CEDH, Cour (deuxième section), AFFAIRE ULLENS DE SCHOOTEN ET REZABEK c. BELGIQUE, 20 septembre 2011, 3989/07;38353/07

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Conclusions du rapporteur public · 1er avril 2022

N° 443882 – Société Kermadec 9ème et 10ème chambres réunies Séance du 11 mars 2022 Lecture du 1er avril 2022 CONCLUSIONS Mme Céline GUIBE, Rapporteure publique Concluant en septembre 2020 sur l'affaire SNC Lactalis Ingrédients (9 octobre 2020, n° 414423, au rec.), notre collègue R. Chambon relevait que vous n'aviez pas fréquemment l'occasion – et c'est heureux - de connaître de recours mettant en cause, dans le cadre tracé par votre décision Gestas (18 juin 2008, n° 295831, au rec.), conformément à la jurisprudence Köbler de la Cour de Justice de l'Union européenne (30 septembre 2003, …

 

www.revuegeneraledudroit.eu · 15 novembre 2016

ARRÊT DE LA COUR (grande chambre) 15 novembre 2016 (*) « Renvoi préjudiciel – Libertés fondamentales – Articles 49, 56 et 63 TFUE – Situation dont tous les éléments se cantonnent à l'intérieur d'un État membre – Responsabilité extracontractuelle d'un État membre pour des dommages causés aux particuliers par des violations du droit de l'Union imputables au législateur national et aux juridictions nationales » Dans l'affaire C-268/15, ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l'article 267 TFUE, introduite par la cour d'appel de Bruxelles (Belgique), par décision …

 
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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Deuxième Section), 20 sept. 2011, n° 3989/07;38353/07
Numéro(s) : 3989/07, 38353/07
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : Beck c. Norvège, no 26390/95, § 27, 26 juin 2001
Beheyt c. Belgique (déc.), no 41881/02, 9 octobre 2007
Ben Salah Adraqui c. Espagne (déc.), no 45023/98, 27 avril 2000
Coëme et autres c. Belgique, nos 32492/96, 32547/96, 32548/96, 33209/96 et 33210/96, CEDH 2000-VII
Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 44, CEDH 1999 VI
Delle Cave et Corrado c. Italie, no 14626/03, § 26, CEDH 2007-VI
Desmots c. France (déc.), no 41358/98, 23 mars 1999
Dotta c. Italie (déc.), no 38399/97, 7 septembre 1999
Ernst et autres c. Belgique, no 33400/96, § 74, 15 juillet 2003
García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999-I
Herma c. Allemagne (déc.), no 54193/07, 8 décembre 2009
John c. Allemagne (déc.), no 15073/03, 13 février
Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, CEDH 1999-I
Kudla c. Pologne [GC], no 30210/96, § 146, CEDH 2000-XI
Moosbrugger c. Autriche (déc.), no 44861/98, 25 janvier 2000
Predil Anstalt S.A. c. Italie (déc.), no 31993/96, 8 juin 1999
Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, § 67, CEDH 1999-II
Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, §§ 180-181, CEDH 2006-V
Société Divagsa c. Espagne, no 20631/92, décision de la Commission du 12 mai 1993, Décisions et rapports (DR) 74
Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne [GC], nos 34044/96, 35532/97 et 44801/98, § 49, CEDH 2001-II
Bosphorus Hava Yollari Turizm ve Ticaret Anonim Sirketi c. Irlande [GC], no 45036/98, § 143, CEDH 2005-VI
Wynen c. Belgique, no 32576/96, CEDH 2002-VIII
Références à des textes internationaux :
Article 234 alinéa 3 du Traité instituant la Communauté européenne
Organisations mentionnées :
  • Cour de justice de l'Union européenne
  • ECHR
Niveau d’importance : Importance élevée
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusions : Partiellement irrecevable ; Non-violation de l'art. 6-1
Identifiant HUDOC : 001-106284
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2011:0920JUD000398907
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Sur les parties

Texte intégral

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ULLENS DE SCHOOTEN ET REZABEK c. BELGIQUE

(Requêtes nos 3989/07 et 38353/07)

ARRÊT

STRASBOURG

20 septembre 2011

DÉFINITIF

08/03/2012

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Ullens de Schooten et Rezabek c. Belgique,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

 Danutė Jočienė, présidente,
 Françoise Tulkens,
 David Thór Björgvinsson,
 Dragoljub Popović,
 András Sajó,
 Işıl Karakaş,
 Guido Raimondi, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 30 août 2011,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine des affaires se trouvent deux requêtes (no 3989/07 et no 38353/07) dirigées contre le Royaume de Belgique et dont des ressortissants de cet Etat (« les requérants ») ont saisi la Cour les 14 décembre 2006 et 21 août 2007 respectivement en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). La requête no 38353/07 a été introduite par M. Ullens de Schooten (« le premier requérant ») ; la requête no 3989/07 a été introduite par ce dernier ainsi que par M. Ivan Rezabek (« le second requérant »).

2.  Les requérants sont représentés par Me Eric Cusas, avocat à Bruxelles et Paris. Le gouvernement belge (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Marc Tysebaert, conseiller général au Service public fédéral de la Justice.

3.  Le 28 août 2008, la Cour a décidé de communiquer les requêtes au Gouvernement. Conformément à l’ancien article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

4.  MM. Fernand Ullens de Schooten et Ivan Rezabek résident respectivement à Bonlez et à Bruxelles. Ils étaient administrateurs d’un laboratoire de biologie clinique agréé dénommé Biorim, qui bénéficiait de l’intervention de l’institut national d’assurance maladie invalidité (« INAMI ») pour le financement de ses prestations.

A.  Requête no 3989/07

5.  Le 21 novembre 1989, suite à une dénonciation de l’administration de l’inspection spéciale des impôts, une perquisition eut lieu au laboratoire Biorim ; les requérants furent arrêtés et placés en détention provisoire. Des poursuites furent engagées contre eux et onze autres personnes pour des faits en rapport avec la gestion du laboratoire, notamment pour faux, et pour méconnaissance de l’article 3 de l’arrêté royal no 143 du 30 décembre 1982.

L’article 3 de l’arrêté royal no 143 fixait, en matière de prestations de biologie clinique, les conditions devant être satisfaites par les laboratoires d’analyses médicales en vue de permettre aux clients de bénéficier du remboursement, par l’assurance maladie, des prestations reçues. Dans sa version en vigueur jusqu’au 24 mai 2005, il précisait notamment que seuls les laboratoires gérés par des médecins, pharmaciens ou licenciés en sciences chimiques pouvaient effectuer des prestations remboursables.

1. La procédure devant le tribunal de première instance de Bruxelles

6.  Le 29 juin 1993, le juge d’instruction clôtura le dossier. Le 3 avril 1995, le procureur du Roi finalisa son réquisitoire et, le 29 mai 1996, la chambre du conseil rendit une ordonnance de renvoi des requérants (et onze autres prévenus) devant le tribunal de première instance de Bruxelles, siégeant en matière correctionnelle.

L’intention frauduleuse visée par le réquisitoire de renvoi pour les infractions sous le libellé « faux » consistait dans le fait d’avoir voulu tromper les autorités « chargées du contrôle de la législation relative à l’exploitation des laboratoires d’analyses médicales, notamment du contrôle des dispositions de l’arrêté royal no 143 ».

7.  Les débats commencèrent le 20 juin 1997 et se poursuivirent durant quarante audiences.

8.  Diverses mutualités se constituèrent parties civiles. Elles recherchaient la réparation d’un préjudice ayant une double origine : elles affirmaient que les requérants, d’une part, s’étaient livrés à la pratique du partage d’honoraires et, d’autre part, avaient exploité en fait un laboratoire de biologie clinique en violation des dispositions de l’article 3 de l’arrêté royal no 143. Quant à ce second chef, elles réclamaient 19 908 531 euros, correspondant au montant de l’ensemble des prestations versées au laboratoire Biorim entre le 1er janvier 1990 (date d’entrée en vigueur de l’arrête royal no 143) et le 16 avril 1992 (dernier jour de la période infractionnelle.

9.  Par un jugement du 30 octobre 1998, le tribunal correctionnel condamna les requérants à des peines d’emprisonnement et à des amendes pour diverses infractions commises dans le cadre de la gestion de la société Biorim. Il constata en particulier qu’entre le 1er janvier 1990 et le 10 juin 1997, le laboratoire avait été exploité par le premier requérant alors qu’il ne remplissait pas les conditions de l’article 3 de l’arrêté royal no 143, et que ce dernier avait délibérément mis en place des mécanismes de nature à contourner cette disposition.

Le tribunal déclara les demandes des parties civiles recevables, mais n’accorda à ces dernières qu’un euro provisionnel au motif que le préjudice n’était pas suffisamment démontré.

2. La procédure devant la Cour d’appel de Bruxelles

10.  Devant la cour d’appel de Bruxelles, les requérants soutinrent notamment que l’article 3 de l’arrêté royal no 143 était incompatible avec l’article 86 du Traité instituant la Communauté européenne lu en combinaison avec les articles 82 (interdiction de l’abus de position dominante) et 43 (liberté d’établissement) du même Traité et devait être déclaré inapplicable en vertu de l’effet direct et de la primauté du droit communautaire. Ils demandèrent à cet égard que la Cour de justice des Communautés européennes soit saisie d’une question préjudicielle.

11.  Par un arrêt du 7 septembre 2000, la cour d’appel de Bruxelles, après avoir examiné au fond le moyen évoqué ci-dessus, jugea que l’article 3 de l’arrêté royal no 143 était compatible avec le droit communautaire. Elle souligna en particulier que « les mesures nationales susceptibles de gêner ou de rendre moins attrayant l’exercice des libertés fondamentales garanties par le Traité » devaient répondre à quatre conditions, lesquelles étaient remplies en l’espèce : s’appliquer de manière non discriminatoire ; se justifier par des raisons impérieuses d’intérêt général ; être propres à garantir la réalisation de l’objectif qu’elles poursuivent ; ne pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre.

La cour d’appel décida ensuite « qu’il n’y a[vait] pas lieu de poser des questions préjudicielles ».

12.  Par ailleurs, les requérants ayant présenté un moyen tiré d’une violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison de la durée de la procédure, la cour d’appel constata « un certain dépassement du délai raisonnable, qui [n’était] pas dû au fait des prévenus, dès lors que l’instruction [avait] stagné pendant de longs mois parce que quatre juges d’instruction s’y [étaient] succédés et qu’il [avait] fallu près de deux ans pour rédiger le réquisitoire ». Soulignant qu’« une peine très sévère et ferme s’impos[ait] en soi, en raison de la gravité des faits et de leur très grand nombre, de la durée de la période infractionnelle, de l’importance des sommes détournées (...) et des répercussions du comportement délictueux (...) dans le domaine économique et social », elle considéra toutefois qu’il y avait lieu de tenir compte du dépassement du « délai raisonnable » et décida en conséquence d’assortir les peines d’emprisonnement de sursis partiel.

La cour d’appel condamna ainsi – pour faux fiscaux essentiellement – le premier requérant, à une peine de cinq ans d’emprisonnement, assortie d’un sursis pendant cinq ans pour la partie de la peine d’emprisonnement principal excédant quatre ans, ainsi qu’à une amende de 500 000 francs belges (environ 12 395 EUR), et le second requérant, à trois ans d’emprisonnement, assortis d’un sursis pendant cinq ans pour la partie de la peine principale excédant deux ans, ainsi qu’à une amende de 300 000 francs belges (environ 7 437 EUR). Quant aux demandes des parties civiles, la cour d’appel les déclara irrecevables.

3. La première procédure en cassation

13.  Saisie par les requérants et les parties civiles, la Cour de cassation, par un arrêt du 14 févier 2001, rejeta les pourvois pour autant qu’ils étaient dirigés contre les dispositions pénales de l’arrêt du 7 septembre 2000, jugeant en particulier qu’il n’y avait pas lieu de saisir la Cour de justice des Communautés européennes de questions préjudicielles. Elle cassa en revanche l’arrêt en tant qu’il statuait sur les actions civiles et, dans cette limite, renvoya l’affaire devant la cour d’appel de Mons.

4. L’avis motivé de la Commission européenne et la réforme subséquente de l’arrêté royal no 143

14.  Le 7 décembre 1999, le premier requérant avait déposé devant de la Commission européenne une plainte contre l’Etat belge, arguant de l’incompatibilité de l’article 3 de l’arrêté royal no 143 avec le Traité instituant la Communauté européenne.

En mai 2001, la Commission européenne avait ouvert la procédure d’infraction prévue par l’article 226 du Traité instituant la Communauté européenne et invité les autorités belges à lui présenter leurs observations sur la compatibilité de l’article 3 de l’arrêté royal no 143 avec l’article 43 du même Traité, relatif à la liberté d’établissement.

15.  Le 17 juillet 2002, la Commission européenne adopta un avis motivé concluant à l’incompatibilité de l’article 3 de l’arrêté royal no 143 avec l’article 43 du Traité instituant la Communauté européenne. Elle demanda à la Belgique de modifier cette disposition, celle-ci ayant pour effet que les opérateurs non-belges souhaitant gérer des laboratoires d’analyses de biologie clinique en Belgique et s’y établir étaient désavantagés par rapport à certains professionnels (notamment, les médecins, les pharmaciens et les licenciés en sciences chimiques) belges. En particulier, selon la Commission, le fait que seuls les laboratoires répondant aux conditions prescrites pouvaient effectuer des prestations remboursables par le système d’assurance maladie décourageait les assurés sociaux de s’adresser aux laboratoires ne répondant pas à ces conditions, et restreignait de ce fait l’effectivité de la liberté d’établissement, en contravention à l’article 43 du Traité instituant la Communauté européenne.

16.  La Belgique modifiera l’article 3 de l’arrêt royal no 143 par une loi du 24 mai 2005, notamment en supprimant toute condition de diplôme en vue de l’exploitation, dans le cadre de l’assurance maladie invalidité, d’un laboratoire de biologie clinique.

5. La procédure devant la cour d’appel de Mons, juridiction de renvoi

17.  Le 22 septembre 2003, les parties écrivirent au parquet général de la cour d’appel de Mons pour solliciter l’organisation d’une audience de mise en état. Celle-ci s’effectua entre le 13 février 2004 et le 4 avril 2005.

18.  Le débat relatif au remboursement des prestations de biologie clinique s’articula autour de la question de la compatibilité avec le droit communautaire de l’article 3 de l’arrêté royal no 143. Selon les requérants, cette disposition méconnaissait certaines règles du Traité instituant la Communauté européenne, en particulier celles relatives aux libertés d’établissement (article 43 du Traité) et de circulation des capitaux (article 56), à la libre prestation de services (article 49) et aux règles de libre concurrence (articles 82 et 86). Se référant notamment à l’avis de la Commission européenne du 17 juillet 2002 (ci-dessus), ils en déduisaient que l’article 3 de l’arrêté royal no 143 n’avait pu produire ab initio aucun effet juridique et que, tenue de respecter la primauté du droit communautaire, la cour d’appel ne pouvait tenir compte des condamnations pénales prononcées, fût-ce en les considérant comme simples délits civils. A titre subsidiaire, le deuxième requérant demanda qu’une question préjudicielle soit posée à la Cour de justice des Communautés européennes sur la conformité de l’article 3 de l’arrêté royal no 143 aux dispositions des articles 43, 49, 56, 82 et 86 du Traité instituant la Communauté européennes.

19.  Par un arrêt du 23 novembre 2005, la cour d’appel rejeta les moyens des requérants. Elle souligna en particulier que l’avis motivé de la Commission européenne du 17 juillet 2002 n’avait pas de force obligatoire, et que l’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles du 7 septembre 2000, revêtu de l’autorité de chose jugée dans ses dispositions pénales, concluait notamment à la compatibilité de l’article 3 de l’arrêté royal no 143 avec le droit communautaire. Relevant en outre que la Cour de cassation, dans son arrêt du 14 février 2001, avait décidé qu’il n’y avait pas lieu de poser de questions préjudicielles à la Cour de justice des Communautés européennes, elle conclut pareillement au motif que de telles questions n’étaient « pas indispensables pour statuer ».

20.  Recevant les actions civiles, la cour d’appel condamna les requérants à payer diverses sommes aux parties civiles dont, solidairement, à six mutualités, un montant total de 1 859 200 euros.

6. La seconde procédure devant la Cour de cassation

21.  Le 1er décembre 2005, les requérants se pourvurent en cassation contre l’arrêt du 23 novembre 2005. Ils réitérèrent en particulier le moyen selon lequel l’article 3 de l’arrêté royal no 143 était incompatible avec le traité instituant la Communauté européenne, source de droit supérieur. Ils plaidèrent en outre que, si la Cour de cassation ne constatait pas elle-même cette incompatibilité, il lui incombait, en vertu de l’article 234 du Traité instituant la Communauté européenne, de saisir la Cour de justice des communautés européenne à titre préjudiciel, en l’interrogeant sur cette incompatibilité ainsi que sur la solution à apporter, dans les circonstances de l’espèce, au conflit entre la règle de l’autorité de chose jugée et celle de la primauté du droit communautaire. Selon eux, retenir, comme l’avait fait la cour d’appel de Mons, l’autorité de chose jugée de l’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles alors que des éléments postérieurs à cette décision avaient révélé qu’elle était erronée, constituait une violation du droit à un procès équitable garanti par l’article 6 de la Convention et notamment du droit pour toute personne à ce que sa cause soit entendue par un tribunal impartial.

22.  Par un arrêt du 14 juin 2006, la Cour de cassation rejeta les pourvois des requérants. Elle rappela en particulier le principe selon lequel l’autorité de chose jugée en matière pénale interdit au juge saisi de l’action civile ultérieure de remettre en question ce qui a été jugé définitivement, certainement et nécessairement par le juge pénal sur l’existence d’un fait formant la base commune de l’action civile et de l’action publique. Elle en déduisit que la cour d’appel de Mons avait pertinemment jugé que la conclusion de l’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles du 7 septembre 2000 relative à la conformité de l’article 43 de l’arrêté royal no 143 avec le droit communautaire s’imposait en vertu de ce principe.

Par ailleurs, la Cour de cassation considéra que la question de savoir si le principe de primauté du droit communautaire devait prévaloir sur celui de l’autorité de chose jugée avait déjà été tranchée par la Cour de justice des Communautés européennes dans les arrêts Eco Swiss China Time Ltd et Benetton International NV (C-126/97) du 1er juin 1999 et Rosemarie Kapferer c. Schlank & Schlick GmbH (C-234/04) du 16 mars 2006. Elle releva à cet égard que la Cour de Luxembourg avait conclu dans ces arrêts que le second principe s’imposait, soulignant que « le droit communautaire n’impos[ait] pas à une juridiction nationale d’écarter l’application des règles de procédure internes conférant l’autorité de chose jugée à une décision, même si cela permettrait de remédier à une violation du droit communautaire par la décision en cause », et avait précisé dans l’arrêt Kapferer que « l’obligation pour l’organe concerné, au titre de l’article 10 CE, de réexaminer une décision définitive qui apparaîtrait avoir été adoptée en violation du droit communautaire [[était] subordonnée] à la condition, notamment, que ledit organe dispose, en vertu du droit national, du pouvoir de revenir sur cette décision ». La Cour de cassation en déduisit qu’« il n’y a[vait] pas lieu de soumettre à nouveau à la Cour de justice des communautés européennes le point de droit qu’elle a[vait] ainsi résolu, quelle que soit la nature des procédures qui [avaient] donné lieu à sa jurisprudence et même à défaut d’une stricte identité des questions en litige ».

B.  Requête no 38353/07

23.  Le 18 mars 1999, le Ministre de la Santé publique prit un arrêté suspendant l’agrément du laboratoire pour une période de douze mois. Renvoyant au jugement du tribunal correctionnel de Bruxelles du 30 octobre 1998 (paragraphe 9 ci-dessus), cette décision se fondait sur le non respect de l’arrêté royal no 143.

La société Biorim introduisit vainement un recours administratif : la suspension fut confirmée par une décision ministérielle du 9 juillet 1999.

24.  Entretemps, le 8 juin 2000, un nouvel arrêté ministériel avait prolongé la suspension de l’agrément pour une période de douze mois « en raison du maintien des infractions à l’article 3 de l’arrêté royal no 143 ».

Par un arrêté du 24 juillet 2000, le Ministre rejeta le recours administratif introduit par la société Biorim et confirma la suspension, au motif qu’il n’avait pas été mis fin à la situation qui avait justifié la première suspension de l’agrément, le requérant ayant continué à diriger de fait le laboratoire.

25.  Les 13 septembre 1999 et 21 septembre 2000, la société Biorim saisit le Conseil d’Etat de requêtes en annulation des arrêtés ministériels des 9 juillet 1999 (G/A 85.522/VI-15.170 ; ci-après « première procédure ») et 24 juillet 2000 (G/A 94.649/VI-15.635 ; ci-après « seconde procédure »).

26.  Le requérant se constitua intervenant.

27.  La société Biorim ainsi que le requérant firent notamment valoir que l’article 3 de l’arrêté royal no 143, sur lequel étaient fondés les arrêtés contestés, était contraire aux articles 43 (liberté d’établissement), 49 (libre prestation de services) et 56 (liberté de circulation des capitaux) du Traité instituant la Communauté européenne, ainsi qu’à l’article 86 lu en combinaison avec les articles 82 (interdiction de l’abus de position dominante), 43, 49 ou 56. Ils en déduisaient que lesdits arrêtés étaient dépourvus de fondement admissible et devaient en conséquence être annulés.

A titre subsidiaire, le requérant demanda au Conseil d’Etat de saisir la Cour de justice des Communautés européennes de questions préjudicielles tendant à déterminer si les articles précités du Traité instituant la Communauté européenne devaient être interprétés comme faisant obstacle à l’application d’une législation comportant les différentes restrictions prévues par l’article 3 de l’arrêté royal no 143.

28.  Dans son rapport du 22 septembre 2005, l’Auditeur déclara le moyen fondé et conclut à l’annulation des arrêtés attaqués en raison du défaut de conformité de l’article 3 de l’arrêté royal no 143 au droit communautaire.

L’Auditeur rappela tout d’abord que les juridictions belges sont tenues de refuser de donner effet aux dispositions de droit interne contraires aux dispositions de droit international dotées d’un effet direct ; il en va ainsi de législations nationales relatives aux prestations dispensées par des laboratoires de biologie médicale, qui doivent être compatibles avec les règles de droit communautaire en matière de liberté d’établissement et de libre prestation de service dès lors que la Cour de justice des Communautés européennes a jugé que ces règles s’appliquent aux prestations de ce type (CJCE, 11 mars 2004, C-496/01). Il ajouta que l’on ne pouvait tirer argument en l’espèce d’une prétendue absence de rattachement au commerce entre deux Etats communautaires – d’autant moins que, selon lui, il y avait des éléments de cette nature – pour conclure à l’inapplicabilité de ces dispositions, rappelant à cet égard la jurisprudence de la Cour de Luxembourg selon laquelle les libertés fondamentales consacrées par le droit communautaire ayant vocation à s’appliquer également aux effets potentiels d’une réglementation, elles ne peuvent être écartées pour le seul motif qu’il n’y a pas encore eu de cas concret présentant un lien avec un autre Etat membre (CJCE, C-321/94 à C-324/94). Il poursuivit en rappelant que « les mesures nationales susceptibles de gêner ou de rendre moins attrayant l’exercice de telles libertés fondamentales » ne sont admissibles que dans la mesure où, notamment, elles ne vont pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre le but poursuivi ; or en l’espèce, d’une part, l’article 3 de l’arrêté royal no 143 gênait et rendait moins attrayant l’exercice des libertés d’établissement, de prestation de service et de circulation des capitaux dans le domaine de l’exploitation de laboratoires de biologie clinique ; d’autre part, la mesure mise en œuvre était disproportionnée par rapport au but poursuivi – éviter une surconsommation des prestations de biologie clinique – celui-ci pouvant être atteint par des moyens moins restrictifs aux libertés.

29.  Par deux arrêts du 21 février 2007, le Conseil d’Etat conclut au rejet du moyen pris d’une violation des articles précités du Traité instituant la Communauté européenne.

Le Conseil d’Etat rappela tout d’abord que l’article 86 § 1 du Traité dispose que « les États membres, en ce qui concerne les entreprises publiques et les entreprises auxquelles ils accordent des droits spéciaux ou exclusifs, n’édictent ni ne maintiennent aucune mesure contraire aux règles du présent traité, notamment à celles prévues à l’article 12 et aux articles 81 à 89 inclus ». Constatant que les laboratoires visés à l’article 3 de l’arrêté royal no 143 n’entraient pas dans ces catégories, il conclut à l’inapplicabilité en l’espèce de l’article 86 du Traité.

Quant aux autres dispositions du Traité invoquées dans le moyen, le Conseil d’Etat rappela la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes selon laquelle les règles du Traité en matière de libre circulation des personnes et des services ne visent pas les entraves qui s’appliquent à des ressortissants d’un Etat membre sur le territoire de celui-ci lorsque la situation dans laquelle ils se trouvent ne présente aucun facteur de rattachement à l’une quelconque de ces situations envisagées par le droit communautaire. Or, selon le Conseil d’Etat, le litige ne comportait pas en l’espèce d’éléments d’extranéité susceptibles de justifier l’application du droit communautaire. A cet égard, il précisa ce qui suit :

« (...) Considérant que la société [Biorim] est une société de droit belge et qu’elle exerce ses activités en Belgique ; qu’opérant sur le marché belge, elle n’a fait usage ni de la liberté d’établissement ni de la liberté de prestation des services, consacrées respectivement par les articles 43 et 49 du Traité CE ; que la circonstance, alléguée (...) que des ressortissants communautaires établis dans d’autres Etats membres pourraient recourir aux services de la [société Biorim], ne constitue pas, dans le chef de celle-ci, un facteur de rattachement au droit communautaire au sens de la jurisprudence, rappelée ci-avant, de la Cour de justice des Communautés européennes.

Considérant que [le requérant] est belge et que pour l’exploitation du laboratoire de la [société Biorim], il n’a pas fait usage de la liberté de circulation à l’intérieur de la Communauté européenne ; que s’il résulte des décisions pénales qu’il a utilisé des « montages financiers » par le biais notamment de la société luxembourgeoise [T.], cet élément n’intervient en rien dans la motivation de l’acte attaqué ; qu’en effet, celui-ci ne reproche nullement à la [société Biorim] d’avoir été exploitée par ladite société, ni d’avoir été financée par des capitaux étrangers, mais bien d’avoir été exploitée en fait par le [requérant], alors que celui-ci n’était pas titulaire d’une des qualifications requises pour en être l’exploitant, ainsi qu’il ressort des décisions pénales ; que la situation [du requérant] à cet égard se cantonne exclusivement dans la sphère interne.  (...) ».

Le Conseil d’Etat refusa en outre de poser à la Cour de justice des Communautés européennes les questions préjudicielles formulées par le requérant, soulignant ce qui suit :

« (...) l’article 234 du Traité CE n’oblige pas les juridictions dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours en droit interne à poser une question d’interprétation de droit communautaire soulevée devant elles lorsque la question n’est pas pertinente, c’est-à-dire dans les cas où la réponse à cette question, quelle qu’elle soit, ne pourrait avoir aucune influence sur la solution du litige ; qu’il en est de même lorsque la question soulevée est matériellement identique à une question ayant déjà fait l’objet d’une décision à titre préjudiciel dans une espèce analogue, lorsqu’existe une jurisprudence établie de la Cour résolvant le point de droit en cause, même à défaut d’une stricte identité des questions en litige, ou lorsque l’application correcte du droit communautaire s’impose avec une évidence telle qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable sur la manière de résoudre la question posée (...) ; qu’en la présente espèce, aucun doute raisonnable n’existe quant à l’inapplicabilité de l’article 86 § 1 du Traité CE aux laboratoires visés par l’article 3 (...) de l’arrêté royal no 143 (...) ; qu’en outre, pour les raisons qui ont été exposées, une réponse de la Cour relative à l’interprétation des article 43, 49 et 56 du Traité CE ne pourrait avoir aucune influence sur le présent litige (...) ».

30.  La société Biorim développait en sus, notamment, un moyen tiré d’une méconnaissance des articles 10 et 11 de la Constitution relatifs à l’égalité devant la loi et à la prohibition de la discrimination.

Le Conseil d’Etat jugea que, pour autant que la société Biorim dénonçait une différence de traitement entre, d’une part, les ressortissants belges établis en Belgique et, d’autre part, ceux établis dans d’autres Etats membres et les ressortissants d’autres Etats membres, les seconds tirant du droit communautaire plus de droits et garanties dans le contexte de l’application de l’article 3 de l’arrêté no 143, il s’agissait d’un moyen nouveau qui, soulevé dans le mémoire en réplique, était tardif et irrecevable.

Pour autant que la société Biorim soutenait qu’en réservant l’intervention de l’assurance maladie aux laboratoires exploités par des médecins, des pharmaciens ou des licenciés en sciences chimiques, l’article 3 de l’arrêté royal no 143 instaurait, entre ces personnes et les autres opérateurs économiques une différence de traitement prohibée, le Conseil d’Etat considéra qu’il y avait lieu de sursoir à statuer afin de poser à cet égard une question préjudicielle à la Cour constitutionnelle. La Cour constitutionnelle répondit par un arrêt du 19 décembre 2007 que cette disposition ne violait pas les articles 10 et 11 de la Constitution.

31.  Par ailleurs, dans le cadre de la seconde procédure, le Conseil d’Etat rouvrit partiellement les débats en chargeant l’Auditeur de poursuivre l’instruction et de produire un rapport complémentaire sur les moyens non tirés d’une violation du droit communautaire.

L’Auditeur conclut à l’annulation de l’arrêté ministériel du 24 juillet 2000 pour des motifs relatifs à la motivation de l’acte attaqué, sans lien avec les griefs développés par le requérant devant la Cour.

32.  Le Conseil d’Etat rejeta les requêtes par deux arrêts des 10 septembre et 22 décembre 2008.

II.  LE DROIT INTERNE ET LE DROIT COMMUNAUTAIRE PERTINENTS

33.  L’article 234 du Traité instituant la Communauté européenne (il s’agit de l’ancien article 177 et, depuis le 1er décembre 2009, de l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne) prévoit la saisine à titre préjudiciel de la Cour de justice des Communautés européennes en ces termes :

« La Cour de justice est compétente pour statuer, à titre préjudiciel :

a)  sur l’interprétation du présent traité,

b)  sur la validité et l’interprétation des actes pris par les institutions de la Communauté (...) ;

(...)

Lorsqu’une telle question est soulevée devant une juridiction d’un des Etats membres, cette juridiction peut, si elle estime qu’une décision sur ce point est nécessaire pour rendre son jugement, demander à la Cour de justice de statuer sur cette question.

Lorsqu’une telle question est soulevée dans une affaire pendante devant une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne, cette juridiction est tenue de saisir la Cour de justice. »

34.  Dans l’affaire S.r.l. CILFIT et Lanificio di Gavardo S.p.a. c. Ministère de la santé (283/81, Rec. 1982, p. 3415) la Cour de justice des Communautés européennes était saisie par la Cour de cassation italienne de la question de savoir si le troisième alinéa de l’article 234 du Traité instituant la Communauté européenne (ancien article 177) établit une obligation de renvoi ne permettant pas au juge national de porter une appréciation quelconque sur le bien-fondé de la question soulevée, ou s’il subordonne cette obligation à l’existence préalable d’un doute d’interprétation raisonnable.

Dans son arrêt, la Cour de justice précise en premier lieu ce qui suit :

« (...) 6. En vertu de l’alinéa 2 de [l’article 234], toute juridiction d’un des Etats membres « peut », si elle estime qu’une décision sur une question d’interprétation est nécessaire pour rendre son jugement, demander à la Cour de justice de statuer sur cette question. Selon l’alinéa 3, lorsqu’une question d’interprétation est soulevée dans une affaire pendante devant une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne, cette juridiction « est tenue » de saisir la Cour de justice.

7. Cette obligation de saisine s’inscrit dans le cadre de la coopération, instituée en vue d’assurer la bonne application et l’interprétation uniforme du droit communautaire dans l’ensemble des États membres, entre les juridictions nationales, en leur qualité de juges chargés de l’application du droit communautaire, et la Cour de justice. L’alinéa 3 de l’article [234] vise plus particulièrement à éviter que s’établissent des divergences de jurisprudence à l’intérieur de la Communauté sur des questions de droit communautaire. La portée de cette obligation doit dès lors être appréciée d’après ces finalités, en fonction des compétences respectives des juridictions nationales et de la Cour de justice, lorsqu’une telle question d’interprétation est soulevée au sens de l’article [234].

8. Dans ce cadre, il y a lieu de préciser le sens communautaire de l’expression « lorsqu’une telle question est soulevée » en vue d’établir dans quelles conditions une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne est tenue de saisir la Cour de justice.

9. A cet égard, il convient en premier lieu de remarquer que l’article [234] ne constitue pas une voie de recours ouverte aux parties à un litige pendant devant un juge national. Il ne suffit donc pas qu’une partie soutienne que le litige pose une question d’interprétation du droit communautaire pour que la juridiction concernée soit tenue de considérer qu’il y a question soulevée au sens de l’article [234]. (...) »

La Cour de justice souligne ensuite que les juridictions dont les décisions ne sont pas susceptibles de recours jouissent du même pouvoir d’appréciation que toutes autres juridictions nationales en ce qui concerne le point de savoir « si une décision sur un point de droit communautaire est nécessaire pour leur permettre de rendre leur décision ». Elle en déduit qu’elles ne sont pas tenues de renvoyer une question d’interprétation de droit communautaire soulevée devant elles dans les cas suivants : 1o lorsque la question n’est pas déterminante, c’est-à-dire dans les cas où la réponse, quelle qu’elle soit, ne pourrait avoir aucune influence sur la solution du litige ; 2o lorsque la question est matériellement identique à une question ayant déjà fait l’objet d’une décision à titre préjudiciel dans une espèce analogue, ou lorsqu’existe une jurisprudence établie de la Cour de justice résolvant le point de droit en cause, quelle que soit la nature des procédures qui ont donné lieu à cette jurisprudence, même à défaut d’une stricte identité des questions en litige ; 3o lorsque l’application correcte du droit communautaire s’impose avec une évidence telle qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable sur la manière de résoudre la question posée (étant entendu qu’avant de conclure à l’existence d’une telle situation, la juridiction nationale doit être convaincue que la même évidence s’imposerait également aux juridictions des autres Etats membres et à la Cour de justice : ce n’est que si ces conditions sont remplies que la juridiction nationale peut s’abstenir de soumettre cette question à la Cour de justice et la résoudre sous sa propre responsabilité).

L’arrêt conclut ainsi (point 21) :

« (...) l’article [234], alinéa 3, doit être interprété en ce sens qu’une juridiction dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne est tenue, lorsqu’une question de droit communautaire se pose devant elle, de déférer à son obligation de saisine, à moins qu’elle n’ait constaté que la question soulevée n’est pas pertinente ou que la disposition communautaire en cause a déjà fait l’objet d’une interprétation de la part de la Cour ou que l’application correcte du droit communautaire s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable; l’existence d’une telle éventualité doit être évaluée en fonction des caractéristiques propres au droit communautaire, des difficultés particulières que présente son interprétation et du risque de divergences de jurisprudence à l’intérieur de la Communauté ».

35.  Les articles 43, 49, 56, 82 et 86 du Traité instituant la Communauté européenne (Titre III « La libre circulation des personnes, des services et des capitaux ») sont ainsi libellés :

Article 43

« Dans le cadre des dispositions visées ci-après [relatives au droit d’établissement], les restrictions à la liberté d’établissement des ressortissants d’un État membre dans le territoire d’un autre État membre sont interdites. Cette interdiction s’étend également aux restrictions à la création d’agences, de succursales ou de filiales, par les ressortissants d’un État membre établis sur le territoire d’un État membre.

La liberté d’établissement comporte l’accès aux activités non salariées et leur exercice, ainsi que la constitution et la gestion d’entreprises, et notamment de sociétés au sens de l’article 48, deuxième alinéa, dans les conditions définies par la législation du pays d’établissement pour ses propres ressortissants, sous réserve des dispositions du chapitre relatif aux capitaux. »

Article 49

« Dans le cadre des dispositions visées ci-après [relatives aux services], les restrictions à la libre prestation des services à l’intérieur de la Communauté sont interdites à l’égard des ressortissants des États membres établis dans un pays de la Communauté autre que celui du destinataire de la prestation.

Le Conseil, statuant à la majorité qualifiée sur proposition de la Commission, peut étendre le bénéfice des dispositions du présent chapitre aux prestataires de services ressortissants d’un État tiers et établis à l’intérieur de la Communauté. »

Article 56

« 1. Dans le cadre des dispositions du présent chapitre [relatives aux capitaux et paiements], toutes les restrictions aux mouvements de capitaux entre les États membres et entre les États membres et les pays tiers sont interdites.

2. Dans le cadre des dispositions du présent chapitre, toutes les restrictions aux paiements entre les États membres et entre les États membres et les pays tiers sont interdites. »

Article 82

« Est incompatible avec le marché commun et interdit, dans la mesure où le commerce entre États membres est susceptible d’en être affecté, le fait pour une ou plusieurs entreprises d’exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché commun ou dans une partie substantielle de celui-ci.

(...) »

Article 86

« 1. Les États membres, en ce qui concerne les entreprises publiques et les entreprises auxquelles ils accordent des droits spéciaux ou exclusifs, n’édictent ni ne maintiennent aucune mesure contraire aux règles du présent traité, notamment à celles prévues à l’article 12 et aux articles 81 à 89 inclus. »

(...) »

36.  L’article 21ter du titre préliminaire du code de procédure pénale est ainsi rédigé :

« Si la durée des poursuites pénales dépasse le délai raisonnable, le juge peut prononcer la condamnation par simple déclaration de culpabilité ou prononcer une peine inférieure à la peine prévue par la loi (...). »

EN DROIT

I.  SUR LA JONCTION DES REQUÊTES

37.  Constatant que les requêtes enregistrées sous les nos 3989/07 et 38353/07 trouvent leur origine dans les mêmes faits, la Cour estime, dans les circonstances de la cause, qu’il y a lieu de les joindre en application de l’article 42 § 1 de son règlement.

II.  SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DU DROIT À UN PROCÈS ÉQUITABLE

38.  Dans le requête no 3989/07, les requérants dénoncent une violation par les juridictions judiciaires de leur droit à un procès équitable. Ils reprochent à la cour d’appel de Mons de ne pas avoir tenu compte de l’incompatibilité de l’article 3 de l’arrêté royal no 143 avec le droit communautaire alors que cette incompatibilité était certaine et déterminait l’existence même du préjudice allégué par les parties civiles. Ils reprochent ensuite à la Cour de cassation d’avoir jugé que la conclusion de la cour d’appel de Bruxelles relative à cette même question ne pouvait plus être contestée dans le cadre du second pourvoi faute (prétendument) de ne pas l’avoir été dans le cadre du premier pourvoi, d’avoir erronément conclu à la prévalence de la règle de l’autorité de chose jugée sur le principe de primauté du droit communautaire, et d’avoir refusé de donner suite à leur demande tendant à ce que la Cour de justice des communautés européennes soit interrogée à titre préjudiciel sur la compatibilité de l’article 3 de l’arrêté royal no 143 avec le droit communautaire et sur la prévalence du principe de primauté du droit communautaire sur la règle de l’autorité de chose jugée. Ils invoquent l’article 6 § 1 de la Convention, aux termes duquel :

Article 6 § 1

 « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

39.  Dans la requête no 38353/07, le premier requérant dénonce en sus une violation de son droit à un procès équitable dans le cadre de la procédure devant le Conseil d’Etat, résultant du fait que ce dernier a omis de tenir compte de l’illégalité pourtant manifeste de l’article 3 de l’arrêté royal no 143 au regard du droit communautaire et a refusé de saisir à titre préjudiciel la Cour de justice des communautés européennes de cette question. Dans des observations complémentaires du 11 juin 2009, il ajoute que ce refus est d’autant plus arbitraire que le Conseil d’Etat a méconnu le principe du contradictoire en omettant d’inviter les parties à débattre de la portée de la jurisprudence communautaire sur laquelle il s’est fondé. Outre l’article 6 § 1 précité, le requérant invoque l’article 13, aux termes duquel :

Article 13

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

B.  Les thèses des parties

1. Le Gouvernement

40.  Le Gouvernement souligne qu’il ressort de l’arrêt Cilfit de la Cour de justice des Communautés européennes (précité) que, face à une demande de saisine de cette juridiction à titre préjudiciel, nonobstant le libellé de l’alinéa 3 de l’article 234 du Traité instituant la Communauté européenne, les « juridictions nationales dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne », telles que le Conseil d’Etat et la Cour de cassation, disposent du pouvoir d’apprécier si une décision de la Cour de Luxembourg sur un point de droit communautaire est nécessaire pour leur permettre de rendre leur décision.

Le Gouvernement précise que parmi les cas énumérés par l’arrêt Cilfit dans lesquels ces juridictions internes ne sont pas tenues par l’obligation de saisine figurent celui où la question de droit communautaire soulevée n’est pas pertinente, celui où, même à défaut d’une stricte identité des questions, la disposition communautaire en cause a déjà fait l’objet d’une interprétation de la Cour de Luxembourg (« acte éclairé »), et celui où l’application correcte du droit communautaire s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable (« acte clair »).

41.  Selon le Gouvernement, qui souligne qu’il n’appartient pas à la Cour de juger si les juridictions belges ont fait une correcte application du droit communautaire, les décisions prises en l’espèce par le Conseil d’Etat et la Cour de cassation s’inscrivent dans ces cas de figure.

42.  Il rappelle à cet égard que la requête relative à la saisine de la Cour de justice formulée devant le Conseil d’Etat portait sur des questions tendant à déterminer si les articles 43, 49, 56 du Traité instituant la Communauté européenne et l’article 86 lu en combinaison avec ceux-ci ainsi qu’avec l’article 82 faisaient obstacle à l’application de l’article 3 de l’arrêté royal no 143 du 30 décembre 1982.

Or la haute juridiction a jugé que les laboratoires visés par l’arrêté royal no 143 ni n’étaient des entreprises publiques ni ne bénéficiaient de droits exclusifs ou spéciaux au sens de l’article 86 du Traité, et qu’il n’y avait aucun doute raisonnable quant à l’inapplicabilité de cette disposition. Le Conseil d’Etat était ainsi en présence d’un « acte clair », justifiant qu’il ne donne pas suite à la demande de question préjudicielle.

La haute juridiction s’est ensuite fondée sur la jurisprudence de la Cour de Luxembourg selon laquelle les dispositions du Traité en matière de libre circulation ne peuvent pas être appliquées à une « situation purement interne à un Etat membre », c’est-à-dire une situation « dont tous les éléments se cantonnent à l’intérieur d’un seul Etat membre » ou qui, en d’autres termes, ne présente pas un « lien de rattachement » avec l’une des situations envisagées par le droit communautaire. Constatant en l’espèce à l’issue d’un raisonnement amplement motivé l’absence d’élément d’extranéité rattachant le litige au droit communautaire, elle a conclu que la question relative à la compatibilité de l’article 3 de l’arrêté royal no 143 avec les articles 43, 49 et 56 du Traité était sans influence sur la solution du litige, et qu’il n’y avait donc pas lieu de la poser à la Cour de justice.

43.  Selon le Gouvernement, les dispositions de droit communautaire invoquées étant inapplicables, les développements du premier requérant relatifs à l’incompatibilité de l’article 3 de l’arrêté royal no 143 avec le droit communautaire et sa thèse selon laquelle le Conseil d’Etat aurait dû en tirer conclusion sont sans pertinence.

44.  S’agissant de la procédure devant la Cour de cassation, le Gouvernement rappelle tout d’abord que la cour d’appel de Mons dont l’arrêt était déféré statuait après cassation du volet civil de l’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles du 7 septembre 2000, et qu’elle s’est jugée liée par cet arrêt qui, revêtu de l’autorité de chose jugée dans ses dispositions pénales, concluait notamment à la compatibilité de l’article 3 de l’arrêté royal no 143 avec le droit communautaire. Il insiste sur le fait que l’arrêt du 7 septembre 2000 était richement motivé, ce qui montrerait que la cour d’appel de Bruxelles s’est penchée en détail sur la question et qu’il n’y a pas eu arbitraire.

Le Gouvernement rappelle ensuite que la question préjudicielle que les requérants souhaitaient voir posée portait dans ce contexte sur l’autorité de chose jugée d’une décision judiciaire prise en violation du droit communautaire. Or, dans son arrêt du 14 juin 2006, la Cour de cassation a légitimement considéré qu’il ressortait des arrêts Eco Swiss du 1er juin 1999 (C-126/97) et Kapferer du 16 mars 2006 (C-234/04) de la Cour de justice que le droit communautaire n’imposait pas aux juridictions d’écarter l’application des règles de procédure internes conférant l’autorité de chose jugée à une décision, même si cela devait permettre de remédier à une violation du droit communautaire par la décision en cause. Il précise que, si la Cour de Luxembourg pose le principe d’équivalence et le principe d’effectivité comme réserve à la primauté de l’autorité de chose jugée, ces principes sont respectés en l’espèce dès lors que les requérants ont la possibilité d’initier une procédure en révision de l’arrêt de la cour d’appel de Mons aux fins d’une application correcte du droit européen.

Bref, selon le Gouvernement, non seulement la jurisprudence de la Cour de Luxembourg était claire sur le point que les requérants voulaient voir soulevé devant elle mais en plus, la question avait déjà fait l’objet d’une décision à titre préjudiciel dans une espèce analogue.

45.  Le Gouvernement concède que les requérants ont été condamnés pénalement, irrévocablement depuis l’arrêt de la Cour de cassation du 14 février 2001, pour partie sur une disposition vraisemblablement illégale au regard du droit communautaire. Cela étant, il souligne que l’avis motivé de la Commission européenne du 17 juillet 2002 est postérieur et dénué d’autorité, et que la loi du 24 mai 2005 modifiant l’article 3 de l’arrêté royal no 143 n’a pas d’effet rétroactif. Comme indiqué précédemment, il estime – sans toutefois en tirer une exception d’irrecevabilité – que, dans ce contexte normatif très particulier, face à l’autorité de chose jugée de l’arrêt du 14 février 2001, les requérants auraient pu déposer une demande en révision du procès pénal. Il précise que, si les conditions d’introduction d’une telle demande sont très restrictives, elles ne sont pas « exagérément difficiles ». D’après lui, cette possibilité permet de préserver le principe d’effectivité, qui interdit que l’exercice des droits que les particuliers tirent du droit européen soit rendu impossible ou excessivement difficile par le droit judiciaire des Etats membres.

46.  Le Gouvernement ajoute – sans davantage en tirer une exception d’irrecevabilité – que, s’agissant tant de la procédure devant le juge administratif que de la procédure devant le juge judiciaire, les requérants auraient aussi pu initier en Belgique une action en responsabilité contre l’Etat pour mauvaises application et interprétation du droit européen dans la fonction de juger. Renvoyant en particulier à l’arrêt Gerhard Köbler c. Autriche de la Cour de Justice des Communautés européennes (30 septembre 2003, C-224/01, Rec. , p. I-10239), il rappelle à cet égard que les Etats membres de l’Union européenne sont tenus de réparer les dommages causés aux particuliers par des violations du droit communautaire qui leur sont imputables lorsque la règle de droit violée a pour objet de conférer des droits aux particuliers, que la violation est suffisamment caractérisée et qu’il existe un lien de causalité direct entre la violation et le dommage subi. D’après le Gouvernement, cela aurait donné l’opportunité aux requérants de demander une ultime fois au juge belge de saisir la Cour de justice de leurs questions préjudicielles.

2. Les requérants

47.  Les requérants rappellent qu’il résulte de l’article 234 du Traité instituant la Communauté européenne que les juridictions de dernier ressort ont l’obligation de saisir la Cour de justice des Communautés européennes à titre préjudiciel pour toute question d’interprétation du Traité, et soulignent que les exceptions admises par la jurisprudence communautaire Cilfit doivent être entendues de manière restrictive. Ils soulignent aussi que l’objet de cette disposition est d’instituer une coopération entre les juridictions nationales et la Cour de Luxembourg afin de « prévenir les divergences dans l’interprétation du droit communautaire et à assurer son application uniforme dans tous les Etats membres ». Ils ajoutent que l’article 10 du Traité instituant la Communauté européenne met à la charge des Etats membres une obligation de coopération et d’assistance loyale à l’égard de la Communauté et, singulièrement, de l’objectif d’interprétation uniforme du droit communautaire, et qu’un refus de renvoi préjudiciel fondé sur une interprétation erronée du droit communautaire, ou sur une appréciation manifestement erronée de l’ « absence de doute » ou de l’ « évidence relative à une question de droit communautaire », constitue une infraction aux articles 10 et 234 du Traité instituant la Communauté européenne combinés.

Les requérants soutiennent que les refus de renvoi préjudiciel auxquels ils se sont heurtés les ont privés arbitrairement de la protection du droit communautaire et de l’accès à leur « juge légal » (« celui auquel ils avaient droit »), et qu’ils se sont trouvés empêchés de bénéficier d’une protection juridictionnelle efficace dès lors que ces refus émanaient de juridictions nationales de dernier ressort et qu’il existait un doute sur l’interprétation du droit communautaire dont dépendait la solution du litige. D’après eux, la simple existence de ce doute, aussi ténu ait-il pu être, confère à ces refus de renvoi un caractère arbitraire.

48.  S’agissant spécifiquement de la procédure devant la Cour de cassation, les requérants considèrent que c’est à tort que, pour rejeter leur demande de renvoi préjudiciel, la haute juridiction a estimé que la Cour de justice des Communautés européennes avait déjà tranché la question du conflit entre le principe de l’autorité de chose jugée et celui de primauté du droit communautaire en faveur du premier. D’après eux, l’arrêt Kapferer auquel elle se réfère à cet égard concerne uniquement l’hypothèse où une juridiction souhaiterait « réexaminer » et « annuler » une décision juridictionnelle ayant acquis force de chose jugée qui s’est révélée contraire au droit communautaire. Or la question préjudicielle qu’ils voulaient voir posée concernait un autre cas : celui où le juge interne est appelé non à réexaminer ou annuler une telle décision contraire au droit communautaire mais à prendre une autre décision, fondée sur celle-ci, et à méconnaître ainsi une nouvelle fois le droit communautaire. En l’absence de jurisprudence communautaire précisant lequel des principes susmentionnés doit primer dans un tel cas de figure, la Cour de cassation ne pouvait conclure que l’application du droit communautaire s’imposait avec une telle évidence qu’il n’y avait pas de doute raisonnable sur la manière de résoudre la question posée ; elle était donc obligée en vertu de l’article 234 du Traité instituant la Communauté européenne d’en saisir la Cour de Luxembourg.

Les requérants tirent en outre argument du fait que, par la suite, dans l’arrêt Olimpliclub du 3 septembre 2009 (C-2/08), la Cour de justice a conclu, dans le sens de leur thèse, que si une décision définitive erronée au regard du droit communautaire ne devait pas nécessairement être réformée ou annulée, elle devait du moins ne pas servir de fondement à d’autres décisions.

49.  Les requérants mettent ensuite l’accent sur l’impossibilité d’introduire une demande de révision, eu égard aux conditions strictes et restrictives de ce recours extraordinaire. Il leur faudrait notamment démontrer la survenance d’un fait ou d’une circonstance matériels nouveaux, ce que ne sont ni l’erreur de droit commise par le juge qui a prononcé la condamnation ni la consécration par la jurisprudence d’une solution juridique nouvelle. Il en va nécessairement de la sorte d’une opinion juridique telle que celle exprimée en l’espèce dans l’avis motivé de la Commission européenne du 17 juillet 2002, d’autant plus qu’un tel avis n’est pas contraignant.

Ils ajoutent qu’ils ont initié en juillet 2007 une action en dommages et intérêts devant le tribunal de première instance de Bruxelles pour violation du droit communautaire par l’Etat défendeur – qui fut déclarée partiellement irrecevable pour prescription en 2009 – mais précisent que cette voie ne permet pas une réparation de la violation de l’article 6 § 1 découlant du refus arbitraire de la Cour de cassation et du Conseil d’Etat de saisir la Cour de justice de leurs questions préjudicielles.

50.  Le refus du Conseil d’Etat de saisir la Cour de justice à titre préjudiciel s’agissant de l’application des articles 43, 49 et 56 du Traité instituant la Communauté européenne, au motif du caractère « purement interne » de la situation, serait pareillement arbitraire. Premièrement, parce que l’approche de la haute juridiction administrative à cet égard était isolée, les juridictions judiciaires n’ayant pas en l’espèce remis en cause l’applicabilité de ces dispositions. Deuxièmement, parce que le Conseil d’Etat n’a pas suivi la position fermement établie par son Auditeur, qui concluait à l’applicabilité. Troisièmement, parce qu’il a ainsi ignoré les orientations que la Cour de justice des Communautés européennes avait expressément données lors du colloque de l’association des Conseils d’Etat et des juridictions administratives suprêmes de l’Union européenne qui a eu lieu à Helsinki les 20 et 21 mai 2002, selon lesquelles il était souhaitable de donner une interprétation très restrictive à la notion de « situation purement interne », d’amplifier les effets du renvoi préjudiciel et de garantir la pleine portée du droit communautaire. Quatrièmement, parce qu’en supposant que l’article 3 de l’arrêté royal no 143 ne s’applique pas pareillement aux ressortissants belges et aux autres ressortissants communautaires, il est parti du principe que le législateur avait décidé de créer une discrimination à rebours alors que telle n’avait pas été son intention. Cinquièmement, parce que sa conclusion repose sur une erreur de droit quant à la portée du concept de « situation purement interne ».

Sur ce tout dernier point, les requérants soulignent tout d’abord que la jurisprudence communautaire a évolué. Alors que la Cour de Luxembourg considérait traditionnellement que le droit communautaire ne pouvait être appliqué dans un litige au principal dépourvu de tout élément d’extranéité, les situations « purement internes » étant celles « qui ne comportent aucun élément de nature à rattacher au champ d’application du droit communautaire », elle a reconnu dans l’arrêt Pistre et autres du 7 mai 1997 (C-321/94 à C-324/94) la possibilité d’appliquer les règles de libre circulation des marchandises à des situations même apparemment purement internes dès lors que la mesure nationale en cause a un caractère discriminatoire et entrave, au moins potentiellement, le commerce intercommunautaire : le critère de rattachement au droit communautaire inclut ainsi tout effet potentiel de la réglementation litigieuse. (Selon les requérants, le rejet de cette référence par le Conseil d’Etat au motif que cet arrêt concerne la libre circulation des marchandises et non, comme en l’espèce, le libre établissement et la libre circulation des services et des capitaux ne trouve aucune justification.) La Cour de justice a ensuite confirmé l’application de la jurisprudence Pistre aux mesures nationales « indistinctement » applicables dans l’arrêt Guimont du 5 décembre 2000 (C-448/98), puis a étendu ce raisonnement à la libre circulation des capitaux (arrêt Reisch, 5 mars 2002, C-515/99) et à la libre circulation des services (plusieurs arrêts prononcés en 2005 et 2006 : C-250/03, C-451/03, C-94/04 et C-202/04). Ainsi, d’après les requérants, en l’état du droit communautaire, dès lors qu’une réglementation nationale est applicable aux ressortissants communautaires, elle crée une situation qui n’est pas purement interne. Tel serait le cas de l’article 3 de l’arrêté royal no 143, dans la mesure où il constituait une entrave à l’établissement en Belgique de toute personne désirant exploiter un laboratoire de biologie clinique. D’ailleurs rien dans le libellé de cet arrêté ne conduirait à penser qu’il avait pour objet de ne régir que des situations impliquant des belges, et la loi de 2005 qui le modifie ne distinguerait pas davantage entre ressortissants belges et étrangers.

En tout état de cause, soulignent les requérants, il y avait dans leur situation des éléments concrets d’extranéité, que le Conseil d’Etat a indument ignorés : les capitaux investis par le premier requérant dans le laboratoire Biorim provenaient d’autres Etats membres, du Luxembourg en particulier ; une société de droit luxembourgeois intervenait dans son fonctionnement ; les ressortissants communautaires étaient destinataires réels et potentiels des services du laboratoire.

51.  Le refus de renvoi préjudiciel s’agissant de l’application de l’article 86 du Traité instituant la Communauté européenne lu en combinaison avec les articles 43, 49 et 56 serait également arbitraire. Les requérants considèrent en effet que c’est à tort que le Conseil d’Etat a retenu à cette fin que les laboratoires de biologie clinique ne pouvaient être qualifiés d’entreprise jouissant de droits exclusifs ou spéciaux au sens de l’article 86, puis fait application de la théorie de l’acte clair sans démontrer qu’il n’existait aucun doute raisonnable sur ce point.

Selon eux, en réservant le droit d’exploiter des laboratoires de biologie clinique dans le cadre de l’intervention de l’assurance maladie à une catégorie déterminée d’entreprises (notamment les médecins, pharmaciens et licenciés en sciences chimiques habilités à effectuer des analyses médicales), l’arrêté royal no 143 leur conférait bien des droits exclusifs ou spéciaux au sens de l’article 86 du Traité instituant la Communauté européenne. Or, pour écarter cette thèse, le Conseil d’Etat se serait borné à mentionner des éléments dénués de pertinence pour l’application de cette notion (le fait que la législation ne désigne pas elle-même les laboratoires agréés, que l’agrément n’est pas réservé à un nombre limité de laboratoires et qu’il peut être obtenu par tout laboratoire remplissant les conditions), sans même prendre la peine d’analyser ce qu’elle recouvre spécifiquement ; à l’aune du droit communautaire, les éléments à prendre en compte pour déterminer l’existence d’un droit exclusif ou spécial seraient l’octroi d’un avantage à des entreprises rendant difficile l’exercice de l’activité à d’autres entreprises et la création, par le biais d’une mesure étatique, d’un obstacle à l’accès au marché, dans un contexte non-transparent, discriminatoire et disproportionné. Du moins le Conseil d’Etat aurait-il dû constater qu’il existait un doute raisonnable quant à l’inapplicabilité de l’article 86 du Traité en l’espèce.

B.  L’appréciation de la Cour

52.  La Cour rappelle en premier lieu que les exigences de l’article 6 § 1 de la Convention, qui impliquent l’ensemble des garanties propres aux procédures judiciaires, sont en principe plus strictes que celles de l’article 13, qui se trouvent absorbées par elles (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 146, CEDH 2000-XI). L’article 6 § 1 trouvant à s’appliquer en l’espèce – cela n’a d’ailleurs pas prêté à controverse entre les parties –, il convient d’examiner cette partie des requêtes sous l’angle de cette disposition uniquement.

1.  Sur la recevabilité

53.  La Cour constate que cette partie des requêtes n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

2.  Sur le fond

54.  La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 19 de la Convention, sa tâche est d’assurer le respect des engagements résultant de la Convention pour les Parties contractantes. Il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999-I). Plus largement, il revient au premier chef aux autorités nationales, tout particulièrement aux cours et tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne, le cas échéant en conformité avec le droit de l’Union européenne, le rôle de la Cour se limitant à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de leurs décisions (voir, mutatis mutandis, Waite et Kennedy, arrêt précité, § 54, Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne [GC], nos 34044/96, 35532/97 et 44801/98, § 49, CEDH 2001-II, et Bosphorus Hava Yolları Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi v. Ireland [GC], no. 45036/98, § 143, ECHR 2005‑VI).

55.  Cela étant, la Cour retient que la question essentielle qui se pose en l’espèce est celle de savoir si le refus de la Cour de cassation et du Conseil d’Etat de donner suite aux demandes des requérants de saisir la Cour de justice des Communautés européennes (désormais Cour de justice de l’Union européenne) à titre préjudiciel des questions relatives à l’interprétation du droit communautaire qu’ils avaient formulées dans le cadre des procédures devant ces juridictions, emporte violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

56. La Cour observe tout d’abord qu’il résulte du troisième alinéa de l’article 234 du Traité instituant la Communauté européenne (il s’agit de l’ancien article 177 et, depuis le 1er décembre 2009, de l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne) que, lorsqu’une question relative notamment à l’interprétation du Traité est soulevée dans le cadre d’une procédure devant une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne – tels, en l’espèce, la Cour de cassation et le Conseil d’Etat –, cette juridiction est tenue d’en saisir la Cour de justice à titre préjudiciel.

Cette obligation n’est toutefois pas absolue. Il ressort en effet de la jurisprudence Cilfit de la Cour de justice qu’il revient aux juridictions nationales dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne comme aux autres juridictions nationales, d’apprécier « si une décision sur un point de droit communautaire est nécessaire pour leur permettre de rendre leur décision ». L’arrêt précise à cet égard qu’en conséquence, elles ne sont pas tenues de renvoyer une question d’interprétation de droit communautaire soulevée devant elles lorsqu’elles constatent que « [cette question] n’est pas pertinente », que « la disposition communautaire en cause a déjà fait l’objet d’une interprétation de la part de la Cour [de justice] » ou que « l’application correcte du droit communautaire s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable » (paragraphe 34 ci-dessus).

57.  La Cour rappelle ensuite, d’une part, que la Convention ne garantit pas, comme tel, un droit à ce qu’une affaire soit renvoyée à titre préjudiciel par le juge interne devant une autre juridiction, qu’elle soit nationale ou supranationale (voir, notamment, les arrêts Coëme et autres c. Belgique, nos 32492/96, 32547/96, 32548/96, 33209/96 et 33210/96, § 114, CEDH 2000-VII, Wynen c. Belgique, no 32576/96, §§ 41-43, CEDH 2002-VIII et Ernst et autres c. Belgique, no 33400/96, § 74, 15 juillet 2003).

D’autre part, lorsque, dans un système juridique donné, d’autres sources du droit réservent un domaine juridique à l’appréciation d’une juridiction et instituent à la charge des autres cours et tribunaux l’obligation de lui soumettre à titre préjudiciel les questions qui s’y rapportent, il est dans la logique de pareil mécanisme qu’avant de donner suite à une demande de renvoi à titre préjudiciel, ces cours et tribunaux vérifient s’il est déterminant pour l’examen du litige dont ils sont saisis qu’il soit répondu à la question soulevée (ibidem).

58.   La matière n’est toutefois pas dénuée de lien avec l’article 6 § 1 de la Convention qui, en établissant que « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) par un tribunal (...) établi par la loi », renvoie aussi à la juridiction compétente, en vertu des normes applicables, pour connaître des questions de droit qui se posent dans le cadre d’une procédure.

Cet aspect prend en outre un relief particulier dans le contexte juridictionnel de l’Union européenne. En effet, l’enjeu de la mise en œuvre du troisième alinéa de l’article 234 du Traité instituant la Communauté européenne (soit aujourd’hui l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne) est, comme l’a souligné la Cour de justice, « la bonne application et l’interprétation uniforme du droit communautaire dans l’ensemble des États membres », cette disposition visant plus particulièrement à « éviter que s’établissent des divergences de jurisprudence à l’intérieur de la Communauté sur des questions de droit communautaire » (paragraphe 34 ci-dessus).

59.  Il faut ensuite rappeler que la Cour n’exclut pas que, lorsqu’un mécanisme de renvoi préjudiciel existe, le refus d’un juge interne de poser une question préjudicielle puisse, dans certaines circonstances, affecter l’équité de la procédure – même si ledit juge n’est pas appelé à se prononcer en dernière instance (voir notamment Predil Anstalt S.A. c. Italie (déc.), no 31993/96, 8 juin 1999, et Herma c. Allemagne (déc.), no 54193/07, 8 décembre 2009) –, que la juridiction compétente pour statuer à titre préjudiciel soit interne (voir les arrêts Coëme et autres, Wynen, et Ernst et autres précités, mêmes références) ou communautaire (voir, par exemple, Société Divagsa c. Espagne, no 20631/92, décision de la Commission du 12 mai 1993, Décisions et rapports (DR) 74, Desmots c. France (déc.), no 41358/98, 23 mars 1999, Dotta c. Italie (déc.), no 38399/97, 7 septembre 1999, Moosbrugger c. Autriche (déc.), no 44861/98, 25 janvier 2000, John c. Allemagne (déc.), no 15073/03, 13 février 2007, et les décisions Predil Anstalt S.A. et Herma précitées). Il en va ainsi lorsque le refus s’avère arbitraire (ibidem), c’est-à-dire lorsqu’il y a refus alors que les normes applicables ne prévoient pas d’exception au principe de renvoi préjudiciel ou d’aménagement de celui-ci, lorsque le refus se fonde sur d’autres raisons que celles qui sont prévues par ces normes, et lorsqu’il n’est pas dûment motivé au regard de celles-ci.

60.  Ainsi, l’article 6 § 1 met dans ce contexte à la charge des juridictions internes une obligation de motiver au regard du droit applicable les décisions par lesquelles elles refusent de poser une question préjudicielle, d’autant plus lorsque le droit applicable n’admet un tel refus qu’à titre d’exception.

61.  En conséquence, lorsqu’elle est saisie sur ce fondement d’une allégation de violation de l’article 6 § 1, la tâche de la Cour consiste à s’assurer que la décision de refus critiquée devant elle est dûment assortie de tels motifs. Cela étant, s’il lui revient de procéder rigoureusement à cette vérification, il ne lui appartient pas de connaître d’erreurs qu’auraient commises les juridictions internes dans l’interprétation ou l’application du droit pertinent.

62.  Dans le cadre spécifique du troisième alinéa de l’article 234 du Traité instituant la Communauté européenne (soit l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne), cela signifie que les juridictions nationales dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne qui refusent de saisir la Cour de justice à titre préjudiciel d’une question relative à l’interprétation du droit de l’Union européenne soulevée devant elles, sont tenues de motiver leur refus au regard des exceptions prévues par la jurisprudence de la Cour de justice. Il leur faut donc, selon l’arrêt Cilfit susmentionné, indiquer les raisons pour lesquelles elles considèrent que la question n’est pas pertinente, que la disposition de droit de l’Union européenne en cause a déjà fait l’objet d’une interprétation de la part de la Cour de justice ou que l’application correcte du droit de l’Union européenne s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable.

63.  Or la Cour constate que cette obligation de motivation est remplie en l’espèce.

64.  Ainsi, devant la Cour de cassation, les requérants soutenaient que l’article 3 de l’arrêté royal no 143, sur lequel reposait leur condamnation pénale, était incompatible avec diverses dispositions de droit communautaire. Ils ajoutaient que la cour d’appel de Mons avait indûment retenu l’autorité de chose jugée de l’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles en ce qu’il concluait à l’absence d’incompatibilité ; ils précisaient à cet égard que des éléments de droit communautaire postérieurs à cette décision en avaient révélé le caractère erroné. Ils demandaient dans ce contexte à la Cour de cassation de saisir la Cour de Luxembourg à titre préjudiciel, en l’interrogeant sur la solution à apporter au conflit entre la règle de l’autorité de chose jugée et celle de la primauté du droit communautaire.

La Cour de cassation a rejeté cette demande au motif qu’entrait en jeu l’une des exceptions prévues par la jurisprudence Cilfit précitée. Elle a en effet retenu que la question de savoir si le principe de la primauté du droit communautaire devait prévaloir sur celui de l’autorité de chose jugée avait déjà été tranchée par la Cour de justice, développant à cet égard un long raisonnement axé autour de la jurisprudence de cette juridiction (paragraphe 22 ci-dessus).

65.  Devant le Conseil d’Etat, la société Biorim et le requérant faisaient notamment valoir que l’article 3 de l’arrêté royal no 143, sur lequel étaient fondés les arrêtés contestés, était contraire aux articles 43, 49 et 56 du Traité instituant la Communauté européenne, ainsi qu’à l’article 86 lu en combinaison avec les articles 82, 43, 49 ou 56. Ils en déduisaient que lesdits arrêtés étaient dépourvus de fondement admissible et devaient en conséquence être annulés, et le requérant demandait au Conseil d’Etat de saisir la Cour de justice de questions préjudicielles tendant à déterminer si ces articles du Traité devaient être interprétés comme faisant obstacle à l’application d’une législation comportant les restrictions prévues par l’article 3 de l’arrêté royal no 143.

Le Conseil d’Etat a rejeté cette demande au motif, à l’instar de la Cour de cassation, qu’entraient en jeu des exceptions prévues par la jurisprudence Cilfit. A l’issue d’un raisonnement démonstratif, il a en effet considéré qu’aucun doute raisonnable n’existait quant à l’inapplicabilité de l’article 86 du Traité aux laboratoires visés par l’article 3 de l’arrêté royal no 143, et qu’une réponse de la Cour de justice s’agissant de l’interprétation des autres disposions susmentionnées du Traité « ne pourrait avoir aucune influence sur le présent litige » (paragraphe 29 ci-dessus).

66.  La Cour prend acte du fait que les requérants contestent l’interprétation du droit communautaire retenue par la Cour de cassation et le Conseil d’Etat, qu’ils jugent erronée, et développent à cet égard une argumentation détaillée (paragraphes 47-48 et 50-51 ci-dessus). Toutefois, comme indiqué précédemment, il s’agit là d’un domaine qui échappe à la compétence de la Cour.

Quant à l’allégation du premier requérant selon laquelle le Conseil d’Etat a manqué au principe du contradictoire en omettant d’inviter les parties à débattre de la portée de la jurisprudence communautaire sur laquelle il s’est fondé, la Cour n’entend pas la prendre en compte dès lors qu’en tout état de cause, elle a été formulée pour la première fois le 11 juin 2009, soit après l’expiration du délai fixé par l’article 35 § 1 de la Convention.

67.  En conclusion, au vu des motifs retenus par la Cour de cassation et le Conseil d’Etat à l’appui de leur refus de donner suite aux demandes des requérants de saisir la Cour de justice à titre préjudiciel des questions relatives à l’interprétation du droit communautaire qu’ils avaient formulées dans le cadre des procédures devant ces juridictions, et considérant ces procédures dans leur ensemble, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation du droit des requérants à un procès équitable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

II.  SUR LA DURÉE DE LA PROCÉDURE JUDICIAIRE

68.  Les requérants se plaignent en outre de la durée de la procédure devant les juridictions judiciaires (requête no 3989/07). Ils invoquent l’article 6 § 1 de la Convention, dont les dispositions pertinentes sont les suivantes :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

A.  Les thèses des parties

69.  Le Gouvernement estime que la période à considérer débute à la date de l’inculpation des requérants et qu’elle prend fin avec l’arrêt de la Cour de cassation du 14 juin 2006, le montant de la condamnation déduite de l’action civile prononcée par la cour d’appel de Mons ayant alors acquis autorité de force jugée. Il estime que la durée de la procédure trouve sa cause principale dans le comportement des requérants. Il souligne à cet égard que, dans son jugement du 30 octobre 1998, le tribunal de première instance de Bruxelles a constaté que le premier requérant avait « usé – et abusé – de tous les moyens de procédure lui permettant de freiner le cours de celle-ci », et que le second requérant, s’il n’avait pas utilisé les « moyens dilatoires divers auxquels le prévenu Ullens n’a[vait] pas hésité à avoir recours », avait exigé que l’affaire soit portée devant une chambre de trois juges et maintenu cette demande alors que le président du tribunal avait signalé qu’étant donné le défaut de nomination de plusieurs juges francophones, il était difficile, voire impossible, de désigner deux autres juges pour compléter les sièges.

Le Gouvernement ajoute que, dans son arrêt du 7 septembre 2000, la Cour d’appel de Bruxelles a admis qu’il y avait eu un certain dépassement du délai raisonnable qui n’était pas dû au fait des prévenus mais à une stagnation de l’instruction pendant de longs mois, et au fait qu’il avait fallu près de deux ans pour rédiger les réquisitoires ; la cour d’appel a en conséquence assorti de sursis partiel les peines privatives de liberté prononcées contre les requérants. De plus, selon lui, les autorités judiciaires ont fait preuve de la diligence requise une fois l’instruction terminée.

Enfin, le Gouvernement considère que l’on ne peut en l’espèce tirer conséquence du fait que la Cour a conclu au dépassement du délai raisonnable dans l’arrêt Leroy c. Belgique du 15 juillet 2005 (no 52098/99), relatif à une requête déposée par l’un des co-prévenus des requérants. En effet, à l’inverse de Mme Leroy, les requérants non seulement sont pour beaucoup responsables de la durée de la procédure, mais en plus ont bénéficié d’un assouplissement de leur peine au motif que le délai raisonnable avait été dépassé.

70.  Les requérants soulignent que la procédure qui a débouché sur l’arrêt de la Cour de cassation du 14 juin 2006, a débuté au plan pénal le 21 novembre 1989 et, au plan civil, le 14 mai 1991 (date des constitutions de parties civiles). Selon eux, elle ne serait pas achevée sous ce deuxième volet dans la mesure où « le montant de la condamnation doit encore être précisé dans le cadre de débats à tenir devant cette même juridiction ».

Ils estiment que l’on ne peut leur imputer la responsabilité de la durée de procédure alors qu’ils se sont bornés à exercer les voies de recours normales ouvertes en droit belge : appel de la décision de la chambre du conseil les renvoyant devant le tribunal correctionnel ; pourvoi en cassation contre l’arrêt de la chambre des mises en accusation du 24 avril 1997 confirmant la décision de la chambre du conseil ; appel du jugement rendu en première instance le 30 octobre 1998, puis pourvoi en cassation. Il en irait d’autant plus ainsi que l’exercice de ces voies de recours n’aurait pas retardé le procès de manière sensible : seulement 14 mois se sont écoulés entre la décision de la chambre du conseil et l’arrêt de la Cour de cassation confirmant le renvoi devant le tribunal correctionnel, et 27 mois entre le moment où appel a été interjeté (le 2 novembre 1998) contre le jugement du tribunal correctionnel et le 14 février 2001, date de l’arrêt de la Cour de cassation. L’on ne saurait non plus reprocher au premier requérant d’avoir changé d’avocat, ni d’avoir sollicité des compléments d’instruction (dès lors que ses demandes tendant à obtenir la désignation d’un expert judiciaire chargé d’apprécier la valeur des laboratoires litigieux ont toutes été rejetées).

Enfin, les requérants considèrent que, si la cour d’appel de Bruxelles a tenu compte du dépassement du délai raisonnable dans le cadre de la détermination de la peine, elle ne l’a fait que dans une petite mesure, nullement proportionnée à l’anormalité de la situation qu’ils ont vécue ; ainsi, alors que la durée de la procédure est exceptionnellement longue, le premier requérant a été condamné au maximum de l’amende et n’a obtenu le sursis qu’à hauteur du cinquième de la peine d’emprisonnement la plus élevée.

B.  L’appréciation de la Cour

71.  La thèse développée par le Gouvernement revient à dire que, s’agissant du moins de la phase de la procédure antérieure au 7 septembre 2000, les requérants ne peuvent se prétendre victimes de la violation alléguée de leur droit de voir leur cause entendue dans un délai raisonnable.

72.  La Cour rappelle qu’un requérant ne peut se dire victime au sens de l’article 34 de la Convention lorsque les autorités nationales ont reconnu – explicitement ou en substance – puis réparé la violation de la Convention dont il se plaint devant elle (voir, par exemple, Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 44, CEDH 1999 VI, Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, §§ 180-181, CEDH 2006-V, et Delle Cave et Corrado c. Italie, no 14626/03, § 26, CEDH 2007-VI). S’agissant en particulier d’une violation de l’article 6 § 1 du fait de la durée d’une procédure pénale, une atténuation de la peine constitue à cet égard une réparation appropriée dès lors qu’elle est mesurable et substantielle (voir Beck c. Norvège, no 26390/95, § 27, 26 juin 2001, et Beheyt c. Belgique (déc.), no 41881/02, 9 octobre 2007).

73.  En l’espèce, dans son arrêt du 7 septembre 2000, la cour d’appel de Bruxelles a jugé fondé le moyen des requérants tiré d’une violation de l’article 6 § 1 à raison de la durée de la procédure, constatant à cet égard « un certain dépassement du délai raisonnable, qui [n’était] pas dû au fait des prévenus, dès lors que l’instruction [avait] stagné pendant de longs mois parce que quatre juges d’instruction s’y [étaient] succédés et qu’il [avait] fallu près de deux ans pour rédiger le réquisitoire ». Elle a ensuite considéré qu’il y avait lieu, en application de l’article 21ter du titre préliminaire du code de procédure pénale (paragraphe 36 ci-dessus), de tenir compte de ce dépassement dans le cadre de la fixation de la peine, et décidé en conséquence d’assortir de sursis partiel les peines d’emprisonnement prononcées contre les requérants. Le premier requérant fut ainsi condamné à une peine de cinq ans d’emprisonnement, assortie d’un sursis pour la partie de la peine d’emprisonnement principale excédant quatre ans, ainsi qu’à une amende de 500 000 francs belges (environ 12 395 EUR), et le second, à trois ans d’emprisonnement, assortis d’un sursis pour la partie de la peine principale excédant deux ans, ainsi qu’à une amende de 300 000 francs belges (environ 7 437 EUR).

Certes, comme le soulignent les requérants, les peines prononcées demeurent sévères. Cela s’explique toutefois par le fait que la cour d’appel a jugé qu’« une peine très sévère et ferme s’impos[ait] en soi, en raison de la gravité des faits et de leur très grand nombre, de la durée de la période infractionnelle, de l’importance des sommes détournées (...) et des répercussions du comportement délictueux (...) dans le domaine économique et social ». Par ailleurs, il n’en reste pas moins que les requérants ont bénéficié de la suspension de l’exécution d’une proportion non négligeable des peines privatives de liberté prononcées contre eux. Dans ces conditions, la Cour estime que l’atténuation des peines prononcées est non seulement mesurable mais aussi suffisante pour pouvoir être qualifiée de « substantielle ».

74.  En conséquence, la Cour voit dans l’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles du 7 septembre 2000 non seulement une reconnaissance de la violation du droit des requérants à ce que leur cause soit entendue dans un « délai raisonnable » mais aussi une réparation appropriée de cette violation. Ces deux éléments étant réunis, la Cour conclut dans les circonstances de la cause que les requérants ne peuvent se dire victimes, au sens de l’article 34 de la Convention, d’une violation de ce droit s’agissant de la phase de la procédure antérieure au 7 septembre 2000.

75.  Il reste à déterminer si la durée de la phase de la procédure postérieure à cette dernière date est compatible avec les exigences de l’article 6 § 1 de la Convention.

76.  La procédure s’étant achevée, comme le souligne le Gouvernement, avec l’arrêt de la Cour de cassation du 14 juin 2006, la période à considérer a duré cinq ans, neuf mois et une semaine, pour trois instances.

77.  La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes (voir, parmi beaucoup d’autres, Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, § 67, CEDH 1999-II).

Les requérants n’imputant aucun retard spécifique aux autorités judiciaires s’agissant de cette phase de la procédure, vu aussi la relative rapidité de celle-ci eu égard au nombre d’instances qui se sont succédées et considérant la particulière complexité de l’affaire, dans le cadre de laquelle les juridictions ont dû examiner de difficiles questions de droit communautaire, la Cour estime que ce volet du grief tiré de la durée de la procédure est manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention.

78.  Il résulte de ce qui précède que le grief tiré de la durée de la procédure judiciaire est irrecevable et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6 § 1 ET 14 DE LA CONVENTION COMBINÉS

79.  Le premier requérant (requête no 38353/07) soutient que l’arrêt du Conseil d’Etat du 21 février 2007 dans la procédure G/A 94.649/VI-15.635 constitue une décision à caractère discriminatoire dès lors qu’elle fait dépendre de la nationalité des parties à la procédure l’application d’une disposition légale (l’article 3 de l’arrêté royal no 143) à un litige. Il invoque, combiné avec l’article 6 § 1 de la Convention, l’article 14 de la Convention, aux termes duquel :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

80.  La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 35 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes, et que cette condition n’est pas remplie lorsqu’un recours a été déclaré irrecevable en raison du non-respect de formalités prescrites par le droit interne. Il en va notamment ainsi lorsqu’un grief dont un requérant entend saisir la Cour a été rejeté par le juge interne au motif qu’il n’avait pas été formulé dans les délais prescrits (voir, parmi de nombreuses autres affaires, Ben Salah Adraqui c. Espagne (déc.), no 45023/98, 27 avril 2000). Or, en l’espèce, si un moyen relatif à l’égalité devant la loi et à la prohibition de la discrimination a été soulevé devant le Conseil d’Etat, la haute juridiction l’a rejeté pour tardiveté (paragraphe 30 ci-dessus). En conséquence, cette partie de la requête doit en tout état de cause être rejetée en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.  Décide de joindre les requêtes nos 3989/07 et 38353/07 ;

2.  Déclare les requêtes recevables quant aux griefs tirés de l’article 6 § 1 et relatifs au droit à un procès équitable, et irrecevables pour le surplus ;

3.  Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 20 septembre 2011, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

 Stanley Naismith Danuté Jočiené
 Greffier Présidente

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CEDH, Cour (deuxième section), AFFAIRE ULLENS DE SCHOOTEN ET REZABEK c. BELGIQUE, 20 septembre 2011, 3989/07;38353/07