CEDH, Cour (cinquième section), KROMBACH c. FRANCE, 20 février 2018, 67521/14

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Chronologie de l’affaire

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Par césar Ghrénassia Et Robin Binsard · Dalloz · 3 juin 2020

Sabrina Lavric · Dalloz Etudiants · 16 mai 2018
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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Cinquième Section), 20 févr. 2018, n° 67521/14
Numéro(s) : 67521/14
Type de document : Recevabilité
Date d’introduction : 14 octobre 2014
Organisation mentionnée :
  • Cour de justice de l'Union européenne
Niveau d’importance : Importance faible
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusion : Irrecevable
Identifiant HUDOC : 001-182045
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2018:0220DEC006752114
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Sur les parties

Texte intégral

CINQUIÈME SECTION

DÉCISION

Requête no 67521/14
Dieter KROMBACH
contre la France

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant le 20 février 2018 en une chambre composée de :

Angelika Nußberger, présidente,
Erik Møse,
Ganna Yudkivska,
André Potocki,
Síofra O’Leary,
Mārtiņš Mits,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer, juges,

et de Milan Blaško, greffier adjoint de section,

Vu la requête susmentionnée introduite le 9 octobre 2014,

Vu la décision du 10 mai 2016, par laquelle la Cour a communiqué le grief concernant l’article 4 du Protocole no 7 au gouvernement français (« le Gouvernement ») et a déclaré la requête irrecevable pour le surplus,

Vu les observations soumises par le Gouvernement et celles présentées en réponse par le requérant, ainsi que les observations des gouvernements allemand et belge et de M. André Bamberski, tiers intervenants,

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

EN FAIT

1.  Le requérant, M. Dieter Krombach, est un ressortissant allemand né en 1935. Selon les informations dont dispose la Cour, il est détenu à Paris. Il est représenté devant la Cour par Me Yves Levano, avocat à Paris. Le Gouvernement est représenté par son agent, M. François Alabrune, Directeur des Affaires juridiques du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.

A.  Les circonstances de l’espèce

2.  L’espèce s’inscrit dans le contexte d’une affaire qui avait fait l’objet d’une couverture médiatique importante en France, et qui a débuté en 1982 avec le décès, à l’âge de quinze ans, de la fille de l’épouse du requérant, Kalinka Bamberski, alors qu’elle se trouvait chez lui en Allemagne.

3.  Une enquête contre X fut ouverte par la police allemande concernant les circonstances de ce décès. Le parquet de Kempten prit une décision de classement sans suite le 17 août 1982 pour manque d’indices suffisants, en application de l’article 170 § 2 du code de procédure pénale (Entscheidung  das Verfahren einzustellen). Accédant à une demande du père de Kalinka Bamberski, André Bamberski, il requit cependant une expertise médicale additionnelle mais, le 14 juin 1983, le procureur près le tribunal régional de Kempten prit une deuxième décision de classement sans suite. Le 17 octobre 1983, André Bamberski déposa une plainte nommément dirigée contre le requérant, qu’il soupçonnait d’avoir violé puis assassiné sa fille. Le 2 novembre 1983, le parquet du tribunal régional de Kempten prit, pour la troisième fois, une décision de classement sans suite, en se référant aux conclusions des diverses expertises effectuées dans le cadre de l’enquête précédente. Cette décision fut confirmée par le procureur général près la cour d’appel de Munich le 30 janvier 1984, au motif que les enquêtes n’apportaient pas d’éléments suffisants susceptibles de justifier l’exercice de l’action publique. Le 15 mars 1984, à la suite d’une pétition adressée au parlement régional bavarois, la procédure d’enquête fut ouverte pour la quatrième fois et, le 15 avril 1984, le procureur général près la cour d’appel chargea le parquet de Kempten d’effectuer d’autres vérifications. Ce dernier prit une quatrième décision de classement de l’affaire, retenant qu’il était improbable, au vu des éléments de preuve existants, qu’une inculpation conduise ensuite à une condamnation. Cette décision fut confirmée le 9 mai 1986 par le procureur général près la cour d’appel de Munich. Par un jugement daté du 9 septembre 1987, la première chambre pénale de cette juridiction déclara irrecevable le recours formé par André Bamberski contre la décision du 9 mai 1986 (voir Krombach c. France, no 29731/96, §§ 12‑22, CEDH 2001 II).

4.  Kalinka Bamberski étant française, une procédure pénale avait également été ouverte contre le requérant en France sur plainte de son père, et, le 9 mars 1995, la cour d’assises de Paris condamna le requérant par contumace à quinze ans de réclusion pour violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner (voir Krombach, précité, §§ 23-49). Dans son arrêt Krombach (références précitées), la Cour jugea que cette condamnation était intervenue en violation des articles 6 de la Convention et 2 du Protocole no 7 parce que le refus du requérant de se constituer prisonnier en exécution de l’ordonnance de prise de corps avait été sanctionné par l’interdiction d’être représenté et défendu par ses avocats devant le juge du fond, et parce qu’il n’avait pas eu la possibilité de se pourvoir en cassation contre l’arrêt de condamnation, le pourvoi en cassation n’étant pas ouvert au contumax. Par un arrêt du 10 décembre 2008, la chambre criminelle de la Cour de cassation cassa et annula dans l’intérêt de la loi l’arrêt du 9 mars 1995.

5.  Le requérant est resté en Allemagne, libre, jusqu’à ce qu’André Bamberski organise son enlèvement et son transport en France en octobre 2009.

6.  Le 18 octobre 2009, le requérant fut déposé, ligoté, bâillonné et blessé, à Mulhouse où il fut arrêté (il était toujours sous le coup de l’ordonnance de prise de corps) et placé en détention provisoire par une ordonnance du 21 octobre 2009. Cette ordonnance fut confirmée par un arrêt de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris du 10 novembre 2009. La Cour de cassation rejeta le pourvoi formé par le requérant par un arrêt du 3 mars 2010.

7.  Le 22 octobre 2011, la cour d’assises de Paris déclara le requérant coupable d’avoir volontairement commis des violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner, de Kalinka Bamberski, mineure de quinze ans, par personne ayant autorité. Elle le condamna à la peine de quinze années de réclusion criminelle. Le 20 décembre 2012, statuant en appel, la cour d’assises du Val de Marne confirma la déclaration de culpabilité et la peine.

8.  Le requérant se pourvut en cassation. Développant sept moyens, il soutenait en particulier qu’en rejetant ses conclusions tendant à la constatation de l’extinction de l’action publique, la juridiction d’appel avait méconnu l’article 6 de le la Convention, et dénonçait une violation de cette disposition ainsi que de l’article 5 de la Convention à raison des conditions de son arrestation en France. La chambre criminelle de la Cour de cassation rejeta le pourvoi par un arrêt du 2 avril 2014.

9.  Sur le premier point, la chambre criminelle souligna qu’un étranger ayant commis hors du territoire français un crime ou un délit puni d’emprisonnement contre une victime de nationalité française ne pouvait échapper à toute poursuite en France que s’il justifiait avoir été définitivement jugé à l’étranger pour les mêmes faits. Or, selon la chambre criminelle, d’une part la décision prise par une juridiction étrangère ne pouvait être regardée comme un jugement définitif que si, à la date où elle a été rendue, l’action publique avait été engagée. D’autre part, le classement sans suite par le ministère public près une juridiction étrangère, confirmée par cette juridiction, disant n’y avoir lieu à l’exercice de l’action publique sauf survenance de faits nouveaux, n’avait pas valeur de jugement définitif.

10.  Sur le second point, la chambre criminelle indiqua que l’exercice de l’action publique et l’application de la loi pénale à l’égard d’une personne se trouvant à l’étranger n’étaient pas subordonnés à son retour volontaire en France, à la mise en œuvre d’une procédure d’extradition ou à l’exécution d’un mandat d’arrêt européen, et que les conditions dans lesquelles cette personne avait été enlevée, transportée sur le territoire national et livrée à la justice n’apparaissaient pas imputables, directement ou indirectement, aux autorités françaises. Elle ajouta qu’ayant fait l’objet d’un mandat d’arrêt, le requérant avait pu bénéficier de l’assistance d’un avocat, être immédiatement présenté au juge des libertés et de la détention, auquel il a fait valoir ses moyens de défense, puis avait été mis en mesure d’exercer l’ensemble de ses droits à chaque étape de la procédure.

11.  Le 5 décembre 2016, le tribunal d’application des peines de Melun ordonna la suspension pour raisons médicales de la peine que purge le requérant en France (article 720-1-1 du code de procédure pénale). Le parquet fit toutefois appel devant la cour d’appel de Paris qui, après avoir ordonné une nouvelle expertise, infirma le jugement du 5 décembre 2016 par un arrêt du 26 octobre 2017. Les parties n’ont pas informé la Cour des suites de cette procédure.

12.  André Bamberski et les deux personnes qu’il avait commanditées pour l’enlèvement du requérant avaient été poursuivis pour ces faits et pour les violences infligées au requérant à cette occasion. Le requérant s’était constitué partie civile dans cette procédure. Le 18 juin 2014, le tribunal correctionnel de Mulhouse déclara les deux personnes commanditées par André Bamberski coupables d’enlèvement. Il parvint à la même conclusion quant à ce dernier, bien qu’il n’eut pas participé physiquement à l’enlèvement et au transport en France du requérant, jugeant qu’il avait agi dans le cadre d’une coaction avec les deux autres. Le tribunal déclara également les deux personnes commanditées par André Bamberski coupables de violences volontaires. Il relaxa en revanche André Bamberski, qui était poursuivi pour complicité de violences volontaires, au motif qu’ « il n’[était] pas établi qu’il a[vait] donné des instructions pour que [le requérant] soit frappé pendant son transport ». Il condamna André Bamberski à un an d’emprisonnement avec sursis, et les deux autres à un an ferme. Le tribunal déclara par ailleurs les trois protagonistes responsables chacun pour un tiers du préjudice causé au requérant et ordonna une expertise médicale de celui-ci pour évaluer son préjudice.

13.  Les parties ne fournissent pas d’information sur la suite de la procédure. En particulier, elles n’indiquent pas si les auteurs des violences ont interjeté appel de leur condamnation.

14.  Cela étant, il apparaît qu’André Bamberski a interjeté appel du jugement du 18 juin 2014 sur son volet civil et que, le 8 janvier 2015, la cour d’appel de Colmar a réformé ce jugement en ce qu’il le déclarait responsable à part égale des deux autres protagonistes alors qu’il n’avait été reconnu coupable que de l’enlèvement. Il semble que la procédure est toujours pendante quant à son volet civil.

B.  Le rapport explicatif du Protocole no 7 à la Convention

15.  Le rapport explicatif du Protocole 7 (STE 117, 22 novembre 1984) indique que les mots « par les juridictions du même État » limitent l’application de l’article 4 au plan national. Il ajoute que plusieurs autres conventions du Conseil de l’Europe, telles que la Convention européenne sur l’extradition (1957), la Convention européenne sur la valeur internationale des jugements répressifs (1970) et la Convention européenne sur la transmission des procédures répressives (1972), règlent l’application de ce principe au plan international.

C.  Droit de l’Union européenne et droit international

1.  Droit de l’Union européenne

16.  L’article 54 de la convention d’application de l’accord de Schengen[1] du 14 juin 1985 pose le principe suivant :

« Une personne qui a été définitivement jugée par une partie contractante ne peut, pour les mêmes faits, être poursuivie par une autre partie Contractante, à condition que, en cas de condamnation, la sanction ait été subie ou soit actuellement en cours d’exécution ou ne puisse plus être exécutée selon les lois de la partie contractante de condamnation. »

17.  Aux termes de l’article 50 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne[2] :

« Nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné dans l’Union par un jugement pénal définitif conformément à la loi ».

18.  Les « explications relatives à la charte des droits fondamentaux » (Journal officiel de l’Union européenne, 14.12.2007, no C 303. [s.l.]. ISSN 1725-2431, p. 17-35) soulignent ce qui suit :

« (...) La règle « non bis in idem » s’applique dans le droit de l’Union (voir, parmi une importante jurisprudence, l’arrêt du 5 mai 1966, Gutmann c/Commission, aff. 18/65 et 35/65, rec. 1966, p. 150 et, pour une affaire récente, arrêt du Tribunal du 20 avril 1999, aff. jointes T-305/94 et autres, Limburgse Vinyl Maatschappij NV c/Commission, rec. 1999, p. II-931). Il est précisé que la règle du non-cumul vise le cumul de deux sanctions de même nature, en l’espèce pénales.

Conformément à l’article 50, la règle « non bis in idem » ne s’applique pas seulement à l’intérieur de la juridiction d’un même État, mais aussi entre les juridictions de plusieurs États membres. Cela correspond à l’acquis du droit de l’Union ; voir les articles 54 à 58 de la Convention d’application de l’accord de Schengen et l’arrêt de la Cour de justice du 11 février 2003 dans l’affaire C-187/01 Gözütok (rec. 2003, p. I-1345), l’article 7 de la Convention relative à la protection des intérêts financiers de la Communauté et l’article 10 de la Convention relative à la lutte contre la corruption. Les exceptions très limitées par lesquelles ces conventions permettent aux États membres de déroger à la règle « non bis in idem » sont couvertes par la clause horizontale de l’article 52, paragraphe 1, sur les limitations. En ce qui concerne les situations visées par l’article 4 du Protocole no 7, à savoir l’application du principe à l’intérieur d’un même État membre, le droit garanti a le même sens et la même portée que le droit correspondant de la CEDH. »

2.  Le pacte international relatif aux droits civils et politiques et autres textes internationaux

19.  L’article 14 § 7 du pacte international relatif aux droits civils et politiques est ainsi libellé :

« Nul ne peut être poursuivi ou puni en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné par un jugement définitif conformément à la loi et à la procédure pénale de chaque pays ».

20.  En l’état de la jurisprudence du comité des droits de l’homme, le principe ne bis in idem ainsi énoncé ne fait pas obstacle à des poursuites dans un État partie à l’encontre d’une personne antérieurement définitivement acquittée ou condamnée pour les mêmes faits par les juridictions d’un autre État partie (voir, notamment, AP c. Italie, communication no 2074/1986, U.N. Doc. CCPR/31/D/204/1986 (1987) et A.R.J. c. Australie, communication no 692/1996, U.N. Doc. CCPR/C/60/D/692/1996 (1997)). Par ailleurs, le comité a indiqué dans son observation générale no 32 (CCPR/C/GC/32, 23 août 2007, § 57) que l’article 14 du Pacte « n’oblige pas à respecter le principe ne bis in idem à l’égard des juridictions nationales de deux États ou plus », tout en précisant que cela ne devait pas dispenser les États de chercher, par la conclusion de conventions internationales, à éviter qu’une personne ne soit jugée de nouveau pour la même infraction pénale.

21.  La convention interaméricaine relative aux droits de l’homme, les directives et principes sur le droit à un procès équitable et à l’assistance judiciaire en Afrique établis par la commission africaine des droits de l’homme et des peuples et la charte arabe des droits de l’homme contiennent également des dispositions relatives au principe ne bis in idem. Il n’y a pas d’indication quant à leur portée transnationale on non.

22.  La convention européenne d’extradition de 13 décembre 1957 (ratifiée par la France et l’Allemagne) et la convention européenne sur la valeur internationale des jugements répressifs du 28 mai 1970 (que ni la France ni l’Allemagne n’ont ratifiée) contiennent des clauses spécifiques relatives au principe ne bis in idem, qui ne s’appliquent que sur une base bilatérale, entre les États ayant ratifié ces conventions.

GRIEF

23.  Invoquant l’article 4 du Protocole no 7 de la Convention, le requérant se plaint d’une violation de son droit de ne pas être jugé deux fois pour les mêmes faits.

EN DROIT

24.  Le requérant dénonce une violation de son droit de ne pas être jugé deux fois pour les mêmes faits résultant de ce que sa condamnation en France est intervenue alors qu’il bénéficiait d’une « décision de non-lieu » prise par le parquet de Kempten en Allemagne. Il invoque l’article 4 du Protocole no 7, aux termes duquel :

« 1.  Nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement par les juridictions du même État en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné par un jugement définitif conformément à la loi et à la procédure pénale de cet État.

2.  Les dispositions du paragraphe précédent n’empêchent pas la réouverture du procès, conformément à la loi et à la procédure pénale de l’État concerné, si des faits nouveaux ou nouvellement révélés ou un vice fondamental dans la procédure précédente sont de nature à affecter le jugement intervenu.

3.  Aucune dérogation n’est autorisée au présent article au titre de l’article 15 de la Convention. »

EN DROIT

A.  Les arguments des parties

1.  Le Gouvernement

25.  Le Gouvernement rappelle que la Cour a jugé que l’article 4 du Protocole no 7 ne garantit pas le principe ne bis in idem à l’égard de poursuites et de condamnations dans différents États. Il renvoie en particulier à l’affaire Moreno Benavides c. Belgique (déc.) (no 70429/10, 10 novembre 2015), dans laquelle le requérant se plaignait d’une double condamnation, en Espagne et en Belgique. Il souligne que les termes de cette disposition sont dépourvus d’ambiguïté à cet égard, et que le rapport explicatif du 21 novembre 1984 relatif à cette disposition précise que les mots « par les juridictions du même État » limitent son application au plan national. Selon lui le fait qu’il s’agit en l’espèce de deux États membres de l’Union européenne n’y change rien. Il souligne à cet égard qu’élargir l’applicabilité d’une disposition de la Convention ou d’un de ses Protocoles compte tenu du droit de l’Union européenne aurait des conséquences préjudiciables à la cohérence du système conventionnel. Il ajoute que la Cour n’est pas compétente pour interpréter le droit de l’Union européenne et que ce droit ne saurait être utilisé pour modifier le sens et la portée explicites d’une disposition de la Convention ou d’un de ses Protocoles. Le Gouvernement en déduit que l’article 4 du Protocole no 7 n’est pas applicable en l’espèce et que le grief est irrecevable comme étant incompatible ratione materiae avec la Convention.

26.  À titre subsidiaire, le Gouvernement soutient que le grief est manifestement mal fondé parce que le requérant n’a pas bénéficié d’un acquittement en Allemagne, l’abandon de poursuites pénales par un procureur n’équivalant pas à un acquittement. Il renvoie notamment aux affaires Smirnova et Smirnova c. Russie (déc.) (nos 46133/99 et 48183/99, 3 décembre 2002), Harutyunyan c. Arménie (déc.), no 34334/04, 7 décembre 2006, et Marguš c. Croatie [GC] (no 4455/10, CEDH 2014 (extraits)). Or en l’espèce, souligne-t-il, la décision de la première chambre pénale de la cour d’appel de Munich du 9 septembre 1987, qui n’est pas un jugement et qui se borne à confirmer un classement sans suite, est intervenue avant tout engagement de l’action publique : en application de l’article 174 alinéa 2 du code de procédure pénale allemand, elle ne fait pas obstacle au renvoi du mis en cause devant la juridiction du jugement en cas de nouveaux éléments de faits ou de preuves. Il ajoute qu’au vu de son contenu, cette décision ne peut s’analyser en un acquittement, la première chambre pénale de la cour d’appel de Munich ayant procédé à un contrôle purement formel de la valeur intrinsèque de la requête, sans apprécier, sur le fond de l’affaire, des charges éventuellement susceptibles de justifier l’engament de poursuites. Le Gouvernement observe par ailleurs qu’en 1994, dans le but de faire obstacle à des poursuites en France, le requérant avait lui-même plaidé que cette décision ne faisait pas obstacle à ce qu’il soit poursuivi en Allemagne. Il constate aussi que telle était l’approche des juridictions allemandes, eu égard notamment aux motifs de l’ordonnance du parquet de la cour d’appel de Munich du 7 avril 2005 rejetant l’exécution du mandat d’arrêt européen émis par la France, ainsi que du ministre fédéral de la Justice allemand (il se réfère à cet égard aux termes d’une correspondance du 9 février 2009 adressée au ministère fédéral autrichien de la Justice relative à ce mandat).

2.  Le requérant

27.  Le requérant réplique que la décision de la première chambre pénale de la cour d’appel de Munich du 9 septembre 1987 est un « jugement définitif ».

28.  Il souligne tout d’abord à cet égard qu’il s’agit d’une décision judiciaire de non-lieu, le code de procédure pénale allemand faisant obstacle à de nouvelles poursuites en l’absence de nouveaux faits ou de nouveaux moyens de preuves, dans le cadre de laquelle des magistrats du siège se sont livrés à un examen détaillé du fond de l’affaire et ont donc porté une appréciation sur le bien-fondé de l’accusation.

29.  Il souligne ensuite qu’il résulte d’un arrêt de la Cour de Justice de l’Union européenne que « l’article 54 de la convention d’application de l’accord de Schengen, du 14 juin 1985 (...) doit être interprété en ce sens qu’une ordonnance de non-lieu à renvoi devant une juridiction de jugement qui fait obstacle, dans l’État contractant où cette ordonnance a été rendue, à de nouvelles poursuites pour les mêmes faits contre la personne ayant bénéficié de cette ordonnance, à moins qu’il ne survienne de nouvelles charges contre cette personne, doit être considérée comme une décision portant jugement définitif, au sens de cet article, faisant ainsi obstacle à de nouvelles poursuites contre la même personne pour les mêmes faits dans un autre État contractant » (CJUE, arrêt du 5 juin 2014, M., C-398/12, EU:C:2014:1057). Selon lui, la Cour de Justice de l’Union européenne affirme ainsi les principes suivants : l’appréciation du caractère définitif de la décision pénale en cause doit être faite sur la base du droit de l’État membre ayant rendu celle-ci ; dès lors qu’une décision de non-lieu subordonnant la reprise de la procédure ou la mise en œuvre d’une nouvelle procédure, à l’existence de charges nouvelles, est passée en force de chose jugée, l’action publique doit être considérée comme éteinte ; toute nouvelle procédure, fondée sur une telle possibilité de réouverture, contre la même personne et pour les mêmes faits, ne peut être engagée que dans l’État contractant sur le territoire duquel cette ordonnance a été rendue.

30.  Le requérant en déduit qu’il bénéficie d’un jugement définitif faisant obstacle à toute poursuite à raison des mêmes faits, non seulement en Allemagne, mais aussi dans tous les autres États parties aux accords de Schengen.

B.  Les observations des tiers intervenants

1.  Le gouvernement allemand

31.  Le gouvernement allemand indique que, parallèlement à la demande de suspension de sa peine pour raisons médicales présentée aux autorités françaises, le requérant a sollicité son transfèrement en Allemagne, et que le Ministère fédéral de la justice est en train d’examiner la question de la prise en charge en Allemagne du suivi de la suspension de sa peine ou de l’exécution de celle-ci. Il précise que le Ministère bavarois de la justice a saisi le Ministère français de la justice sur le fondement de la convention sur le transfèrement des personnes condamnées, et que l’ambassade de la République fédérale d’Allemagne a demandé au gouvernement français d’examiner la possibilité de suspendre ou réduire la peine du requérant eu égard de son mauvais état de santé.

2.  Le gouvernement belge

32.  Le gouvernement belge rappelle la jurisprudence de la Cour selon laquelle l’article 4 du Protocole no 7 ne garantit pas le principe ne bis in idem à l’égard de poursuites et de condamnations dans différents États. Il estime qu’il en va ainsi même s’il s’agit de membres de l’Union européenne, soulignant en particulier que l’article 52 § 3 de la charte des droits fondamentaux établit que « dans la mesure où la charte contient des droits correspondant à des droits garantis par la Convention, leur sens et leur portée sont les mêmes que ceux que leur confère ladite Convention ». Le gouvernement belge observe ensuite que le requérant a bénéficié en Allemagne de décisions de classement sans suite prises par le ministère public. Or, souligne-t-il, de telles décisions n’éteignent pas l’action publique en vertu du droit allemand, de sorte qu’elles n’ont pas le caractère de jugement définitif. Le jugement de la cour d’appel allemande ne pouvant s’analyser en un acquittement éteignant l’action publique au sens de l’article 4 du Protocole no 7, il en déduit que la condamnation du requérant par les juridictions françaises n’enfreint pas cette disposition.

3.  M. André Bamberski

33.  M. Bamberski constate que le requérant n’a pas été acquitté ou condamné par un jugement définitif en Allemagne puis puni dans ce même pays. Il en déduit que l’article 4 du Protocole no 7 ne s’applique pas en l’espèce. Il insiste en particulier sur le fait que l’acte de la première chambre pénale de la cour d’appel de Munich du 9 septembre 1987 n’est pas un jugement mais une simple décision confirmant le classement sans suite ordonné par le parquet.

C.  L’appréciation de la Cour

34.  La Cour observe que la thèse du requérant revient à dire qu’il faut interpréter l’article 4 du Protocole no 7 comme prohibant qu’une personne acquittée ou condamnée par un jugement définitif conformément à la loi et à la procédure d’un État partie soit ensuite poursuivie ou punie pénalement à raison de la même infraction non seulement par les juridictions de cet État mais aussi par les juridictions de tout autre État partie à la Convention.

35.  Renvoyant aux principes relatifs à l’interprétation de la Convention et de ses Protocoles tels qu’ils se trouvent énoncés dans l’arrêt Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC] notamment (no 18030/11, §§ 118-125, CEDH 2016), la Cour constate que cette thèse se heurte aux termes mêmes de l’article 4 du Protocole no 7, qui renvoient expressément au « même État » partie à la Convention plutôt qu’à tout État partie à la Convention. Elle observe ensuite que le rapport explicatif de ce Protocole indique explicitement que les mots « par les juridictions du même État » limitent l’application de cette disposition au plan national (paragraphe 15 ci-dessus).

36.  La Cour a ainsi jugé avec constance que l’article 4 du Protocole no 7 ne visait que les « juridictions du même État » et ne faisait donc pas obstacle à ce qu’une personne soit poursuivie ou punie pénalement par les juridictions d’un État partie à la Convention en raison d’une infraction pour laquelle elle avait été acquittée ou condamnée par un jugement définitif dans un autre État partie (voir, par exemple, l’arrêt Trabelsi c. Belgique (no 140/10, § 164, CEDH 2014 (extraits)), et les décisions Ipsilanti c. Grèce (no 56599/00, 29 mars 2001), Amrollahi c. Danemark (no 56811/00, 28 juin 2001), Da Luz Domingues Ferreira c. Belgique (no 50049/99, 6 juillet 2006), Böheim c. Italie (no 35666/05, 22 mai 2007), Sarria c. Pologne (no 45618/09, 18 décembre 2012) et Moreno Benavides (précitée)).

37.   La Cour observe que le comité des droits de l’homme interprète similairement l’article 14 § 2 du pacte international relatif aux droits civils et politiques, selon lequel « nul ne peut être poursuivi ou puni en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné par un jugement définitif conformément à la loi et à la procédure pénale de chaque pays » (paragraphes 19-20 ci-dessus).

38.  La Cour estime par ailleurs que la circonstance que la France et l’Allemagne sont membres de l’Union Européenne et que le droit de l’Union européenne donne au principe ne bis in idem une dimension trans-étatique à l’échelle de l’Union européenne (paragraphes 16-18 ci-dessus) est sans incidence sur la question de l’applicabilité de l’article 4 du Protocole no 7 en l’espèce.

39.  La Cour rappelle à cet égard qu’elle n’est pas compétente pour appliquer les règles de l’Union européenne ou pour en examiner les violations alléguées, sauf si et dans la mesure où ces violations pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention. D’une manière plus générale, il appartient au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne, si nécessaire en conformité avec le droit de l’Union européenne, le rôle de la Cour se bornant à déterminer si les effets de leurs décisions sont compatibles avec la Convention (voir, notamment, Jeunesse c. Pays-Bas [GC], no 12738/10, § 110, 3 octobre 2014). Il ne revient donc pas à la Cour en l’espèce de porter un jugement sur la question de savoir si les poursuites dont le requérant a été l’objet en France et sa condamnation subséquente ont contrevenu au droit de l’Union européenne. Elle souligne ensuite que la Convention ne fait pas obstacle à ce que les États parties accordent aux droits et libertés qu’elle garantit une protection juridique plus étendue que celle qu’elle met en œuvre, que ce soit par le biais du droit interne, d’autres traités internationaux ou du droit de l’Union européenne. Comme elle a déjà eu l’occasion de le souligner, par son système de garantie collective des droits qu’elle consacre, la Convention vient renforcer, conformément au principe de subsidiarité, la protection qui en est offerte au niveau national, sans jamais lui imposer de limites (article 53 de la Convention) (voir, par exemple, Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, § 28, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I, et Chamaïev et autres c. Géorgie et Russie, no 36378/02, § 500, CEDH 2005‑III).

40.  Ainsi, la Cour retient que, comme cela ressort des termes de cette disposition, l’article 4 du Protocole no 7 ne fait pas obstacle à ce qu’une personne soit poursuivie ou punie pénalement par les juridictions d’un État partie à la Convention en raison d’une infraction pour laquelle elle avait été acquittée ou condamnée par un jugement définitif dans un autre État partie.

41.  En résumé, les poursuites à l’encontre du requérant ayant été conduites par les juridictions de deux États différents, à savoir l’Allemagne et la France, l’article 4 du Protocole no 7 ne trouve pas à s’appliquer.

42.  Soulignant de plus que ce constat la dispense de rechercher si, comme le prétend le requérant, la décision de classement sans suite dont il a bénéficié en Allemagne équivaut à un jugement définitif d’acquittement au sens de cette disposition – question sur laquelle le gouvernement allemand, tiers intervenant, ne s’est du reste pas prononcé –, la Cour déduit de ce qui précède que le grief tiré de l’article 4 du Protocole no 7 est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention, au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Il y a donc lieu d’accueillir l’exception du Gouvernement, et de rejeter ce grief comme étant irrecevable, en application de l’article 35 § 4 de la Convention.

Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,

Déclare le grief tiré de l’article 4 du Protocole no 7 irrecevable.

Fait en français puis communiqué par écrit le 29 mars 2018.

Milan BlaškoAngelika Nußberger
Greffier adjointPrésidente


[1].  Voir aussi la convention entre les États membres des communautés européennes relative à l’application du principe ne bis in idem, la convention relative à la protection des intérêts financiers des Communautés européennes (article 7) et la convention relative à la lutte contre la corruption impliquant des fonctionnaires des communautés européennes ou des fonctionnaires des États membres de l'Union européenne (article 10). 

[2].  La charte des droits fondamentaux a force juridique contraignante dans vingt-cinq États membres de l’union européenne, dont la France et l’Allemagne, depuis le 1er décembre 2009.

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Textes cités dans la décision

  1. Code de procédure pénale
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CEDH, Cour (cinquième section), KROMBACH c. FRANCE, 20 février 2018, 67521/14