CEDH, Cour (première section), AFFAIRE LUCÀ c. ITALIE, 27 février 2001, 33354/96

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Chronologie de l’affaire

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Cet article vise à présenter la position de la Cour européenne des droits de l'homme sur la question du droit de vote des prisonniers. Partant du constat de l'existence d'un climat quelque peu tendu avec le Royaume-Uni, cette étude présente les différentes étapes qu'a récemment connues la jurisprudence de la Cour en la matière en les mettant en perspective avec le principe de subsidiarité. Gérard Gonzalez est professeur à l'université Montpellier I – IDEDH (EA 3976) Au terme d'une analyse aussi subtile que complète de la réponse du juge britannique à la jurisprudence de la Cour …

 
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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Première Section), 27 févr. 2001, n° 33354/96
Numéro(s) : 33354/96
Publication : Recueil des arrêts et décisions 2001-II
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : Affaire Dorigo c. Italie, requête n° 33286/96, rapport de la Commission du 9 septembre 1998, non publié, § 43, et Résolution du Comité des Ministres DH (99) 258 du 15 avril 1999
Arrêt Coëme et autres c. Belgique [GC], nos 32492/96, 32547/96, 32548/96, 33209/96 et 33210/96, § 155, CEDH 2000-VII
Arrêt Doorson c. Pays-Bas du 26 mars 1996, Recueil 1996-II, p. 470, § 67
Arrêt Ferrantelli et Santangelo c. Italie du 7 août 1996, Recueil 1996-III, §§ 51 et 52
Arrêt Isgró c. Italie du 19 février 1991, série A n° 194-A, § 34
Arrêt Lüdi c. Suisse du 15 juin 1992, série A n° 238, § 47 et § 49
Arrêt Saïdi c. France du 20 septembre 1993, série A n° 261-C, §§ 43-44
Arrêt Unterpertinger c. Autriche du 24 novembre 1986, série A n° 110, §§ 31-33
Arrêt Van Mechelen et autres c. Pays-Bas du 23 avril 1997, Recueil 1997-III, p. 711, § 49, § 50, § 51, et p. 712, § 55
Arrêt Vidal c. Belgique du 22 avril 1992, série A n° 235-B, § 33
Arrêt Zimmermann et Steiner c. Suisse du 13 juillet 1983, série A n° 66, § 36
Organisation mentionnée :
  • Comité des Ministres
Niveau d’importance : Publiée au Recueil
Opinion(s) séparée(s) : Oui
Conclusions : Violation de l'article 6+6-3-d - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure pénale ; Article 6-1 - Procès équitable) (Article 6 - Droit à un procès équitable ; Article 6-3-d - Interrogation des témoins) ; Dommage matériel - demande rejetée ; Préjudice moral - réparation
Identifiant HUDOC : 001-100335
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2001:0227JUD003335496
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Sur les parties

Texte intégral

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE LUCÀ c. ITALIE

(Requête no 33354/96)

ARRÊT

STRASBOURG

27 février 2001

DÉFINITIF

27/05/2001


En l'affaire Lucà c. Italie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

MmesE. Palm, présidente,
W. Thomassen,
MM.B. Conforti,
Gaukur Jörundsson,
C. Bîrsan,
J. Casadevall,
B. Zupančič, juges,
et de M. M. O'Boyle, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 février 2001,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 33354/96) dirigée contre la République italienne et dont un ressortissant de cet Etat, M. Nicola Lucà (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 17 janvier 1994 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant est représenté par Me F. Macrí, avocat au barreau de Reggio de Calabre. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. U. Leanza, chef du service du contentieux diplomatique au ministère des Affaires étrangères, assisté de M. V. Esposito, coagent du Gouvernement près la Cour européenne des Droits de l'Homme.

3.  En invoquant l'article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention, le requérant allègue avoir été condamné sur la base des déclarations prononcées par une personne qu'il n'aurait jamais eu la possibilité d'interroger ou de faire interroger.

4.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11).

5.  La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.

6.  Par une décision du 9 mars 1999, la chambre a déclaré la requête recevable [Note du greffe : la décision de la Cour est disponible au greffe.].

7.  Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

8. Le requérant, né en 1955, est actuellement détenu à la prison de Cosenza.

9.  Le 25 octobre 1992, N. et C. furent arrêtés par les carabiniers de Roccella Jonica (Reggio de Calabre) et trouvés en possession de cocaïne.

10.  Les 25 et 26 octobre 1992, N. fut interrogé d'abord par les carabiniers, puis par le procureur de la République de Locri (Reggio de Calabre). Il déclara avoir reçu une partie des stupéfiants de C. pour sa consommation personnelle, tandis que le reste appartenait exclusivement à ce dernier. Il indiqua en outre que le jour de leur arrestation C. l'avait accompagné chez certaines personnes pour essayer d'acheter de la drogue. Après le repas du soir, ils se seraient rendus chez le requérant, qui se serait déclaré disposé à fournir 500 grammes de cocaïne. La livraison devait avoir lieu dans les jours suivants, car le requérant ne voulait pas accepter un paiement différé et ne pouvait pas quitter sa maison après 20 heures pour chercher la drogue.

11.  Lors de l'interrogatoire auprès des carabiniers, N. fut entendu à titre d'information sur l'affaire (persona che puó riferire circostanze utili ai fini delle indagini) et non en tant qu'accusé. Pour cette raison, il ne fut pas assisté par un avocat. Toutefois, le parquet de Locri estima ensuite que N. devait être considéré comme une « personne soupçonnée d'avoir commis une infraction » (« indagato »). Celui-ci fut donc interrogé en tant que tel par le procureur de la République.

12.  Par une ordonnance du 12 février 1993, le juge des investigations préliminaires de Locri renvoya le requérant, C. et deux autres personnes, MM. A. et T., en jugement devant le tribunal de Locri pour trafic de stupéfiants. A. était en outre accusé de détention illégale d'armes. Une procédure séparée pour détention de drogue fut ouverte contre N.

13.  A l'audience du 17 juillet 1993, N. fut appelé à témoigner en sa qualité de personne accusée dans une procédure connexe (imputato in procedimento connesso). Toutefois, il déclara se prévaloir du droit de garder le silence reconnu par l'article 210 du code de procédure pénale (ci-après « CPP »).

14.  Les avocats des accusés excipèrent de l'inconstitutionnalité de l'article 513 CPP pour incompatibilité avec les articles 3 et 24 de la Constitution italienne – qui garantissent respectivement l'égalité des citoyens devant la loi et le droit à la défense à tout stade de la procédure – ainsi qu'avec l'article 6 de la Convention. Ils observèrent notamment qu'aux termes de l'article 513 CPP, tel qu'interprété par la Cour constitutionnelle, lorsqu'une personne accusée dans une procédure connexe se prévalait du droit de garder le silence, le tribunal pouvait lire et utiliser toute déclaration faite par elle au procureur de la République ou au juge des investigations préliminaires au cours de l'instruction. L'accusé se trouvait alors privé de toute possibilité d'interroger ou de faire interroger ladite personne.

15.  Par une ordonnance du même jour, le tribunal rejeta l'exception d'inconstitutionnalité pour défaut manifeste de fondement et ordonna la lecture des procès-verbaux des déclarations faites par N. au procureur de la République. Le tribunal nota que le droit de garder le silence était prévu par la loi comme une garantie pour les accusés, qui ne pouvaient être obligés de faire des déclarations susceptibles de contribuer à leur propre incrimination. D'autre part, la possibilité de lire et d'utiliser les déclarations faites pendant les investigations préliminaires avait été établie par la Cour constitutionnelle elle-même dans son arrêt no 254 du 3 juin 1992.

16.  Par un jugement du 7 mars 1994, dont le texte fut déposé au greffe le 1er juin 1994, le tribunal de Locri condamna le requérant à une peine de huit ans et quatre mois d'emprisonnement et à 54 000 000 lires italiennes (environ 183 000 francs français) d'amende. C., A. et T. furent également condamnés à des peines comprises entre six et neuf ans d'emprisonnement.

17.  Le tribunal nota d'emblée que le principal moyen de preuve à la charge des accusés était les déclarations faites par N. au procureur de la République, celles faites aux carabiniers ne pouvant pas être utilisées conformément à l'article 513 CPP. Le tribunal observa de surcroît qu'eu égard à la personnalité de N. ainsi qu'à la spontanéité et à la précision de ses affirmations, celles-ci devaient être considérées comme crédibles. Quant à la position du requérant, le tribunal observa que N. avait reconnu la photo de celui-ci, avait décrit avec précision son habitation et le chemin suivi pour y accéder. En outre, le requérant, déjà condamné pour des infractions à la législation sur les stupéfiants, était sous contrôle judiciaire (sorveglianza speciale) ; il avait l'obligation de ne pas quitter son habitation après le coucher du soleil, ce qui aurait pu expliquer ses difficultés à sortir après 20 heures. De plus, la quantité de cocaïne retrouvée en possession de C. démontrait que ce dernier entretenait des contacts avec le milieu des trafiquants de drogue et faisait apparaître comme vraisemblables les circonstances dans lesquelles la visite au requérant s'était déroulée. Ce même élément confirmait que les négociations entamées étaient sérieuses.

18.  Le 13 juillet 1994, le requérant interjeta appel devant la cour d'appel de Reggio de Calabre. Il contesta notamment la fiabilité des déclarations de N. et le fait que celles-ci avaient été formulées au mépris du principe du contradictoire et sans la présence d'un juge ou des avocats des accusés.

19.  Par un arrêt du 7 novembre 1994, la cour d'appel de Reggio de Calabre reprit en substance les arguments développés dans l'ordonnance du 17 juillet 1993. Elle confirma, quant au requérant, le jugement de première instance et réduisit la peine infligée à A.

20.  Le 18 février 1995, le requérant et ses coïnculpés se pourvurent en cassation. T. invoqua notamment l'article 6 § 3 d) de la Convention et contesta la lecture des déclarations de N.

21.  Par un arrêt du 19 octobre 1995, dont le texte fut déposé au greffe le 3 novembre 1995, la Cour de cassation, estimant qu'en ce qui concerne l'infraction de trafic de stupéfiants la cour d'appel avait motivé sa décision de façon logique et correcte sur tous les points controversés, débouta le requérant et ses coïnculpés de leurs pourvois. Elle cassa la décision attaquée quant à la condamnation infligée à A. pour détention illégale d'armes et renvoya l'affaire à la cour d'appel de Catanzaro.

22.  La Cour de cassation observa notamment que l'article 6 § 3 d) de la Convention concernait « l'interrogatoire des témoins, qui (...) sont obligés de dire la vérité et non l'interrogatoire des accusés, qui ont la faculté de se défendre en gardant le silence ou bien même en mentant ». D'autre part, étant donné que l'interrogatoire des témoins devait être réglementé dans chaque Etat partie à la Convention par les dispositions nationales pertinentes, il était « évident que (...) face au refus de témoigner, les déclarations faites au procureur de la République (...) devaient être versées au dossier du juge ».

II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

A.  Régime juridique en vigueur à l'époque des faits

23.  La lecture des déclarations faites avant les débats par un accusé ou un coaccusé est régie par l'article 513 CPP.

24.  La version initiale de l'article 513 CPP prévoyait, au premier paragraphe, que les déclarations faites par l'inculpé avant les débats pouvaient être utilisées comme preuves par le juge du fond dans le cas où l'inculpé aurait été absent ou se serait refusé à les réitérer.

25.  Le deuxième paragraphe de l'article 513 visait en revanche les déclarations faites avant les débats par des personnes accusées dans des procédures connexes. Contrairement à l'hypothèse visée au premier paragraphe, le deuxième paragraphe ne permettait pas l'utilisation de pareilles déclarations par le juge du fond dans l'hypothèse où l'accusé aurait usé de sa faculté de garder le silence.

26.  Par l'arrêt no 254 de 1992, la Cour constitutionnelle déclara le deuxième paragraphe de l'article 513 inconstitutionnel dans la mesure où, comme il excluait la possibilité d'utiliser au fond les déclarations y visées en cas de silence de l'accusé dans une procédure connexe, il entraînait une disparité de traitement injustifiée par rapport aux déclarations visées au premier paragraphe. De cette manière, la Cour constitutionnelle permettait l'utilisation par le juge du fond des déclarations faites par un accusé dans une procédure connexe, indépendamment de la question de savoir si la personne contre laquelle elles étaient utilisées avait eu la possibilité d'en interroger ou d'en faire interroger l'auteur à un stade quelconque de la procédure. D'ailleurs, la Cour constitutionnelle ne fit aucune référence aux garanties d'équité de la procédure énoncées à l'article 6 de la Convention ni aux critères découlant de la jurisprudence de la Cour.

B.  Développements postérieurs à la condamnation définitive du requérant

27.  Par la loi no 267 du 7 août 1997 le parlement révisa l'article 513 en vue de le rendre conforme au principe du contradictoire. En substance, les déclarations faites par un coïnculpé ou par un accusé dans une procédure connexe ne pouvaient plus être utilisées contre une autre personne sans son consentement dans le cas où l'auteur des déclarations userait de sa faculté de garder le silence.

28.  Toutefois, par son arrêt no 361 du 2 novembre 1998 la Cour constitutionnelle déclara à nouveau l'article 513 inconstitutionnel, cette fois-ci dans son intégralité. Selon la Cour constitutionnelle, l'exclusion de la possibilité pour le juge du fond d'utiliser pareilles déclarations en cas de silence de l'auteur comportait le risque d'une perte de preuves pouvant aider le juge dans sa décision, risque subordonné à la seule volonté de l'auteur des déclarations.

29.  A la suite de ce dernier arrêt, par la loi de révision constitutionnelle no 2 du 23 novembre 1999 le parlement décida d'inscrire le principe du procès équitable dans la Constitution elle-même. L'article 111 de la Constitution, dans sa nouvelle formulation, se lit ainsi :

« 1.  La juridiction est exercée par le biais d'un procès équitable, régi par la loi.

2.  Chaque procès se déroule dans le respect des principes du contradictoire et de l'égalité des armes devant un juge tiers et impartial. La loi en garantit la durée raisonnable.

3.  Dans le cadre du procès pénal, la loi garantit que la personne accusée d'une infraction est, dans le plus bref délai, informée de manière confidentielle de la nature et des motifs de l'accusation portée contre elle ; qu'elle dispose du temps et des facilités nécessaires pour préparer sa défense ; qu'elle a la faculté, devant le juge, d'interroger ou de faire interroger toute personne faisant des déclarations à sa charge, d'obtenir la convocation et l'audition de toute personne à décharge dans les mêmes conditions que celles citées par l'accusation ainsi que le versement au dossier de tout autre élément de preuve en sa faveur ; qu'elle est assistée d'un interprète si elle ne comprend pas ou si elle ne parle pas la langue employée au procès.

4.  Le procès pénal est régi par le principe du contradictoire concernant l'examen des moyens de preuve. La culpabilité de l'accusé ne peut pas être prouvée sur la base de déclarations faites par une personne qui s'est toujours librement et volontairement soustraite à l'audition par l'accusé ou son défenseur.

5.  La loi réglemente les cas où un examen contradictoire des moyens de preuve n'a pas lieu, avec le consentement de l'accusé ou en raison d'une impossibilité objective dûment prouvée ou encore en raison d'un comportement illicite dûment prouvé. »

30.  Par la loi no 35 du 25 février 2000, le Parlement italien a précisé dans quelles limites l'article 111 révisé de la Constitution s'applique aux procès en cours. En particulier, dans certains cas les anciennes règles continuent de s'appliquer.

Par ailleurs, un projet de loi unifié devant mettre en œuvre la révision constitutionnelle a été adopté par le parlement le 14 février 2001. Entre autres, cette loi de mise en œuvre modifie l'article 513 CPP en ce sens que, si l'auteur de déclarations prononcées avant les débats use de sa faculté de ne pas répondre, en règle générale ses déclarations pourront être versées au dossier si les parties donnent leur accord. Cependant, au moins dans certains cas les anciennes règles continueront de s'appliquer aux procès en cours.

EN DROIT

I.  sur la violation ALLÉGUÉE de l'article 6 §§ 1 et 3 d) de la convention

31.  Le requérant se plaint du caractère inéquitable de la procédure pénale dont il a fait l'objet et allègue avoir été condamné sur la base des déclarations faites par N. au procureur de la République, sans avoir eu la possibilité de l'interroger ou de le faire interroger. Il invoque l'article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention qui, en ses parties pertinentes, est ainsi libellé :

« 1.  Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...)

(...)

3.  Tout accusé a droit notamment à :

(...)

d)  interroger ou faire interroger les témoins à charge (...)

(...) »

32.  Le Gouvernement soutient qu'en principe, dans le système juridique italien, tout accusé a le droit d'interroger les témoins à charge. Cependant, afin de permettre aux juges d'établir les faits de la cause, il est possible, dans certains cas et sous réserve du respect des conditions fixées par la loi, d'utiliser pour la décision des éléments qui ont été recueillis dans le cadre des investigations préliminaires.

33.  Dans la présente affaire, N. n'était pas, aux termes de la législation italienne pertinente, un « témoin » mais une « personne accusée dans une procédure connexe », qui avait à ce titre le droit de garder le silence. Or comme la Cour elle-même l'a reconnu dans l'affaire Saunders c. Royaume-Uni (arrêt du 17 décembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-VI, p. 2064, § 68), « même si l'article 6 de la Convention ne le mentionne pas expressément, le droit de se taire et – l'une de ses composantes – le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination sont des normes internationales généralement reconnues qui sont au cœur de la notion de procès équitable consacrée par ledit article ». De ce fait, les autorités nationales ne pouvaient que prendre acte de la décision de N. de ne pas témoigner, car l'obliger à réitérer ses déclarations dans le cadre des débats aurait entraîné une violation de ses droits fondamentaux.

34.  Le Gouvernement souligne que trois intérêts sont en cause : celui du coïnculpé à garder le silence, celui de l'accusé à interroger le témoin coïnculpé et celui de l'autorité judiciaire à ne pas perdre les preuves recueillies pendant l'enquête. La question est si complexe que les dispositions régissant l'utilisation des déclarations d'un témoin à charge qui est en même temps coïnculpé ont été à plusieurs reprises examinées par la Cour constitutionnelle italienne et ont subi des modifications. En particulier, dans sa jurisprudence la Cour constitutionnelle a rappelé le principe de la « non-perte » (« non dispersione ») des moyens de preuve recueillis pendant l'instruction.

35.  Le Gouvernement fait observer enfin que, le 10 septembre 1997, le Comité des Ministres du Conseil de l'Europe a adopté la Recommandation no R (97) 13, portant sur l'intimidation des témoins et les droits de la défense, qui suggère aux Etats d'utiliser « les dépositions faites devant une autorité judiciaire au cours de l'audition préliminaire comme ayant la valeur d'un témoignage devant le tribunal, lorsque la comparution du témoin devant le tribunal ne saurait être envisagée ou lorsque celle-ci pourrait entraîner une menace grave et sérieuse pour sa vie ou sa sécurité personnelle ou celle de ses proches ».

36.  Le requérant s'oppose aux thèses du Gouvernement. Il observe qu'il ne conteste pas l'application, par les juridictions nationales, des dispositions en vigueur à l'époque des faits, mais la compatibilité de ces dispositions avec les principes de la Convention. Par ailleurs, le fait que le Parlement italien ait décidé le 7 août 1997 de modifier l'article 513 CPP ne peut que confirmer l'opinion selon laquelle la disposition en question enfreignait le « droit à la preuve » de toute personne accusée. Il souligne, enfin, que les déclarations de N. constituaient le seul élément de preuve à sa charge.

37. Etant donné que les exigences du paragraphe 3 de l'article 6 représentent des aspects particuliers du droit à un procès équitable garanti par le paragraphe 1, la Cour examinera le grief sous l'angle de ces deux textes combinés (voir, parmi beaucoup d'autres, l'arrêt Van Mechelen et autres c. Pays-Bas du 23 avril 1997, Recueil 1997-III, p. 711, § 49).

38.  La Cour rappelle que la recevabilité des preuves relève au premier chef des règles du droit interne et qu'en principe il revient aux juridictions nationales d'apprécier les éléments recueillis par elles. La tâche assignée à la Cour par la Convention ne consiste pas à se prononcer sur le point de savoir si des dépositions de témoins ont été à bon droit admises comme preuves, mais à rechercher si la procédure considérée dans son ensemble, y compris le mode de présentation des moyens de preuve, a revêtu un caractère équitable (voir, entre autres, les arrêts Doorson c. Pays-Bas du 26 mars 1996, Recueil 1996‑II, p. 470, § 67, et Van Mechelen et autres, précité, p. 711, § 50).

39.  Or les éléments de preuve doivent en principe être produits devant l'accusé en audience publique, en vue d'un débat contradictoire. Ce principe ne va pas sans exceptions, mais on ne peut les accepter que sous réserve des droits de la défense ; en règle générale, les paragraphes 1 et 3 d) de l'article 6 commandent d'accorder à l'accusé une occasion adéquate et suffisante de contester un témoignage à charge et d'en interroger l'auteur, au moment de la déposition ou plus tard (arrêts Lüdi c. Suisse du 15 juin 1992, série A no 238, p. 21, § 49, et Van Mechelen et autres, précité, p. 711, § 51).

40. En effet, comme la Cour l'a précisé à plusieurs reprises (voir, entre autres, les arrêts Isgrò c. Italie du 19 février 1991, série A no 194-A, p. 12, § 34, et Lüdi précité, p. 21, § 47), dans certaines circonstances il peut s'avérer nécessaire, pour les autorités judiciaires, d'avoir recours à des dépositions remontant à la phase de l'instruction préparatoire, notamment lors du refus de les réitérer en public par crainte des conséquences pour la sécurité de l'auteur des dépositions, ce qui peut être le cas dans le cadre de procès visant les agissements d'organisations mafieuses. Si l'accusé a eu une occasion adéquate et suffisante de contester pareilles dépositions, au moment où elles sont faites ou plus tard, leur utilisation ne se heurte pas en soi à l'article 6 §§ 1 et 3 d). Il s'ensuit, cependant, que les droits de la défense sont restreints de manière incompatible avec les garanties de l'article 6 lorsqu'une condamnation se fonde, uniquement ou dans une mesure déterminante, sur des dépositions faites par une personne que l'accusé n'a pu interroger ou faire interroger ni au stade de l'instruction ni pendant les débats (voir les arrêts Unterpertinger c. Autriche du 24 novembre 1986, série A no 110, pp. 14-15, §§ 31-33, Saïdi c. France du 20 septembre 1993, série A no 261-C, pp. 56-57, §§ 43-44, et Van Mechelen et autres précité, p. 712, § 55; voir aussi Dorigo c. Italie, requête no 33286/96, rapport de la Commission du 9 septembre 1998, § 43, non publié, et, sur cette même affaire, Résolution du Comité des Ministres DH (99) 258 du 15 avril 1999).

41.  Dans ce contexte, la circonstance que pareilles dépositions proviennent d'un coïnculpé, comme dans le cas d'espèce, et non d'un témoin n'est pas pertinente. A cet égard, la Cour souligne que le terme « témoin » a, dans le système de la Convention, un sens « autonome » (arrêt Vidal c. Belgique du 22 avril 1992, série A no 235-B, pp. 32-33, § 33). Ainsi, dès lors qu'une déposition, qu'elle soit faite par un témoin stricto sensu ou par un coïnculpé, est susceptible de fonder, d'une manière substantielle, la condamnation du prévenu, elle constitue un témoignage à charge et les garanties prévues par l'article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention lui sont applicables (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Ferrantelli et Santangelo c. Italie du 7 août 1996, Recueil 1996-III, pp. 950-951, §§ 51-52).

42.  A la lumière de ce qui précède, les arguments invoqués par la Cour de cassation dans son arrêt du 19 octobre 1995 pour rejeter le moyen de recours fondé sur l'article 6 § 3 d) de la Convention, repris en partie par le Gouvernement, ne paraissent donc pas pertinents. En particulier, le fait que le droit national en vigueur à l'époque (paragraphe 26 ci-dessus) prévoyait que, face au refus du coïnculpé de témoigner, les déclarations formulées avant les débats pouvaient être utilisées par le juge, ne saurait priver l'inculpé du droit, que l'article 6 § 3 d) lui reconnaît, d'examiner ou de faire examiner de manière contradictoire tout élément de preuve substantiel à sa charge.

43.  En l'espèce, la Cour relève que, pour conclure à la condamnation du requérant, les juridictions nationales se sont fondées exclusivement sur les déclarations faites par N. avant le procès et que ni le requérant ni son défenseur n'ont eu, à aucun stade de la procédure, la possibilité de l'interroger.

44.  Dans ces conditions, on ne saurait conclure que le requérant a bénéficié d'une occasion adéquate et suffisante de contester les déclarations sur lesquelles sa condamnation s'est fondée.

45.  L'intéressé n'a donc pas bénéficié d'un procès équitable ; dès lors, il y a eu violation de l'article 6 §§ 1 et 3 d).

II.  sur l'application de l'article 41 de la Convention

46.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

47.  Le requérant affirme avoir été incarcéré et condamné injustement, ce qui l'a empêché de travailler et a eu des répercussions négatives sur sa vie privée et familiale. De ce fait, il allègue d'importants préjudices matériels et moraux résultant de la violation de la Convention, s'élevant selon lui à 500 000 000 lires italiennes (ITL).

48.  La Cour n'aperçoit pas de lien de causalité entre la violation de l'article 6 de la Convention et le dommage matériel allégué par le requérant. En effet, elle ne saurait spéculer sur ce qu'aurait été l'issue d'une procédure conforme à l'article 6 §§ 1 et 3 d). Partant, elle rejette les prétentions du requérant à ce titre (arrêt Coëme et autres c. Belgique [GC], nos 32492/96, 32547/96, 32548/96, 33209/96 et 33210/96, § 155, CEDH 2000-VII).

En revanche, elle juge que le requérant a subi un certain préjudice moral, que la simple constatation de violation ne saurait compenser. Statuant en équité, conformément à l'article 41 de la Convention, la Cour décide de lui octroyer la somme de 15 000 000 ITL.

B.  Frais et dépens

49.  L'intéressé sollicite également le remboursement des frais divers engagés devant les instances nationales et les organes de la Convention.

50.  Selon la jurisprudence constante de la Cour, l'allocation des frais et dépens exposés par le requérant ne peut intervenir que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (voir, notamment, l'arrêt Zimmermann et Steiner c. Suisse du 13 juillet 1983, série A no 66, p. 14, § 36). La Cour relève toutefois que le requérant n'a donné aucune précision sur les frais dont il réclame le remboursement. Il convient dès lors de rejeter sa demande de remboursement des frais assumés devant les juridictions internes.

51.  Pour ce qui est des frais exposés devant les organes de la Convention, la Cour estime que l'affaire revêtait une certaine complexité. Le requérant n'a cependant pas fourni de pièces justificatives. Toutefois, au vu des diligences écrites manifestement accomplies par son avocat, la Cour considère qu'il convient de lui allouer en équité la somme forfaitaire de 3 000 000 ITL, tous frais confondus.

C.  Intérêts moratoires

52.  Selon les informations dont la Cour dispose, le taux d'intérêt légal applicable en Italie à la date d'adoption du présent arrêt est de 3,5 % l'an.

par ces motifs, la cour

1.  Dit, à l'unanimité, qu'il y a eu violation de l'article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention ;

2.  Dit, par six voix contre une,

a)  que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 15 000 000 ITL (quinze millions de lires italiennes) pour dommage moral et 3 000 000 ITL (trois millions de lires italiennes) pour frais et dépens ;

b)  que ces montants seront à majorer d'un intérêt simple de 3,5 % l'an à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement ;

3.  Rejette, à l'unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 27 février 2001, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Michael O'BoyleElisabeth Palm
GreffierPrésidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé de l'opinion en partie concordante de M. Zupančič.

E.P.
M.O'B.


OPINION EN PARTIE CONCORDANTE DE M. LE JUGE ZUPANČIČ

(Traduction)

I.

Dans les affaires où des vices de procédure entachent la crédibilité juridique de la condamnation, le problème de la « satisfaction équitable » demeure. Dans mon opinion séparée jointe aux arrêts Cable et autres et Hood c. Royaume-Uni ([GC], nos 24436/94 et suivants, 18 février 1999, non publié, et [GC], no 27267/95, CEDH 1999-I), j'avais souligné l'absurdité qu'il y a à séparer artificiellement l'injustice procédurale de son résultat substantiel. Au regard de la Convention, il ne s'agit pas de « simples » erreurs de procédure qui ne seraient à prendre en compte que dans la mesure où elles rejaillissent sur la recherche de la vérité dans une procédure pénale donnée et sur le bien-fondé de la condamnation qui en résulte. Elles figurent elles-mêmes parmi les violations substantielles les plus graves des droits de l'homme. Les auteurs de la Convention avaient pensé à l'origine que ces erreurs de procédure entreraient dans les quelques rares situations où un arrêt de la Cour européenne des Droits de l'Homme serait directement exécutoire de manière à renverser la décision judiciaire interne. Nous parlons ici de garanties légales substantielles.

En droit interne, il existe deux moyens essentiels possibles de redresser les violations des droits de l'homme concernant la procédure, selon la personne qui commet ces violations et le stade de la procédure pénale où celles-ci se produisent. Ces deux moyens sont 1. la règle de l'exclusion et 2. un procès en révision de l'ensemble de l'affaire. La règle de l'exclusion, pendant du droit de ne pas s'incriminer soi-même, s'applique surtout à la phase focusi avant le procès lorsque la violation est le fait de la police. Le recours du procès de novo entre en jeu lorsque la juridiction de première instance, et non la police, a commis ce que l'on appelle parfois en droit continental « une erreur procédurale absolument fondamentale ». Ces erreurs coïncident souvent avec des violations de droits de l'homme relatives à la procédure.

Dans le cadre de l'article 41 se pose la question de savoir si notre « satisfaction équitable » financière ne représente pas un remède totalement inapproprié pour les violations des droits de l'homme de nature procédurale dans le cas où, par suite de ces violations, la personne qui n'a pas bénéficié d'un procès pénal équitable demeure en prison.

L'octroi d'une somme d'argent à titre de satisfaction équitable n'est logique que si nous posons comme prémisse que des procédures pénales gravement viciées peuvent néanmoins déboucher sur des condamnations justes sur le fond. Si telle est la prémisse, je doute que les auteurs de la Convention auraient considéré les violations de nature procédurale en soi comme de graves atteintes aux droits de l'homme auxquelles ils ont consacré une part importante de la Convention. Comme un large pan de notre jurisprudence traite des conditions procédurales essentielles du procès équitable énoncées aux articles 5, 6, etc., je pense que nous manquerions de logique si nous partions du principe que la procédure, équitable ou non, est simplement un moyen d'aboutir à une condamnation correcte quant au fond et que ce qui importe en dernière analyse est le point de savoir si la condamnation est un « vrai positif ». D'un point de vue épistémologique, la crédibilité de la condamnation et de l'acquittement ne peut en toute hypothèse être éprouvée que par le biais d'une procédure sans faille. Il s'ensuit inévitablement que le seul recours qui convienne est un procès en révision.

La majorité affirme qu'elle ne saurait spéculer sur l'issue qu'aurait l'affaire si l'on recommençait la procédure et si l'irrégularité était corrigée. Mais elle suppose alors implicitement que si la procédure avait été régulière, l'affaire aurait été tranchée à l'identique (condamnation). Dans les affaires Cable et autres et Hood précitées, nous avons estimé que le simple constat d'une violation constituait un redressement suffisant, ce qui du moins concorde avec l'attitude agnostique adoptée vis-à-vis de la justice (ou de l'injustice) de la condamnation ultime.

Je soutiens toutefois qu'une procédure pénale entachée de graves violations des droits de l'homme ne peut a priori déboucher sur une condamnation acceptable sur le fond. Affirmer le contraire revient à souscrire au point de vue inquisitoire classique selon lequel la fin justifie les moyens.

Si l'on en veut une preuve en droit international, l'on peut se référer à la Convention des Nations unies contre la torture (« la CCT »). La CCT énonce catégoriquement qu'aucun élément obtenu directement ou indirectement par la torture ne doit parvenir, que ce soit par écrit ou oralement, à celui (juge ou jury) qui statue sur l'affaire pénale. La CCT commande d'exclure de telles preuves en dépit du fait que des aveux et autres éléments de preuve extorqués sous la torture puissent aider à la recherche de la vérité à laquelle tend la procédure pénale : confessio regina probationum. Si la règle de l'exclusion est méconnue, la procédure doit être rouverte ab initio ; il faut ensuite s'en tenir strictement à l'exclusion des éléments de preuve viciés. A fortiori, lorsque le vice de procédure, tel le refus d'interroger des témoins, porte irrémédiablement atteinte à la mission de recherche de la vérité que poursuit la procédure pénale, il faut un procès de novo.

Dans l'arrêt Scozzari et Giunta c. Italie ([GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 249, CEDH 2000-VIII), nous avons fait un pas vers la solution de ce problème. Nous avons fortement recommandé de s'orienter vers une restitutio in integrum pro futuro[i][1,2,3]. Certes, l'affaire Scozzari et Giunta concernait une situation non définitive relevant du droit de la famille, alors que nous sommes confrontés ici au caractère définitif d'une condamnation pénale. J'ai néanmoins préconisé en l'espèce une recommandation dans le même sens. Les Hautes Parties contractantes à la Convention sont nombreuses à avoir d'ores et déjà adopté dans leur droit procédural interne une disposition d'après laquelle un jugement de droit pénal ou de droit privé qui sinon serait définitif peut faire l'objet d'un procès en révision dans le cas où la Cour viendrait à constater une violation de la Convention.

Dès lors, il est selon moi inacceptable – dans une affaire où l'accusé n'a pu interroger ou faire interroger les témoins – d'allouer 15 000 000 lires italiennes à titre de « satisfaction équitable » pour préjudice moral, prétendument pour « perte de chances réelles [c'est-à-dire procédurales] »[ii].

II.

Un examen attentif des travaux préparatoires de ce qui est aujourd'hui l'article 41 (ancien article 50) fait apparaître quelles étaient les intentions initiales des pères fondateurs de la Convention. La version originale de l'article que P.-H. Teitgen présenta le 5 septembre 1949 était ainsi libellée :

« L'arrêt de la Cour pourra prescrire à l'Etat intéressé : 1. d'annuler, de suspendre ou d'amender la décision incriminée ; 2. de réparer le dommage causé ; 3. de requérir contre la ou les personnes responsables les sanctions pénales, administratives ou civiles encourues. »[iii] (Mis en italique par moi)

Le Comité d'experts des Droits de l'Homme, composé de représentants des gouvernements, modifia ce libellé par la suite. Le délégué italien, T. Perassi, membre de la Cour permanente d'arbitrage, proposa un amendement qui a abouti à la version actuelle de l'article 41[iv].

Cette disposition s'inspirait du Traité germano-suisse d'arbitrage et de conciliation de 1921 (article 10) et de l'Acte général de Genève pour le règlement pacifique des différends internationaux de 1928 (article 32). Certes, ces dispositions visaient des situations interétatiques particulières dans lesquelles l'Etat partie à un accord d'arbitrage n'était pas en mesure de modifier son droit interne mais était disposé à accorder une satisfaction équitable d'un autre ordre. L'arbitrage avait pour base une compensation extrajudiciaire pour le dommage qu'un Etat étranger avait causé à un individu.

Le membre de phrase « si le droit interne de la (...) Partie (...) ne permet qu'imparfaitement d'effacer (...) » est logique pour les différends interétatiques dans lesquels l'Etat était prêt, d'un point de vue politique, à fournir à l'individu lésé une compensation à la restitution, mais ne pouvait le faire en raison de dispositions spécifiques de son droit interne, d'habitude le droit constitutionnel. Cette disposition tendait donc à contourner les obstacles juridiques internes et à transférer la question de la compensation au niveau de la protection diplomatique interétatique. C'est aussi pourquoi, comme nous le verrons, ces termes sont difficiles à interpréter dans le cadre de la Convention. A ma connaissance, la Cour n'a jamais pleinement interprété les termes « le droit interne de la (...) Partie (...) ne permet qu'imparfaitement d'effacer (...) ».

Dans le cadre de la Convention, ce membre de phrase, repris d'un accord d'arbitrage interétatique, a deux significations possibles. On peut le mettre sur un lit de Procruste afin de lui donner n'importe quel sens, dans la mesure où il se contente de redire qu'il faut prouver que le droit interne ne permet pas de régler la violation des droits de l'homme dont il s'agit. Comme les voies de recours internes devront être épuisées avant que l'affaire n'arrive à la Cour, cette disposition, préalable formel à l'octroi d'une satisfaction équitable, semble tautologique.

La question peut aussi être inversée. La Convention n'est pas un accord d'arbitrage. Maintes violations d'ordre procédural des droits de l'homme ne peuvent être redressées par une « satisfaction équitable » financière. Les craintes d'une atteinte à la souveraineté nationale qui planaient sur le Comité d'experts des Droits de l'Homme en 1949 ne sont à l'évidence plus de mise aujourd'hui. La situation sous-jacente a radicalement changé ; le démontre aisément le fait que les Etats soient aussi nombreux à avoir renoncé sua sponte à cet aspect de la souveraineté nationale et, en adoptant une législation spécifique, aient soumis les arrêts définitifs de leurs juridictions pénales et de droit privé à un procès de novo[v]. En cas de procès en révision, le constat par la Cour d'une violation passe pour un novum factum juridique. Cela implique, bien entendu, que les constats de notre Cour doivent avoir un effet contraignant direct sur les juridictions nationales de première instance qui rejugent les affaires. On ne peut se contenter de rien de moins si l'on veut dans une affaire comme celle de l'espèce que justice soit faite.

La seconde interprétation, plus raisonnable, du membre de phrase « si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet qu'imparfaitement d'effacer les conséquences (...) » doit à mon avis être celle-ci. Avant que la Cour n'accorde une satisfaction équitable d'ordre financier, ces termes essentiels présupposent logiquement (argument a contrario) que la Haute Partie contractante aura tout mis en œuvre dans le cadre de son système juridique pour redresser la violation en cause. Les voies de recours internes ayant été épuisées au moyen des recours judiciaires successifs avant que l'affaire ne parvienne à la Cour, il faut en déduire dans la plupart des cas que « le droit interne de la Haute Partie contractante » ne permettait pas d'effacer (...) « les conséquences de cette violation ».

L'implication logique n'est toutefois pas que le système juridique interne ne peut réagir et corriger la violation une fois que la Cour l'a constatée. Ainsi, dans la présente affaire, l'article 632 § 1 b) du code italien de procédure pénale habilite le procuratore generale presso la corte di appello à requérir un procès en révision et la cour d'appel a la compétence de l'ordonner. Dès lors, en bonne logique, il n'est pas nécessaire que la violation soit effacée seulement en partie ; elle peut l'être totalement.

Se pose certes le problème de la succession des événements dans le temps. Avant que l'affaire ne parvienne à la Cour, le système juridique interne n'a pas enregistré la violation de la Convention. Il est toutefois souvent susceptible de réparer le dommage ultérieurement, une fois que la Cour constate la violation. Quand elle rend son arrêt, la Cour ne devrait donc pas supposer a priori que le système juridique interne est dans l'incapacité d'assurer une restitutio in integrum[vi].

La Cour devrait à tout le moins examiner si le système juridique interne peut (ou ne peut pas) assurer la restitutio in integrum ; l'impossibilité de la fournir est la condition juridique préalable stricte à l'octroi par la Cour d'une satisfaction équitable d'ordre financier. Celle-ci constitue à l'évidence un ultimum remedium.

D'un autre côté, l'article 1 de la Convention fait obligation à l'Etat partie à celle-ci de reconnaître « à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis au titre 1 de la (...) Convention ». Il ne serait pas logique de présumer que cette obligation cesse simplement d'exister, éventuellement après que la satisfaction équitable financière aura été versée, une fois que la Cour a constaté que l'Etat concerné a failli à son obligation de reconnaître au requérant un droit procédural essentiel défini à l'article 6 § 3 b).

Défendre cette position impliquerait l'existence d'un rapport de quid pro quo entre un droit de l'homme d'ordre procédural essentiel (et peut-être la liberté) du requérant d'une part et le versement d'une somme d'argent de l'autre. En dépit de l'arrêt Delta précité, j'ai du mal à admettre une relation aussi réductrice entre un droit de l'homme et le remède à sa violation.

III.

Vu ce qu'énonce l'article 1 de la Convention, il ne fait aucun doute que l'Etat partie à celle-ci est dans l'obligation morale de redresser la violation d'un droit de l'homme que la Cour a constatée. L'article 41 faisant état de l'impossibilité d'effacer parfaitement la violation (en en faisant le préalable juridique négatif à l'octroi d'une satisfaction équitable), l'Etat partie à la Convention est aussi dans l'obligation juridique d'envisager toutes les possibilités qu'offre son droit interne pour aboutir à une restitutio in integrum.

Donner à entendre que cette obligation juridique de restitutio in integrum cesse d'exister une fois que notre Cour a constaté une violation, qu'elle octroie ou non une satisfaction équitable, irait à l'encontre de l'article 1 comme de l'article 41. A l'encontre de l'article 1, qui implique clairement que les Etats sont tenus de tout mettre en œuvre pour redresser la violation. Comme c'est là toute la finalité de la Convention, cela vaut a fortiori après que le système juridique interne a manqué à déceler cette violation qui a, par la suite, été identifiée par le dispositif de Strasbourg. A l'encontre de l'article 41, qui présuppose une restitution pleine et entière sauf si le droit interne se révèle d'un point de vue constitutionnel incapable de la fournir[vii].

Pour replacer les choses en perspective, je soulignerai que dans certaines affaires, comme celles concernant des violations de l'article 1 du Protocole no 1, une réparation financière est le mode de redressement par excellence. Dans d'autres affaires, les conséquences de la violation de tel ou tel droit de l'homme, par exemple les affaires portant sur les articles 2 et 3, sont véritablement irréversibles et ne peuvent être atténuées, quoique toujours de manière insuffisante, par l'octroi d'une satisfaction équitable d'ordre financier. Par contre, dans des situations comme celle-ci qui découlent du procès inéquitable du requérant, une restitutio in integrum est éminemment possible. Elle implique que toute l'affaire soit rejugée.


[i]

NOTES

.  « La Cour souligne tout d’abord qu’en vertu de l’article 46 de la Convention les Parties contractantes se sont engagées à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties, le Comité des Ministres étant chargé d’en surveiller l’exécution. Il en découle notamment que l’Etat défendeur, reconnu responsable d’une violation de la Convention ou de ses Protocoles, est appelé non seulement à verser aux intéressés les sommes allouées à titre de satisfaction équitable, mais aussi à choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres, les mesures générales et/ou, le cas échéant, individuelles à adopter dans son ordre juridique interne afin de mettre un terme à la violation constatée par la Cour et d’en effacer autant que possible les conséquences (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Papamichalopoulos et autres c. Grèce (article 50) du 31 octobre 1995, série A no 330‑B, pp. 58-59, § 34). Il est entendu en outre que l’Etat défendeur reste libre, sous le contrôle du Comité des Ministres, de choisir les moyens de s’acquitter de son obligation juridique au regard de l’article 46 de la Convention pour autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions contenues dans l’arrêt de la Cour. » (Mis en italique par moi)

[1,2,3]1,2,3

[ii]2.  Pour un cas semblable, voir l’arrêt Delta c. France du 19 décembre 1990, série A no 191-A, pp. 17-18, § 43 : « La seule base à retenir pour l’octroi d’une satisfaction équitable réside en l’espèce dans le fait que le requérant n’a pas joui de toutes les garanties de l’article 6. La Cour ne saurait certes spéculer sur ce qu’eût été l’issue du procès dans le cas contraire, mais n’estime pas déraisonnable de penser que l’intéressé a éprouvé une perte de chances réelles (voir entre autres, mutatis mutandis, les arrêts Goddi [c. Italie] du 9 avril 1984, série A no 76, pp. 13-14, §§ 35-36, et Colozza [c. Italie] du 12 février 1985, série A no 89, p. 17, § 38). » Dans l’arrêt Cable et autres c. Royaume-Uni ([GC], nos 24436/94 et suivants, 18 février 1999, non publié), nous avons par contre estimé que le simple constat d’une violation constituait une satisfaction morale suffisante. La jurisprudence renferme donc des discordances. Dans les deux cas, les requérants ont continué à purger leur peine.

[iii]3.  « Rapport de la Commission sur les questions juridiques et administratives de l’Assemblée consultative [désormais parlementaire] », rapport préparé par P.-H. Teitgen ; voir Recueil des travaux préparatoires de la Convention des Droits de l’Homme, Conseil de l’Europe, volume I, La Haye, Martinus Nijhoff, 1975, p. 213.

[iv]4.  La version originale de ce texte était ainsi libellée : « Si la décision de la Cour déclare qu’une décision prise, ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d’une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la présente Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s’il y a lieu, à la partie lésée, une satisfaction équitable. » (Mis en italique par moi)

[v]5.  Voir Pradal et Corstens, Droit pénal européen, Dalloz, 1999, p. 277, et notes 5, 6, 7 et 8.

[vi]6.  Le terme anglais inapproprié de reparation, qui est repris d’un accord d’arbitrage, signifierait stricto sensu une réparation pécuniaire pour le dommage subi par le requérant. (Le texte français dit : « (...) permet (...) d’effacer (...) ».) La Cour a toutefois donné à entendre que ces termes, recouvrant la condition préalable d’une satisfaction équitable, visaient une restitutio in integrum. Voir l’arrêt Scozzari et Giunta précité.

[vii]7.  Pour se conformer à cette logique, la Cour devrait scinder sa procédure en deux phases. Dans la première, elle rechercherait s’il y a eu violation. Au cours de la seconde, il incomberait à l’Etat concerné de démontrer que son droit interne ne peut fournir une restitution intégrale. C’est seulement dans le cadre de cette phase que la Cour pourrait accorder une satisfaction équitable. Mais cette coupure de la procédure en deux n’allant manifestement pas se produire, il appartient au Comité des Ministres de se conformer à la logique exposée plus haut. Il serait donc très utile que nos arrêts renferment des recommandations précises sur les modes possibles de restitution tels que ceux que la Cour a énoncés dans l’arrêt Scozzari et Giunta précité.

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CEDH, Cour (première section), AFFAIRE LUCÀ c. ITALIE, 27 février 2001, 33354/96