CEDH, Cour (troisième section), STICHTING MOTHERS OF SREBRENICA ET AUTRES c. PAYS-BAS [Extraits], 11 juin 2013, 65542/12

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CEDH · 27 juin 2013

Communiqué de presse sur l'affaire 65542/12

 

CEDH · 11 juin 2013

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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Troisième Section), 11 juin 2013, n° 65542/12
Numéro(s) : 65542/12
Publication : Recueil des arrêts et décisions 2013 (extraits)
Type de document : Recevabilité
Date d’introduction : 8 octobre 2012
Jurisprudence de Strasbourg : 59, 62, 63, 67 et 68, CEDH 1999-I
Al-Adsani c. Royaume-Uni [GC], n° 35763/97, §§ 46, 48 et 55, CEDH 2001-XI
Ashingdane c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 57, série A n° 93
Association des amis de Saint-Raphaël et de Fréjus c. France (déc.), n° 45053/98, 29 février 2000
Beer et Regan c. Allemagne [GC], n° 28934/95, §§ 49 et 58, 18 février 1999
Bellet c. France, 4 décembre 1995, § 36, série A n° 333-B
Beric et autres c. Bosnie-Herzégovine (déc.), nos 36357/04, 36360/04, 38346/04, 41705/04, 45190/04, 45578/04, 45579/04, 45580/04, 91/05, 97/05, 100/05, 101/05, 1121/05, 1123/05, 1125/05, 1129/05, 1132/05, 1133/05, 1169/05, 1172/05, 1175/05, 1177/05, 1180/05, 1185/05, 20793/05 et 25496/05, 16 octobre 2007
Blagojevic c. Pays-Bas, n° 49032/07, 9 juin 2009
Boivin c. France et 33 autres Etats (déc.), n° 73250/01, CEDH 2008
Bosphorus Hava Yollari Turizm ve Ticaret Anonim Sirketi c. Irlande [GC], n° 45036/98, § 156, CEDH 2005-VI
Boulois c. Luxembourg [GC], n° 37575/04, § 91, CEDH 2012
Loizidou c. Turquie (au principal), arrêt du 18 décembre 1996, § 43, Recueil 1996-VI
Chypre c. Turquie [GC], n° 25781/94, § 233, CEDH 2001-IV
Lopez Cifuentes c. Espagne (déc.), n° 18754/06, 7 juillet 2009
Coëme et autres c. Belgique, nos 32492/96, 32547/96, 32548/96, 33209/96 et 33210/96, §§ 114 et 117, CEDH 2000-VII
Connolly c. 15 Etats membres du Conseil de l'Europe (déc.), n° 73274/01, 9 décembre 2009
Beygo c. 46 Etats membres du Conseil de l'Europe (déc.), n° 36099/06, 16 juin 2009
Cudak c. Lituanie [GC], n° 15869/02, §§ 45 et 56-57, CEDH 2010
Djokaba Lambi Longa c. Pays-Bas (déc.), n° 33917/12, CEDH 2012
F.E. c. France, 30 octobre 1998, § 46, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII
Fogarty c. Royaume-Uni [GC], n° 37112/97, §§ 24, 35 et 36, CEDH 2001-XI (extraits)
Galic c. Pays-Bas (déc.), n° 22617/07, CEDH 2009
Gasparini c. Italie et Belgique (déc.), n° 10750/03, 12 mai 2009
Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, §§ 29 et 36, série A n° 18
Al-Jedda c. Royaume-Uni [GC], n° 27021/08, § 102, CEDH 2011
Jorgic c. Allemagne, n° 74613/01, § 68, CEDH 2007-III
Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], n° 26083/94, §§ 50
Kok c. Pays-Bas (déc.), n° 43149/98, CEDH 2000-VI
Lechouritou et autres c. Allemagne et 26 autres Etats membres de l'Union européenne (déc.), n° 37937/07, 3 avril 2012
Markovic et autres c. Italie [GC], n° 1398/03, § 93, CEDH 2006-XIV
Micallef c. Malte [GC], n° 17056/06, § 74, CEDH 2009
Nada c. Suisse [GC], n° 10593/08, §§ 169-170 et 172, CEDH 2012
Ferreira Santos Pardal c. Portugal (déc.), n° 30123/10, 4 septembre 2012
Rambus Inc. c. Allemagne (déc.), n° 40382/04, 16 juin 2009
Roche c. Royaume-Uni [GC], n° 32555/96, § 119, CEDH 2005-X
Sabeh El Leil c. France [GC], n° 34869/05, §§ 40, 48 et 50, 29 juin 2011
Saramati c. France, Allemagne et Norvège (déc.) [GC], n° 71412/01, §§ 122 et 149
Smits, Kleyn, Mettler Toledo B.V. et al., Raymakers, Vereniging Landelijk Overleg Betuweroute et Van Helden c. Pays-Bas (déc.), nos 39032/97, 39343/98, 39651/98, 43147/98, 46664/99 et 61707/00, 3 mai 2001
Cooperatieve Producentenorganisatie van de Nederlandse Kokkelvisserij U.A. c. Pays-Bas (déc.), n° 13645/05, CEDH 2009
Uitgeversmaatschappij De Telegraaf B.V. et autres c. Pays-Bas (déc.), n° 39315/06, 18 mai 2010
Ullens de Schooten et Rezabek c. Belgique, nos 3989/07 et 38353/07, § 57, 20 septembre 2011
Van Melle et autres c. Pays-Bas (déc.), n° 19221/08, 29 septembre 2009
Wallishauser c. Autriche, n° 156/04, 17 juillet 2012
Zander c. Suède, 25 novembre 1993, § 22, série A n° 279-B
Z et autres c. Royaume-Uni [GC], n° 29392/95, § 98, CEDH 2001-V
Références à des textes internationaux :
« Financement de la Force de protection des Nations Unies, de l’Opération des Nations Unies pour le rétablissement de la confiance en Croatie, de la Force de déploiement préventif des Nations Unies et du quartier général des forces de paix des Nations Unies »;« Aspects administratifs et budgétaires du financement des opérations de maintien de la paix des nations unies : financement des opérations de maintien de la paix des Nations unies », UN doc. A/51/389, §§ 7 et 17;« La responsabilité des organisations internationales : Commentaires et observations des organisations Internationales », UN doc. A/CN.4/637/Add.1;Rapport de la Commission du droit international, Soixante-troisième session, UN doc. A/66/10, à paraître dans l’Annuaire de la Commission du droit international, 2011, vol. II, partie 2 – voir le projet d’article 67;Article 4 de la Convention de Vienne;Article 103 de la Charte des Nations Unies;Section 2 de l’article II de la Convention sur les privilèges et immunités des Nations Unies;Avis consultatif exprimé par la CIJ concernant un Différend relatif à l’immunité de juridiction d’un rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme, Avis consultatif, C.I.J. Recueil 1999, p. 62 et suiv., 29 avril 1999)
Organisations mentionnées :
  • Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe
  • Cour de justice de l'Union européenne
  • Cour internationale de Justice
  • Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie
Niveau d’importance : Publiée au Recueil
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusion : Irrecevable
Identifiant HUDOC : 001-139793
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2013:0611DEC006554212
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Sur les parties

Texte intégral

TROISIÈME SECTION

DÉCISION

Requête no 65542/12
STICHTING MOTHERS OF SREBRENICA ET AUTRES
contre les Pays-Bas

[Extraits]

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant le 11 juin 2013 en une chambre composée de :

 Josep Casadevall, président,
 Alvina Gyulumyan,
 Corneliu Bîrsan,
 Ján Šikuta,
 Luis López Guerra,
 Nona Tsotsoria,
 Johannes Silvis, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière adjointe de section,

Vu la requête susmentionnée, introduite le 8 octobre 2012 devant la Cour européenne des droits de l’homme (et reçue au greffe le 11 octobre 2012),

Vu la décision de traiter la requête susmentionnée par priorité en vertu de l’article 41 du règlement de la Cour,

Vu la décision d’accorder l’anonymat à deux requérants en vertu de l’article 47 § 3 du règlement de la Cour,

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

EN FAIT

1.  La première requérante, Stichting Mothers of Srebrenica, est une fondation (stichting) de droit néerlandais créée en vue d’engager une procédure au nom des proches parents de personnes tuées à Srebrenica ou aux alentours, en Bosnie-Herzégovine, au cours des événements de juillet 1995 décrits ci-dessous.

2.  Les autres requérants sont les parents survivants de personnes tuées. Ils déclarent également être eux-mêmes victimes de violations des droits de l’homme survenues en juillet 1995. On trouvera en annexe la liste des requérants [voir la version intégrale de la décision, disponible en anglais sur Hudoc].

(...)

A.  Le contexte de l’affaire

(...)

2.  La guerre en Bosnie-Herzégovine

8.  La Bosnie-Herzégovine a proclamé son indépendance le 6 mars 1992 sous le nom de République de Bosnie-Herzégovine. La guerre a ensuite éclaté, opposant des groupes reflétant essentiellement les divisions ethniques qui préexistaient dans le pays. Les principaux belligérants étaient l’armée de la République de Bosnie-Herzégovine (Armija Republike Bosne i Hercegovine – ARBH, principalement composée de Bosniaques (...), loyale envers les autorités centrales de ladite République), le conseil de défense croate (Hrvatsko vijeće obrane – HVO, composé essentiellement de Croates (...)) et l’armée de la Republika Srpska (Vojska Republike Srpske/Војска Републике Српске – VRS, encore appelée armée des Serbes de Bosnie, composée principalement de Serbes[1]).

9.  Il apparaît que cette guerre a fait plus de 100 000 victimes et plus de deux millions de déplacés. On estime à près de 30 000 le nombre de disparus, dont un tiers environ l’étaient toujours en 2010[2].

10.  Le conflit a pris fin le 14 décembre 1995 avec l’adoption à Dayton (Ohio, États-Unis d’Amérique) de l’Accord-cadre général pour la paix en Bosnie-Herzégovine (« l’Accord de Dayton »). L’une des conséquences de cet accord a été la partition de la Bosnie-Herzégovine en deux entités, la Fédération de Bosnie-Herzégovine et la Republika Srpska (République serbe).

3.  Le massacre de Srebrenica

11.  Srebrenica est une commune de Bosnie orientale. Elle est délimitée au sud par la rivière Drina, qui marque la frontière entre la Bosnie-Herzégovine et la Serbie. Elle jouxte au nord la commune de Bratunac. Ses voisins à l’ouest sont les communes de Milići et Rogatica. Elle se trouve maintenant en Republika Srpska.

12.  La commune de Srebrenica se compose de plusieurs villes et villages, dont la ville de Srebrenica, qui lui donne son nom. Avant la guerre, sa population était presque entièrement composée de Bosniaques et de Serbes, les Bosniaques étant alors plus de trois fois plus nombreux que les Serbes.

13.  Étant donné que cette commune constituait un obstacle qui empêchait la Republika Srpska de former une entité territoriale continue tant qu’elle demeurait aux mains du gouvernement central de la République de Bosnie-Herzégovine, Srebrenica fit l’objet d’attaques de la VRS dès 1992.

14.  Il apparaît que le gouvernement central de la République de Bosnie-Herzégovine refusa d’autoriser toute évacuation de la population civile de Srebrenica au motif que cela aurait été accepter un « nettoyage ethnique » de la région et faciliter sa reddition à la VRS.

15.  Le 16 avril 1993, le Conseil de sécurité des Nations unies adopta à l’unanimité une résolution exigeant « que toutes les parties et autres intéressés traitent Srebrenica et ses environs comme une zone de sécurité à l’abri de toute attaque armée et de tout autre acte d’hostilité » (Résolution 819 (1993)).

16.  En juillet 1995, la « zone de sécurité » de Srebrenica était devenue une enclave dans un territoire tenu par la VRS. S’y trouvaient des combattants de l’ARBH, pour la plupart désarmés, et des civils. Ces derniers, au nombre de plusieurs dizaines de milliers, étaient principalement des Bosniaques ainsi que, outre les habitants du cru, des personnes déplacées d’autres parties de Bosnie orientale. La FORPRONU [Force de protection des Nations unies] était aussi présente dans l’enclave, forte en théorie de quelque quatre cents soldats néerlandais légèrement armés formant le bataillon d’infanterie aéromobile Dutchbat (contraction des termes « Dutch » et « battalion »), placé sous le commandement d’un lieutenant-colonel. Ce bataillon était toutefois en sous-effectifs à cette époque, car la VRS avait empêché les soldats rentrant de permission de rejoindre leur unité.

17.  Le 10 juillet 1995, le corps d’armée Drina de la VRS attaqua avec des forces nettement supérieures la « zone de sécurité » de Srebrenica. Le commandant du bataillon néerlandais demanda à ses supérieurs des Nations unies un appui aérien, mais les Nations unies n’eurent pas recours de façon décisive aux forces aériennes. La VRS envahit la région et en prit le contrôle malgré la présence du bataillon Dutchbat.

18.  Le 12 juillet 1995, le Conseil de sécurité des Nations unies adopta à l’unanimité la Résolution 1004 (1995) exigeant la cessation immédiate de l’offensive de la VRS et le retrait des forces de la VRS hors de la zone de sécurité ainsi que le respect de la sécurité du personnel de la FORPRONU et le rétablissement de sa liberté de circulation.

19.  Au cours des jours suivants, les hommes bosniaques qui étaient tombés aux mains de la VRS furent séparés des femmes et des enfants et tués. Certains réussirent à s’échapper et tentèrent de quitter l’enclave. Quelques-uns d’entre eux parvinrent en lieu sûr mais la plupart furent pris et mis à mort ou succombèrent en route à leurs blessures ou sautèrent sur des mines. Il est désormais généralement admis comme un fait établi que plus de 7 000 et peut-être jusqu’à 8 000 hommes et jeunes hommes bosniaques trouvèrent la mort dans cette opération menée par la VRS et les forces paramilitaires serbes.

20.  Le « massacre de Srebrenica », ainsi que l’on désigne désormais ces événements, est largement reconnu comme une atrocité sans équivalent dans l’histoire de l’Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale[3].

4.  Rapports relatifs au massacre de Srebrenica

(...)

B.  La procédure interne

1.  Ouverture de la procédure principale

54.  Le 4 juin 2007, les requérants engagèrent une procédure contre l’État néerlandais et les Nations unies devant le tribunal d’arrondissement (rechtbank) de La Haye. Dans l’acte introductif, un document de 203 pages, ils déclaraient que l’État néerlandais (responsable du bataillon Dutchbat) et les Nations unies (sous l’égide desquelles était placée la FORPRONU), en dépit de leurs promesses et alors qu’ils savaient qu’une attaque de la VRS était imminente, n’avaient pas agi de manière appropriée et effective pour défendre la « zone de sécurité » de Srebrenica et, après que l’enclave fut tombée aux mains de la VRS, pour protéger les non-combattants présents. L’État néerlandais et les Nations unies étaient donc selon eux responsables des mauvais traitements infligés à la population civile, du viol et (dans certains cas) du meurtre de femmes, du meurtre de masse d’hommes, et de génocide. Les requérants se fondaient sur le droit civil néerlandais et sur le droit international.

(...)

2.  L’incident de procédure

(...)

b)  Le jugement du tribunal d’arrondissement

64.  Le tribunal d’arrondissement rendit son jugement le 10 juillet 2008 (Landelijk Jurisprudentie Nummer (numéro national de jurisprudence – « LJN ») BD6795, traduction anglaise LJN BD6796). Concernant les questions pertinentes pour l’espèce, il jugea que le fait que le ministre de la Justice n’ait pas émis de déclaration au titre de l’article 3a de la loi de 2001 sur les huissiers ne signifiait pas que l’État néerlandais reconnaissait la compétence des tribunaux néerlandais.

65.  Le tribunal déclara que, à l’inverse, l’État avait un intérêt propre à défendre l’immunité de juridiction des Nations unies eu égard à ses obligations au titre de l’article 105 § 1 de la Charte des Nations unies. Il ajouta que les Nations unies avaient fait part de leur souhait de voir leur immunité respectée, comme elles le faisaient invariablement, et constata que l’immunité des Nations unies était de fait reconnue dans la pratique juridique internationale.

(...)

71.  Le tribunal d’arrondissement se déclara donc incompétent relativement aux Nations unies sans juger nécessaire de statuer sur la demande formulée par l’État néerlandais en vue d’être autorisé à intervenir dans la procédure ou à s’y joindre.

(...)

72.  Les requérants saisirent la cour d’appel (gerechtshof) de La Haye.

(...)

77.  La cour d’appel rendit son arrêt le 30 mars 2010 (LJN BL8979). Elle autorisa l’État à se joindre à la procédure contre les Nations unies en tant que défendeur et, pour le reste, confirma le jugement du tribunal régional.

(...)

82.  Les requérants formèrent un pourvoi sur des points de droit (cassatie) auprès de la Cour suprême (Hoge Raad). (...)

94.  La Cour suprême rendit un arrêt [rejetant le pourvoi] le 13 avril 2012 (LJN BW1999). (...)

GRIEFS

112.  Invoquant l’article 6 de la Convention, les requérants allèguent, premièrement, que l’octroi de l’immunité aux Nations unies a emporté violation de leur droit d’accès à un tribunal et, deuxièmement, que la Cour suprême a rejeté par une motivation sommaire leur demande de saisine préjudicielle de la Cour de justice de l’Union européenne.

(...)

EN DROIT

A.  Qualité de victime de la première requérante, Stichting Mothers of Srebrenica

114.  Sur le point de savoir si tous les requérants peuvent passer pour des « victimes » au sens de l’article 34 de la Convention, la Cour rappelle avoir dit que la notion de « victime » doit être interprétée de façon autonome et indépendante de concepts internes tels que ceux concernant l’intérêt ou la qualité pour agir. De l’avis de la Cour, pour qu’un requérant puisse se prétendre victime de la violation d’un ou de plusieurs des droits et libertés garantis par la Convention et ses Protocoles, il doit exister un lien suffisamment direct entre le requérant et le préjudice qu’il estime avoir subi du fait de la violation alléguée (voir, entre autres, Association des amis de Saint-Raphaël et de Fréjus et autres c. France (déc.), no 45053/98, 29 février 2000, s’agissant de l’association requérante, et Uitgeversmaatschappij De Telegraaf B.V. et autres c. Pays-Bas (déc.), no 39315/06, 18 mai 2010, s’agissant des requérants suivants : Nederlandse Vereniging van Journalisten (Association néerlandaise des journalistes) et Nederlands Genootschap van Hoofdredacteuren (Société néerlandaise des rédacteurs en chef).

115.  La Cour n’a pas reconnu la qualité de requérant à des organes non gouvernementaux créés dans le seul but de défendre les droits de personnes se prétendant victimes (Smits, Kleyn, Mettler Toledo B.V. et al., Raymakers, Vereniging Landelijk Overleg Betuweroute et Van Helden c. Pays-Bas (déc.), nos 39032/97, 39343/98, 39651/98, 43147/98, 46664/99 et 61707/00, 3 mai 2001, s’agissant du requérant Vereniging Landelijk Overleg Betuweroute) ; elle a fait de même s’agissant d’organisations non gouvernementales dont le but exprès était de défendre les droits de l’homme (Van Melle et autres c. Pays-Bas (déc.), no 19221/08, 29 septembre 2009, concernant le requérant Liga voor de Rechten van de Mens).

116.  En l’espèce, la première requérante, Stichting Mothers of Srebrenica, est une fondation qui a été créée expressément dans le but de défendre les intérêts des parents de victimes du massacre de Srebrenica. Or la première requérante n’a pas elle-même été touchée par les faits dénoncés sous l’angle des articles 6 et 13 de la Convention ; en effet, ni ses « droits et obligations de caractère civil » ni ses droits garantis par la Convention dont la violation est alléguée n’étaient en cause (Smits, Kleyn, Mettler Toledo B.V. et al., Raymakers, Vereniging Landelijk Overleg Betuweroute et Van Helden, décision précitée). Dès lors, elle ne saurait se prétendre « victime » d’une violation de ces dispositions au sens de l’article 34 de la Convention.

117.  Il s’ensuit que, pour autant que la requête a été introduite par la première requérante, elle est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et doit être rejetée en application de l’article 35 § 4 de la Convention.

B.  Sur la violation alléguée de l’article 6 de la Convention

118.  Les requérants dénoncent des violations de l’article 6 de la Convention, ainsi libellé dans ses passages pertinents :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

1.  Applicabilité de l’article 6

119.  L’article 6 § 1 s’applique aux « contestations » relatives à des « droits » de caractère civil que l’on peut dire, au moins de manière défendable, reconnus en droit interne, qu’ils soient ou non protégés de surcroît par la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, Chypre c. Turquie [GC], no 25781/94, § 233, CEDH 2001‑IV, Al-Adsani c. Royaume-Uni [GC], no 35763/97, § 46, CEDH 2001‑XI, Fogarty c. Royaume-Uni [GC], no 37112/97, § 24, 21 novembre 2001, Cudak c. Lituanie [GC], no 15869/02, § 45, CEDH 2010, et Sabeh El Leil c. France [GC], no 34869/05, § 40, 29 juin 2011). Il doit s’agir d’une contestation réelle et sérieuse ; elle peut concerner aussi bien l’existence même d’un droit que son étendue ou ses modalités d’exercice ; enfin, l’issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question (voir, parmi beaucoup d’autres, Zander c. Suède, 25 novembre 1993, § 22, série A no 279‑B, Markovic et autres c. Italie [GC], no 1398/03, § 93, CEDH 2006‑XIV, et Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 74, CEDH 2009).

120.  La Cour admet que le droit invoqué par les requérants, du fait qu’il se fonde sur le droit interne en matière de contrats et de responsabilité civile (...), revêtait un caractère civil. Il ne fait aucun doute qu’il existait une contestation, qu’elle était suffisamment sérieuse et que l’issue de la procédure en cause était directement déterminante pour le droit en question. Eu égard à la façon dont les juridictions internes ont traité les griefs des requérants et aux arrêts rendus par la Cour d’appel de La Haye le 26 juin 2012 dans les affaires Mustafić c. Pays-Bas [LJN BW9014] et Nuhanović c. Pays-Bas [LJN BW9015] (...), la Cour est en outre prête à admettre que les griefs des requérants revêtaient un caractère « défendable » sous l’angle du droit néerlandais (voir, mutatis mutandis, Al-Adsani, précité, § 48). En bref, l’article 6 est applicable.

2.  L’immunité des Nations unies

a)  Les arguments des requérants

121.  Les requérants se plaignent que la reconnaissance par les tribunaux néerlandais de l’immunité de juridiction des Nations unies a emporté violation de leur droit d’accès à un tribunal.

122.  Selon eux, l’article 105 de la Charte des Nations unies crée par ses termes mêmes pour cette organisation une immunité revêtant un caractère fonctionnel et non pas absolu. Cette immunité serait justifiée ainsi que limitée par la nécessité pour l’organisation d’exercer ses missions en toute indépendance. Dès lors, chaque fois que l’organisation invoque son immunité, il faudrait que les tribunaux déterminent si cette immunité se justifie par un besoin fonctionnel.

123.  Les requérants estiment que l’immunité de juridiction dont jouissent les organisations internationales est différente de celle des États. Alors que l’immunité de juridiction des États étrangers serait fondée sur l’égalité de souveraineté, selon la maxime « par in parem non habet imperium », elle n’entraînerait pas l’extinction du droit d’accès à un tribunal ; en effet, il demeurerait possible d’engager des procédures contre les États étrangers devant leurs propres tribunaux.

124.  Ils déclarent que la section 2 de l’article II de la Convention sur les privilèges et immunités des Nations unies prévoit expressément que l’organisation puisse renoncer à son immunité et, de plus, que la Cour internationale de justice (CIJ), au paragraphe 61 de son avis consultatif sur le Différend relatif à l’immunité de juridiction d’un rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme (ci-après « l’avis consultatif de 1999 ») (CIJ Recueil 1999, p. 62), a indiqué clairement que l’immunité d’un agent de l’organisation des Nations unies (dans ce cas un rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme) était présumée, que les tribunaux nationaux devaient accorder à une telle présomption « le plus grand poids » et que celle-ci ne pouvait être écartée « que pour les motifs les plus impérieux ».

125.  Ils ajoutent que la section 29 de l’article VIII de la Convention sur les privilèges et immunités des Nations unies dispose que l’organisation des Nations unies doit prévoir des modes de règlement appropriés pour les différends dans lesquels l’organisation serait partie. Cela montre à leurs yeux qu’avait été perçue la nécessité d’éviter des situations où l’immunité des Nations unies entraînerait dans les faits un déni de justice.

126.  La jurisprudence de la Cour elle-même en matière d’immunité de juridiction des organisations internationales attesterait de l’importance de l’existence d’autres recours judiciaires, en particulier l’arrêt Waite et Kennedy c. Allemagne [[GC], no 26083/94, CEDH 1999‑I].

127.  Pour en venir au cas d’espèce, le Secrétaire général des Nations unies aurait reconnu en 1999 que des fautes de jugement et des erreurs fondamentales avaient été commises. Il aurait conclu que la « communauté internationale tout entière », comprenant « le Conseil de sécurité, le Groupe de contact et les États qui ont contribué à retarder le recours à la force [au début de la guerre], ainsi que (...) le Secrétariat de l’ONU et (...) la mission sur le terrain », portait une responsabilité à cet égard (rapport présenté par le Secrétaire général en application de la Résolution 53/35 de l’Assemblée générale, UN doc. A/54/549, 15 novembre 1999, § 501).

128.  Le massacre de Srebrenica aurait été reconnu comme un acte de génocide tant par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) (dans l’affaire Krstić) que par la CIJ (dans l’affaire Bosnie-Herzégovine c. Serbie et Monténégro). L’arrêt rendu dans cette dernière affaire revêt selon les requérants une importance particulière car il formule l’obligation de prévenir le génocide et précise que les États sont tenus de prendre à cette fin toutes mesures en leur pouvoir et qu’ils ne peuvent se soustraire à leur responsabilité internationale en affirmant, ou même en prouvant, que les moyens à leur disposition étaient en tous les cas insuffisants, puisque les efforts combinés de plusieurs États auraient peut-être pu être suffisants pour éviter le génocide.

129.  Les requérants indiquent que le Secrétaire général actuel des Nations unies a déclaré, en réponse à l’acte introductif d’instance présenté par eux en l’espèce, que les survivants du massacre de Srebrenica avaient absolument raison de demander que justice soit faite s’agissant des crimes les plus vils à avoir été commis sur le sol européen depuis la Seconde Guerre mondiale et qu’il soutenait leur demande. Dans un discours prononcé le 8 octobre 2009 devant l’Assemblée générale des Nations unies, le président du TPIY aurait de même critiqué le manquement de la communauté internationale à créer des recours juridiques effectifs accessibles aux victimes des conflits survenus dans l’ex-Yougoslavie.

130.  La Cour suprême aurait eu tort de considérer que l’arrêt Waite et Kennedy précité établissait une différence entre l’organisation des Nations unies et les autres organisations internationales. Selon eux, en effet, la Cour elle-même n’a nullement procédé à pareille distinction. De plus, dans ses commentaires sur le projet d’articles de la Commission du droit international sur la responsabilité des organisations internationales, le secrétariat des Nations unies aurait certes lui-même reconnu l’existence de différences, d’une part, entre les États et les organisations internationales et, d’autre part, parmi les organisations internationales, mais en disant clairement qu’il considérait l’organisation des Nations unies comme une organisation internationale au sens de ce projet d’articles. Pareille distinction n’aurait pas non plus été établie par l’Institut de droit international, par exemple dans sa résolution sur les conséquences juridiques pour les États membres de l’inexécution par des organisations internationales de leurs obligations envers des tiers, ni par l’Association de droit international, qui aurait défini la portée de son travail comme englobant les organisations internationales « au sens classique », sans distinguer l’organisation des Nations unies des autres organisations de cette nature.

131.  D’après les requérants, la Cour suprême a eu tort de conclure à partir de la décision adoptée par la Cour dans l’affaire Behrami c. France et Saramati c. France, Allemagne et Norvège ((déc.) [GC], nos 71412/01 et 78166/01, 2 mai 2007, ci-après « Behrami et Saramati ») que l’organisation des Nations unies jouissait d’une immunité de juridiction absolue. Pour eux, cette décision était sans rapport aucun avec l’immunité de juridiction puisque la Cour aurait en fait dit qu’elle n’avait pas compétence ratione personae relativement aux Nations unies.

132.  Les requérants soutiennent que l’arrêt de la Cour suprême a eu pour effet de les priver totalement d’accès à un tribunal. En dehors des tribunaux internes, ils n’auraient eu aucune autre possibilité pour faire valoir leurs droits contre les Nations unies. Pareille absence d’autre voie juridictionnelle aurait été jugée par la Cour incompatible en principe avec les exigences de l’article 6 de la Convention dans des arrêts comme Waite et Kennedy (précité) et (s’agissant de l’immunité des États étrangers) Fogarty, Cudak et Sabeh El Leil, précités, et Wallishauser c. Autriche, no 156/04, 17 juillet 2012.

133.  Les requérants considèrent que la Cour suprême n’a pas pris en compte la section 29 de l’article VIII de la Convention sur les privilèges et immunités des Nations unies, laquelle dispose que l’organisation des Nations unies doit prévoir des modes de règlement appropriés pour les différends dans lesquels l’organisation serait partie. La Cour suprême serait donc parvenue à un résultat « manifestement absurde ou déraisonnable » au sens de l’article 32 de la Convention de Vienne sur le droit des traités. Il faudrait au contraire que les tribunaux internes, et la Cour elle-même, tiennent compte du caractère particulier de la Convention européenne des droits de l’homme en sa qualité de traité relatif aux droits de l’homme ainsi que des recommandations émanant d’organismes internationaux tels que la Commission du droit international et l’Association de droit international.

134.  Enfin, la Cour suprême n’aurait pas mis en balance les intérêts concurrents en présence. Quel que soit l’intérêt visé par l’immunité de juridiction des Nations unies, une immunité absolue ne serait pas acceptable en l’absence d’autre forme de résolution du différend. À leur sens, le Secrétaire général des Nations unies n’ayant pas levé l’immunité de l’organisation, les tribunaux néerlandais auraient dû conclure qu’il demeurait des motifs impérieux d’examiner leurs griefs.

b)  Appréciation de la Cour

i.  L’objet du litige

135.  La procédure engagée par les requérants aux Pays-Bas n’est pas la première action judiciaire à avoir été intentée à propos du massacre de Srebrenica. Des plaintes à cet égard ont été portées devant la Chambre des droits de l’homme, un organe juridictionnel de Bosnie-Herzégovine, contre la Republika Srpska ; bien que cet organe ne soit pas compétent ratione temporis pour statuer sur le massacre proprement dit, il a pu reconnaître la souffrance éprouvée par les parents des victimes du massacre après celui-ci et allouer des sommes à titre de réparation (...)

136.  La Cour note également que des investigations plus ou moins approfondies ont été menées en France, aux Pays-Bas et en Republika Srpska au sujet des circonstances du massacre (...) L’une de ces enquêtes a conduit à la démission du gouvernement néerlandais (...)

137.  Toutefois, la question de l’attribution de la responsabilité s’agissant du massacre de Srebrenica ou de ses conséquences, que ce soit aux Nations unies, à l’État néerlandais ou à toute autre personne physique ou morale, ne relève pas de l’objet du présent litige. La Cour ne peut pas non plus rechercher si le Secrétaire général des Nations unies était tenu par une quelconque obligation morale ou juridique de lever l’immunité de l’organisation. Il lui appartient seulement de dire si les Pays-Bas ont violé dans le chef des requérants le droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 de la Convention en reconnaissant aux Nations unies l’immunité de juridiction.

138.  La Cour rappelle que le degré d’accès procuré par la législation nationale doit suffire pour assurer à l’individu le « droit à un tribunal » eu égard au principe de la prééminence du droit dans une société démocratique (Ashingdane c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 57, série A no 93, Bellet c. France, 4 décembre 1995, § 36, série A no 333‑B, et F.E. c. France, 30 octobre 1998, § 46, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII). Il est indéniable que lorsque l’immunité de juridiction est accordée à une personne physique ou morale, il en découle des conséquences pour le droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention (Sabeh El Leil, précité, § 50).

ii.  Les principes applicables

139.  Les principes établis par la Cour dans sa jurisprudence sont les suivants :

a)  L’article 6 § 1 garantit à chacun le droit à ce qu’un tribunal connaisse de toute contestation relative à ses droits et obligations de caractère civil. Il consacre de la sorte le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès, à savoir le droit de saisir le tribunal en matière civile, ne constitue qu’un aspect (Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 36, série A no 18 ; voir aussi, parmi beaucoup d’autres, Waite et Kennedy, précité, § 50, et Beer et Regan c. Allemagne [GC], no 28934/95, § 49, 18 février 1999).

b)  Le droit d’accès aux tribunaux, reconnu par l’article 6 § 1, n’est pas absolu : il se prête à des limitations implicitement admises car il commande de par sa nature même une réglementation par l’État. Les États contractants jouissent en la matière d’une certaine marge d’appréciation. Il appartient pourtant à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention ; elle doit se convaincre que les limitations mises en œuvre ne restreignent pas l’accès offert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, pareille limitation ne se concilie avec l’article 6 § 1 que si elle tend à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, parmi beaucoup d’autres, Waite et Kennedy, précité, § 59).

c)  L’octroi de privilèges et immunités aux organisations internationales est un moyen indispensable au bon fonctionnement de celles-ci, sans ingérence unilatérale de tel ou tel gouvernement. Le fait pour les États d’accorder généralement l’immunité de juridiction aux organisations internationales en vertu des instruments constitutifs de celles-ci ou d’accords additionnels constitue une pratique de longue date, destinée à assurer le bon fonctionnement de ces organisations. L’importance de cette pratique se trouve renforcée par la tendance à l’élargissement et à l’intensification de la coopération internationale qui se manifeste dans tous les domaines de la société contemporaine. Dans ces conditions, la Cour estime que l’immunité de juridiction dont bénéficient les organisations internationales poursuit un but légitime (voir en particulier Waite et Kennedy, précité, § 63).

d)  Lorsque des États créent des organisations internationales pour coopérer dans certains domaines d’activité ou pour renforcer leur coopération, et qu’ils transfèrent des compétences à ces organisations et leur accordent des immunités, la protection des droits fondamentaux peut s’en trouver affectée. Toutefois, il serait contraire au but et à l’objet de la Convention que les États contractants soient ainsi exonérés de toute responsabilité au regard de la Convention dans le domaine d’activité concerné. Il y a lieu de rappeler que la Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs. La remarque vaut en particulier pour le droit d’accès aux tribunaux, vu la place éminente que le droit à un procès équitable occupe dans une société démocratique (Waite et Kennedy, précité, § 67). Qu’un État puisse sans réserve ou sans contrôle des organes de la Convention soustraire à la compétence des tribunaux toute une série d’actions civiles ou exonérer de toute responsabilité civile des catégories de personnes ne se concilierait pas avec la prééminence du droit dans une société démocratique ni avec le principe fondamental qui sous-tend l’article 6 § 1 – à savoir que les revendications civiles doivent pouvoir être portées devant un juge (voir, mutatis mutandis, Sabeh El Leil, précité, § 50).

e)  La Convention, y compris son article 6, ne saurait s’interpréter dans le vide. Aussi la Cour ne doit-elle pas perdre de vue le caractère spécifique de traité de garantie collective des droits de l’homme que revêt la Convention, mais tenir compte aussi des principes pertinents du droit international (voir, parmi beaucoup d’autres et mutatis mutandis, Loizidou c. Turquie (fond), 18 décembre 1996, § 43, Recueil 1996‑VI, Al-Adsani, précité, § 55, et Nada c. Suisse [GC], no 10593/08, § 169, CEDH 2012). La Convention doit autant que faire se peut s’interpréter de manière à se concilier avec les autres règles de droit international, dont elle fait partie intégrante, y compris celles relatives à l’octroi de l’immunité aux États (la Cour ajoute : ou à une organisation internationale) (Loizidou, § 43, Fogarty, § 35, Cudak, § 56, et Sabeh El Leil, § 48, tous précités).

f)  On ne saurait, de façon générale, considérer comme une restriction disproportionnée au droit d’accès à un tribunal tel que le consacre l’article 6 § 1 des mesures prises par une Haute Partie contractante qui reflètent des règles de droit international généralement reconnues en matière d’immunité des États (la Cour ajoute : ou d’immunité des organisations internationales). De même que le droit d’accès à un tribunal est inhérent à la garantie d’un procès équitable accordée par cet article, certaines restrictions à l’accès doivent être tenues pour lui être inhérentes ; on en trouve des exemples dans les limitations généralement admises par la communauté des nations comme relevant de la doctrine de l’immunité de juridiction, qu’il s’agisse de l’immunité d’un État étranger ou de celle d’une organisation internationale (Fogarty, § 36, et Cudak, § 57, précités).

g)  En assumant de nouvelles obligations internationales, les États ne sont pas supposés vouloir se soustraire à celles qu’ils ont précédemment souscrites. Quand plusieurs instruments apparemment contradictoires sont simultanément applicables, la jurisprudence et la doctrine internationales s’efforcent de les interpréter de manière à coordonner leurs effets, tout en évitant de les opposer entre eux. Il en découle que deux engagements divergents doivent être autant que possible harmonisés de manière à leur conférer des effets en tous points conformes au droit en vigueur (Nada, précité, § 170).

iii.  Application des principes précités

140.  L’argumentation des requérants comporte trois volets. Les intéressés mentionnent premièrement la nature de l’immunité de juridiction dont bénéficient les organisations internationales, qui revêt à leurs yeux un caractère fonctionnel, ce en quoi elle différerait de l’immunité des États étrangers, laquelle procèderait de l’égalité de souveraineté des États eux-mêmes. Ils s’appuient deuxièmement sur la nature de leur grief, qui découle du génocide commis à Srebrenica, lequel se place d’après eux au-dessus de l’immunité dont l’organisation des Nations unies peut bénéficier. Troisièmement, ils invoquent l’absence d’autre juridiction compétente pour statuer sur leur plainte contre l’organisation. La Cour se penchera tour à tour sur chacun de ces arguments.

α)  La nature de l’immunité dont jouit l’organisation des Nations unies

141.  La Cour observe que l’immunité de l’organisation a donné lieu à diverses interprétations dans la pratique des États et la doctrine internationale. Par exemple, dans son arrêt du 15 septembre 1969 (Manderlier c. Organisation des Nations unies et État Belge, ministère des Affaires étrangères, Pasicrisie belge, 1969, II, 246), la cour d’appel de Bruxelles a adopté un raisonnement impliquant que cette immunité était absolue. En revanche, dans l’affaire Askir v. Boutros-Ghali (933 F. Supp. 368 (1996)), le tribunal de district de New York a traité l’immunité de l’organisation en des termes correspondant à l’immunité restreinte d’un État étranger, considérant de fait que les opérations militaires étaient des acta jure imperii. S’agissant de missions de maintien de la paix, vues comme des « organes subsidiaires » des Nations unies, le secrétariat des Nations unies applique un critère fonctionnel de « commandement et de contrôle » pour déterminer la responsabilité mais maintient que l’organisation jouit d’une immunité devant les tribunaux régionaux (rapport du Secrétaire général des Nations unies intitulé « Financement de la Force de protection des Nations unies, de l’Opération des Nations unies pour le rétablissement de la confiance en Croatie, de la Force de déploiement préventif des Nations unies et du quartier général des forces de paix des Nations unies » et « Aspects administratifs et budgétaires du financement des opérations de maintien de la paix des Nations unies : financement des opérations de maintien de la paix des Nations unies », UN doc. A/51/389, §§ 7 et 17 ; « La responsabilité des organisations internationales : commentaires et observations des organisations internationales », UN doc. A/CN.4/637/Add.1). Par ailleurs, le projet d’articles de la Commission du droit international sur la responsabilité des organisations internationales sont « sans préjudice » de la Charte des Nations unies (ainsi qu’indiqué dans le rapport de la Commission du droit international, soixante-troisième session, UN doc. A/66/10, à paraître dans l’Annuaire de la Commission du droit international, 2011, vol. II, partie 2 – voir le projet d’article 67).

142.  D’après la doctrine, les organisations internationales continuent de bénéficier de l’immunité de juridiction. L’Association de droit international décrit l’immunité des organisations internationales comme « une barrière décisive à des recours pour les plaignants autres que les États » (Association de droit international, rapport de la soixante et onzième conférence, Berlin, 16-21 août 2004, p. 209 – en anglais uniquement). Tel est également l’avis de l’Institut de droit international (« Les conséquences juridiques pour les États membres de l’inexécution par des organisations internationales de leurs obligations envers des tiers », session de Lisbonne, 1995, Annuaire de l’Institut de droit international 66-I, pp. 251 et suiv.). L’Association de droit international considère, de lege ferenda, qu’il conviendrait de créer des recours juridiques afin de permettre aux individus de demander réparation aux organisations internationales lorsque cela n’est pas déjà fait, et va jusqu’à dire que l’on pourrait envisager de donner un rôle aux juridictions nationales en l’absence d’accès direct à un organe international de règlement des différends (rapport précité, p. 228).

143.  La Cour rappelle pour sa part qu’il ne lui appartient pas d’interpréter, par voie d’autorité, le sens et la portée des dispositions de la Charte des Nations unies et d’autres instruments internationaux. Elle doit néanmoins examiner si ces textes fournissent une base plausible pour les questions soulevées devant elle (Behrami et Saramati, décision précitée, § 122).

144.  De plus, comme indiqué plus haut (paragraphe 139 e) ci-dessus), la Convention fait partie intégrante du droit international. La Cour doit donc statuer sur la responsabilité de l’État de manière conforme et cohérente avec les principes qui régissent le droit international, sans perdre de vue le caractère spécifique de traité de garantie collective des droits de l’homme que revêt la Convention. Ainsi, bien que la Convention de Vienne sur le droit des traités, qui date du 23 mai 1969, soit postérieure à la Charte des Nations unies, à la Convention sur les privilèges et immunités des Nations unies et à la Convention européenne, et ne soit donc pas directement applicable (voir l’article 4 de la Convention de Vienne), la Cour doit tenir compte des dispositions de la Convention de Vienne, pour autant qu’elles codifient le droit international préexistant, et en particulier de son article 31 § 3 c) (Golder, précité, § 29, et, plus récemment et mutatis mutandis, Al-Adsani, précité, § 55, Behrami et Saramati, décision précitée, § 122, et Cudak, précité, § 56).

145.  L’article 103 de la Charte des Nations unies dispose que, en cas de conflit entre les obligations des membres des Nations unies en vertu de ladite Charte et leurs obligations en vertu de tout autre accord international, les premières prévalent. La Cour a déjà eu l’occasion d’indiquer sa position au sujet de l’effet de cette clause, et des obligations découlant de l’usage par le Conseil de sécurité des pouvoirs qu’il tire de la Charte, sur son interprétation de la Convention, dans l’arrêt Al-Jedda c. Royaume-Uni ([GC], no 27021/08, § 102, CEDH 2011) :

« (...) [la Cour] tiendra également compte des buts qui ont présidé à la création des Nations unies. Au-delà du but consistant à maintenir la paix et la sécurité internationales qu’énonce son premier alinéa, l’article 1 de la Charte dispose en son troisième alinéa que les Nations unies ont été créées pour « [r]éaliser la coopération internationale (...) en développant et en encourageant le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales ». L’article 24 § 2 de la Charte impose au Conseil de sécurité, dans l’accomplissement de ses devoirs tenant à sa responsabilité principale de maintien de la paix et de la sécurité internationales, d’agir « conformément aux buts et principes des Nations unies ». La Cour en conclut que, lorsque doit être interprétée une résolution du Conseil de sécurité, il faut présumer que celui-ci n’entend pas imposer aux États membres une quelconque obligation qui contreviendrait aux principes fondamentaux en matière de sauvegarde des droits de l’homme. En cas d’ambiguïté dans le libellé d’une résolution, la Cour doit dès lors retenir l’interprétation qui cadre le mieux avec les exigences de la Convention et qui permette d’éviter tout conflit d’obligations. Vu l’importance du rôle joué par les Nations unies dans le développement et la défense du respect des droits de l’homme, le Conseil de sécurité est censé employer un langage clair et explicite s’il veut que les États prennent des mesures particulières susceptibles d’entrer en conflit avec leurs obligations découlant des règles internationales de protection des droits de l’homme. »

Comme le confirme l’arrêt Nada (précité, § 172), la présomption dont il est question ci-dessus est réfragable.

146.  La Cour en vient à l’immunité reconnue aux Nations unies par les tribunaux néerlandais.

147.  L’article 105 de la Charte des Nations unies dispose que l’« organisation jouit, sur le territoire de chacun de ses Membres, des privilèges et immunités qui lui sont nécessaires pour atteindre ses buts ».

148.  La section 2 de l’article II de la Convention sur les privilèges et immunités des Nations unies va plus loin en disposant que l’organisation des Nations unies « [jouit] de l’immunité de juridiction, sauf dans la mesure où l’organisation y a expressément renoncé, dans un cas particulier ».

149.  Les affaires précédemment examinées par la Cour où se posait la question de l’immunité de juridiction d’organisations internationales portaient sur des litiges entre une organisation et des membres de son personnel (Waite et Kennedy et Beer et Regan, précités ; voir aussi Lopez Cifuentes c. Espagne (déc.), no 18754/06, 7 juillet 2009).

150.  Dans plusieurs autres affaires, il était demandé à la Cour d’imputer des actes commis par des organisations internationales à des États parties à la Convention en vertu de leur appartenance à ces organisations (Boivin c. 34 États membres du Conseil de l’Europe (déc.), no 73250/01, CEDH 2008, Connolly c. 15 États membres de l’Union européenne (déc.), no 73274/01, 9 décembre 2008, Gasparini c. Italie et Belgique (déc.), no 10750/03, 12 mai 2009, Beygo c. 46 États membres du Conseil de l’Europe (déc.), no 36099/06, 16 juin 2009, Rambus Inc. c. Allemagne (déc.), no 40382/04, 16 juin 2009, et Lechouritou et autres c. Allemagne et 26 autres États membres de l’Union européenne (déc.), no 37937/07, 3 avril 2012) ou en vertu de leur situation d’État hôte d’une telle organisation ou d’un organe administratif ou judiciaire créé par cet État (voir, en particulier, Berić et autres c. Bosnie-Herzégovine (déc.), nos 36357/04 et 25 autres, 16 octobre 2007, Galić c. Pays-Bas (déc.), no 22617/07, 9 juin 2009, Blagojević c. Pays-Bas (déc.), no 49032/07, 9 juin 2009, et Djokaba Lambi Longa c. Pays-Bas (déc.), no 33917/12, CEDH 2012).

151.  En outre, la Cour a été priée d’examiner des actes accomplis par des États contractants eux-mêmes en vertu de leur appartenance à des organisations internationales. À cet égard, elle a présumé que, du moment que les droits fondamentaux sont protégés d’une manière pouvant passer pour à tout le moins équivalente à celle assurée par la Convention, les actions de l’État respectant les obligations juridiques qui découlent de l’appartenance à l’Union européenne seront conformes aux exigences de la Convention (voir, en particulier, Bosphorus Hava Yolları Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi c. Irlande [GC], no 45036/98, § 156, CEDH 2005‑VI, et Cooperatieve Producentenorganisatie van de Nederlandse Kokkelvisserij U.A. c. Pays-Bas (déc.), no 13645/05, CEDH 2009).

152.  La présente affaire se distingue de toutes celles qui viennent d’être mentionnées. Elle tire en effet son origine d’un différend entre les requérants et les Nations unies fondé sur l’usage par le Conseil de sécurité des Nations unies des pouvoirs que lui confère le Chapitre VII de la Charte des Nations unies.

153.  Comme elle l’a fait pour les résolutions du Conseil de sécurité, la Cour interprétera la Charte des Nations unies et les autres instruments régissant le fonctionnement des Nations unies autant que faire se peut en conformité avec les obligations incombant aux États au titre du droit international des droits de l’homme.

154.  La Cour juge que, étant donné que les opérations décidées par des résolutions du Conseil de sécurité au titre du Chapitre VII de la Charte des Nations unies sont fondamentales pour que les Nations unies puissent mener à bien leur mission de maintien de la paix et de la sécurité internationales, la Convention ne saurait être interprétée de telle manière que les actes et omissions du Conseil de sécurité soient soumis à une juridiction nationale sans l’accord des Nations unies. Faire relever de telles opérations de la compétence de juridictions nationales reviendrait à permettre à des États, par le biais de leurs tribunaux, de s’immiscer dans l’accomplissement par les Nations unies de leur mission fondamentale dans ce domaine, y compris dans la conduite effective de leurs opérations (voir, mutatis mutandis, Behrami et Saramati, décision précitée, § 149).

155.  De plus, la Cour doit tenir compte de l’avis consultatif de 1999 exprimé par la CIJ, où la CIJ a dit au paragraphe 66 ceci :

« La Cour tient enfin à souligner que la question de l’immunité de juridiction est distincte de celle de la réparation de tout préjudice subi du fait d’actes accomplis par l’organisation des Nations unies ou par ses agents dans l’exercice de leurs fonctions officielles.

L’organisation peut certes être amenée à supporter les conséquences dommageables de tels actes. Toutefois, comme il ressort de la section 29 de l’article VIII de la convention générale [sur les privilèges et immunités des Nations unies], il n’appartient pas aux tribunaux nationaux de connaître de telles demandes dirigées contre l’organisation ; ces demandes doivent être réglées selon les modes appropriés que l’« organisation des Nations unies devra prévoir » conformément à la section 29. (...) »

β)  La nature du grief des requérants

156.  Arguant que leur grief est tiré d’un génocide dont ils tiennent les Nations unies (et les Pays-Bas) pour responsables et que l’interdiction du génocide est une norme de jus cogens, les requérants soutiennent qu’il y a lieu de lever l’immunité qui protège les Nations unies.

157.  La Cour a reconnu que l’interdiction du génocide constituait une règle de jus cogens dans l’arrêt Jorgic c. Allemagne (no 74613/01, § 68, CEDH 2007‑III). Elle a conclu dans cet arrêt, en se fondant sur la Convention sur le génocide, que l’Allemagne avait compétence pour juger le requérant (ibidem, §§ 68-70).

158.  Or l’affaire Jorgic concernait la responsabilité pénale tandis que la présente affaire porte sur l’immunité en matière civile. Le droit international ne permet pas de dire qu’une plainte civile doit l’emporter sur l’immunité de poursuites au seul motif qu’elle se fonde sur une allégation de violation particulièrement grave d’une norme de droit international, ni même d’une règle de jus cogens. S’agissant de l’immunité des États étrangers, la CIJ l’a clairement déclaré dans l’arrêt Immunités juridictionnelles de l’État (Allemagne c. Italie ; Grèce (intervenant)) (3 février 2012, §§ 81-97). La Cour estime pour sa part que cela est également vrai de l’immunité dont jouissent les Nations unies.

159.  Indépendamment de la possibilité de peser dans la balance l’immunité d’un agent des Nations unies, envisagée au paragraphe 61 de l’avis consultatif de 1999 de la CIJ, la Cour ne voit aucune raison de parvenir à une conclusion différente s’agissant de l’immunité dont jouissent les Nations unies en l’espèce, en particulier parce que – contrairement aux actes litigieux dans l’affaire des Immunités juridictionnelles –, les questions reprochées aux Nations unies en l’espèce, quel que soit le jugement que l’on peut porter sur elles, découlent en dernière analyse de résolutions du Conseil de sécurité adoptées au titre du Chapitre VII de la Charte des Nations unies et ont donc une base en droit international.

160.  Quant aux déclarations du Secrétaire général des Nations unies (morceaux choisis du point de presse quotidien de Marie Okabe, porte-parole adjointe du Secrétaire général Ban Ki-moon, Quartier général des Nations unies, New York, vendredi 8 juin 2007) et de l’ancien président du TPIY (discours du président du TPIY à l’Assemblée générale des Nations unies, 8 octobre 2009), citées par les requérants, elles n’incitent pas non plus la Cour à tirer une autre conclusion. Bien qu’elles tendent toutes deux à encourager les États à faire « justice » aux parents survivants des victimes du massacre de Srebrenica, ni l’une ni l’autre de ces déclarations n’appelle les Nations unies à se soumettre à la juridiction des tribunaux néerlandais ; en effet, la première demande que les auteurs du massacre passent en jugement et que l’on aide au redressement de Srebrenica, tandis que la seconde appelle à la création d’une commission des réclamations ou d’un fonds d’indemnisation.

γ)  L’absence d’autre juridiction

161.  La Résolution A/RES/60/147 adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 16 décembre 2005 sur les Principes fondamentaux et directives concernant le droit à un recours et à réparation des victimes de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire rappelle dans son préambule que de nombreux instruments internationaux prévoient « le droit à un recours pour les victimes de violations du droit international des droits de l’homme ». À cet égard, les directives citent notamment, également dans le préambule, l’article 13 de la Convention. Celles-ci s’adressent aux États, auxquels il est enjoint de prendre des mesures appropriées et de mettre en place les procédures nécessaires. Cependant, elles mentionnent aussi le droit d’accès à la justice tel que prévu par le droit international en vigueur (voir en particulier le paragraphe VIII « Accès à la justice » et le paragraphe XII « Non-dérogation »).

162.  Le seul instrument international sur lequel les individus peuvent fonder un droit de recours contre les Nations unies s’agissant d’actes et omissions de la FORPRONU est l’Accord relatif au statut de la Force de protection des Nations unies en Bosnie-Herzégovine signé le 15 mai 1993 (Nations unies, Recueil des traités, vol. 1722), dont l’article 48 prévoit la mise en place d’une commission des réclamations dans ce but. Il semblerait toutefois que rien n’ait été fait en ce sens.

163.  Comme les requérants le signalent à juste titre, dans l’arrêt Waite et Kennedy (précité, § 68) – tout comme dans l’arrêt Beer et Regan (précité, § 58) – la Cour a jugé que, pour déterminer si l’immunité d’une organisation internationale devant des juridictions nationales était admissible au regard de la Convention, il « import[ait] » de savoir si les requérants disposaient d’autres voies raisonnables pour protéger efficacement leurs droits garantis par la Convention. En l’espèce, il ne fait aucun doute qu’il n’existait aucune autre voie de cette nature, que ce soit en droit néerlandais ou dans le droit des Nations unies.

164.  Il n’en découle cependant pas que, en l’absence d’autre recours, la reconnaissance de l’immunité entraîne ipso facto une violation du droit d’accès à un tribunal. S’agissant de l’immunité souveraine des États étrangers, la CIJ a explicitement nié l’existence d’une telle règle (l’affaire des Immunités juridictionnelles de l’État précitée, § 101). Pour ce qui est des organisations internationales, on ne saurait non plus tirer une interprétation aussi absolue des arrêts rendus par la Cour dans les affaires Waite et Kennedy et Beer et Regan.

165.  Il demeure que, jusqu’à présent, les Nations unies n’ont pas prévu de « modes de règlement » convenant pour le différend en jeu en l’espèce. Indépendamment du point de savoir si la section 29 de l’article VIII de la Convention sur les privilèges et immunités des Nations unies peut être comprise comme exigeant qu’un organe de règlement des différends soit mis sur pied dans le cas présent, le fait est que cette situation n’est pas imputable aux Pays-Bas. L’article 6 de la Convention n’exige pas non plus des Pays-Bas qu’ils interviennent : comme indiqué précédemment, la présente affaire est fondamentalement différente d’affaires antérieures où la Cour a dû se pencher sur l’immunité de juridiction d’organisations internationales, et la nature des griefs des requérants ne met pas les Pays-Bas dans l’obligation de fournir un recours contre les Nations unies devant leurs propres tribunaux.

δ)  Lien avec la plainte dirigée contre l’État néerlandais

166.  Les requérants allèguent, sous l’angle de l’article 13 de la Convention, que l’État néerlandais a cherché à rendre les Nations unies entièrement responsables de l’absence de prévention du massacre de Srebrenica. Ils estiment que, les Nations unies ayant bénéficié d’une immunité absolue, il y avait là une tentative de l’État de se soustraire à son obligation envers eux de rendre des comptes. La Cour juge qu’il convient d’examiner ce grief sous l’angle de l’article 6 § 1 plutôt que sur le terrain de l’article 13.

167.  La Cour ne peut à l’heure actuelle juger établi que les plaintes dirigées par les requérants contre l’État néerlandais sont vouées à l’échec. Dans les affaires Mustafić et Nuhanović, la cour d’appel de La Haye au moins s’est montrée disposée à examiner des plaintes dirigées contre l’État pour dénoncer des actions du gouvernement néerlandais et du bataillon Dutchbat lui-même, en rapport avec des décès survenus lors du massacre de Srebrenica (...) La Cour note en outre que les recours sur des points de droit formés par l’État dans ces deux affaires sont toujours pendants (...)

168.  En tout état de cause, la question de savoir si les requérants doivent obtenir gain de cause quel que soit le défendeur est fonction de l’établissement des faits pertinents et de l’application du droit matériel par les juridictions internes. Sans préjudice de la décision que la Cour suprême pourra prendre dans l’affaire des requérants ainsi que dans les affaires Mustafić et Nuhanović, il convient de préciser que l’article 6 § 1 n’assure aux « droits et obligations » (de caractère civil) aucun contenu matériel déterminé dans l’ordre juridique des États contractants ; en effet, la Cour ne saurait créer, par voie d’interprétation de l’article 6 § 1, un droit matériel n’ayant aucune base légale dans l’État concerné (voir, par exemple, Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 98, CEDH 2001‑V, Roche c. Royaume-Uni [GC], no 32555/96, § 119, CEDH 2005‑X, et Boulois c. Luxembourg [GC], no 37575/04, § 91, CEDH 2012).

ε)  Conclusion

169.  Les constats qui précèdent conduisent la Cour à conclure que, en l’espèce, l’octroi de l’immunité aux Nations unies visait un but légitime et ne revêtait pas un caractère disproportionné.

170.  Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée conformément à l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

3.  Le refus de la Cour suprême de demander une décision préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE)

171.  Les requérants se plaignent que la Cour suprême a refusé, sur la base d’un raisonnement sommaire, de soumettre à la CJUE une question préjudicielle. Selon eux, la question des liens entre l’immunité de juridiction accordée aux Nations unies et le principe d’une protection judiciaire effective consacré par le droit de l’Union européenne est tout à fait pertinente pour trancher leur affaire et n’a jamais été étudiée auparavant par la CJUE. La Cour suprême n’aurait donc selon eux pas dû traiter cette question de manière aussi cavalière.

172.  La Cour rappelle que la Convention ne garantit pas, comme tel, le droit à ce qu’une affaire soit renvoyée à titre préjudiciel par une juridiction interne devant une autre instance nationale ou internationale (voir, entre autres, Coëme et autres c. Belgique, nos 32492/96, 32547/96, 32548/96, 33209/96 et 33210/96, § 114, CEDH 2000‑VII, Ullens de Schooten et Rezabek c. Belgique, nos 3989/07 et 38353/07, § 57, 20 septembre 2011, et Ferreira Santos Pardal c. Portugal (déc.), no 30123/10, 4 septembre 2012). Même ainsi, une juridiction dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne qui refuse de soumettre une question préjudicielle à la CJUE est tenue d’indiquer les raisons pour lesquelles elle juge que la question n’est pas pertinente, que la disposition de droit de l’Union européenne en cause a déjà été interprétée par la CJUE ou que l’application correcte du droit de l’Union européenne s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable (Ullens de Schooten et Rezabek, précité, § 62).

173.  La Cour juge en l’occurrence que la motivation sommaire employée par la Cour suprême était suffisante. Après avoir conclu que les Nations unies jouissaient d’une immunité de juridiction en vertu du droit international, la Cour suprême pouvait à bon droit considérer qu’il était inutile de soumettre une question préjudicielle à la CJUE.

174.  De manière plus générale, si l’article 6 oblige les tribunaux à motiver leurs décisions, il ne peut se comprendre comme exigeant une réponse détaillée à chaque argument. De même, la Cour n’est pas appelée à rechercher si les arguments ont été adéquatement traités ou si le rejet d’une demande est adéquatement motivé. La Cour a même admis que, pour rejeter un recours, une cour d’appel peut en principe se contenter d’entériner les motifs figurant dans la décision rendue par la juridiction inférieure (Kok c. Pays-Bas (déc.), no 43149/98, CEDH 2000‑VI).

175.  Il s’ensuit que ce grief est lui aussi manifestement mal fondé et doit être rejeté conformément à l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

(...)

D.  Décision de la Cour

Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,

Déclare la requête irrecevable.

 Marialena Tsirli Josep Casadevall
 Greffière adjointe Président

(...)


[1].  Les Serbes sont un groupe ethnique dont les membres peuvent être originaires de Serbie ou d’une autre des républiques qui composaient la République socialiste fédérative de Yougoslavie, dont la Bosnie-Herzégovine. En anglais, le terme « Serb » est normalement utilisé (tant comme substantif que comme adjectif) pour désigner les membres de ce groupe ethnique, indépendamment de leur nationalité, et se distingue du terme « Serbian » qui désigne normalement les ressortissants de Serbie. En français, on utilise dans les deux cas le mot « Serbe/serbe ». La Cour respecte cette convention dans la présente décision, sauf lorsqu’elle cite un document non produit par elle, où la terminologie originale est conservée.

[2].  Voir le communiqué de presse émis par le groupe de travail des Nations unies sur les disparitions forcées ou involontaires le 21 juin 2010 à l’occasion de sa visite en Bosnie-Herzégovine.

[3].  Voir, par exemple, le Rapport adopté par la Commission pour le respect des obligations et engagements des États membres du Conseil de l’Europe (commission de suivi) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (Doc. 10200 – 4 juin 2004) : « Le massacre de Srebrenica, qui a eu lieu en juillet 1995 dans une zone de sécurité des Nations unies dans et autour de la ville de Srebrenica, est l’un des pires massacres jamais commis depuis la Seconde Guerre mondiale : près de 7 000 hommes et jeunes gens bosniaques ont été exécutés par les forces serbes, puis leurs corps ont été jetés dans des fosses communes. » (paragraphe 33)

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CEDH, Cour (troisième section), STICHTING MOTHERS OF SREBRENICA ET AUTRES c. PAYS-BAS [Extraits], 11 juin 2013, 65542/12