où elle a été commise, était criminelle d’après les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées. »

S’agissant tout d’abord de l’article 398 du code pénal, le Gouvernement estime que son application aux faits de la cause était prévisible. D’après lui, même s’il n’existait pas de jurisprudence publiée sur l’application de cette disposition aux pratiques sadomasochistes, les principes régissant l’application de l’article 398 étaient bien établis par la doctrine et la jurisprudence. Or d’après celles-ci, tous les coups et blessures portés volontairement et librement à une personne sont en principe punissables. A cet égard, le mobile serait indifférent, car déjà à cette époque il aurait été unanimement admis que même des coups portés dans une bonne intention étaient punissables.

Il n’apparaîtrait pas non plus qu’à l’époque des faits, les pratiques sadomasochistes étaient suffisamment acceptées dans la société, au point de pouvoir être considérées comme tolérées par la loi et, partant, comme bénéficiant d’une immunité pénale, au même titre que, par exemple, la chirurgie ou la pratique de certains sports violents. Ainsi, dans un arrêt du 15 décembre 1994, la cour d’appel de Bruxelles aurait qualifié des pratiques sadomasochistes de « débauche » au sens de l’article 380bis ancien du code pénal. Même à supposer que l’on puisse considérer les pratiques sadomasochistes comme suffisamment acceptées par la société et donc tolérées par la loi, cela ne vaudrait que dans certaines limites. Or, en l’espèce, ces limites auraient été clairement dépassées. D’une part, en effet, il s’agirait de pratiques extrêmement violentes et, d’autre part, les règles normalement reconnues pour ce genre de pratiques n’auraient pas été respectées par les requérants : non seulement ils auraient bu de grandes quantités d’alcool lors de leurs séances, ce qui leur aurait fait perdre tout contrôle de la situation, mais à plusieurs reprises ils auraient ignoré que la victime criait « pitié ! » et « stop ! », mots par lesquels il aurait été convenu entre les intéressés que la victime pouvait immédiatement mettre fin aux opérations en cours. Les requérants devaient être conscients de ce qu’ils dépassaient les limites normalement respectées dans ce domaine, car ils se seraient résolus à louer des lieux privés pour ne pas avoir à respecter le règlement des clubs qu’ils fréquentaient à l’origine. Bref, même dans l’hypothèse où l’on pourrait considérer que la loi autorise implicitement des pratiques sadomasochistes légères, de telles pratiques ne seraient justifiées que dans les limites de l’autorisation, c’est-à-dire dans le respect des règles essentielles applicables dans ce domaine, ce qui clairement n’aurait pas été le cas en l’espèce. Les requérants ne pourraient donc pas raisonnablement avoir cru que leurs pratiques extrêmement violentes n’étaient pas punissables.

Quant à l’application de l’article 380bis du code pénal aux faits de la cause, elle aurait été prévisible, elle aussi. Dans sa version en vigueur à l’époque des faits, cette disposition punissait notamment l’incitation à la débauche, laquelle vise, d’après un arrêt de la Cour de cassation du 30 avril 1985 (Pasicrisie 1985, I, 1069), des actes de lubricité ou d’immoralité étrangers à la prostitution, qui peuvent ne pas être rémunérés et ne doivent pas présenter un élément relevant de la traite des êtres humains. Seraient ainsi qualifiées de débauche par la doctrine, toutes les déviances sexuelles, parmi lesquelles la bestialité, la sodomie et le sadomasochisme. D’autre part, l’élément moral requis pour l’existence du délit visé à l’article 380bis, alinéa 1er, 1o, ancien du code pénal consisterait dans l’intention spéciale de satisfaire les passions d’autrui, sans que soit requise l’intention de réaliser un bénéfice pour le prévenu ou pour autrui. Aussi, des relations hétérosexuelles et homosexuelles, qui ne seraient en principe pas qualifiées de débauche, seraient quand même qualifiées comme telles lorsque ces relations sont développées dans le cadre d’une exploitation commerciale. Au vu de ces éléments, le premier requérant ne pourrait pas raisonnablement avoir douté de ce que des pratiques sadomasochistes avec un nombre indéterminé de personnes inconnues, moyennant rémunération, développées dans le cadre d’une exploitation commerciale, devaient passer pour des actes de débauche et de prostitution et, dès lors, tomber dans le champ d’application de l’article 380bis ancien du code pénal.

Pour les requérants, au contraire, ni l’article 398, ni l’article 380bis du code pénal n’étaient suffisamment accessibles et précis pour rendre prévisible leur condamnation.

Au sujet de l’application de l’article 398, ils soulignent que les actes sanctionnés se sont déroulés dans un lieu privé, qu’ils ont été exécutés avec le consentement de « l’esclave », que celle-ci n’a jamais déposé plainte et ne s’est constituée partie civile à aucun moment de la procédure et, enfin, que les actes en question n’ont entraîné aucune lésion définitive. Une immunité pénale devrait être admise par rapport aux coups et blessures implicitement autorisés ou tolérés par la loi. Une telle tolérance pourrait se déduire d’une législation particulière, par exemple celle organisant la pratique de la médecine ou l’exercice de sports violents, mais également de l’attitude de la société à l’égard de certains actes de violence. A l’époque des faits, il n’y aurait pas eu de jurisprudence incriminant des actes de violence commis par et entre adultes consentants dans le cadre de leur expérience sexuelle, que celle-ci soit hétérosexuelle, homosexuelle, transsexuelle ou sadomasochiste. En conséquence, il faudrait, pour juger du caractère acceptable des pratiques litigieuses, se référer à la société ou à la conscience collective. Or la fin du vingtième siècle se caractériserait par un important individualisme et par un grand libéralisme ou une grande tolérance, y compris envers certains actes de violence pouvant théoriquement être qualifiés de coups et blessures, de tels actes faisant partie du sadomasochisme. Les requérants n’auraient donc pas pu prévoir l’application de l’article 398 à leur égard, même si certains de ces actes montraient un certain degré de violence. En effet, la doctrine citée par le Gouvernement soit daterait d’avant la deuxième moitié du vingtième siècle, soit serait postérieure aux faits de l’espèce. Quant à la jurisprudence citée, elle ne concernerait pas le même type de faits et ne serait donc pas pertinente en l’espèce.

Au sujet de l’article 380bis ancien du code pénal, le premier requérant indique qu’il faut tenir compte du fait que non seulement son épouse à consenti à jouer le rôle « d’esclave » dans un club sadomasochiste, mais qu’elle a demandé à pouvoir le faire. De plus, il n’aurait nullement poursuivi un but de lucre ni bénéficié des revenus ainsi obtenus par son épouse. Les faits en question ne seraient pas sortis non plus de la sphère strictement privée, puisqu’ils se déroulaient dans un club sadomasochiste. Dans une société permissive, libérale et individualiste, où des formes d’expérience sexuelle collective sont tolérées, le citoyen moyen ne serait plus choqué par l’existence de clubs où sont pratiqués le sexe de groupe ou l’échange de partenaires. Il en irait de même à l’égard de clubs sadomasochistes. Le simple fait que « l’esclave » du club est rémunérée ne ferait pas non plus, aux yeux de cette même société, de son époux qui l’autorise à jouer ce rôle sans pour autant en profiter, une personne incitant à la débauche au sens de l’article 380bis ancien du code pénal. A cet égard, la situation pourrait être comparée à celle de l’époux d’une prostituée, lequel ne saurait être considéré d’office comme visé par cette disposition. Par ailleurs, quant aux maisons de débauche et de prostitution, les autorités publiques elles-mêmes se montreraient très tolérantes, et ce malgré l’article 380bis ancien, puisque ces maisons existeraient en grand nombre et que les revenus générés par elles seraient en principe imposables. Bref, le premier requérant n’aurait ni pu ni dû prévoir l’application de l’article 380bis aux actes commis par lui dans les circonstances concrètes de l’espèce et se situant dans le cadre de l’organisation de sa vie conjugale et sexuelle.

La Cour estime, à la lumière de l’ensemble des arguments des parties, que ce grief pose de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l’examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond ; il s’ensuit que ce grief ne saurait être déclaré manifestement mal fondé, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’a été relevé.

3.  Les requérants allèguent également que leur condamnation a enfreint l’article 8 de la Convention, qui se lit ainsi :

« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2.  Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

Le Gouvernement admet que l’article 8 s’applique aux relations qui ont conduit à la condamnation en vertu de l’article 398 du code pénal, mais il conteste l’applicabilité de l’article 8 aux faits ayant entraîné la condamnation du premier requérant sur pied de l’article 380bis du même code. Se référant à la jurisprudence de la Commission (F. c. Suisse, no 11680/85, décision de la Commission du 10 mars 1988, Décisions et rapports (DR), volume 55, p. 178), il estime en effet que l’incitation à l’exploitation commerciale de la sexualité sort entièrement de la vie privée ou familiale du premier requérant, même si celui-ci ne poursuivait pas lui-même de but lucratif.

S’agissant de la condamnation en vertu de l’article 398, le Gouvernement admet qu’elle a constitué une ingérence dans la vie privée des requérants. Toutefois, relativement au premier requérant, l’ingérence se serait limitée à la seule condamnation encourue par lui et n’engloberait pas les peines et sanctions prononcées. En effet, par application de l’article 65 du code pénal, la cour d’appel d’Anvers n’aurait infligé que la peine prévue par l’article 380bis du code pénal, qui est plus lourde que celle prévue par l’article 398. Or les faits punis par l’article 380bis échapperaient à l’application de l’article 8. On pourrait donc considérer que les faits punis au titre de l’article 398 n’ont pas donné lieu à une peine supplémentaire. Quant à la destitution du premier requérant, on pourrait déduire de la motivation de l’arrêt de la Cour de cassation du 25 juin 1998 qu’il est hautement probable que l’intéressé aurait également été destitué s’il avait été condamné seulement en vertu de l’article 380bis et qu’à l’inverse il n’aurait pas été destitué si les faits incriminés n’avaient donné lieu qu’à une condamnation sur pied de l’article 398. Les peines appliquées ne présenteraient donc pas de lien causal avec l’infraction du chef de coups et blessures volontaires.

S’agissant du point de savoir si l’ingérence était prévue par la loi, le Gouvernement se réfère à ses observations sur le respect de l’article 7 de la Convention, la notion de « droit » utilisée par cette disposition correspondant à celle de « loi » dans d’autres articles de la Convention.

Pour le Gouvernement, l’ingérence était, en l’espèce, nécessaire pour la protection de la santé, de la morale et des droits et libertés d’autrui. La nécessité d’agir dans le but de protéger la santé de la victime aurait résulté du fait que les requérants n’étaient plus maîtres de la situation, ce qui aurait provoqué un risque sérieux de dommages corporels et blessures graves. En effet, les actes pratiqués par les requérants auraient présenté un caractère d’extrême violence et toute organisation ou tout contrôle des pratiques auraient été absents, si bien que les requérants n’auraient plus été maîtres de la situation et n’auraient plus su eux-mêmes où allait se terminer cette escalade, dès lors qu’ils ne respectaient plus les règles habituellement suivies lors de telles pratiques et ignoraient complètement les conventions devant permettre à la victime de mettre fin aux violences. De plus, le soi-disant consentement de la victime aurait été grevé, car elle aurait bu de grandes quantités d’alcool pendant les sessions.

L’ingérence aurait également été nécessaire pour la protection de la morale, car des actes de torture, infligés dans les circonstances de la cause, ne sauraient pas être tolérés dans une société démocratique, dont le respect que les êtres humains se doivent constituerait une valeur essentielle. Enfin, l’ingérence aurait été nécessaire aussi pour la protection des droits et des libertés d’autrui, dès lors qu’à plusieurs reprises la volonté de la victime de mettre fin aux actions n’aurait pas été respectée par les requérants.

Au sujet du caractère proportionné de l’ingérence, le Gouvernement rappelle qu’à son avis, l’ingérence subie par le premier requérant est constituée uniquement de la condamnation de celui-ci, la peine étant la conséquence de la condamnation sur base de l’article 380bis du code pénal, laquelle échappe au champ d’application de l’article 8 de la Convention. Quant au second requérant, il aurait été condamné à un mois d’emprisonnement et 7.500 francs belges (environ 190 euros) d’amende, avec sursis, ce qui ne saurait passer pour disproportionné.

Subsidiairement, dans l’hypothèse d’un lien causal entre la condamnation pour coups et blessures et la destitution du premier requérant, celle-ci serait, elle aussi, proportionnée aux buts légitimes poursuivis. En effet, les Etats devraient pouvoir prendre les mesures nécessaires à la sauvegarde de la confiance dans la justice. Or la condamnation d’un juge pour une infraction grave mettrait en cause la crédibilité de ce juge. En outre, le citoyen serait en droit d’attendre d’un juge qu’il use de son pouvoir de façon raisonnable mais ici, le juge en question aurait perdu le contrôle de la situation, laquelle se serait caractérisée par une escalade incontrôlée de violence. Ainsi, la capacité de jugement du premier requérant aurait à certains moments été gravement altérée. Dans de telles circonstances, la population pourrait avoir des doutes objectivement justifiés et légitimes quant à l’aptitude du juge à juger raisonnablement à tout moment. Enfin, la justice devrait refléter les valeurs de la société. Lorsqu’il apparaît qu’un juge a des valeurs tout à fait divergentes des valeurs telles qu’elles sont perçues à un moment donné par la conscience collective, la population s’interrogera sur sa capacité à rechercher les valeurs de la société. Toutes ces raisons auraient rendu la destitution nécessaire et proportionnée aux buts poursuivis.

Plus subsidiairement encore, au cas où la Cour estimerait que l’article 8 s’applique également aux faits ayant donné lieu à la condamnation fondée sur l’article 380bis du code pénal, le Gouvernement admet que celle-ci constitue une ingérence dans la vie privée et familiale du premier requérant. Elle serait prévue par la loi, comme le démontreraient les observations ci-dessus sur le respect de l’article 7, et nécessaire dans une société démocratique. En effet, il serait incontestable que la répression de l’incitation à la débauche et à la prostitution est nécessaire à la protection de la santé, de la morale et des droits et libertés d’autrui. Vu la gravité de l’infraction visée à l’article 380bis, la peine prononcée et la destitution qui suivit ne seraient pas disproportionnés.

Les requérants s’opposent tout d’abord à la thèse du Gouvernement selon laquelle l’article 8 ne s’appliquerait pas aux faits qui ont été sanctionnés sur la base de l’article 380bis du code pénal. Ils font remarquer que même si les actes sexuels auxquels se livrait l’épouse du premier requérant pouvaient être considérés comme sortant du cadre de sa vie privée, les actes reprochés au premier requérant ne pouvaient être considérés comme étant de la même nature. L’époux d’une femme se livrant à la débauche ou à la prostitution ne poserait pas d’office des actes sortant de sa vie privée lorsqu’il autorise son épouse à pratiquer de tels actes. Il n’en irait autrement que s’il profitait du caractère commercial de la débauche ou de la prostitution de son épouse, ce qui ne serait pas le cas en l’espèce. En outre, le seul fait que l’épouse du premier requérant se faisait rémunérer pour ses prestations comme « esclave » dans un club n’enlèverait pas nécessairement à ses actes et, partant, à ceux du premier requérant, tout lien avec la vie privée. La circonstance qu’un couple organise sa vie sexuelle de telle sorte qu’une partie de celle-ci se déroule dans le cadre de clubs ne lui enlèverait pas son caractère privé. Bref, la condamnation du premier requérant sur la base de l’article 380bis du code pénal constituerait, elle aussi, une ingérence dans la vie privée de l’intéressé.

Au sujet des buts de l’ingérence, les requérants font remarquer, quant à l’application de l’article 380bis du code pénal, qu’en l’espèce, les faits sanctionnés relevaient de la vie privée et sexuelle du couple plutôt que de l’incitation à la débauche, dès lors que l’épouse du premier requérant était non seulement consentante, mais demandait à pouvoir évoluer comme « esclave » dans des clubs. Les moeurs dans la société moderne ayant changé, le besoin de protection de celles-ci devrait être interprété en fonction de ce changement. A la lumière des circonstances du cas d’espèce, et en particulier du fait que le premier requérant ne poursuivait aucun but de lucre et ne tirait aucun profit de l’expérience sexuelle que recherchait son épouse dans le club sadomasochiste, aucun des buts avancés par le Gouvernement ne justifierait une ingérence aussi grave qu’une condamnation sur la base de l’article 380bis du code pénal. En tout état de cause, cette condamnation, jointe aux autres sanctions infligées – la déchéance des droits civils et politiques et la destitution du requérant de ses fonctions de juge – constitueraient une ingérence tout à fait disproportionnée.

S’agissant de la condamnation sur la base de l’article 398 du code pénal, les requérants contestent la thèse du Gouvernement selon laquelle l’ingérence serait limitée à la condamnation elle-même, à l’exclusion des peines prononcées. Selon eux, cette thèse repose sur la prémisse erronée que l’application de l’article 380bis du code pénal à l’égard du premier requérant échappe au domaine d’application de l’article 8 (voir ci-dessus). De plus, il ne serait pas exclu que la cour d’appel ait retenu certaines circonstances atténuantes dans le calcul de la peine, si bien qu’une partie de la peine globale d’un an d’emprisonnement pourrait avoir été infligée au titre de l’article 398.

Le premier requérant conteste également que sa destitution serait uniquement la conséquence de sa condamnation pour incitation à la débauche et à la prostitution. Cette conclusion reposerait entièrement sur des suppositions et une lecture incomplète de l’arrêt de la Cour de cassation. Au contraire, pour mesurer l’ampleur de l’ingérence, il faudrait tenir compte non seulement des condamnations prononcées, mais également de toutes les peines infligées.

Pour les requérants, les ingérences dénoncées n’étaient pas non plus prévues par la loi. Ils renvoient à cet égard à leurs observations sur le respect de l’article 7 de la Convention.

S’agissant du point de savoir si les ingérences en cause étaient nécessaires dans une société démocratique, les requérants contestent tout d’abord qu’elles puissent s’autoriser d’un quelconque but légitime au sens de l’article 8. Pour ce qui est de la protection de la santé, ils soulignent qu’en l’espèce les pratiques sadomasochistes avaient lieu dans un endroit privé, en cercle privé très restreint et entre adultes consentants et qu’elles n’avaient provoqué aucune lésion définitive importante. En cela, la présente affaire se distinguerait de l’affaire Laskey, Jaggard et Brown auquel le Gouvernement se réfère (arrêt du 19 février 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-I), où les faits s’étaient déroulés en présence d’un grand nombre de personnes, dont un mineur d’âge, et avaient provoqué des blessures d’une gravité certaine.

En outre, la morale n’aurait pas non plus dû être protégée ici, eu égard à la grande tolérance de la société moderne à l’égard de toutes formes d’expériences sexuelles, y compris le sadomasochisme. Enfin, quant à l’affirmation selon laquelle les mots « stop » ou « pitié », prononcés par l’épouse du premier requérant, auraient été ignorés, les requérants contestent la portée exacte de ces mots et soulignent que l’intéressée était consentante, qu’elle n’a jamais déposé plainte et ne s’est jamais constituée partie civile. Enfin, les requérants font remarquer que le Gouvernement ne distingue pas assez les faits selon leur auteur. En effet, le deuxième requérant n’aurait exécuté que quelques actes de sadomasochisme, dont seraient exclus par exemple l’utilisation d’aiguilles et de cire brûlante, de chocs électriques et de marquages au fer rouge ; il n’aurait pas non plus été impliqué dans la scène où la victime aurait crié « stop » ou « pitié » et n’aurait pas été concerné par le problème de la consommation d’alcool.

En tout état de cause, les ingérences en question auraient été disproportionnées aux buts qu’elles prétendaient poursuivre, eu égard en particulier à leurs conséquences disciplinaires pour chacun des requérants. Suite à sa destitution, en effet, le premier requérant, non seulement ne pourrait plus exercer sa fonction de juge, mais il aurait également perdu tout droit à une pension pour la période pendant laquelle il a exercé cette fonction. Une sanction plus sévère n’était pas imaginable.

Or, c’est à tort que le Gouvernement soutiendrait que la crédibilité et l’aptitude à juger objectivement seraient anéanties par le fait que le premier requérant s’était rendu coupable des faits incriminés. Selon cette thèse, perdre le contrôle de sa vie privée entraînerait donc automatiquement la perte de contrôle de sa vie professionnelle. Pareil raisonnement serait dénué de tout fondement objectif. Pour la même raison, on ne saurait admettre la thèse selon laquelle le premier requérant n’était plus en phase avec les valeurs de la société, dès lors que les pratiques sadomasochistes seraient tolérées par celle-ci. Quant au second requérant, il aurait fait l’objet d’une sanction disciplinaire ayant eu pour effet de le suspendre de sa profession de médecin pendant deux mois, cette procédure faisant l’objet de la requête no 33449/02, actuellement en instance.

La Cour note que la procédure disciplinaire menée à l’encontre du deuxième requérant fait l’objet de le requête no 33449/02, actuellement pendante devant la Cour, dans laquelle le deuxième requérant soulève le même grief tiré de l’article 8 de la Convention. Il s’ensuit que dans le cadre des présentes requêtes, la Cour ne saurait avoir égard à cette partie des faits, ni, dès lors, au grief fondé sur elle.

S’agissant des autres griefs, la Cour estime, à la lumière de l’ensemble des arguments des parties, qu’ils posent de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l’examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond ; il s’ensuit qu’ils ne sauraient être déclarés manifestement mal fondés, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’a été relevé.

Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,

Déclare les requêtes recevables, tous moyens de fond réservés.

Søren NielsenChristos Rozakis
Greffier adjointPrésident

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  1. CODE PENAL
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CEDH, Cour (première section), K.A. et A.D. c. la BELGIQUE, 15 septembre 2003, 42758/98;45558/99