CEDH, Cour (première section), AFFAIRE ZDANOKA c. LETTONIE, 17 juin 2004, 58278/00

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Chronologie de l’affaire

Commentaires4

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CEDH · 22 novembre 2004

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CEDH · 17 juin 2004

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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Première Section), 17 juin 2004, n° 58278/00
Numéro(s) : 58278/00
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : aliste et autres c. Turquie, arrêt du 25 mai 1998, Recueil 1998-III, p. 1256, § 44, et pp. 1257?1258, § 48
Preda et Dardari c. Italie (déc.), nos 28160/95 et 28382/95, CEDH 1999-II
Van Geyseghem c. Belgique [GC], no 26103/95, § 45, CEDH 1999-I
Podkolzina c. Lettonie, no 46726/99, §§ 33, 34, 35 et 52, CEDH 2002-II
Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie [GC], nos 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98, §§ 86, 98, 99, 101 et 102, CEDH 2003-II
Rekvényi c. Hongrie [GC], no 25390/94, §§ 41, 46 et 47, CEDH 1999-III
Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 86, CEDH 2000-V
Sadak et autres c. Turquie (no 2), nos 25144/94, 26149/95 à 26154/95, 27100/95 et 27101/95, § 56, CEDH 2002-IV
Slivenko c. Lettonie [GC], no 48321/99, § 103, à paraître dans CEDH 2003
Van Wambeke c. Belgique, no 16692/90, décision du 12 avril 1991
Vogt c. Allemagne du 26 septembre 1995, série A, no 323, p. 26, § 52 (iii), p. 25 et 28-29, §§ 51, 58 et 59, et p. 30, § 60
X. c. Belgique, no 8701/79, décision de la Commission du 3 décembre 1979, DR 18, p. 250
X. c. Pays-Bas, no 6573/74, décision de la Commission du 19 décembre 1974, Décisions et Rapports (DR) 1, p. 88
Références à des textes internationaux :
Travaux préparatoires à la Convention
Niveau d’importance : Importance élevée
Opinion(s) séparée(s) : Oui
Conclusions : Exception préliminaire rejetée (victime) ; Violation de P1-3 ; Violation de l'art. 11 ; Non-lieu à examiner l'art. 10 ; Dommage matériel - réparation pécuniaire ; Préjudice moral - réparation pécuniaire ; Remboursement partiel frais et dépens - procédure de la Convention
Identifiant HUDOC : 001-66386
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2004:0617JUD005827800
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Sur les parties

Texte intégral

PREMIERE SECTION

AFFAIRE ŽDANOKA c. LETTONIE

(Requête no 58278/00)

ARRÊT

STRASBOURG

17 juin 2004

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT
LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE

16 mars 2006

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Ždanoka c. Lettonie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

MM.C.L. Rozakis, président,
P. Lorenzen,
G. Bonello,

MmeF. Tulkens,
MM.E. Levits,
A. Kovler,
V. Zagrebelsky, juges,
et de M. S. Nielsen, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 mai 2004,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 58278/00) dirigée contre la République de Lettonie et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Tatjana Ždanoka (« la requérante »), a saisi la Cour le 20 janvier 2000 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  La requérante alléguait en particulier que son inéligibilité au Parlement letton ainsi qu’aux conseils municipaux du fait de sa participation active au Parti communiste de Lettonie après le 13 janvier 1991, enfreignait ses droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention et par les articles 10 et 11 de la Convention.

3.  La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.

Le 1er novembre 2001, la Cour a recomposé ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la première section ainsi remaniée (article 52 § 1 du règlement).

4.  Par une décision du 6 mars 2003, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable.

5.  Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement). Le 7 avril 2003, la requérante a présenté sa demande de satisfaction équitable (article 41 de la Convention). Le 12 mai 2003, le Gouvernement a présenté ses observations sur cette demande. Le 24 juillet 2003, la requérante a précisé et complété sa demande de satisfaction équitable. Le Gouvernement y a répondu le 4 septembre 2003.

6.  Une audience s’est déroulée en public au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 15 mai 2003 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

–  pour le Gouvernement
MllesI. Reine,agente,
I. Freimane,conseillère.

–  pour la requérante
MeW. Bowring, barrister, conseil.

La Cour a entendu en leurs déclarations Me Bowring et Mlle Reine. Mme Ždanoka, la requérante, était elle aussi présente à l’audience.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A.  Le contexte historique et la genèse de l’affaire

1.  La période soviétique

7.  En 1971, la requérante, étudiante en mathématiques à l’Université de Lettonie à l’époque des faits, devint membre du Parti communiste de Lettonie (ci-après le « PCL »). Cette organisation constituait en effet une branche régionale du Parti communiste de l’Union soviétique (ci-après le « PCUS »), parti unique et dirigeant de l’URSS.

De 1972 jusqu’en 1990, la requérante travailla comme maître de conférences à l’Université de Lettonie. Pendant toute cette période, elle fut membre du groupe universitaire du PCL.

8.  Depuis 1988, la Lettonie, de même que plusieurs autres pays de l’Europe centrale et orientale, connut un fort mouvement social tendant à la démocratisation de la vie politique et à la restauration de l’indépendance de l’Etat letton, perdue en 1940.

9.  En mars 1990, la requérante fut élue au Conseil suprême (Augstākā Padome) de la « République soviétique socialiste de Lettonie » (ci-après la « RSS de Lettonie ») en tant que députée de la circonscription de Pļavnieki, à Riga. Elle s’inscrivit alors à la cellule locale du PCL. En avril 1990, cette cellule la délégua au 25e congrès du PCL, où elle fut élue membre de la Commission centrale de contrôle et d’audit du parti. D’après les copies des procès-verbaux de cette commission, la requérante faisait partie d’une sous-commission chargée de superviser la mise en œuvre des décisions et des actes programmatiques du PCL.

10.  Au même congrès, un groupe de délégués exprima son désaccord avec la politique générale du PCL, qui gardait la fidélité à l’Union soviétique et au PCUS, s’opposait à toute démocratisation de la vie sociale et luttait pour le maintien du statu quo. Ces députés annoncèrent publiquement leur départ du PCL et créèrent un nouveau parti, le « Parti communiste indépendant », qui déclara immédiatement son soutien à l’indépendance de la Lettonie et à l’instauration d’un système politique multipartite. La requérante ne rejoignit pas les délégués dissidents et resta dans les rangs du PCL.

2.  La déclaration de l’indépendance de Lettonie

11.  Le 4 mai 1990, le Conseil suprême adopta la Déclaration sur le rétablissement de l’indépendance de la République de Lettonie, déclarant illégitime et nulle l’incorporation de la Lettonie dans l’URSS et redonnant la force légale aux dispositions fondamentales de la Constitution lettonne (Satversme) de 1922. Cependant, le paragraphe 5 de cette Déclaration instaura une période de transition, visant à restaurer graduellement la souveraineté réelle de l’Etat et à rompre progressivement tous les liens institutionnels avec l’URSS. Pendant cette période, une partie de la Constitution de la RSS de Lettonie demeura en vigueur, et une commission gouvernementale spéciale fut chargée de négociations avec l’Union soviétique sur la base du traité de paix russo-letton du 11 août 1920.

La Déclaration susmentionnée fut adoptée par 139 voix du nombre total de 201 députés, avec une seule abstention. 57 députés du groupe parlementaire « Līdztiesība » (« Egalité des droits », en effet le groupe du PCL), y compris la requérante, ne participèrent pas au vote. Le même jour, le 4 mai 1990, le Comité central du PCL adopta une résolution critiquant vigoureusement cette Déclaration et demandant au Président de l’Union soviétique d’intervenir.

12.  Le 7 mai 1990, le Conseil suprême forma le gouvernement de la République indépendante de Lettonie.

3.  Les événements de janvier et de mars 1991

13.  Les événements de janvier et de mars 1991 font l’objet d’une controverse entre les parties. D’après le Gouvernement, le 12 janvier 1991, l’armée soviétique commença une action militaire contre le gouvernement de la Lituanie indépendante, formé de la même manière que le gouvernement letton. Plusieurs personnes y perdirent leur vie. Dans ces circonstances, une tentative de coup d’Etat fut également entamée en Lettonie. Le 13 janvier 1991, le Plénum du Comité central du PCL demanda la démission du gouvernement letton, la dissolution du Conseil suprême et la prise de pleins pouvoirs par le Comité de salut public de Lettonie (Vislatvijas Sabiedriskās glābšanas komiteja), créé le même jour par plusieurs organisations, y compris le PCL. Le 15 janvier 1991, le même comité déclara le Conseil suprême et le gouvernement déchus de leurs pouvoirs respectifs et décréta la prise de pleins pouvoirs. Ayant emporté plusieurs vies au cours de collisions armées à Riga, cette tentative de coup d’Etat échoua.

14.  La requérante conteste la version des faits présentée par le Gouvernement. Selon elle, l’agression de l’armée soviétique contre le gouvernement et le peuple lituaniens ne constitue pas un fait prouvé ; à cet égard, elle présente copie d’un article d’un journal russe d’après lequel c’étaient des indépendantistes lituaniens eux-mêmes, et non les soldats soviétiques, qui tiraient dans la foule dans le but de jeter le discrédit sur l’armée. La requérante soutient également qu’à cette époque, une série de manifestations populaires eut lieu en Lettonie contre la hausse des prix des denrées alimentaires, décrétée par le gouvernement ; ces manifestations furent donc la cause principale des événements de janvier 1991. Enfin, la requérante fait valoir que, dans leurs déclarations respectives des 13 et 15 janvier 1991, le Plénum du Comité central du PCL et le Comité de salut public ne se limitèrent pas à demander ou à proclamer la démission des autorités lettonnes, mais annoncèrent également la tenue des élections anticipées du Conseil suprême.

15.  Le 3 mars 1991, un vote populaire eut lieu sur le territoire letton. Selon le Gouvernement, c’était un véritable référendum national ; la requérante soutient en revanche qu’il s’agissait d’un simple vote consultatif. Les électeurs devaient répondre à la question ainsi formulée : « Êtes-vous pour une République de Lettonie démocratique et politiquement indépendante ? » Selon les chiffres fournis par le Gouvernement, 87,5 % de tous les résidents du pays, inscrits sur les listes électorales, participèrent au vote ; 73,6 % d’entre eux répondirent par « oui » à la question posée. La requérante conteste le taux de participation précité et donc la légitimité même de ce plébiscite.

4.  Les événements d’août et de septembre 1991

16.  Le 19 août 1991, une tentative de coup d’Etat eut lieu à Moscou. Un organe autoproclamé, nommé le « Comité étatique de l’état d’urgence », déclara le Président de l’URSS, M. Gorbatchev, suspendu de ses fonctions, s’érigea en organe de pouvoir unique, et décréta l’état d’urgence « dans certaines régions de l’URSS ».

17.  Le même jour, le 19 août 1991, le Comité central et le Comité de Riga du PCL déclarèrent leur soutien au « Comité étatique de l’état d’urgence », et créèrent un « groupe opérationnel » en vue de lui fournir de l’assistance. Selon le Gouvernement, le 20 août 1991, le PCL, le groupe parlementaire « Līdztiesība » et certaines autres organisations signèrent et diffusèrent un appel intitulé « Godājamie Latvijas iedzīvotāji ! » (« Les habitants honorables de la Lettonie ! »), exhortant le peuple à se plier aux exigences de l’état d’urgence et à ne pas s’opposer aux mesures prises à Moscou par le « Comité étatique de l’état d’urgence ». Selon la requérante, la participation du PCL à tous ces événements n’est pas prouvée ; en particulier, les députés du groupe « Līdztiesība » participaient aux débats parlementaires pendant deux jours de suite et ne savaient même pas qu’un pareil appel apparaîtrait.

18.  Ce coup d’Etat essuya également un échec, à la suite duquel, le 21 août 1991, le Conseil suprême de Lettonie adopta une loi constitutionnelle relative au statut étatique de la République de Lettonie et proclamant l’indépendance absolue et immédiate du pays. Le paragraphe 5 de la Déclaration du 4 mai 1990, relatif à la période de transition, fut abrogé.

19.  Par une décision du 23 août 1991, le Conseil suprême déclara le PCL anticonstitutionnel. Le lendemain, les activités du parti furent suspendues, et le ministre de la Justice fut chargé « d’instruire les activités illégales du PCL et de proposer (...) une motion relative à la possibilité d’autoriser son fonctionnement dans l’avenir ». Sur la base de la proposition du ministre de la Justice, le 10 septembre 1991, le Conseil suprême ordonna la dissolution du parti.

20.  Entre-temps, le 22 août 1991, le Conseil suprême forma une commission parlementaire chargée d’enquêter sur la participation des députés du groupe « Līdztiesība » au coup d’Etat. Sur la base du rapport final de cette commission, le 9 juillet 1992, le Conseil suprême annula les mandats de quinze députés ; la requérante ne figurait pas parmi ceux-ci.

5.  Les développements subséquents

21.  En février 1993, la requérante devint présidente du « Mouvement pour la justice sociale et l’égalité des droits en Lettonie » (« Kustība par sociālo taisnīgumu un līdztiesību Latvijā »), qui se transforma plus tard en un parti politique, « Līdztiesība » (« Egalité des droits »).

22.  Les 5 et 6 juin 1993, les élections parlementaires eurent lieu conformément à la Constitution rétablie de 1922. Pour la première fois après la restauration de l’indépendance de Lettonie, les citoyens élurent le Parlement (Saeima) qui se substitua au Conseil suprême. C’est à ce moment que le mandat de député de la requérante prit fin. Suite au refus des autorités lettonnes d’inscrire la requérante au registre des résidents en tant que citoyenne lettonne, elle ne put participer ni à ces élections, ni aux élections parlementaires suivantes, tenues en 1995, ni aux élections municipales de 1994. Suite au recours introduit par la requérante, en janvier 1996, les tribunaux reconnurent à celle-ci la nationalité lettonne et enjoignirent à l’administration de l’enregistrer en tant que telle et de lui délivrer les documents correspondants.

B.  Les élections municipales de 1997

23.  Le 25 janvier 1997, le « Mouvement pour la justice sociale et l’égalité des droits en Lettonie » déposa auprès de la commission électorale de Riga une liste de dix candidats pour les prochaines élections municipales du 9 mars 1997. La candidature de la requérante y figurait. Conformément aux exigences de la loi sur les élections municipales, celle-ci signa et joignit à la liste une déclaration écrite affirmant qu’elle n’était pas concernée par l’article 9 de cette loi. Aux termes de cet article, sont inéligibles les personnes ayant « activement participé » (darbojušās) au PCUS, au PCL, ainsi qu’à plusieurs autres organisations expressément nommées, postérieurement au 13 janvier 1991.

Par une lettre expédiée le même jour, le 25 janvier 1997, la requérante informa la Commission électorale que, jusqu’au 10 septembre 1991, date de la dissolution officielle du PCL, elle avait été membre de la cellule de Pļavnieki et de la Commission centrale de contrôle et d’audit du parti. Cependant, elle fit valoir que les restrictions susmentionnées lui étaient inapplicables, puisqu’elles étaient contraires aux articles 2 et 25 du Pacte international sur les droits civils et politiques.

24.  Par une décision du 11 février 1997, la commission électorale de Riga enregistra la liste présentée par la requérante. Aux élections du 9 mars 1997, cette liste obtint quatre des soixante sièges du conseil municipal de Riga (Rīgas Dome). La requérante figurait parmi les élus.

C.  Les élections législatives de 1998

25.  En vue de participer aux élections législatives du 3 octobre 1998, le « Mouvement pour la justice sociale et l’égalité des droits en Lettonie » conclut un accord de coalition avec le Parti de l’Harmonie nationale (Tautas Saskaņas partija), le Parti socialiste de Lettonie (Latvijas Sociālistiskā partija) et le Parti russe (Krievu partija). Les quatre partis formèrent une liste unie sous le titre du Parti de l’Harmonie nationale. La requérante y figurait en tant que candidate des circonscriptions de Riga et de Vidzeme.

Le 28 juillet 1998, la liste fut déposée auprès de la Commission électorale centrale en vue de son enregistrement. Conformément aux exigences de la loi sur les élections parlementaires, la requérante signa et joignit à la liste une déclaration écrite identique à celle qu’elle avait présentée avant les élections municipales. De même, tout comme pour les élections de 1997, elle expédia à la Commission électorale centrale une lettre expliquant sa situation et soutenant que les restrictions en question étaient incompatibles avec le Pacte international sur les droits civils et politiques, ainsi qu’avec l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention.

26.  Le 29 juillet 1998, la Commission électorale centrale suspendit l’enregistrement de la liste, au motif que la candidature de la requérante ne correspondait pas aux exigences de la loi sur les élections parlementaires. Ne voulant pas mettre en danger la perspective de l’enregistrement de la liste entière, la requérante retira sa candidature, après quoi la liste fut immédiatement enregistrée.

D.  La procédure de constat de participation de la requérante au PCL

27.  Par lettre du 7 août 1998, le président de la Commission électorale centrale demanda au Procureur général de la République d’examiner la légitimité de l’élection de la requérante au conseil municipal de Riga.

28.  Par une décision du 31 août 1998, dont copie fut envoyée à la Commission électorale centrale, le Parquet général (Ģenerālprokuratūra) constata que la requérante n’avait commis aucun délit réprimé par le code pénal. Aux termes de la décision, bien qu’elle eût fourni à la commission électorale de Riga de fausses informations sur sa participation au PCL, aucun indice ne permettait de conclure qu’elle l’avait fait dans l’objectif précis d’induire la commission en erreur. A cet égard, le parquet estima que la déclaration de la requérante, jointe à la liste des candidats pour les élections du 9 mars 1997, devait être lue en combinaison avec sa lettre explicative du 25 janvier 1997.

Le 14 janvier 1999, le Parquet général saisit la cour régionale de Riga d’une demande en vue de constater la participation de la requérante au PCL après le 13 janvier 1991. A son mémoire, le parquet joignit les documents suivants : la lettre de la requérante du 25 janvier 1997 ; le procès-verbal de la réunion de la Commission centrale de contrôle et d’audit du parti du 26 janvier 1991 ; le procès-verbal de la réunion commune de la Commission centrale de contrôle et d’audit et des commissions d’audit des villes et des régions du 27 mars 1991 ; les annexes à ces procès-verbaux reflétant la structure et la composition de ladite commission, ainsi que la liste des membres de la commission d’audit au 1er juillet 1991.

29.  Par un jugement contradictoire du 15 février 1999, la cour régionale de Riga fit droit à la demande du parquet, estimant que les pièces présentées attestaient clairement la participation de la requérante aux activités du parti après la date critique, et que les éléments de preuve fournis par la requérante étaient insuffisants pour réfuter ce constat. Par conséquent, la cour rejeta les arguments de la requérante qui soutenait qu’elle n’était membre du PCL que formellement, qu’elle ne participait pas aux réunions de sa Commission centrale de contrôle et d’audit, et qu’elle ne pouvait dès lors pas être reconnue comme ayant « agi », « milité » ou « activement participé » (darboties) aux activités du parti.

30.  Contre ce jugement, la requérante interjeta appel devant la Chambre des affaires civiles de la Cour suprême. Le 12 novembre 1999, la Chambre des affaires civiles débuta l’examen de l’appel. A l’audience, la requérante soutint que le contenu des procès-verbaux susmentionnés des 26 janvier et 27 mars 1991, portant la mention de son nom, ne pouvait pas être retenu à son encontre, puisqu’à ces deux dates, elle avait exercé ses fonctions au sein du Conseil suprême de Lettonie et non au sein du PCL. Après avoir ouï deux témoins déclarant que la requérante était effectivement présente au Conseil suprême, la Chambre suspendit l’examen de l’affaire afin de permettre à la requérante de produire des preuves plus convaincantes et susceptibles d’appuyer ses déclarations, tel un compte rendu des débats parlementaires ou des procès-verbaux des réunions du groupe parlementaire « Līdztiesība ». Toutefois, les procès-verbaux susmentionnés n’ayant pas été conservés par le Bureau du Parlement, la requérante ne put jamais fournir de telles preuves.

Par un arrêt du 15 décembre 1999, la Chambre des affaires civiles rejeta l’appel de la requérante. Aux termes de l’arrêt, les éléments de preuve recueillis par le parquet suffisaient pour conclure qu’elle avait participé aux activités du PCL après le 13 janvier 1991. La Chambre releva ensuite que la dissolution du PCL avait été ordonnée « conformément aux intérêts de l’Etat letton dans la situation historico-politique concrète » et que les conventions internationales invoquées par la requérante prévoyaient des limitations justifiées à l’exercice des droits électoraux.

31.  Suite à l’arrêt de la Chambre des affaires civiles, exécutoire à compter de son prononcé, la requérante devint inéligible et perdit son mandat de membre du conseil municipal de Riga.

32.  Contre l’arrêt susmentionné, la requérante forma un pourvoi en cassation devant le Sénat de la Cour suprême, insistant, entre autres, sur l’incompatibilité de la restriction litigieuse avec l’article 11 de la Convention. Par une ordonnance définitive du 7 février 2000, le Sénat déclara le pourvoi irrecevable. Selon le Sénat, la procédure en question se limitait à un seul objectif strictement défini, à savoir le constat de participation ou de non-participation de la requérante au PCL après le 13 janvier 1991. En définitive, le Sénat s’estima incompétent pour analyser les conséquences juridiques résultant de ce constat, au motif que cela n’avait aucune incidence sur le constat lui-même. En outre, le Sénat fit remarquer qu’une telle analyse impliquerait un examen de compatibilité de la législation lettonne avec le droit constitutionnel et international, ce qui ne relevait pas de la compétence de la juridiction de cassation.

E.  Les élections législatives de 2002

33.  Les élections législatives suivantes eurent lieu le 5 octobre 2002. En vue de participer à ces élections, le parti « Līdztiesība », présidé par la requérante, forma, avec deux autres partis, le Parti de l’Harmonie nationale et le Parti socialiste, un cartel électoral nommé « Pour les Droits de l’Homme dans une Lettonie unie » (« Par cilvēka tiesībām vienotā Latvijā », en abréviation PCTVL). Le programme électoral de ce cartel soulignait, en des termes exprès, la nécessité d’abolir les restrictions aux droits électoraux des personnes ayant milité au PCL après le 13 janvier 1991.

34.  Au printemps 2002, le conseil exécutif du parti « Līdztiesība » nomma la requérante comme candidate aux élections de 2002 ; le conseil du cartel PCTVL approuva cette nomination. Cependant, peu après, le 16 mai 2002, la législature sortante rejeta une proposition d’abrogation de l’article 5, point 6), de la loi sur les élections parlementaires (paragraphe 47 ci-après). Etant pleinement conscient de la situation de la requérante et craignant que la présence de sa candidature n’empêche l’enregistrement de la liste entière de PCTVL, le conseil du cartel changea d’avis et décida de ne pas inclure son nom sur la liste des candidats. La requérante décida alors de soumettre une liste séparée, ne contenant qu’un seul et unique nom, le sien, et intitulée « Parti de l’Harmonie nationale ».

35.  Le 23 juillet 2002, le cartel PCTVL déposa à la Commission électorale centrale sa liste, contenant au total les noms de 77 candidats pour les cinq circonscriptions de Lettonie. Le même jour, la requérante demanda à la Commission d’enregistrer sa propre liste, et ce, pour la circonscription de Kurzeme uniquement. De même que pour les élections de 1998, elle joignit à sa liste une déclaration écrite selon laquelle les restrictions en litige étaient incompatibles avec la Constitution et les engagements internationaux de la Lettonie. Le 25 juillet 2002, la Commission enregistra les deux listes.

36.  Par une décision du 7 août 2002, la Commission électorale centrale, se référant à l’arrêt de la Chambre des affaires civiles du 15 décembre 1999, raya la requérante de sa liste. En outre, après avoir constaté que la requérante avait été la seule candidate sur la liste intitulée « Parti de l’Harmonie nationale » et qu’après sa radiation il n’y avait plus aucun nom, la Commission décida d’annuler l’enregistrement de la liste.

37.  Aux élections du 5 octobre 2002, la liste du cartel PCTVL reçut 18,94 % des voix et obtint vingt-cinq sièges au Parlement.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A.  Dispositions relatives au statut étatique de la Lettonie

38.  Le dispositif de la Déclaration du 4 mai 1990 sur le rétablissement de l’indépendance de la République de Lettonie se lisait ainsi :

« Le Conseil suprême de la RSS de Lettonie décide :

1)  en reconnaissant la priorité du droit international par rapport aux dispositions du droit national, de considérer comme illégal le pacte du 23 août 1939 entre l’URSS et l’Allemagne et la liquidation du pouvoir souverain de la République de Lettonie par l’agression militaire de l’URSS du 17 juin 1940, qui en a découlé ;

2)  de déclarer nulle et non avenue la déclaration du Parlement [Saeima] de Lettonie, adoptée le 21 juillet 1940 et relative à l’intégration de la Lettonie dans l’Union des Républiques Soviétiques Socialistes ;

3)  de restaurer sur tout le territoire letton la force légale de la Constitution [Satversme] de la République de Lettonie, adoptée le 15 février 1922 par l’Assemblée Constituante [Satversmes sapulce]. Le nom officiel de l’Etat letton est la REPUBLIQUE de LETTONIE, en abrégé LETTONIE ;

4)  de suspendre la Constitution de la République de Lettonie jusqu’à l’adoption d’une nouvelle version de la Constitution, excepté les articles qui définissent la base juridique constitutionnelle de l’Etat letton et qui, conformément à l’article 77 de la même Constitution, ne sont modifiables que par voie de référendum, à savoir :

Article 1er – La Lettonie est une république indépendante et démocratique.

Article 2 – Le pouvoir souverain de l’Etat letton appartient au peuple letton.

Article 3 – Le territoire de la Lettonie défini par les traités internationaux se compose de la Vidzeme, la Latgale, la Kurzeme et la Zemgale.

Article 6 – Le Parlement (Saeima) est élu aux élections générales, égalitaires, directes, proportionnelles et à bulletins secrets.

L’article 6 de la Constitution sera appliqué après la restauration des organes de pouvoir et d’administration de la République indépendante de Lettonie, garantissant un libre déroulement du scrutin ;

5)  d’instaurer une période de transition de la restauration de la souveraineté de la République de Lettonie de facto, qui prendra fin avec la réunion du Parlement de la République de Lettonie. Pendant ladite période de transition, le pouvoir suprême sera exercé par le Conseil suprême de la République de Lettonie ;

6)  d’accepter l’application, pendant la période de transition, les dispositions de la Constitution de la RSS de Lettonie et les autres actes législatifs en vigueur sur le territoire de la RSS de Lettonie au moment de l’adoption de la présente décision, dans la mesure où ces dispositions ne sont pas en contradiction avec les articles 1, 2, 3 et 6 de la Constitution de la République de Lettonie.

En cas de contestation sur des questions ayant trait à l’application des actes législatifs, c’est le tribunal constitutionnel de la République de Lettonie qui tranchera.

Pendant la période de transition, seul le Conseil suprême de la République de Lettonie adoptera de nouveaux textes législatifs ou en modifiera les existants ;

7)  de créer une commission pour rédiger une nouvelle version de la Constitution de la République de Lettonie, correspondant à la situation politique, économique et sociale actuelle de la Lettonie ;

8)  de garantir aux citoyens de la République de Lettonie et à ceux des autres Etats résidant de façon permanente sur le territoire letton, des droits sociaux, économiques et culturels, ainsi que des libertés politiques conformes aux normes internationales des droits de l’homme universellement reconnues. Cela concerne les citoyens de l’URSS qui souhaiteraient vivre en Lettonie sans en acquérir la nationalité ;

9)  de fonder les rapports entre la République de Lettonie et l’URSS sur le Traité de paix du 11 août 1920 entre la Lettonie et la Russie, toujours en vigueur et reconnaissant pour l’éternité l’indépendance de l’Etat letton. Une Commission gouvernementale sera formée pour les négociations avec l’URSS. »

39.  Le dispositif de la loi constitutionnelle du 21 août 1991 relative au statut étatique de la République de Lettonie (Konstitucionālais likums « Par Latvijas Republikas valstisko statusu ») est ainsi libellé :

« Le Conseil suprême de la République de Lettonie décide :

1)  de déclarer que la Lettonie est une république indépendante et démocratique, où le pouvoir souverain de l’Etat letton appartient au peuple letton et dont le statut étatique est défini par la Constitution du 15 février 1922 ;

2)  d’abroger le paragraphe 5 de la Déclaration du 4 mai 1990 sur le rétablissement de l’indépendance de la République de Lettonie, établissant une période de transition pour la restauration de facto du pouvoir étatique de la République de Lettonie ;

3)  jusqu’à la liquidation de l’occupation et de l’annexion et jusqu’à la convocation du Parlement, le pouvoir étatique suprême en République de Lettonie sera pleinement exercé par le Conseil suprême de la République de Lettonie. Seules les lois et les décrets adoptés par les autorités suprêmes de pouvoir et d’administration de la République de Lettonie sont en vigueur sur son territoire ;

4)  la présente loi constitutionnelle entre en vigueur au moment de son adoption. »

B.  Le statut du PCUS et du PCL

40.  Le rôle du PCUS dans l’ancienne Union soviétique était défini par l’article 6 de la Constitution de l’URSS de 1977 et par l’article 6 de la Constitution de la RSS de Lettonie de 1978, rédigés en des termes identiques. Ces dispositions stipulaient :

« La force directrice et motrice de la société soviétique, le noyau de son système politique et de ses organismes étatiques et non gouvernementaux est le Parti communiste de l’Union soviétique. Le PCUS existe pour le peuple et sert le peuple.

Armé de la doctrine marxiste-léniniste, le Parti communiste détermine la perspective générale du développement de la société, la direction de la politique intérieure et extérieure de l’URSS, gère la grande action créatrice du peuple soviétique et confère à sa lutte pour la victoire du communisme un caractère planifié et scientifiquement fondé.

Tous les organismes du Parti agissent dans le cadre de la Constitution de l’URSS. »

41.  La décision du Conseil suprême du 24 août 1991 relative à la suspension des activités de certaines organisations non gouvernementales et politiques se lisait comme suit :

« Le 20 août 1991, le Front internationaliste des travailleurs de la RSS de Lettonie, le Conseil uni des collectifs de travail, le Conseil républicain des vétérans de guerre et de travail, le Comité central du Parti communiste de Lettonie et le Comité central de l’Union de la jeunesse communiste de Lettonie publièrent une proclamation déclarant aux habitants de la république qu’un état d’urgence avait été décrété en Lettonie, et incitèrent tous les particuliers à s’opposer à ceux qui ne se soumettaient pas aux ordres du Comité national de l’état d’urgence. Ce faisant, les associations (...) susmentionnées ont déclaré leur soutien aux organisateurs du coup d’Etat et ont incité les autres particuliers à faire de même.

Les agissements de ces organisations sont contraires aux articles 4, 6 et 49 de la Constitution lettonne, stipulant que les citoyens lettons ont le droit de former des partis et d’autres associations uniquement si leurs buts et leurs activités pratiques n’ont pas pour objectif une modification violente ou le renversement de l’ordre constitutionnel existant (...), et que les associations doivent respecter la Constitution et les lois, et agir conformément à leurs dispositions.

Le Conseil suprême de la République de Lettonie décrète :

1o Sont suspendues les activités du Parti communiste de Lettonie [et des autres organisations susmentionnées] (...) »

42.  Les parties pertinentes de la décision du Conseil suprême du 10 septembre 1991 relative à la dissolution des organisations susmentionnées se lisaient comme suit :

« (...) En mai 1990, le Parti communiste de Lettonie, le Front internationaliste des travailleurs de la RSS de Lettonie, le Conseil uni des collectifs de travail et le Conseil républicain des vétérans de guerre et de travail créèrent le Comité de défense de la Constitution de l’URSS et de la RSS de Lettonie et des droits des citoyens, qui, le 25 novembre 1990, fut rebaptisé en Comité de salut public de Lettonie (...)

Le 15 janvier 1991, le Comité de salut public de Lettonie déclara la prise des pouvoirs par lui-même, ainsi que la dissolution du Conseil suprême et du gouvernement de la République de Lettonie.

En août 1991, le Comité central du Parti communiste de Lettonie [et les autres organisations susmentionnées] soutinrent le coup d’Etat (...)

Eu égard à tout ce qui précède, le Conseil suprême de la République de Lettonie décrète :

1o Le Parti communiste de Lettonie [et les autres organisations susmentionnées], ainsi que la coalition de ces organisations, le Comité de salut public de Lettonie, sont dissous comme étant anticonstitutionnels ; (...)

2o Il est expliqué aux anciens membres du Parti communiste de Lettonie [et des autres organisations susmentionnées], qu’ils ont le droit de s’associer dans des partis et d’autres associations dont les buts et les activités pratiques n’ont pas pour objectif une modification violente ou le renversement de l’ordre constitutionnel existant, et qui ne sont pas autrement contraires à la Loi fondamentale et aux lois de la République de Lettonie. (...) »

C.  La législation en matière électorale

1.  Les dispositions matérielles

43.  Les dispositions pertinentes de la Constitution (Satversme) de la République de Lettonie, adoptée en 1922 et modifiée par la loi du 15 octobre 1998, sont rédigées comme suit :

Article 9

« Peut être élu au Parlement tout citoyen letton jouissant de la plénitude des droits civiques et ayant atteint l’âge de vingt et un ans au jour des élections. »

Article 64

« Le pouvoir législatif appartient au Parlement [Saeima], ainsi qu’au peuple dans les conditions et dans la mesure déterminée par la présente Constitution. »

Article 91

« En Lettonie, tous les hommes sont égaux devant la loi et les tribunaux. Les droits de l’homme sont exercés sans aucune discrimination. »

Article 101

« Tout citoyen letton a le droit de participer au fonctionnement de l’Etat et des collectivités locales conformément à la loi (...) »

44.  Les dispositions pertinentes de la loi du 25 mai 1995 relative aux élections parlementaires (Saeimas vēlēšanu likums) sont ainsi libellées :

Article 4

« Peut être élu au Parlement tout citoyen letton ayant atteint l’âge de vingt et un ans au jour des élections, s’il n’est pas concerné par l’une des restrictions prévues par l’article 5 de la présente loi. »

Article 5

« Ne peuvent se porter candidats aux élections ni être élus au Parlement les personnes : (...)

6) ayant activement participé [darbojušās], après le 13 janvier 1991, dans le PCUS (PCL), le Front internationaliste des travailleurs de la RSS de Lettonie, le Conseil uni des collectifs de travail, l’Organisation des vétérans de guerre et de travail, le Comité de salut public de Lettonie, ou dans leurs comités régionaux ; (...) »

Article 11

« Doivent être joints à la liste des candidats : (...)

3) une déclaration signée par chacun des candidats inclus dans la liste et confirmant qu’il répond aux exigences de l’article 4 de la loi et qu’il n’est pas concerné par l’article 5 sous 1) - 6) de la présente loi ; (...) »

Article 13

« (...) 2o Une fois enregistrées, les listes de candidats sont irrévocables, et les seules corrections que la Commission électorale centrale peut y apporter, sont :

1) la radiation du candidat de la liste, lorsque : (...)

a) le candidat n’est pas un citoyen jouissant de la plénitude des droits civiques (articles 4 et 5 ci-dessus) ; (...)

3o (...) [L]e candidat est rayé de la liste sur la base d’une attestation de l’autorité compétente ou sur la décision du tribunal. Le fait que le candidat : (...)

6) a activement participé, après le 13 janvier 1991, au PCUS (PCL), du Front internationaliste des travailleurs de la RSS de Lettonie, du Conseil uni des collectifs de travail, de l’Organisation des vétérans de guerre et de travail, du Comité de salut public de Lettonie, ou de leurs comités régionaux, est attesté par le jugement du tribunal compétent ; (...) »

45.  La loi du 13 janvier 1994 relative aux élections des conseils municipaux des villes et des communes (Pilsētas domes un pagasta padomes vēlēšanu likums) contient des dispositions similaires aux dispositions précitées de la loi sur les élections parlementaires. En particulier, l’article 9, point 5), est identique à l’article 5, point 6), de cette dernière loi.

2.  Les dispositions procédurales

46.  La procédure de constat judiciaire de participation ou de non-participation aux associations mentionnées ci-dessus est régie par le Chapitre 23-A du code de procédure civile (Civilprocesa kodekss), ajouté par une loi du 3 septembre 1998 et intitulé « L’examen des affaires relatives au constat des restrictions des droits électoraux ». Les dispositions de ce chapitre se lisent ainsi :

Article 233-1

« Une demande en vue de constater une restriction des droits électoraux peut être formée par le procureur (...)

La demande doit être soumise au tribunal du domicile de la personne à l’égard de laquelle le constat des restrictions des droits électoraux est sollicitée.

La demande peut être formée, lorsqu’une commission électorale a enregistré une liste de candidats où figure (...) un citoyen à l’égard duquel il y a des preuves qu’après le 13 janvier 1991, il a activement participé au PCUS (au PCL) (...). Une demande concernant une personne incluse sur la liste des candidats peut également être formée lorsque les élections ont déjà eu lieu.

La demande doit être accompagnée d’une attestation de la commission électorale certifiant que la personne en question s’est portée candidate aux élections et que la liste respective a été enregistrée, ainsi que des preuves confirmant les allégations mentionnées dans la demande. »

Article 233-3

« Après avoir examiné la demande, le tribunal prononce un jugement :

1) constatant qu’après le 13 janvier 1991, le demandeur a activement participé au PCUS (au PCL) (...) ;

2) déclarant la demande mal fondée et la rejetant. (...) »

D.  Les propositions d’abrogation des restrictions litigieuses

47.  La loi sur les élections parlementaires a été adoptée le 25 mai 1995, par la première législature élue après le rétablissement de l’indépendance de Lettonie, dite « la Cinquième législature » (les quatre premières ayant fonctionné pendant la période allant de 1922 à 1934). La législature suivante (la Sixième), élue en octobre 1995, a été amenée à examiner trois propositions distinctes tendant à abroger l’article 5, point 6), de la loi susmentionnée. A la séance plénière du 9 octobre 1997, après de très longs débats, les trois propositions furent rejetées avec de fortes majorités. De même, le 18 décembre 1997, lors d’une discussion sur une proposition visant à rendre l’article 5, point 6), plus restrictif, le libellé actuel de cette disposition fut également confirmé. Elue en octobre 1998, la législature suivante (la Septième) examina une proposition d’abrogation de l’article 5, point 6), à la séance plénière du 16 mai 2002. Après de longs débats, la majorité des députés refusa de donner suite à cette proposition.

Enfin, la Huitième législature, élue en octobre 2002, fut amenée à examiner une proposition similaire le 15 janvier 2004. Elle la rejeta également.

E.  L’arrêt de la Cour constitutionnelle du 30 août 2000

48.  Par un arrêt rendu le 30 août 2000 dans l’affaire no 2000-03-01, la Cour constitutionnelle (Satversmes tiesa) déclara les restrictions visées à l’article 5, point 6), de la loi sur les élections parlementaires et à l’article 9, point 5), de la loi sur les élections municipales compatibles avec la Constitution lettonne et avec l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 3 du Protocole no 1.

Dans cet arrêt, adopté par quatre voix contre trois, la Cour constitutionnelle rappela tout d’abord les principes généraux dégagés par la jurisprudence constante des organes de la Convention en matière d’application de l’article 14 de la Convention et de l’article 3 du Protocole no 1. Elle releva ensuite :

« (...) 4o Est dénué de fondement l’argument (...) selon lequel les dispositions entreprises, interdisant aux citoyens lettons de se porter candidats et d’être élus au Parlement et aux conseils municipaux, les discriminent en raison de leur appartenance politique (...). Les dispositions entreprises ne prévoient pas une différence de traitement en fonction des convictions (des opinions) politiques de la personne, mais une restriction des droits électoraux pour avoir agi contre l’ordre démocratique rétabli après le 13 janvier 1991 (...)

Le législateur a donc subordonné les restrictions au degré de la responsabilité personnelle [individuālās atbildības pakāpe] de chaque personne dans la réalisation des objectifs et du programme de ces organisations, et la restriction du droit d’être élu au Parlement ou à un conseil municipal (...) est liée aux activités de la personne concrète dans les associations (...) respectives.

A elle seule, l’appartenance formelle aux organisations susmentionnées ne peut pas servir de fondement au fait qu’une personne ne puisse pas se porter candidate ou être élue au Parlement. (...).

Par conséquent, les dispositions entreprises ne sont dirigées que contre ceux qui, postérieurement au 13 janvier 1991, ont tenté, en présence de l’armée d’occupation, de rétablir l’ancien régime par voie d’agissements actifs [ar aktīvu darbību] ; en revanche, elles ne concernent pas les personnes avec des convictions (des opinions) politiques différentes. La tendance de certains tribunaux de se concentrer uniquement sur le constat du fait d’appartenance formelle et de ne pas évaluer le comportement de la personne n’est pas conforme aux buts que le législateur a voulu atteindre en adoptant la disposition entreprise (...)

6o (...) Puisque les objectifs de ces organisations étaient liés au renversement du régime étatique existant [pastāvošās valsts iekārtas graušana], elles étaient anticonstitutionnelles en leur substance (...)

Par conséquent, le but des restrictions du droit électoral passif est de protéger l’ordre d’Etat démocratique, la sécurité nationale et l’intégrité territoriale de Lettonie. Les dispositions entreprises ne sont pas dirigées contre le pluralisme d’idées en Lettonie ou contre les opinions politiques d’une personne, mais contre ceux qui, par leurs agissements actifs, ont tenté de renverser l’ordre d’Etat démocratique (...). L’exercice des droits de l’homme ne peut pas être dirigé contre la démocratie en tant que telle (...)

La substance et l’effectivité du droit se manifestent à travers son caractère éthique [ētiskums]. Une société démocratique a un intérêt légitime pour exiger de ses représentants politiques la loyauté envers la démocratie. En établissant des restrictions, on ne met pas en cause l’honneur et la réputation des candidats au sens d’un bénéfice juridique personnel [personisks tiesisks labums] ; ce qui est mis en cause, c’est la question de savoir si les personnes en question sont dignes de représenter le peuple au Parlement ou dans le conseil municipal respectif. Ces restrictions concernent ceux qui ont été agents permanents de l’appareil répressif du pouvoir d’occupation, ou qui, après le 13 janvier 1991, ont participé aux organisations mentionnées dans les dispositions entreprises et ont activement combattu la Constitution rétablie et l’Etat letton (...)

Est fondé l’argument (...) selon lequel l’ordre d’Etat démocratique doit être protégé contre les particuliers qui, sur le plan éthique, ne sont pas qualifiés pour devenir représentants d’un Etat démocratique au niveau politique ou administratif (...)

(...) La radiation de la liste d’un candidat qui a participé aux organisations susmentionnées ne relève pas d’un arbitraire administratif ; elle se fonde sur un jugement individuel, rendu par un tribunal. Conformément à la loi, l’appréciation de la responsabilité individuelle relève de la compétence des tribunaux (...). (...)

7o (...) Afin de déterminer si la mesure appliquée, c’est-à-dire les restrictions du droit électoral passif, est proportionnée aux objectifs poursuivis, c’est-à-dire la protection, en premier lieu, de l’ordre d’Etat démocratique, et, en deuxième lieu, de la sécurité nationale et l’intégrité de l’Etat letton, il faut apprécier la situation politique dans l’Etat et les circonstances corollaires qui y sont liées. Le législateur ayant, à plusieurs reprises, évalué les circonstances historiques et politiques du développement de la démocratie (...), la Cour n’estime pas qu’à ce stade, il y aurait un fondement pour mettre en cause la proportionnalité de la mesure appliquée et de son objectif.

Toutefois, le législateur devrait, en procédant à un examen périodique de la situation politique de l’Etat et la nécessité et le bien-fondé des restrictions, décider de fixer une limite temporelle pour ces restrictions (...), puisque de telles limitations du droit électoral passif ne peuvent exister que pendant une période déterminée. »

49.  Trois des sept juges de la Cour constitutionnelle ayant examiné l’affaire précitée joignirent à l’arrêt une opinion dissidente, dans laquelle ils exprimèrent leur désaccord avec les conclusions de la majorité. Se référant notamment aux arrêts Vogt c. Allemagne du 26 septembre 1995 (série A, no 323), et Rekvényi c. Hongrie (GC, no 25390/94, CEDH 1999-III), ils firent valoir que les restrictions en litige pouvaient être plus larges à l’égard des fonctionnaires qu’à l’égard des représentants élus. Selon ces juges, depuis 1991, le régime démocratique et le système institutionnel de Lettonie étaient devenus suffisamment stables pour que des personnes ayant milité contre ce régime il y a dix ans ne représentassent plus un danger réel pour l’Etat. La restriction des droits électoraux de ces personnes n’était donc pas proportionnée au but légitime recherché.

EN DROIT

I.  SUR L’EXCEPTION DU GOUVERNEMENT

50.  Dans sa lettre du 11 février 2004, le Gouvernement informe la Cour que la loi sur les élections du Parlement européen (Eiropas Parlamenta vēlēšanu likums), adoptée par le Parlement letton le 29 janvier 2004 et entrée en vigueur le 12 février 2004, ne contient pas de disposition similaire à l’article 5, point 6), de la loi sur les élections parlementaires. La requérante est donc libre de se porter candidate aux élections européennes qui auront lieu le 12 juin 2004. Le Gouvernement soutient qu’en tant que législateur supranational, le Parlement européen doit être considéré comme un organe législatif « supérieur » par rapport au Parlement letton, et que « la requérante pourra effectivement exercer son droit électoral passif à un niveau même plus élevé que celui envisagé à l’origine ».

Le Gouvernement reconnaît qu’aucune modification n’a à ce jour été apportée aux lois sur les élections parlementaires et municipales, de sorte que la restriction litigieuse subsiste et que la requérante reste inéligible tant au Parlement national qu’aux conseils municipaux. Toutefois, il n’estime pas que ce fait soit vraiment susceptible d’influencer l’issue de l’affaire. En effet, l’adhésion de la Lettonie à l’Union européenne, au printemps 2004, marque la fin définitive de la période transitoire, c’est-à-dire du passage du pays d’une société totalitaire vers une société démocratique, et les législateurs en ont conscience. Le Gouvernement fait également valoir que le réexamen périodique des dispositions en cause constitue une pratique parlementaire stable (paragraphe 47 ci-dessus), et que les restrictions dont se plaint la requérante sont de nature provisoire.

Cela étant, le Gouvernement estime que le litige à l’origine de la présente affaire a été résolu, et que la requête doit être rayée du rôle conformément à l’article 37 § 1 b) de la Convention.

51.  La requérante marque son désaccord. Elle reconnaît qu’elle a le droit de participer aux élections européennes et qu’elle le fera ; cependant, ce fait ne constitue pas la solution du litige. La requérante souligne que les restrictions contenues dans les lois sur les élections parlementaires et locales restent toujours en vigueur, et qu’il n’est pas du tout certain qu’elles seront bientôt abrogées, d’autant plus qu’un grand nombre de députés semblent plutôt favorables à leur maintien. De même, elle insiste sur le fait que les circonstances de la présente affaire sont très différentes de toutes les affaires où la Cour a effectivement appliqué l’article 37 § 1 b) susmentionné. En résumé, le litige n’a pas été résolu, et il n’y a aucune raison pour rayer la requête du rôle.

52.  Aux yeux de la Cour, la question qui se pose ici est celle de savoir si la requérante a effectivement perdu son statut de « victime », au sens de l’article 34 de la Convention. A cet égard, la Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de « victime » que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation alléguée de la Convention (voir, par exemple, Amuur c. France, arrêt du 25 juin 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-III, p. 846, § 36, Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 44, CEDH 1999-VI, Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 142, CEDH 2000-IV, et Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC] (déc.), no 48787/99, 4 juillet 2001). Dans la présente affaire, la Cour note que les dispositions législatives dénoncées par la requérante demeurent toujours en vigueur, et qu’elle est toujours inéligible tant au Parlement qu’aux conseils municipaux. Quant à la pratique parlementaire citée par le Gouvernement, elle ne suffit guère pour affecter la qualité de « victime » de la requérante, l’abrogation des restrictions litigieuses dans l’avenir n’étant qu’une simple hypothèse dénuée de toute certitude. En tout cas, une telle abrogation ne rendrait pas inexistantes les mesures prises contre la requérante dans le passé, c’est-à-dire son impossibilité de participer aux élections législatives de 1998 et de 2002 et sa déchéance du mandat de conseillère municipale de Riga en 1999.

Dans la mesure où le Gouvernement se réfère à la possibilité de la requérante de participer aux élections européennes, la Cour reconnaît que l’article 3 du Protocole no 1 y est applicable (voir Matthews c. Royaume-Uni [GC], no 24833/94, §§ 39-44 et 48-54, CEDH 1999-I). Cependant, le fait qu’une personne soit éligible au Parlement européen ne libère pas l’Etat de l’obligation de respecter ses droits au titre de l’article 3 au regard de la législature nationale.

53.  En résumé, les autorités lettonnes n’ont ni reconnu, ni, encore moins, réparé les violations qu’allègue de la requérante. Celle-ci en reste toujours « victime », le litige est loin d’être résolu, et il n’y a donc aucune raison d’appliquer l’article 37 § 1 b) de la Convention.

L’exception du Gouvernement doit dès lors être rejetée.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DU PROTOCOLE No 1 A LA CONVENTION

54.  La requérante se plaint que son inéligibilité au Parlement du fait de sa participation active au PCL après le 13 janvier 1991, constitue une violation de son droit de se porter candidate aux élections législatives. Ce droit est garanti par l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention, ainsi libellé :

« Les Hautes Parties contractantes s’engagent à organiser, à des intervalles raisonnables, des élections libres au scrutin secret, dans les conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif. »

A.  Thèses des comparants

1.  La requérante

55.  La requérante estime que la justification de son inéligibilité doit s’examiner à la lumière des principes et des constats dégagés par la Cour dans l’arrêt Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie du 30 janvier 1998 (Recueil 1998-I, pp. 21-22, §§ 45-46). Selon elle, l’impact de son inéligibilité sur elle-même et sur ces camarades est comparable à la dissolution du Parti communiste dans l’affaire précitée. De même, la requérante fait valoir que les limitations aux droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1 doivent s’analyser de la même manière que les restrictions à la liberté de réunion et d’association, autorisées par l’article 11 § 2 de la Convention. Par conséquent, le raisonnement de l’arrêt Parti communiste unifié de Turquie et autres, adopté sur le terrain de l’article 11 de la Convention, est applicable mutatis mutandis dans son affaire.

56.  La requérante combat les arguments du Gouvernement fondés sur la participation du PCL aux événements de janvier et d’août 1991 et sur la nécessité de défendre « une démocratie effective ». En premier lieu, elle réfute les allégations relatives au caractère prétendument totalitaire et dangereux du PCL. A cet égard, elle cite le programme officiel de ce parti, adopté en avril 1990 et prônant « une coopération constructive entre les forces politiques différentes favorables à une transformation démocratique de la société », ainsi qu’à « une société fondée sur les principes de démocratie [et] d’humanisme ». De même, se référant aux actes du 25e congrès du PCL, la requérante soutient qu’à cette époque, le parti n’avait aucune intention de restaurer l’ancien régime totalitaire communiste.

Par ailleurs, la requérante dément la thèse du Gouvernement tirée de la prétendue illégalité du PCL. Elle rappelle que l’anticonstitutionnalité du PCL n’a été officiellement décrétée que le 23 août 1991, et que, jusqu’à cette date, les activités de ce parti restaient parfaitement légales, y compris après les événements de janvier 1991.

57.  En deuxième lieu, la requérante fait valoir que l’appartenance au PCL ne suffit pas, à elle seule, pour prouver le manque de loyauté à la Lettonie. En effet, parmi les 201 membres du Conseil suprême, 106 avaient initialement été membres du PCL, et la division des députés en deux grands camps a eu pour seul fondement leur attitude à l’égard de la Déclaration de l’indépendance et non l’appartenance ou non au parti.

De même, la requérante estime qu’on ne peut pas reprocher au PCL d’avoir tenté de renverser le régime démocratique. S’agissant des événements de janvier 1991, elle rappelle sa version des faits, d’après laquelle aucune tentative d’usurpation de pouvoir n’a eu lieu à cette époque. A cet égard, elle présente la copie de l’appel du groupe parlementaire du PCL, publié le 21 janvier 1991, niant la participation du parti à l’organisation des incursions armées et déplorant « une provocation politique (...) en vue (...) d’induire en erreur l’opinion mondiale ». En tout état de cause, la requérante souligne qu’elle-même n’a jamais été membre du Comité de salut public. Quant aux événements du 19 août 1991, la requérante soutient qu’il existe des preuves disculpant le PCL.

58.  En tout état de cause, la requérante considère que le statut constitutionnel ambigu de la République de Lettonie pendant la période en question est un facteur important à prendre en considération sur ce point. A cet égard, elle note que la Déclaration du 4 mai 1990 avait instauré une période de transition afin de rompre progressivement tous les liens institutionnels avec l’URSS. Il s’agissait en effet d’une période de dyarchie, pendant laquelle les actes constitutionnels et législatifs soviétiques et lettons, et même certaines institutions soviétiques et lettonnes, coexistaient et fonctionnaient parallèlement sur tout le territoire national. La requérante reconnaît que la loi constitutionnelle du 21 août 1991 mit fin à la période de transition ; elle considère toutefois qu’il est impossible de déclarer nulle et non avenue l’existence même de cette période. La légitimité des institutions qui fonctionnaient alors sur le territoire letton n’étant pas clairement établie, l’on ne peut pas parler d’un coup d’Etat au sens exact du terme.

59.  De même, on ne peut pas reprocher au PCL d’avoir adopté une attitude prosoviétique et anti-indépendantiste au cours de la période de transition. Tout en reconnaissant que le PCL et elle-même avaient déclaré leur soutien ferme à une Lettonie plus souveraine mais toujours partie intégrante de l’URSS, la requérante fait remarquer qu’à l’époque, les voies d’évolution politique du pays faisaient l’objet d’une grande divergence d’opinions, même parmi les députés favorables en principe à l’indépendance. Qui plus est, les dirigeants des Etats étrangers n’étaient pas non plus unanimes sur ce sujet, certains d’entre eux étant très sceptiques à la libération des pays baltes et préférant adopter une attitude de non-ingérence dans les affaires internes de l’Union soviétique. Bref, en soutenant l’une des voies possibles de développement, le PCL a justement exercé son droit au pluralisme des opinions politiques, inhérent à une société démocratique.

60.  La requérante estime mal fondé et non étayé l’argument du Gouvernement selon lequel l’accès de personnes ayant fait partie du PCL après le 13 janvier 1991 au Parlement serait de nature à compromettre la sécurité nationale. Elle rappelle que la restriction litigieuse n’existait pas jusqu’en 1995, et que, lors des premières élections parlementaires après la restauration de la Constitution de 1922, trois personnes se trouvant dans la même situation qu’elle furent élues et devinrent députés. Dans ces circonstances, la requérante ne voit pas comment son élection pourrait menacer la sécurité nationale si longtemps après les faits reprochés.

61.  En tout état de cause, la requérante estime que les critères dégagés par la jurisprudence de la Cour en matière de loyauté politique des fonctionnaires ne peuvent pas être appliqués aux membres actuels ou potentiels d’un parlement national.

62.  Pour autant que le Gouvernement se réfère à l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 30 août 2000, la requérante cite l’opinion dissidente signée par trois des sept juges ayant examiné l’affaire et concluant au caractère disproportionné de la restriction litigieuse. La requérante fait siens les arguments adoptés par ces trois juges, et notamment la thèse selon laquelle le système démocratique letton est devenu suffisamment fort pour ne plus craindre la présence, au sein du corps législatif, de personnes qui auraient milité contre ce système dix ans auparavant.

63.  Pour ce qui est de l’interprétation restrictive de la loi électorale, imposée par la Cour constitutionnelle et supposant l’analyse de la responsabilité individuelle de chacune des personnes concernées, la requérante fait valoir que son comportement personnel ne justifie en rien la mesure critiquée, puisque elle-même n’a jamais tenté de restaurer le régime totalitaire ou de renverser le pouvoir légitime. Bien au contraire, elle a milité pour la démocratisation et pour des réformes au sein du PCUS, du PCL et de la société tout entière.

64.  La requérante fait également valoir que son comportement personnel après les faits reprochés ne justifie en rien la restriction de ses droits électoraux. Ainsi, depuis janvier 1990, elle milite dans une organisation non gouvernementale, « Latvijas Cilvēktiesību komiteja » (« Comité letton des droits de l’homme »), dont elle a été coprésidente jusqu’en 1997. Œuvrant au sein de ce comité, elle a acquis une grande notoriété en fournissant de l’assistance juridique à des milliers de personnes ; elle a aidé à promouvoir le respect des droits de l’homme en Lettonie ; elle a été responsable de la mise en œuvre de trois programmes du Conseil de l’Europe.

65.  Enfin, et contrairement à ce que soutient le Gouvernement, la requérante estime que la restriction en litige n’est pas provisoire. A cet égard, elle rappelle que, si le Parlement a vraiment procédé à un réexamen de la loi électorale avant chacune des élections, ce réexamen a toujours abouti à un élargissement et non à une réduction des cas d’inéligibilité. Par conséquent, il y a lieu d’admettre que l’inéligibilité des personnes ayant été actives au sein du PCL après le 13 janvier 1991 persistera. Cette mesure réduit donc les droits électoraux au point de les atteindre dans leur substance même, et la libre expression de l’opinion du peuple a été entravée en l’espèce.

2.  Le Gouvernement

66.  Le Gouvernement commence par fournir un long exposé des événements historiques liés au rétablissement de l’indépendance de l’Etat letton. Il cite notamment les faits suivants, qu’il estime notoirement connus et ne se prêtant pas à discussion :

a)  N’ayant pas pu obtenir la majorité au Conseil suprême lors des élections démocratiques de mars 1990, le PCL et les autres organisations énumérées à l’article 5, point 6), de la loi sur les élections parlementaires, choisirent de suivre la voie anticonstitutionnelle et de créer un Comité de salut public, qui tenta d’usurper le pouvoir et de dissoudre le Conseil suprême et le gouvernement légitime. Or, de tels agissements étaient contraires non seulement à l’article 2 de la Constitution de 1922, d’après lequel le pouvoir souverain appartient au peuple, mais également à l’article 2 de la Constitution de la RSS de Lettonie, conférant aux seuls conseils élus (les soviets) le pouvoir d’agir au nom du peuple.

b)  Le Comité central du PCL fournit un soutien financier à l’unité spéciale de police soviétique pleinement responsable pour les incidents meurtriers de janvier 1991 (paragraphe 13 ci-dessus) ; en même temps, le Comité de salut public exprima publiquement son soutien à cette formation militarisée.

c)  Lors du coup d’Etat du 19 août 1991, le Comité central du PCL déclara ouvertement son soutien au « Comité étatique de l’état d’urgence », créa un « groupe opérationnel » en vue de lui fournir de l’assistance, et diffusa un appel exhortant le peuple à se plier au régime imposé par cet organe autoproclamé et anticonstitutionnel.

67.  A l’appui des thèses exposées ci-dessus, le Gouvernement fournit copie de l’arrêt de la Cour suprême du 27 juillet 1995 portant condamnation de MM. A.R. et O.P., anciens hauts fonctionnaires du PCL, du chef de tentative de renversement violent du pouvoir légitime. Cet arrêt comporte, en substance, le constat des faits historiques précités.

68.  Le Gouvernement reconnaît ensuite que l’organe législatif ne fait pas partie du « service civil » ou de la « fonction civile » comme la police ou les forces armées. Il considère toutefois qu’il s’agit là d’un « service public », puisqu’en légiférant, les membres du Parlement participent directement à l’exercice des pouvoirs conférés par le droit public. Par conséquent, selon le Gouvernement, les critères dégagés par la Cour sur le terrain des articles 10 et 11 de la Convention relativement aux restrictions à l’activité politique des fonctionnaires, peuvent s’appliquer, par analogie, aux candidats et aux députés élus.

69.  S’agissant de l’objectif poursuivi par la restriction litigieuse, le Gouvernement fait observer que cette inéligibilité concerne les personnes ayant milité au sein des organisations qui, après la proclamation d’une république indépendante, se sont ouvertement tournées contre le nouvel ordre démocratique et qui ont activement tenté de restaurer l’ancien régime totalitaire communiste. Par conséquent, il s’agit d’exclure les personnes concernées de l’exercice du pouvoir législatif, car, ayant manqué de respect aux principes démocratiques dans le passé, il n’y a aucune garantie de ce qu’ils exerceront leur pouvoir conformément à ces principes à présent. En d’autres termes, cette inéligibilité est motivée par la nécessité de protéger une démocratie effective, à laquelle la société tout entière a droit, contre une éventuelle résurgence du totalitarisme communiste. Se fondant sur l’arrêt Ahmed et autres c. Royaume-Uni du 2 septembre 1998 (Recueil 1998-VI, p. 2395, § 52), le Gouvernement fait valoir que l’inéligibilité en cause revêt un caractère préventif et ne requiert pas une existence actuelle d’agissements dangereux et antidémocratiques de la part de ces personnes. Invoquant également l’arrêt Rekvényi précité (notamment § 41), le Gouvernement estime que le principe d’une « démocratie apte à se défendre » est conforme à la Convention, surtout dans le contexte des sociétés post-communistes de l’Europe centrale et orientale.

70.  Par ailleurs, le Gouvernement est d’avis que l’arrêt Vogt précité ne peut pas être invoqué à l’appui des thèses de la requérante. En effet, les activités de Mme Vogt au sein du Parti communiste allemand constituaient des activités légales au sein d’une organisation légale. En revanche, dans la présente affaire, l’adoption, le 4 mai 1990, de la Déclaration sur le rétablissement de l’indépendance de la République de Lettonie créa un nouvel ordre constitutionnel dont cette Déclaration devint le socle. Dès lors, pendant la période allant du 4 mai 1990 jusqu’au 6 juin 1993, date du rétablissement complet de la Constitution de 1922, toute action dirigée contre ladite Déclaration ou contre le système étatique fondé sur elle devait être considérée comme anticonstitutionnelle et, partant, illégale. Le Gouvernement combat également l’assertion de la requérante quant à l’existence d’une dyarchie constitutionnelle lors des événements de 1991.

71.  En outre, le Gouvernement fait valoir que la restriction critiquée avait également pour but la protection de l’indépendance de l’Etat et de la sécurité nationale. Citant à cet égard les résolutions adoptées en avril 1990 par le 25e congrès du PCL, le Gouvernement fait remarquer que ce parti a toujours été hostile au rétablissement de l’indépendance de la Lettonie, et qu’un de ses buts principaux était le maintien du pays dans l’Union soviétique. Le Gouvernement considère donc que c’est l’existence même d’un Etat partie à la Convention qui se trouvait menacée en l’espèce, et que l’accès aux organes du pouvoir suprême de l’Etat de personnes hostiles à l’indépendance de cet Etat serait de nature à compromettre la sécurité nationale.

72.  Le Gouvernement est d’avis que la restriction en question est proportionnée aux buts légitimes recherchés. A cet égard, il souligne que l’inéligibilité litigieuse ne s’applique pas à toutes les personnes ayant formellement été membres du PCL après le 13 janvier 1991, mais uniquement à ceux qui ont « agi » ou « activement participé » au fonctionnement du parti postérieurement à la date susmentionnée, c’est-à-dire qui, dans leurs fonctions administratives ou représentatives, ont menacé le système démocratique et la souveraineté de la Lettonie. En effet, une telle interprétation restrictive de la législation électorale a été imposée par la Cour constitutionnelle dans son arrêt du 30 août 2000.

73.  Le Gouvernement considère qu’en l’espèce l’hostilité de la requérante à l’égard de la démocratie et de l’indépendance de Lettonie se manifesta dès le 25e congrès du PCL, lors duquel elle choisit de ne pas rejoindre les délégués progressistes dissidents et de rester avec les partisans de la « ligne dure » de la politique soviétique (paragraphe 10 ci-dessus). De même, le Gouvernement fait observer que la Commission centrale de contrôle et d’audit occupait l’une des places prépondérantes dans l’organigramme du PCL, et que la requérante faisait partie d’une sous-commission chargée de superviser la mise en œuvre des décisions et des actes programmatiques du parti. Or, la plupart des actes pris par les organes du PCL reflétaient une attitude extrêmement hostile au rétablissement d’une république démocratique et indépendante. A cet égard, le Gouvernement se réfère encore une fois à la déclaration du Comité central du PCL du 13 janvier 1991 portant la création du Comité de salut public et ayant pour but l’usurpation du pouvoir ; cependant, il reconnaît que la requérante elle-même était absente de la réunion du Comité central à cette date. Bref, selon le Gouvernement, étant l’une des personnes chargées de surveiller la mise en œuvre des décisions du PCL, la requérante ne pouvait pas ne pas militer contre la Lettonie indépendante pendant la période en question.

Le Gouvernement soutient que, même si la position de la requérante au sein du PCL suffisait à elle seule pour prouver sa participation active aux actes de ce parti, les tribunaux ont néanmoins fondé leur raisonnement sur le degré de sa responsabilité personnelle plutôt que sur un constat formel de son statut dans l’organigramme du parti.

74.  De l’avis du Gouvernement, le comportement actuel de la requérante continue à justifier son inéligibilité. De très nombreux articles de presse à l’appui, le Gouvernement soutient que les activités politiques de la requérante font partie d’un « scénario parfaitement élaboré » visant à nuire aux intérêts de la Lettonie, à l’éloigner de l’Union européenne et de l’OTAN et à la faire rapprocher de la Communauté des Etats indépendants. Le Gouvernement cite certaines déclarations critiques récentes de la requérante au sujet de la politique actuelle de l’Etat à l’égard de la minorité russophone et au sujet de la nouvelle loi linguistique ; il dénonce également le rôle de la requérante dans l’organisation de réunions publiques aux dates des anciennes fêtes soviétiques.

75.  Enfin, et s’agissant toujours de la proportionnalité de la mesure critiquée, le Gouvernement rappelle qu’après la restauration de la Constitution de 1922, chacune des législatures a examiné la nécessité du maintien de l’inéligibilité des personnes ayant milité au sein du PCUS ou du PCL après le 13 janvier 1991, et que ce réexamen périodique constitue donc une vraie pratique parlementaire. Dans ces circonstances, le Gouvernement réitère sa thèse selon laquelle la restriction en cause revêt un caractère provisoire. Pour la même raison, cette restriction ne peut pas être reconnue comme atteignant les droits électoraux dans leur substance même.

76.  Eu égard à tout ce qui précède, le Gouvernement estime que l’inéligibilité de la requérante est proportionnée aux buts légitimes qu’elle poursuit, et qu’aucune violation de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention n’a donc eu lieu en l’espèce.

B.  Appréciation de la Cour

1.  L’établissement des faits de l’affaire

77.  La Cour observe d’emblée qu’un certain nombre de faits de la présente affaire font l’objet d’une controverse entre les parties. Ainsi, la requérante conteste la version du Gouvernement quant aux origines et à la nature de la première tentative de coup d’Etat de janvier 1991, au plébiscite de mars 1991 et à la collaboration du PCL avec les auteurs de la seconde tentative de coup d’Etat d’août 1991 (paragraphes 13-17, 57 et 66 ci-dessus). A cet égard, la Cour tient à rappeler que, lorsqu’elle exerce son contrôle, elle n’a point pour tâche de se substituer aux autorités internes compétentes, mais de vérifier les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Ce faisant, elle doit notamment s’assurer que les autorités nationales se sont fondées sur une appréciation acceptable des faits pertinents et qu’elles n’ont commis aucun arbitraire (voir, par exemple, Parti de la liberté et de la démocratie (ÖZDEP) c. Turquie [GC], no 23885/94, § 39, CEDH 1999-VIII, ainsi qu’arrêt Vogt c. Allemagne précité, p. 26, § 52 (iii), et Parti socialiste et autres c. Turquie, arrêt du 25 mai 1998, Recueil 1998-III, p. 1256, § 44). La Cour estime également qu’elle doit s’abstenir, dans toute la mesure du possible, de se prononcer sur des questions d’ordre purement historique, lesquels ne relèvent pas de sa compétence ; toutefois, elle peut accepter certaines vérités historiques notoires et se fonder sur elles dans son raisonnement (voir Marais c. France, décision de la Commission du 24 juin 1996, DR 86, p. 184, et Garaudy c. France (déc.), no 65831/01, CEDH 2003-IX).

En l’espèce, la Cour ne voit aucun indice d’arbitraire dans la manière dont les juridictions lettonnes ont évalué les faits pertinents. Elle note en particulier que la participation du PCL aux événements de 1991 a été établie par un arrêt de la Cour suprême dans le cadre d’une affaire pénale (paragraphe 67 ci-dessus). De même, la Cour n’a aucune raison de contester les constats factuels de la cour régionale de Riga et de la Chambre des affaires civiles de la Cour suprême quant aux événements de 1991 et à la participation personnelle de la requérante aux activités du PCL (paragraphes 29-30 ci-dessus). Au demeurant, aucun élément à la disposition de la Cour ne lui permet pas de soupçonner les autorités lettonnes d’avoir commis une distorsion quelconque des faits historiques relatifs à la période en question.

2.  Les principes généraux établis par la jurisprudence des organes de la Convention

a)  La démocratie et sa protection dans le système de la Convention

78.  La Cour rappelle d’emblée que la démocratie représente un élément fondamental de « l’ordre public européen ». Ceci ressort d’abord du préambule à la Convention, qui établit un lien très clair entre la Convention et la démocratie en déclarant que la sauvegarde et le développement des droits de l’homme et des libertés fondamentales reposent sur un régime politique véritablement démocratique d’une part, et sur une conception commune et un commun respect des droits de l’homme d’autre part. Le même préambule énonce ensuite que les Etats européens ont en commun un patrimoine d’idéaux et de traditions politiques, de respect de la liberté et de prééminence du droit. Ce patrimoine commun consiste de valeurs sous-jacentes à la Convention ; ainsi, à plusieurs reprises, la Cour a rappelé que la Convention était effectivement destinée à sauvegarder et promouvoir les idéaux et valeurs d’une société démocratique. En d’autres termes, la démocratie est l’unique modèle politique envisagé par la Convention et, partant, le seul qui est compatible avec elle (voir, parmi beaucoup d’autres, l’arrêt précité Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie pp. 21-22, § 45 ; Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie [GC], nos 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98, § 86, CEDH 2003-II, et, en dernier lieu, Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, § 89, à paraître dans CEDH 2004).

79.  Cependant, on ne saurait exclure qu’une personne ou un groupe de personnes invoquent les droits consacrés par la Convention ou par ses Protocoles pour en tirer le « droit » de se livrer à des activités visant effectivement à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la Convention ; or, une telle destruction mettrait également fin à la démocratie. C’est justement cette préoccupation qui amena les auteurs de la Convention à y introduire l’article 17, aux termes duquel « [a]ucune des dispositions de la (...) Convention ne peut être interprétée comme impliquant pour un Etat, un groupement ou un individu, un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la (...) Convention ou à des limitations plus amples de ces droits et libertés que celles prévues à [la] Convention » (voir Recueil des Travaux Préparatoires : Comptes Rendus de l’Assemblée Consultative, 1949, pp. 1235-1239). Suivant le même raisonnement, la Cour considère que nul ne doit être autorisé à se prévaloir des dispositions de la Convention pour affaiblir ou détruire les idéaux et valeurs d’une société démocratique (voir l’arrêt précité Refah Partisi et autres c. Turquie, § 99).

80.  Par conséquent, afin d’assurer la stabilité et l’effectivité d’un régime démocratique, l’Etat peut être amené à prendre des mesures concrètes pour le protéger. Ainsi, dans l’arrêt Vogt précité, concernant l’exigence de loyauté politique des fonctionnaires, la Cour a reconnu la légitimité de l’idée d’une « démocratie apte à se défendre » (op.cit., p. 25 et 28-29, §§ 51 et 59). Elle a également déclaré que le pluralisme et la démocratie se fondaient sur un compromis exigeant des concessions diverses de la part des individus, qui devaient parfois accepter de limiter certaines des libertés dont ils jouissaient afin de garantir une plus grande stabilité du pays dans son ensemble (voir l’arrêt précité Refah Partisi et autres c. Turquie, § 99). Le problème qui se pose alors est celui d’une juste conciliation entre les impératifs de la défense de la société démocratique d’un côté, et ceux de la sauvegarde des droits individuels de l’autre (voir l’arrêt Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie précité, p. 18, § 32). Chaque fois que l’Etat entend se prévaloir du principe de « démocratie apte à se défendre » afin de justifier une ingérence dans les droits individuels, il doit donc évaluer avec soin la portée et les conséquences de la mesure envisagée, pour que l’équilibre susvisé soit respecté.

81.  Enfin, pour ce qui est de la mise en œuvre de mesures ayant pour but la défense des valeurs démocratiques, dans l’arrêt Refah Partisi et autres c. Turquie précité, la Cour a déclaré (op.cit., § 102) :

« La Cour considère (...) qu’on ne saurait exiger de l’Etat d’attendre, avant d’intervenir, qu’un parti politique s’approprie le pouvoir et commence à mettre en œuvre un projet politique incompatible avec les normes de la Convention et de la démocratie, en adoptant des mesures concrètes visant à réaliser ce projet, même si le danger de ce dernier pour la démocratie est suffisamment démontré et imminent. La Cour accepte que lorsque la présence d’un tel danger est établi par les juridictions nationales, à l’issue d’un examen minutieux soumis à un contrôle européen rigoureux, un Etat doit pouvoir « raisonnablement empêcher la réalisation d’un projet politique incompatible avec les normes de la Convention, avant qu’il ne soit mis en pratique par des actes concrets risquant de compromettre la paix civile et le régime démocratique dans le pays »

b)  L’article 3 du Protocole no 1

82.  La Cour rappelle que l’article 3 du Protocole no 1 implique des droits subjectifs : le droit de vote et celui de se porter candidat à des élections. Pour importants qu’ils soient, ces droits ne sont pas cependant absolus. Comme l’article 3 le reconnaît sans les énoncer en termes exprès ni moins encore les définir, il y a place pour des « limitations implicites ». Dans leurs ordres juridiques respectifs, les Etats contractants entourent les droits de vote et d’éligibilité de conditions auxquelles l’article 3 ne met en principe pas obstacle. Ils jouissent en la matière d’une large marge d’appréciation, mais il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur l’observation des exigences du Protocole no 1 ; il lui faut s’assurer que lesdites conditions ne réduisent pas les droits dont il s’agit au point de les atteindre dans leur substance même et de les priver de leur effectivité, qu’elles poursuivent un but légitime et que les moyens employés ne se révèlent pas disproportionnés (voir les arrêts Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique du 2 mars 1987, série A no 113, , p. 23, § 52 ; Gitonas et autres c. Grèce du 1er juillet 1997, Recueil 1997-IV, pp. 1233-1234, § 39 ; Ahmed et autres c. Royaume-Uni précité, p. 2384, § 75, et Labita c. Italie précité, § 201). A cet égard, et à la lumière de la place primordiale qu’occupe la démocratie dans le système de la Convention, la Cour estime qu’elle doit suivre les mêmes critères qu’au regard des ingérences autorisées par les articles 8 à 11 de la Convention : la seule forme de nécessité capable de justifier une ingérence dans les droits au titre de l’article 3 du Protocole no 1 est donc celle qui peut se réclamer de la « société démocratique » (voir, mutatis mutandis, les arrêts précités Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie pp. 21-22, § 45, et Refah Partisi et autres c. Turquie, § 86).

En tout état de cause, de même que toutes les autres dispositions matérielles de la Convention et de ses Protocoles, l’article 3 doit s’interpréter à la lumière du principe d’effectivité des droits, inhérent à tout le système de la Convention : cet article doit être appliqué d’une manière qui en rende les exigences non pas théoriques ou illusoires, mais concrètes et effectives (voir Podkolzina c. Lettonie, no 46726/99, § 35, CEDH 2002‑II).

83.  La Cour rappelle ensuite que les Etats disposent d’une grande latitude pour établir, dans leur ordre constitutionnel, des règles relatives au statut de parlementaire, dont les critères d’inéligibilité. Quoique procédant d’un souci commun – assurer l’indépendance des élus mais aussi la liberté des électeurs –, ces critères varient en fonction des facteurs historiques et politiques propres à chaque Etat ; la multitude de situations prévues dans les constitutions et les législations électorales de nombreux Etats membres du Conseil de l’Europe démontre la diversité des choix possibles en la matière. Aux fins de l’application de l’article 3, toute loi électorale doit toujours s’apprécier à la lumière de l’évolution politique du pays. Cette marge de manœuvre reconnue à l’Etat est toutefois limitée par l’obligation de respecter le principe fondamental de l’article 3, à savoir « la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif » (voir arrêts précités Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique, pp. 23-24, § 54, et Podkolzina c. Lettonie, § 33).

84.  La Cour relève que, dans plusieurs affaires, l’ancienne Commission dut se pencher sur la question de savoir si la privation d’une personne du droit de vote actif et passif du fait de ses agissements dans le passé enfreignait l’article 3 du Protocole 1. Dans pratiquement tous ces cas, la Commission répondit par la négative. Ainsi, dans les affaires X. c. Pays-Bas (no 6573/74, décision de la Commission du 19 décembre 1974, Décisions et Rapports (DR) 1, p. 88) et X. c. Belgique (no 8701/79, décision de la Commission du 3 décembre 1979, DR 18, p. 250), elle rejeta les requêtes émanant de deux personnes condamnées au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour collaboration avec l’ennemi ou pour « incivisme » et frappées, de ce fait, d’une privation perpétuelle du droit de participer aux élections. La Commission estima en particulier que « la ratio legis des lois privant les condamnés pour incivisme de certains droits politiques et plus spécialement du droit de vote [était] d’empêcher certaines catégories de personnes qui [avaient] gravement abusé, au cours d’une guerre, de leur droit de participer à la vie publique de leur pays, de faire à l’avenir mauvais usage de leurs droits politiques, afin d’éviter des atteintes à la sûreté de l’Etat ou aux fondements d’une société démocratique » (la décision X. c. Belgique précitée, loc.cit.). De même, dans l’affaire Van Wambeke c. Belgique (no 16692/90, décision du 12 avril 1991), la Commission rejeta, avec une motivation identique, la requête d’un ancien membre de la Waffen-SS condamné pour trahison en 1945, qui se plaignait ne pas avoir pu participer aux élections au Parlement européen en 1989.

Enfin, dans l’affaire Glimmerveen et Hagenbeek c. Pays-Bas (requêtes nos 8348/78 et 8406/78, décision de la Commission du 11 octobre 1979, DR 18, p. 187), la Commission déclara irrecevables deux requêtes portant sur le refus de permettre aux requérants, dirigeants d’une organisation interdite à tendance raciste et xénophobe, de se porter candidats aux élections. Cette fois, la Commission fit recours à l’article 17 de la Convention, constatant que les requérants « avaient l’intention de se présenter à ces élections et de faire usage du droit [en cause] dans un but que la Commission [avait] déclar[é] inacceptable en vertu de l’article 17 » (loc.cit.).

3.  L’application desdits principes au cas d’espèce

a)  Les critères en matière d’activités politiques des membres du service public s’appliquent-ils aux députés ?

85.  Selon le Gouvernement, l’inéligibilité de la requérante doit s’analyser selon les mêmes critères et principes généraux qui s’appliquent aux membres du service public civil ou militaire. A cet égard, la Cour rappelle qu’elle a, à plusieurs occasions, reconnu la légitimité de restrictions aux activités politiques des agents de police, de fonctionnaires, de magistrats et d’autres personnes au service de l’Etat et participant à l’exercice de la puissance publique (voir les arrêts précités Rekvényi c. Hongrie, §§ 41 et 46 et Vogt c. Allemagne, pp. 28-29, § 58, ainsi que Briķe c. Lettonie (déc.), no 47135/99, 29 juin 2000). Toutefois, dans les affaires précitées, les personnes sujettes aux restrictions litigieuses relevaient du pouvoir exécutif ou judiciaire, et la Cour a admis qu’il était particulièrement important de sauvegarder leur neutralité politique afin d’assurer à tous les citoyens un traitement égal, équitable et non entaché de considérations d’ordre politique. En revanche, dans le cas d’espèce, il s’agit du pouvoir législatif, fonctionnant conformément à des principes essentiellement différents. En effet, l’article 3 du Protocole no 1, protégeant « la libre expression de l’opinion du peuple », est effectivement fondé sur l’idée du pluralisme politique ; ni un parlement, ni un député individuel ne peuvent, par définition, être « politiquement neutres ».

Par conséquent, et à supposer qu’un certain « devoir de loyauté » existe également dans le chef des parlementaires, la Cour est d’avis qu’il ne peut être ni identique ni même similaire à celui imposé aux membres du service public.

b)  L’inéligibilité de la requérante poursuit-elle un but légitime ?

86.  La Cour rappelle qu’en règle générale, en évaluant les limitations apportées par les Etats aux droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1, elle suit une démarche similaire à celle qu’on applique en analysant une ingérence au sens des articles 8 à 11 de la Convention (paragraphe 82 ci-dessus). Toutefois, à la différence de ces quatre dispositions, la Cour n’est pas liée par une énumération exhaustive des « buts légitimes » sur le terrain de l’article 3 du Protocole no 1 ; ainsi, dans l’arrêt Podkolzina précité, elle a reconnu le caractère légitime de la « nécessité d’assurer un fonctionnement normal du système institutionnel » (op.cit., § 34). Eu égard à la marge d’appréciation de l’Etat défendeur, la Cour admet que la mesure critiquée poursuit au moins trois objectifs légitimes cités par le Gouvernement : la protection de l’indépendance de l’Etat, du régime démocratique et de la sécurité nationale.

c)  La restriction est-elle proportionnée au but qu’elle poursuit ?

87.  Reste à savoir si la mesure en cause est proportionnée aux buts légitimes susvisés. A la lumière des observations du Gouvernement, la Cour considère que ce type d’inéligibilité peut avoir une double logique et s’analyser sous deux angles : en tant que mesure punitive, c’est-à-dire une sanction pour avoir adopté un comportement incivique dans le passé, mais également en tant que mesure préventive, lorsque le comportement actuel de l’intéressé risque de mettre la démocratie en péril et lorsque son élection pourrait créer un danger imminent pour le système constitutionnel de l’Etat. La Cour examinera successivement chacun de ces deux aspects.

i.  L’aspect punitif

88.  S’agissant tout d’abord de la logique punitive, la Cour admet sa légitimité. Elle estime toutefois qu’en règle générale, la mesure en question doit rester temporaire afin d’être proportionnée. La Cour ne peut pas adhérer à la thèse du Gouvernement selon laquelle l’inéligibilité de la requérante ne revêtirait qu’un caractère « temporaire » ou « provisoire ». Certes, cette inéligibilité ne peut pas être qualifiée de « perpétuelle », dans le sens d’une situation dont il a été expressément déclaré qu’elle ne prendrait jamais fin ; cependant, aux yeux de la Cour, cette restriction est bel et bien permanente, c’est-à-dire illimitée dans le temps et subsistant tant que la loi respective n’est pas abrogée.

Il est vrai que, dans plusieurs affaires portées devant elle (paragraphe 84 ci-dessus), l’ancienne Commission a conclu à la proportionnalité d’une inéligibilité perpétuelle. Toutefois, dans toutes ces affaires, les requérants avaient été condamnés au pénal pour des infractions particulièrement graves, tels crimes de guerre ou haute trahison ; en revanche, dans le cas d’espèce, les agissements de la requérante n’ont fait l’objet d’aucune sanction pénale.

ii.  L’aspect préventif

89.  Pour ce qui est de l’aspect préventif de l’inéligibilité, la Cour relève que les arguments avancés par le Gouvernement peuvent être résumés en deux grandes thèses. En premier lieu, on peut en déduire qu’en 1991, la requérante a commis des faits d’une telle gravité qu’ils restent en eux-mêmes suffisants pour justifier son inéligibilité, même en l’absence d’agissements concrets de sa part à l’époque actuelle. En deuxième lieu, le Gouvernement soutient que le comportement actuel de la requérante justifie lui aussi la mesure litigieuse.

α – Le comportement de la requérante en 1991

90.  S’agissant du premier argument, la Cour note d’emblée que la date de référence choisie par le législateur letton n’est pas le 23 août 1991, date à laquelle le PCL fut déclaré anticonstitutionnel, mais le 13 janvier 1991, date du premier coup d’Etat soutenu par ce parti. Le Gouvernement soutient que le PCL devait être considéré comme étant illégal à partir de cette dernière date. La Cour ne peut pas accepter cet argument. Elle rappelle qu’en examinant le respect du critère de « légalité » des ingérences prévues par les articles 8 à 11 de la Convention, elle a maintes fois affirmé que toute disposition restrictive doit être « prévisible », cette exigence étant étroitement liée au principe de sécurité juridique (voir, en dernier lieu, Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, à paraître dans CEDH 2004). Or, d’après les renseignements dont dispose la Cour, aucun acte normatif ne prohibait – ni explicitement, ni même d’une manière implicite – le fonctionnement du PCL ou du PCUS avant août 1991. Par conséquent, en s’engageant ou en militant au sein de ces organisations pendant la période en question, la requérante ne pouvait pas raisonnablement prévoir les conséquences négatives susceptibles d’en découler dans l’avenir. Dès lors, on ne peut pas lui reprocher d’avoir milité dans une association illégale (voir l’arrêt Vogt c. Allemagne précité, p. 30, § 60, in fine).

91.  La Cour rappelle ensuite qu’il ne lui appartient pas de trancher la controverse historique entre les parties au sujet des événements de 1991. Comme elle l’a relevé ci-dessus (paragraphe 77), la version des faits du Gouvernement ne lui paraît ni arbitraire ni déraisonnable ; en particulier, la Cour estime que le caractère totalitaire et antidémocratique des partis communistes dirigeants des Etats de l’Europe centrale et orientale avant 1990 constitue une réalité historique notoire (voir, mutatis mutandis, arrêt Rekvényi c. Hongrie précité, §§ 41 et 47). De même, dans la mesure où la requérante se réfère aux programme officiel du PCL et aux prétendues tendances de sa démocratisation depuis 1990 (paragraphe 56 ci-dessus), la Cour rappelle que les statuts et le programme d’un parti politique ne peuvent être pris en compte comme seul critère afin de déterminer ses objectifs et intentions. En effet, l’expérience politique des Etats contractants a montré que dans le passé, les partis politiques ayant des buts contraires aux principes fondamentaux de la démocratie ne les ont pas dévoilés dans des textes officiels jusqu’à ce qu’ils s’approprient le pouvoir. C’est pourquoi la Cour a toujours rappelé qu’on ne saurait exclure que le programme politique d’un parti cache des objectifs et intentions différents de ceux qu’il affiche publiquement ; pour s’en assurer, il faut comparer le contenu de ce programme avec les actes et prises de position des membres et dirigeants du parti en cause (voir arrêts précités Refah Partisi et autres c. Turquie, § 101, Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, p. 27, § 58, et Parti socialiste et autres c. Turquie, pp. 1257‑1258, § 48).

92.  Cela étant, la Cour n’exclut pas que la restriction en cause pourrait avoir été justifiée et proportionnée pendant les premières années suivant le rétablissement de l’indépendance de Lettonie. Il est incontestable que les autorités d’un Etat nouvellement reconstruit sont mieux à même d’apprécier le risque des retombées d’un régime politique totalitaire dont le pays vient de se libérer, et d’évaluer la nécessité de mesures préventives à prendre. Dans ces circonstances, la Cour admet qu’écarter du pouvoir législatif les personnes ayant occupé des postes au sein de l’organisation dirigeante de l’ancien régime qui, de surcroît, a activement soutenu des tentatives de renversement du nouveau régime démocratique, peut constituer une solution légitime et équilibrée, sans qu’il soit nécessaire de se pencher sur le comportement individuel de l’intéressé ; une telle mesure cadrerait pleinement avec l’idée d’une « démocratie apte à se défendre » qu’invoque le Gouvernement. Toutefois au bout d’un certain temps, ce fondement ne suffit plus pour justifier l’effet préventif de la restriction en cause ; il faut alors rechercher si d’autres éléments, notamment la participation personnelle de l’intéressé aux événements litigieux, continuent à justifier son inéligibilité. Par ailleurs, la Cour note que ce principe a été en substance reconnu par la Cour constitutionnelle lettonne dans son arrêt du 30 août 2000, incitant le législateur à réexaminer périodiquement la nécessité du maintien de la mesure litigieuse (paragraphe 48 ci-dessus).

93.  La Cour constate que, d’après le mécanisme d’inéligibilité instauré par la législation électorale lettonne, la compétence des tribunaux se limite strictement au constat factuel de participation ou de non-participation de l’intéressé aux activités du PCUS ou du PCL après la date susvisée ; elle n’implique pas la capacité d’en tirer des conséquences juridiques, déjà définies par la loi. Par conséquent, et eu égard à l’interprétation du terme de « participation active » donnée par la Cour constitutionnelle, les tribunaux n’ont qu’un pouvoir très limité d’apprécier la dangerosité réelle de chacun des intéressés pour le régime démocratique actuel. Aux yeux de la Cour, une telle rigidité est frappante, dans la mesure où elle ôte aux juridictions nationales la compétence de dire si l’inéligibilité en cause reste proportionnée au fil du temps. La Cour doit dès lors rechercher elle-même si le comportement de la requérante il y a plus de dix ans constitue toujours une justification suffisante pour l’écarter des élections législatives.

94.  La Cour rappelle en premier lieu qu’à la différence de certaines autres personnes (paragraphe 67 ci-dessus), la requérante n’a jamais été condamnée au pénal pour ses activités au sein du PCL. En deuxième lieu, elle constate qu’en août 1991, une commission spéciale du Conseil suprême fut chargée d’enquêter sur la participation de certains députés au deuxième coup d’Etat, mais que la requérante ne figurait pas parmi les quinze députés qui furent déchus de leurs mandats suite à cette enquête (paragraphe 20 ci-dessus). La Cour en déduit qu’aucune faute suffisamment grave n’avait été démontrée dans le chef de la requérante.

Il est vrai que, dans son arrêt du 30 août 2000, la Cour constitutionnelle imposa une interprétation restrictive de l’article 5, point 6), de la loi sur les élections parlementaires, soulignant que la restriction en cause était « subordonné[e] (...) au degré de la responsabilité personnelle de chaque personne » et qu’elle « n’était dirigé[e] que contre ceux qui (...) ont tenté (...) de rétablir l’ancien régime par voie d’agissements actifs ». Cependant, même s’il ressort des pièces du dossier que la requérante a occupé un poste important au sein du PCL et qu’elle a participé à des réunions des organes directeurs de ce parti, aucun élément de preuve apporté par le Gouvernement ne démontre qu’elle aurait elle-même commis des actes concrets visant à la destruction de la République de Lettonie ou à la restauration de l’ancien régime. Par ailleurs, le Gouvernement reconnaît lui-même que la requérante était absente de la réunion du Comité central du PCL du 13 janvier 1991, lors de laquelle ce parti décida de participer à la création du Comité de salut public ; il n’a pas non plus été soutenu que la requérante eût été membre de ce dernier comité.

95.  La Cour note enfin que la restriction contestée ne fut insérée dans la loi électorale qu’en 1995, et qu’elle n’existait pas lors des élections précédentes, tenues en 1993. Cela étant, elle se demande pourquoi le législateur, s’il a estimé les anciens membres actifs du PCUS et du PCL aussi dangereux pour l’ordre démocratique, n’a pas adopté une telle disposition en 1993 – à peine deux ans après les événements incriminés – mais a attendu jusqu’aux élections suivantes. En outre, il ressort des explications de la requérante, non démenties par le Gouvernement, qu’aux élections de 1993, trois personnes se trouvant dans la même situation qu’elle furent élues et devinrent députés (paragraphe 60 ci-dessus), sans entraîner pour autant une conséquence négative quelconque pour l’Etat.

96.  En conséquence, à la lumière des observations et des renseignements fournis par les parties, la Cour conclut que le comportement individuel de la requérante en 1991 n’a pas atteint un niveau de gravité tel qu’il suffirait pour justifier son inéligibilité à l’époque actuelle.

β – Le comportement actuel de la requérante

97.  Reste la question du comportement actuel de la requérante. A cet égard, la Cour rappelle qu’en règle générale, son contrôle doit reposer sur les décisions litigieuses des autorités internes et les motifs juridiques sur lesquels ces autorités se sont appuyées, et qu’elle ne saurait prendre en compte d’autres motifs juridiques avancés par le gouvernement défendeur pour justifier la mesure en question si ces motifs ne transparaissent pas dans les décisions des autorités internes compétentes (voir Slivenko c. Lettonie [GC], no 48321/99, § 103, à paraître dans CEDH 2003). Or, comme la Cour l’a relevé ci-dessus, le mécanisme d’inéligibilité instauré par la loi sur les élections parlementaires est très fortement centré sur le passé et ne permet pas une évaluation adéquate de la dangerosité actuelle des personnes concernées. Par conséquent, la Cour juge utile d’examiner si les arguments du Gouvernement ayant trait à la période postérieure à 1991 pourraient justifier l’inéligibilité de la requérante.

98.  La Cour note que les reproches adressés à la requérante par le Gouvernement concernent essentiellement le fait de défendre et de propager des idées diamétralement opposées à la politique officielle des autorités lettonnes et mal accueillies par une grande partie de la population (paragraphe 74 ci-dessus). Cependant, la Cour rappelle qu’il n’y a point de démocratie sans pluralisme. Au contraire, il est de l’essence de la démocratie de permettre la proposition et la discussion de projets politiques divers, même ceux qui remettent en cause le mode d’organisation actuel d’un Etat et ceux qui heurtent, choquent ou inquiètent une partie de la population (voir, mutatis mutandis, arrêt Parti de la liberté et de la démocratie (ÖZDEP) c. Turquie précité, §§ 39 et 41). En effet, une personne ou une association peuvent promouvoir un changement de la législation ou même des structures légales ou constitutionnelles de l’Etat à deux conditions : premièrement, les moyens utilisés à cet effet doivent être légaux et démocratiques, et, deuxièmement, le changement proposé doit lui-même être compatible avec les principes démocratiques fondamentaux (voir arrêt Refah Partisi et autres c. Turquie précité, § 98). Or, en l’espèce, aucun élément factuel à la disposition de la Cour ne lui permet de conclure que la requérante eût failli à se conformer à une quelconque de ces conditions.

S’agissant tout d’abord des idées défendues par la requérante au sujet de la minorité russophone de Lettonie et de la législation linguistique, la Cour n’y voit aucun indice d’antidémocratisme ou d’incompatibilité avec les valeurs fondamentales de la Convention (voir, mutatis mutandis, Parti socialiste de Turquie (STP) et autres c. Turquie, no 26482/95, § 45, 12 novembre 2003). La même conclusion s’impose quant aux moyens utilisés par la requérante afin d’atteindre ses objectifs politiques. En particulier, il ne lui a jamais été reproché d’avoir clandestinement milité au sein du PCL après la dissolution de ce dernier, ni, encore moins, d’avoir tenté de restaurer ce parti sous son ancienne forme totalitaire. Pour ce qui est des diverses activités de la requérante dénoncés par le Gouvernement, la Cour relève qu’elles ne sont pas interdites en droit letton, et que la requérante n’a jamais été mise en examen ni condamnée pour une infraction quelconque à la loi. En résumé, le Gouvernement n’a fait état d’aucun acte concret de la requérante susceptible de mettre en péril l’Etat letton, sa sécurité nationale ou son ordre démocratique.

4.  Conclusion

99.  Eu égard à tout ce qui précède, la Cour conclut que l’inéligibilité permanente au Parlement letton, dont la requérante est frappée du fait de ses activités au sein du PCL après le 13 janvier 1991, n’est pas proportionnée aux buts légitimes qu’elle poursuit, qu’elle réduit les droits électoraux de la requérante au point de les atteindre dans leur substance même, et que leur nécessité dans une société démocratique n’a pas été démontrée. Partant, il y a eu violation de l’article 3 du Protocole no 1 en l’espèce.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 10 ET 11 DE LA CONVENTION

100.  La requérante estime que son inéligibilité, tant au Parlement qu’aux conseils municipaux, s’analyse également en une violation des articles 10 et 11 de la Convention. Pour autant qu’ils sont pertinents en l’espèce, ces articles se lisent ainsi :

Article 10

« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière (...)

2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, (...) à la protection de la réputation ou des droits d’autrui (...) »

Article 11

« 1.  Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association (...). (...)

2.  L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, (...) ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’Etat. »

A.  Thèses des comparants

1.  La requérante

101.  La requérante reconnaît que l’ingérence litigieuse est « prévue par la loi » au sens des articles 10 § 2 et 11 § 2 de la Convention. Toutefois, se référant à l’opinion dissidente de la minorité des juges de la Cour constitutionnelle, elle fait valoir que l’article 5, point 6), de la loi sur les élections parlementaires revêt un caractère disproportionné. De même, la requérante estime dénuées de fondement les thèses du Gouvernement relatives au but légitime poursuivi par la mesure en question et à sa proportionnalité ; elle soutient en particulier que ni l’arrêt Rekvényi précité, ni l’article 17 de la Convention ne peuvent être invoqués à l’appui de la position du Gouvernement dans la présente affaire.

2.  Le Gouvernement

102.  Le Gouvernement admet que la restriction en litige constitue une ingérence dans l’exercice, par la requérante, de ses droits garantis par les articles 10 et 11 de la Convention. Il considère toutefois que cette ingérence est conforme aux exigences du deuxième paragraphe de chacun de ces articles.

103.  En premier lieu, le Gouvernement soutient que l’ingérence critiquée est « prévue par la loi ». En deuxième lieu, s’agissant des objectifs poursuivis par la mesure en cause, le Gouvernement renvoie à ses arguments exposés sur le terrain de l’article 3 du Protocole no 1. Il soutient donc que cette ingérence poursuivait des buts légitimes, à savoir la protection de la sécurité nationale et des droits des autres à une démocratie politique effective.

104.  Le Gouvernement est également d’avis que la mesure critiquée est « nécessaire dans une société démocratique ». Selon lui, cette mesure doit être examinée à la lumière du contexte historique et politique du pays, et compte tenu de la marge d’appréciation dont disposent les Etats en la matière. A cet égard, le Gouvernement réitère sa thèse déjà avancée sur le terrain de l’article 3 du Protocole no 1, d’après laquelle l’inéligibilité de la requérante doit être appréciée selon les mêmes critères que les restrictions aux activités politiques des fonctionnaires et des autres membres du service public (paragraphe 68 ci-dessus). En particulier, le Gouvernement estime que les conclusions opposées quant à l’existence d’une violation des articles 10 et 11, auxquelles est parvenue la Cour dans les affaires Vogt et Rekvényi précitées, sont dues à la différence objective du degré de développement politique des deux pays concernés. Ainsi, l’existence d’un « besoin social impérieux » n’était pas démontrée dans l’ordre démocratique stable de l’Allemagne, alors qu’un tel besoin existait dans le nouvel Etat démocratique en voie de transition qu’était la Hongrie ; or, la situation de la Lettonie est à beaucoup d’égards similaire à celle de la Hongrie.

Le Gouvernement rappelle enfin que la restriction critiquée se limite à l’exercice de la fonction officielle de député et n’interdit pas à la requérante d’exprimer ses opinions politiques ou de militer dans un parti. Cette restriction s’applique donc de manière à assurer une distinction entre les activités privées et les activités officielles. En résumé, l’ingérence en question est proportionnée aux buts légitimes qu’elle poursuit.

105.  A titre subsidiaire, le Gouvernement invoque l’article 17 de la Convention, interdisant l’abus des droits individuels au titre de la Convention. Pour autant que cette partie de la requête porte sur la participation de la requérante au PCL, l’article 17 met donc un obstacle à ce que la requérante se prévale des droits garantis par les articles 10 et 11 de la Convention.

B.  L’appréciation de la Cour

106.  En l’espèce, les parties s’accordent à dire qu’il y a eu une ingérence dans l’exercice par la requérante de son droit à la liberté d’association, au sens du deuxième paragraphe de l’article 11 de la Convention, et que cette ingérence était « prévue par la loi ». La Cour n’a aucune raison de s’écarter de cette analyse. Elle rappelle qu’une pareille ingérence n’est pas justifiée sous l’angle de l’article 11, sauf si elle était dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre.

107.  La Cour considère que la mesure litigieuse peut passer pour avoir visé au moins un des buts légitimes au sens de l’article 11 § 2 de la Convention : la protection de la « sécurité nationale » (paragraphe 86 ci-dessus).

108.  Pour ce qui est de la proportionnalité de la mesure en cause, la Cour rappelle que l’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 11 § 2, n’a pas la souplesse de termes tels qu’« admissible », « normal », « raisonnable » ou « opportun » ; la « nécessité » implique toujours l’existence d’un « besoin social impérieux » (voir, parmi d’autres, arrêt Vogt c. Allemagne précité, p. 26, § 52 (ii)). A cet égard, la Cour renvoie aux constats qu’elle vient de faire sur le terrain de l’article 3 du Protocole no 1. Elle rappelle que le parti au sein duquel a milité la requérante ne pouvait pas passer pour « illégal » à l’époque respective (paragraphe 90 ci-dessus), et que le Gouvernement n’a fait état d’aucun acte concret de la requérante visant à détruire la République de Lettonie nouvellement restaurée ou son ordre démocratique (paragraphe 94).

Dans la mesure où le Gouvernement se réfère à la jurisprudence de la Cour relative aux restrictions aux activités politiques des fonctionnaires, des militaires, de magistrats ou d’autres membres du service public, la Cour rappelle que les critères dégagés par sa jurisprudence en matière de la loyauté politique de ces personnes ne peuvent pas, en tant que tels, être appliqués aux membres d’un parlement national (paragraphe 85 ci-dessus). La Cour ne voit aucune raison pour parvenir à une conclusion différente quant aux membres des conseils municipaux, eux aussi élus par le peuple selon les principes d’une démocratie pluraliste et également chargés de prendre des décisions de nature politique. En résumé, la seconde phrase de l’article 11 § 2 de la Convention, autorisant des « restrictions légitimes » au regard des « membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’Etat », ne s’applique ni aux députés, ni aux membres des assemblées élues des collectivités locales.

109.  Dans la mesure où le Gouvernement invoque l’article 17 de la Convention, la Cour rappelle que le but de cette disposition est d’empêcher que les principes imposés par la Convention puissent être exploités pour se livrer à une activité ou accomplir un acte visant à la destruction des droits et libertés reconnus dans la Convention (voir Preda et Dardari c. Italie (déc.), nos 28160/95 et 28382/95, CEDH 1999-II). En particulier, l’un des objectifs principaux de l’article 17 est d’empêcher les groupements totalitaires ou extrémistes de justifier leurs agissements en se référant à la Convention. Cependant, dans la présente affaire, l’inéligibilité de la requérante se fonde sur son engagement politique dans le passé et non sur son comportement actuel, et la Cour vient de constater que ses activités publiques aujourd’hui ne révèlent aucun manque de respect pour les valeurs fondamentales de la Convention (paragraphe 98 ci-dessus). En d’autres termes, aucun élément de preuve à la disposition de la Cour ne lui permet de soupçonner la requérante de tentatives quelconques de se livrer à une activité ou d’accomplir des actes visant à détruire les droits et libertés garantis par la Convention ou par ses Protocoles. Sur ce point, la présente affaire se distingue nettement de l’affaire Glimmerveen et Hagenbeek précitée, où la condamnation des requérants et l’annulation de leur liste électorale se fondait sur leurs agissements réels et concrets à l’époque des faits, ou encore de l’affaire Parti communiste d’Allemagne et autres c. Allemagne (no 250/57, décision de la Commission du 20 juillet 1957, Annuaire no 1, pp. 222-225), où la dissolution du parti requérant était motivée par ses thèses programmatiques contraires à la démocratie. La Cour considère donc que l’article 17 de la Convention ne s’applique pas dans la présente affaire.

110.  En conséquence, l’inéligibilité de la requérante au Parlement et aux conseils municipaux du fait de sa participation active au PCL, maintenue plus de dix ans après les événements reprochés à ce parti, apparaît disproportionnée au but visé et, partant, non nécessaire dans une société démocratique. Il y a donc eu violation de l’article 11 de la Convention.

111.  La Cour estime que le constat de violation de l’article 11 la dispense de se prononcer séparément sur le respect des exigences de l’article 10 en l’espèce.

IV.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

112.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage matériel

113.  La requérante rappelle qu’au moment du prononcé de l’arrêt de la Chambre des affaires civiles de la Cour suprême du 15 décembre 1999, elle perdit son mandat de conseillère municipale de Riga (paragraphe 31 ci-dessus), et donc son salaire qu’elle recevait en cette qualité. Depuis décembre 1999 et jusqu’aux élections municipales suivantes, tenues en mars 2001, elle fut remplacée par un autre membre de son parti, dont le nom était le suivant sur la liste électorale respective et qui obtint donc le siège de la requérante, devenu vacant. Or, ce nouveau conseiller municipal reçut un salaire net de 1 690,50 lati (LVL) au titre de l’année 2000, et un salaire net de 546 LVL au titre des trois premiers mois de l’année 2001 ; à l’appui de ces sommes, la requérante fournit copies des relevés fiscaux de son remplaçant. Selon la requérante, c’est exactement cette rémunération qu’elle aurait reçue si elle n’était pas déchue de son mandat. Elle conclut donc qu’elle a subi un dommage matériel réel sous la forme d’un manque à gagner, dont le montant s’élève à 2 236,50 LVL (soit environ 3 450 euros).

114.  Le Gouvernement rappelle que, d’après la jurisprudence constante de la Cour, l’article 3 précité ne s’applique pas aux élections municipales. Par conséquent, il n’y a aucun lien entre la violation alléguée par la requérante et le préjudice matériel qu’elle prétend avoir subi.

115.  La Cour reconnaît que l’article 3 du Protocole no 1 est inapplicable aux élections municipales. Cependant, elle vient également de constater une violation de l’article 11 de la Convention, et ce, tant en raison de l’inéligibilité de la requérante au Parlement que de sa déchéance de son mandat de conseillère municipale de Riga. Or, en quittant le conseil municipal, la requérante a effectivement subi un préjudice matériel réel (voir notamment Sadak et autres c. Turquie (no 2), nos 25144/94, 26149/95 à 26154/95, 27100/95 et 27101/95, § 56, CEDH 2002-IV). Le Gouvernement n’ayant pas contesté l’exactitude des sommes indiquées par la requérante, la Cour estime pouvoir les accepter. Elle décide donc d’accorder à la requérante 2236,50 LVL à ce titre.

B.  Dommage moral

116.  La requérante réclame 75 000 euros (EUR) en réparation de l’angoisse, de l’humiliation et des inconvénients pratiques qu’elle a subies du fait de sa déchéance de son mandat municipal et de l’impossibilité de se porter candidate à deux élections parlementaires de suite. A titre d’exemple, elle soutient qu’en janvier 2002, elle gagna le concours public pour le poste du président d’une commission municipale de privatisation d’immeubles ; cependant, suite à une violente campagne de presse déclenchée contre elle et visant sa réputation, le conseil municipal de Riga refusa d’entériner les résultats du concours et de la nommer à ce poste. La requérante est convaincue que ce fait est directement lié aux violations de ses droits fondamentaux au titre de la Convention.

117.  Le Gouvernement rétorque que la publicité négative dont jouit la requérante aux yeux d’une grande partie de la société lettonne est due uniquement à ses activités politiques dans le passé. C’est donc son propre comportement qui a ruiné sa réputation et sa carrière, et ses mésaventures n’ont aucun lien avec les décisions critiquées des juridictions nationales. En tout état de cause, le Gouvernement estime que la somme revendiquée par la requérante est excessive, eu égard notamment aux niveaux de vie et de revenus qui prévalent actuellement en Lettonie. Il considère dès lors qu’un constat de violation constituerait en soi une réparation suffisante de tout tort moral éventuellement subi par la requérante.

Pour le cas où la Cour déciderait d’accorder à la requérante une réparation du préjudice moral, le Gouvernement demande de la déterminer en lati, monnaie nationale de Lettonie, plutôt qu’en euros.

118.  La Cour estime, avec le Gouvernement, qu’aucun lien de causalité direct entre les violations constatées et le refus du conseil municipal de Riga d’entériner le concours de janvier 2002 n’a été démontré. Toutefois, elle ne saurait contester le préjudice moral subi par la requérante, empêchée de présenter sa candidature aux élections législatives et déchue de son mandat municipal (voir, mutatis mutandis, arrêt Podkolzina c. Lettonie précité, § 52). Par conséquent, statuant en équité et eu égard à toutes les circonstances de l’affaire, la Cour lui alloue 10 000 EUR au titre du dommage moral.

C.  Frais et dépens

119.  La requérante demande le remboursement des frais exposés pour la préparation et la présentation de son affaire devant la Cour. Elle réclame les sommes suivantes, qu’elle souhaite recevoir en euros :

a)  1 000 LVL au titre d’honoraires de Me A. Ogurcovs, avocat letton l’ayant représentée devant les juridictions lettonnes. La requérante n’étaye cette somme par aucune facture ; elle soutient que Me Ogurcovs a perdu toutes les factures lors du transfert de son cabinet. Toutefois, elle considère que cette somme est raisonnable, eu égard aux barèmes d’assistance judiciaire en vigueur en Lettonie ;

b)  12 100 livres sterling (GBP) au total – taxe sur la valeur ajoutée non incluse – pour 121 heures de travail de Me W. Bowring, avocat de la requérante, dont 3 500 GBP correspondent à 35 heures de travail postérieurement à l’audience du 15 mai 2003 ;

c)  60,60 LVL au titre des frais de correspondance de la requérante avec la Cour, et 117,77 GBP au même titre au regard de la période postérieure au 7 avril 2003 ;

d)  475,31 GBP au titre des frais de transport et d’hébergement de la requérante et de Me Bowring à Strasbourg, afin de participer à l’audience du 15 mai 2003.

120.  Le Gouvernement conteste la justification de la plupart des montants exposés par la requérante. Ainsi, il souligne que la réalité des prétendus services de Me Ogurcovs n’a pas été démontrée faute de pièces justificatives. S’agissant de Me Bowring, les seuls frais dont le Gouvernement reconnaît le bien-fondé sont les frais de sa correspondance avec la Cour et une partie des frais de transport et d’hébergement. Pour ce qui est des honoraires de Me Bowring, le Gouvernement fournit l’enregistrement vidéo d’une émission télévisée avec la participation de la requérante ; lors de cette émission, la requérante répondit à l’une des questions du présentateur en disant que « Me Bowring était [son] ami » et qu’elle « ne lui a[vait] rien payé ». Dans ces circonstances, le Gouvernement déclare que les notes d’honoraires présentées par cet avocat ne sont que des pièces artificielles rédigées pour les seuls besoins de l’instance pendante devant la Cour ; il s’oppose donc au remboursement des frais respectifs. A titre subsidiaire, le Gouvernement soutient que la somme totale exposée par la requérante est excessive, et demande de formuler le montant éventuel des frais et dépens à rembourser en lati.

121.  En réponse aux arguments du Gouvernement, la requérante affirme la validité des notes d’honoraires émises par Me Bowring. Elle explique qu’à ce jour, elle n’a effectivement rien payé à ce dernier ; cependant, leur contrat stipule qu’en cas de décision favorable de la Cour, elle devra lui verser la totalité des sommes facturées. Selon la requérante, il s’agit d’une pratique très répandue en matière de représentation juridique, y compris devant la Cour. Contrairement au Gouvernement, la requérante exhorte la Cour à formuler le montant alloué en euros et non en lati.

122.  La Cour rappelle que, pour avoir droit à l’allocation des frais et dépens en vertu de l’article 41 de la Convention, la partie lésée doit les avoir réellement « engagés » ou « supportés » (voir, parmi beaucoup d’autres, Eckle c. Allemagne (article 50), arrêt du 21 juin 1983, série A, no 65, p. 11, § 25). Toutefois, ce principe doit s’interpréter à la lumière des buts généraux poursuivis par l’article 41. La Cour a reconnu que des frais élevés de procédure peuvent constituer en soi un sérieux obstacle à la protection efficace des droits de l’homme, et qu’elle aurait tort d’encourager pareille situation dans les décisions qu’elle rend en la matière au titre de l’article 41 (voir Bönisch c. Autriche (article 50), arrêt du 2 juin 1986, série A no 103, p. 9, § 15). Dans ces circonstances, on ne saurait limiter le remboursement d’honoraires aux seules sommes déjà versées par l’intéressé à l’avocat ; en effet, une telle interprétation constituerait un facteur décourageant, pour bien d’avocats, de représenter devant la Cour des requérants moins aisés. Au demeurant, la Cour a toujours accordé le remboursement des frais et dépens dans des situations où les honoraires restaient, au moins en partie, dus par le requérant (voir, par exemple, Kamasinski c. Autriche, arrêt du 19 décembre 1989, série A no 168, p. 47, § 115 ; Koendjbiharie c. Pays-Bas, arrêt du 25 octobre 1990, série A, 185-B, p. 42, § 35, et Iatridis c. Grèce [GC] (satisfaction équitable), no 31107/96, § 55, CEDH 2000-XI). En l’espèce, rien ne montre que les notes d’honoraires dressées par Me Bowring seraient factices ou que la requérante aurait décidé de ne pas les payer.

123.  La Cour rappelle ensuite que, pour être remboursés, les frais doivent se rapporter à la violation ou aux violations constatées et être d’un montant raisonnable. De plus, l’article 60 § 2 du règlement prévoit que toute prétention présentée au titre de l’article 41 de la Convention doit être chiffrée, ventilée par rubrique et accompagnée des justificatifs nécessaires, faute de quoi la Cour peut rejeter la demande, en tout ou en partie (voir, par exemple, Lavents c. Lettonie, no 58442/00, § 154, 28 novembre 2002). Par ailleurs, la Cour peut accorder à la partie lésée le paiement non seulement des frais et dépens devant elle, mais aussi ceux qui ont été engagés devant les juridictions nationales pour prévenir ou faire corriger une violation constatée par la Cour (voir Van Geyseghem c. Belgique [GC], no 26103/95, § 45, CEDH 1999-I, et Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 86, CEDH 2000-V).

Dans le cas d’espèce, la Cour estime que, faute de justificatifs, elle ne peut pas faire droit à la demande de remboursement des honoraires de Me Ogurcovs. Quant aux notes d’honoraires de Me Bowring, elle observe que plusieurs mentions y sont assez générales et n’étayent pas précisément la nature exacte des services juridiques rendus. En toute hypothèse, le montant global réclamé par la requérante au titre des frais et des dépens est quelque peu excessif. D’autre part, la Cour ne conteste pas que l’affaire revêtait une grande complexité qui n’était pas sans incidence sur les frais de préparation de la requête. Enfin, elle relève que la requérante et son avocat ont participé à l’audience du 15 mai 2003 sans avoir préalablement obtenu l’assistance judiciaire. Dans ces conditions, la Cour, statuant en équité, juge raisonnable d’octroyer à la requérante la somme de 10 000 EUR, tous frais confondus. Cette somme est à compléter de tout montant éventuellement dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée (voir l’arrêt Lavents c. Lettonie précité, § 154).

D.  Intérêts moratoires

124.  La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1.  Rejette, à l’unanimité, l’exception du Gouvernement tirée de l’absence du statut de « victime » de la requérante ;

2.  Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention ;

3.  Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention, et qu’il ne s’impose pas d’examiner séparément le grief tiré de l’article 10 de la Convention ;

4.  Dit, par cinq voix contre deux,

a)  que l’Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i.  2 236,50 LVL (deux mille deux cent trente-six lati et cinquante centimes) pour dommage matériel ;

ii.  10 000 EUR (dix mille euros) pour dommage moral, à convertir en lati lettons au taux applicable à la date du versement ;

iii.  10 000 EUR (dix mille euros) pour frais et dépens, à convertir en lati lettons au taux applicable à la date du versement ;

iv.  tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur lesdites sommes ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5.  Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 juin 2004 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Søren NielsenChristos Rozakis
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions dissidentes de MM. Bonello et Levits.

C.L.R.*.
S.N.*.


OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE BONELLO

(Traduction)

Quelques faits pertinents

1.  Les faits sont relatés avec force détails dans l’arrêt.[1] Aux fins de la présente opinion, j’estime qu’il convient de mettre en lumière ceux qui suivent.

1.1  La requérante adhéra en 1971 au Parti communiste de Lettonie (le « PCL »), une branche régionale du Parti communiste de l’Union soviétique. Elle en fut d’abord une activiste puis elle y occupa un poste important. La Lettonie avait perdu son indépendance et son régime démocratique en 1940.

1.2  Le 4 mai 1990, la Lettonie proclama son indépendance à l’égard de l’Union soviétique. La requérante était alors membre du Conseil suprême de la République socialiste soviétique de Lettonie. Le même jour, le PCL condamna la déclaration d’indépendance et demanda à l’Union soviétique d’intervenir.

1.3  En janvier 1991, d’après le Gouvernement défendeur, les autorités soviétiques lancèrent une action militaire contre le gouvernement de la Lettonie indépendante. Plusieurs personnes furent tuées et blessées dans les rues et il se produisit un coup d’Etat visant à renverser le gouvernement indépendant. Le plénum du Comité central du PCL demanda la dissolution du Conseil suprême de Lettonie et la prise du pouvoir par le Comité de salut public de Lettonie (créé notamment par le PCL). Ce Comité déclara le Gouvernement déchu de ses pouvoirs et décréta qu’il prenait les pleins pouvoirs. Cette tentative de coup d’Etat échoua après des combats armés dans les rues de Riga.

1.4  En août 1991 eut lieu à Moscou un coup d’Etat au cours duquel le Comité étatique de l’état d’urgence prit le pouvoir. Le PCL de Riga déclara immédiatement son soutien à ce Comité et exhorta le peuple letton à coopérer avec ce nouveau comité révolutionnaire soviétique.

1.5  En vertu de la loi sur les élections municipales et législatives, sont inéligibles les personnes ayant « activement participé » au PCL, au PCUS ainsi qu’à plusieurs autres organisations expressément nommées postérieurement au 13 janvier 1991 (date du coup d’Etat et du soulèvement populaire). La requérante se vit interdire de se porter candidate aux élections municipales de 1997 et aux élections législatives de 1998. Elle contesta cette mesure, reconnaissant avoir appartenu au PCL et à la Commission centrale de contrôle et d’audit du PCL jusqu’au 10 septembre 1991, date de


la dissolution officielle du PCL, mais affirmant que cette interdiction violait en son chef les droits garantis par les Conventions internationales.

1.6  Au cours d’une procédure contradictoire menée en 1998-1999, des tribunaux lettons appartenant aux trois degrés de juridiction établirent que la requérante avait activement participé au PCL après le 13 janvier 1991, ce qui confirmait en pratique qu’elle était déchue du droit de se porter candidate à des élections, ainsi que le prévoit la loi électorale en Lettonie.

1.7  La requérante affirme que son inéligibilité est contraire à l’article 3 du Protocole no 1.

Critère de proportionnalité

2.1  Je suis en profond désaccord avec le constat de la majorité selon lequel l’inéligibilité prévue par la loi (pour les personnes ayant continué à participer activement au PCL après le coup d’Etat avorté de janvier 1991) n’était pas proportionnée aux buts légitimes visés par cette loi.

2.2  Il va sans dire qu’à mes yeux, il est préférable en principe que tout un chacun puisse jouir avec le minimum d’entrave de tous les droits fondamentaux garantis par la Convention, y compris celui de se présenter à des élections. Cette conviction ne me conduit toutefois pas à justifier que l’on atteigne cet idéal au prix d’une méconnaissance des réalités historiques, de la fragilité d’un pluralisme naissant et des contradictions auxquelles doit faire face une démocratie appelée à contenir démocratiquement les personnes qui considèrent la démocratie, au mieux, comme un luxe et, au pire, comme totalement nuisible. Je ne pense pas que la majorité soit parvenue à sa conclusion par une simple rationalisation a posteriori de ce qui lui paraît préférable. Toutefois, je ne trouve pas les autres raisons invoquées suffisamment valables.

2.3  Je pense que les tensions judiciaires sous-jacentes à cette controverse auraient dû être résolues à la lumière de la doctrine de la Cour, rappelée très récemment, selon laquelle « un parti politique dont les responsables (...) proposent un projet politique qui ne respecte pas la démocratie ou qui vise la destruction de celle-ci ainsi que la méconnaissance des droits et libertés qu’elle reconnaît, ne peut se prévaloir de la protection de la Convention contre les sanctions infligées pour ces motifs ».[2] Je n’éprouve aucune difficulté à étendre la portée de ce raisonnement, qui vaut pour les partis politiques, aux dignitaires de ces partis.

2.4  La Cour a également dit que « [l]es libertés garanties par l’article 11 ainsi que par les articles 9 et 10 de la Convention ne sauraient priver les autorités d’un Etat, dont une association, par ses activités, met en danger les institutions, du droit de protéger celles-ci »[3]. Le raisonnement qui justifie de restreindre la liberté d’expression et la liberté de réunion doit aussi s’appliquer aux droits politiques implicitement garantis par l’article 3 du Protocole no 1, tel celui de se présenter à des élections.

2.5  Je ne suis pas outre mesure impressionné par la thèse selon laquelle la requérante ne constitue pas à ce jour une menace claire et imminente mettant en péril la survie de la démocratie en Lettonie. Fort heureusement – mais ce n’est pas grâce à elle ni à ses camarades qui votent communiste et rêvent Neandertal –, les activistes comme elle suscitent la compassion et le pathétique plutôt que la terreur. La démocratie lettone, après le coup d’Etat horrible et sanglant qui visait à faire un bond dans le passé pour revenir à l’époque dans laquelle la requérante est bloquée, est aujourd’hui tout à fait en mesure de survivre à ses singeries.

2.6  A mon avis, la question fondamentale qui se posait à la Cour est la suivante : l’intervention de l’Etat pour limiter les libertés politiques ne se justifie-t-elle que lorsque la survie de la démocratie est menacée, et dans ce cas seulement ? Ou bien se justifie-t-il aussi de limiter certains droits politiques lorsque l’autorité, l’image et la crédibilité de la démocratie sont en question ? Dans l’échelle qui est la mienne, ces valeurs méritent d’être protégées, chéries et fortifiées presque autant que la survie même de la démocratie. Selon moi, un Etat est parfaitement habilité, en vertu de sa politique souveraine éclairée, à ne pas laisser intervenir sur la scène démocratique ceux qui jouent le jeu de la démocratie en suivant leurs propres règles aberrantes pour servir leurs propres objectifs aberrants.

2.7  Il appartient à la Cour de Strasbourg de faire preuve du maximum de retenue judiciaire lorsqu’elle substitue sa propre vision de seconde main quant à ce qui est convenable pour une démocratie à celle du premier garant de l’ordre démocratique, c’est-à-dire l’Etat démocratique lui-même. Je me demande si l’image de la démocratie est grandie lorsque l’on accorde exactement les mêmes droits et privilèges à ceux qui sont heureux de mourir pour la démocratie et à ceux qui sont heureux de vivre avec la négation de la démocratie. Je ne vois que très peu de raisons pour lesquelles la démocratie devrait soutenir moralement les personnes qui la méprisent.

2.8  D’après mon interprétation, la Cour n’a pas à désavouer les efforts d’un Etat qui, pour maintenir l’image, l’autorité et la crédibilité du modèle démocratique, choisit dans l’intérêt suprême de la démocratie de ne pas faire profiter de chacune des facultés démocratiques les personnes qui, au moindre prétexte, n’utiliseraient ces facultés que pour détruire la démocratie.

« Large marge d’appréciation »

3.1  Depuis son origine, la Cour (à l’instar de la Commission) considère que, s’agissant des limites imposées par l’Etat aux droits de vote et de se présenter à des élections, les autorités nationales jouissent d’une « large marge d’appréciation », bien qu’il incombe à la Cour de déterminer en dernier ressort si les exigences de l’article 3 du Protocole no 1 ont été respectées.[4] La jurisprudence de la Cour semble distinguer, par ordre d’amplitude décroissante, une « large marge d’appréciation », une « certaine marge d’appréciation » et une « marge d’appréciation ». Dans le domaine des droits électoraux, la Cour reconnaît aux autorités nationales la latitude suprême.

3.2  En pratique, la Cour a pendant de nombreuses années, en tout cas jusqu’à présent, toujours appliqué son principe voulant que les autorités nationales soient mieux placées que le juge international pour établir ce qui sert le mieux la démocratie électorale et les exigences du pluralisme en fonction du contexte politique, historique et social qui règne à un moment donné dans un pays particulier. Ce n’est que dans des circonstances tout à fait exceptionnelles que la Cour a fait usage de son pouvoir de contrôle pour substituer son point de vue à celui des autorités locales s’agissant des limites touchant au droit de vote et au droit de se présenter à des élections. Jusqu’à l’heure actuelle, les restrictions prévues par les systèmes nationaux ont quasiment toutes subi avec succès le contrôle des organes de Strasbourg ; toutes, sauf celles appliquées en Lettonie.

3.3  Je pense que la Cour n’avait pas à se prononcer sur une question aussi subjective et difficile à cerner que celle de savoir si la période de transition vers une nouvelle démocratie était ou non terminée en 1998. La majorité accorde une importance considérable au fait que la mesure incriminée aurait pu se justifier pendant une période de transition, mais non en 1998, date à laquelle la période d’adaptation était révolue. Je ne vois pas comment une juridiction internationale serait mieux placée que les antennes démocratiques des autorités nationales, en contact quotidien et très intime avec les réalités de l’histoire lettone, pour imposer ses propres jugements de valeur sur une question aussi évanescente et éphémère que celle de savoir à quel moment exact un état d’urgence ou une transition sont terminés. En l’absence de critères objectivement identifiables (comme l’adhésion de la Lettonie à l’OTAN et à l’Union européenne en 2004), la Cour aurait dû considérer que la décision sur le point de savoir si la période de transition était parvenue à son terme relevait entièrement de la marge nationale d’appréciation.

3.4  Encore une fois, je ne vois pas pourquoi le Gouvernement défendeur aurait dû être sanctionné par la Cour précisément parce qu’il n’a pas exigé de la requérante la totalité de la livre de chair. Pour tout Etat, il eût été justifié, à la suite d’un coup d’Etat sanglant, d’engager une procédure pénale à l’encontre des personnes soupçonnées de s’être associées à une tentative d’action armée destinée à renverser l’ordre démocratique. Si la requérante avait été reconnue coupable à l’issue d’une procédure pénale, elle aurait été automatiquement déchue de ses droits électoraux. Les autorités lettones (dans un esprit de réconciliation ou pour des raisons tenant à la fragilité des structures de pouvoir, on ne sait, mais cela n’a pas d’importance) ont épargné à la requérante des poursuites pénales et lui ont à la place réservé un traitement privilégié : une sanction prononcée au terme d’une procédure civile menée dans le respect du principe du contradictoire. La Cour n’aurait probablement rien trouvé à redire à une sanction pénale assortie d’une perte des droits électoraux. Il est donc selon moi paradoxal que, ayant permis à la requérante d’échapper au traumatisme que représentent des sanctions pénales, la Lettonie ne puisse alors la discipliner d’aucune manière.

3.5  En l’espèce, les autorités nationales étaient guidées par le souci manifeste de protéger l’image et la crédibilité de la démocratie ; en effet, elles craignaient qu’autoriser des non démocrates militants à se présenter aux élections aux côtés de ceux qui avaient payé le prix fort pour l’avènement de la démocratie ne sape l’autorité morale de la démocratie et n’obscurcisse l’inspiration dénuée d’ambiguïté que devrait susciter l’image du pluralisme. Il ne m’est pas indifférent, tant s’en faut, de constater que c’est seulement dans l’espèce que la Cour a renoncé à sa doctrine de la « large marge d’appréciation », pour substituer un credo politico-historique classique à celui d’un Etat qui a perdu la démocratie grâce aux exploits de personnes comme la requérante, l’a reconquise malgré les luttes impénitentes de personnes dans son genre et la conserve en dépit de l’ardent désir de personnes semblables à elle.

Inéligibilité selon la Cour

4.1  La Cour a toujours considéré que les droits politiques implicitement contenus à l’article 3 du Protocole no 1, à savoir le droit de vote et celui de se porter candidat à des élections, ne sont pas absolus mais peuvent faire l’objet de restrictions, à condition que celles-ci ne portent pas atteinte à la substance même de ces droits, qu’elles poursuivent un but légitime et que les moyens employés ne se révèlent pas disproportionnés.[5]

4.2  En application de cette doctrine désormais sacro-sainte, les organes de Strasbourg ont, au moins jusqu’à présent, considéré comme légitimes les limitations les plus variées aux droits de vote et d’éligibilité conçues par les autorités nationales de divers Etats membres.

4.3  C’est ainsi que des limitations apportées à ces droits politiques en raison du lieu de résidence ont à plusieurs reprises fait l’objet d’un examen des organes de la Cour sans qu’ils y trouvent à redire[6] – même lorsque l’inéligibilité se fondait sur une « condition de résidence ininterrompue depuis quatre ans »[7]. Ils ont également approuvé une perte des droits politiques due à des conditions de nationalité ou de citoyenneté[8] ou découlant de la double nationalité[9]. Ils ont accepté les limites d’âge en général[10], comme la nécessité d’être âgé de quarante ans au minimum pour pouvoir se porter candidat au Sénat belge[11], ainsi que l’interdiction de se présenter à des élections frappant les personnes déjà membres du Parlement d’un autre Etat[12]. La pratique d’une langue a été jugée constituer une raisons suffisante pour autoriser ou non une personne à se porter candidate à des élections[13], tout comme la réglementation faisant dépendre le droit de se présenter à une élection de l’obligation de prêter serment dans une langue donnée[14]. L’inéligibilité des détenus[15] et de personnes condamnées pour des infractions graves[16] a également obtenu l’approbation des organes de Strasbourg.

4.4  Très récemment, la Cour a de manière exceptionnelle condamné la perte des droits politiques prévue par la loi britannique à l’égard de toutes les personnes purgeant une peine de prison. Toutefois, elle n’a conclu ainsi que parce que cette mesure frappait sans discrimination tous les détenus, quelle que soit la gravité de l’infraction commise et quelle que soit la durée de leur peine d’emprisonnement. C’est le caractère automatique et général de l’interdiction qui a conduit à la Cour à conclure à la violation.[17]

4.5  Jusqu’à présent, des restrictions au droit de vote et au droit de se présenter à des élections ne visant en rien à assurer la survie ou l’autorité de la démocratie ont reçu la bénédiction des organes de Strasbourg. Il est donc déconcertant de s’apercevoir que c’est une restriction inspirée par le souci de renforcer le prestige moral de la démocratie qui suscite aujourd’hui la désapprobation de ces organes.

4.6  Il est semble-t-il parfaitement acceptable qu’une personne ayant une connaissance imparfaite d’une langue donnée se voit refuser le droit de se présenter à une élection – alors que cette candidature ne nuirait en rien à la démocratie. Il n’est en revanche pas acceptable qu’une personne qui a passé sa vie entière à observer et à imposer des dogmes anti-démocratiques soit empêchée de récolter quelques-uns des bénéfices de cette démocratie qui, s’il ne tenait qu’à elle, serait tombée dans les oubliettes de l’histoire.

4.7  La Cour s’est montrée généreuse avec des personnes ayant eu et ayant encore avec la démocratie un rapport totalement problématique, et punit sévèrement celles qui tentent de la protéger du fléau que constituent des anti-démocrates contents d’eux et ancrés dans leurs convictions.


OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE LEVITS

(Traduction)

I.

1.  J’ai le regret de ne pouvoir souscrire aux conclusions, et notamment au raisonnement, adoptés par la majorité de mes collègues en cette affaire.

2.  Je partage entièrement les objections exprimées par le juge Bonello dans son opinion dissidente au sujet de la marge d’appréciation accordée aux Etats contractants en ce qui concerne la législation électorale, y compris les motifs d’inéligibilité.

3.  De fait, par le passé, les organes de Strasbourg ont laissé aux Etats contractants la marge d’appréciation la plus large possible dans ce domaine. J’aimerais expliquer ci-dessous les raisons pour lesquelles, à mon sens, la présente affaire devrait elle aussi relever de la marge d’appréciation.

II.

4.  Toutes les démocraties se fondent sur les mêmes valeurs communes et grands principes. Toutefois, la forme juridique qui est donnée à ces valeurs et principes dans l’ordre constitutionnel diffère d’un Etat à l’autre. C’est pourquoi on peut parler du pluralisme des ordres constitutionnels dans les démocraties modernes.

Ce pluralisme vaut aussi pour les systèmes électoraux, car ils font partie de l’ordre constitutionnel d’un Etat démocratique. Les systèmes électoraux diffèrent eux aussi d’un Etat à l’autre, tout en demeurant démocratiques s’ils obéissent à certains principes essentiels à la tenue d’élections démocratiques.

5.  Quant aux droits électoraux pris comme un élément central de l’ordre constitutionnel d’un Etat démocratique, on peut dire qu’ils reposent sur un principe universel commun. Il s’agit du principe selon lequel la majorité de la population jouit de droits électoraux tant actifs que passifs. On peut considérer que le respect de ce principe constitue la question cruciale pour déterminer si un système électoral peut être reconnu comme démocratique.

6.  Néanmoins, ce principe n’est jamais appliqué sans exceptions. De fait, les ordres constitutionnels nationaux prévoient des droits électoraux démocratiques, tout en interdisant à certaines personnes de les exercer. On peut donc dire que cette interdiction constitue une exception à la règle générale.

7.  Les Etats démocratiques abordent certains types de privation des droits électoraux de manière uniforme. En effet, tous ces Etats privent du droit de vote les personnes aliénées et les mineurs. Cette mesure d’exclusion


est considérée comme naturelle, de sorte qu’elle n’est jamais reconnue comme un problème[18].

8.  A côté des mineurs, une autre fraction importante de la population est normalement exclue des élections : les étrangers, y compris ceux nés dans le pays ou qui y résident depuis longtemps. Il s’agit là d’une conséquence naturelle de la notion d’Etat démocratique national.

Cependant, même à cet égard, il n’existe absolument aucune pratique uniforme parmi les Etats. Dans certains Etats membres du Conseil de l’Europe, la privation du droit de vote des étrangers a été supprimée, et cette catégorie de la population s’est vu accorder des droits électoraux sous certaines conditions et principalement au niveau local (en Irlande dès 1963, puis en Suède, en Norvège, aux Pays-Bas, au Danemark et en Finlande ; le Royaume-Uni a levé cette exclusion pour les ressortissants des Etats du Commonwealth pour toutes les élections, y compris au Parlement national).

Au contraire, en 1990, la Cour constitutionnelle allemande a considéré, dans un arrêt longuement motivé, que la suppression de la privation du droit de vote à l’égard des étrangers violerait l’essence même des principes de démocratie et de souveraineté nationale[19].

9.  Dans de nombreux Etats contractants, une personne perd ses droits électoraux lorsqu’elle a été condamnée par une juridiction pénale. En Autriche et en Allemagne, par exemple, les personnes condamnées à une peine d’emprisonnement de plus d’un an ne peuvent participer aux élections. En Irlande, il en va de même lorsque la peine d’emprisonnement est supérieure à six mois et, en Belgique, lorsqu’elle est supérieure à quatre mois seulement. Au Royaume-Uni, tout condamné est privé du droit de vote quelle que soit la durée de la peine d’emprisonnement[20].

En Suède, en revanche, les condamnés ne sont pas du tout privés des droits électoraux. Dans un récent arrêt rendu le 5 mars 2003, la Cour constitutionnelle de Lettonie a également jugé qu’une disposition de la législation lettone privant les condamnés du droit de vote était contraire au principe de liberté des élections.

10.  Il faut aussi noter que la commission de certaines infractions civiles peut aussi suffire à entraîner la privation du droit de vote. Au Royaume-Uni et en Irlande, par exemple, un failli est déchu des droits électoraux. A l’évidence, le législateur souhaitait protéger le Parlement des personnes qui, aux yeux de la société, n’ont pas la crédibilité nécessaire pour exercer ces droits.

11.  Les ordres constitutionnels de différents Etats démocratiques prévoient également une privation des droits de vote et d’éligibilité pour d’autres raisons, qui varient d’un Etat à l’autre, par exemple lorsqu’un citoyen a établi sa résidence à l’étranger. Par ailleurs, certains Etats contractants privent du droit de se porter candidat à des élections diverses catégories de fonctionnaires (par exemple la Grèce, l’Espagne, l’Irlande, le Portugal et la Finlande).

12.  En conclusion, les ordres constitutionnels de tous les Etats démocratiques énumèrent des droits électoraux fondés sur le principe général selon lequel la majorité de la population jouit de ces droits. Parallèlement, ils prévoient aussi tous certains motifs de privation de ces droits.

13.  La Cour a reconnu que les droits énoncés à l’article 3 du Protocole no 1 ne sont pas absolus mais que, par analogie avec les articles 8 à 11 de la Convention, ils sont soumis à des limitations implicites. Les Etats jouissent en la matière d’une large marge d’appréciation, mais il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur l’observation des exigences de l’article 3 du Protocole no 1[21]. Ces droits peuvent faire l’objet de limitations prévues par la loi, qui doivent viser un but légitime, et la restriction doit être proportionnée.[22]

III.

14.  Afin de comprendre la nature juridique des droits électoraux, il importe de souligner qu’il s’agit de droits politiques de l’individu qui font partie de l’ordre institutionnel de l’Etat.

En conséquence, les droits électoraux ont une fonction différente de celle des droits de l’homme. Les premiers visent à assurer la participation démocratique du peuple au gouvernement de l’Etat et à légitimer les institutions étatiques, tandis que les seconds tendent à protéger les libertés individuelles de l’ingérence de l’Etat ainsi qu’à garantir certains avantages matériels ou immatériels.

En d’autres termes, les droits électoraux sont un instrument placé entre les mains d’un individu pour lui permettre d’influer sur la politique de l’Etat, alors que les droits de l’homme constituent un « bouclier » juridique protégeant l’individu contre une ingérence de l’Etat dans ses libertés ainsi que, dans certains cas, un motif juridique pour exiger de l’Etat certains avantages pour lui-même.

15.  En conséquence, dans les ordres constitutionnels nationaux, et du fait de leur nature juridique différente, les droits électoraux ne sont jamais considérés comme des droits de l’homme (essentiels, fondamentaux) mais plutôt comme des droits politiques appartenant à la sphère institutionnelle de l’ordre constitutionnel.

C’est pourquoi la signification juridique de ces droits, de même que leur interprétation et leur application pratique, suivent des règles différentes de celles valables pour les droits de l’homme.

16.  L’article 3 du Protocole no 1 est une disposition unique de la Convention en ce qu’il érige les droits électoraux en droits de l’homme. Cela ne saurait ôter aux droits électoraux leur caractère de droits politiques, mais leur confère une double nature. Ils sont à la fois des droits de l’homme (dans le système de la Convention) et des droits politiques.[23]

17.  Lorsqu’elle examine les requêtes soumises sous l’angle de l’article 3 du Protocole no 1, la Cour est toujours placée devant un dilemme : d’une part, il lui incombe bien entendu de protéger les droits électoraux de l’individu mais, d’autre part, elle ne doit pas outrepasser les bornes de sa légitimité explicite et implicite et tenter de faire la loi à la place du peuple au sujet de l’ordre constitutionnel que ce peuple s’est donné.

Ce dilemme est un problème unique au sein du système de la Convention, car seuls les droits énoncés à l’article 3 du Protocole no 1 ont cette double nature de droits de l’homme et d’élément important de l’ordre constitutionnel national.

18.  L’instrument idoine pour sortir de ce dilemme est la marge d’appréciation. Cela signifie que lorsque l’on examine le but légitime et la proportionnalité d’une restriction, il faut accorder un poids différent à ces deux éléments ; si la Cour juge que la restriction vise un but légitime et n’est pas arbitraire, alors elle ne peut considérer celle-ci comme disproportionnée que dans des situations exceptionnelles.

Dès lors, la Cour ne doit pas négliger la nature spécifique de l’article 3 du Protocole no 1. Elle doit avoir présent à l’esprit que les décisions qu’elle prend sur des questions relevant de l’article 3 peuvent indûment influer sur l’ordre constitutionnel national d’un Etat contractant. En d’autres termes, le système de la Convention ne confère à la Cour aucune légitimité pour intervenir directement dans l’ordre constitutionnel démocratique d’un Etat, faute de quoi il y aurait violation des principes de démocratie et de souveraineté de l’Etat. Une approche trop simpliste de cet article peut facilement conduire à la violation de ces deux principes.

19.  Il semble que la Cour et l’ancienne Commission étaient bien conscientes du caractère particulier de l’article 3 du Protocole no 1. Comme le montre leur jurisprudence, les organes de Strasbourg avaient pour politique générale de laisser aux Etats contractants la marge d’appréciation la plus large possible afin d’éviter de toucher aux principes de démocratie et de souveraineté nationale.[24]

En réalité, toutes les restrictions précitées à la législation électorale prévues dans l’ordre constitutionnel des différents Etats contractants ont été jugées compatibles avec l’article 3 du Protocole no 1 par les organes de Strasbourg. Ce n’est que dans un petit nombre de cas exceptionnels, lorsque la substance même des droits électoraux était en jeu[25], que la Cour a conclu à la violation.

IV.

20.  Le constat de la majorité d’après lequel les restrictions prévues en l’espèce visaient des buts légitimes (§ 86 de l’arrêt) indique déjà selon moi que ces restrictions étaient proportionnées.

Par la suite, toutefois, la majorité a interprété la marge d’appréciation de manière très étroite et a donc conclu que les restrictions étaient disproportionnées.

Je ne saurais partager ce point de vue. Au contraire, selon moi, l’intérêt public en jeu en l’espèce demandait que l’on reconnaisse à l’Etat défendeur une marge d’appréciation beaucoup plus large que dans une affaire « normale » relevant de l’article 3 du Protocole no 1.

21.  La majorité admet que la disposition de la loi lettone qui frappe d’inéligibilité des personnes ayant activement participé à certaines organisations après le 13 janvier 1991 vise des buts légitimes, à savoir la protection de l’indépendance de l’Etat letton, de la démocratie et de la sécurité nationale (§ 86 de l’arrêt). De plus, la majorité reconnaît aussi que cette restriction était proportionnée au cours des premières années qui ont suivi le rétablissement d’un Etat démocratique indépendant (§ 92 de l’arrêt).

Or la majorité passe ensuite à l’analyse de la situation actuelle, pour conclure que la requérante ne représente plus aucune menace pour les « buts légitimes » protégés par la restriction en cause (§§ 92-99 de l’arrêt).

22.  Je peux souscrire à l’avis de la majorité selon lequel la requérante ne constitue plus en l’état actuel des choses un réel danger pour l’Etat et la démocratie si l’on entend par « danger » la préparation d’un nouveau coup d’Etat tel que ceux qui se sont produits à deux reprises en 1991. J’aimerais rappeler que seule une défense du Parlement et du gouvernement lettons par un très grand nombre de personnes principalement non armées (les « barricades de Riga ») a permis de faire échouer ces tentatives de coup d’Etat.

23.  La Cour devrait toujours être consciente du contexte d’une affaire, surtout lorsque les circonstances sont aussi sensibles et complexes que celles de l’espèce.

Le premier aspect du contexte de l’espèce dont il faut tenir compte est la restauration de l’ordre démocratique après la chute d’un régime non démocratique (totalitaire).[26] Les Etats contractants les plus « anciens » n’ont pas de réelle expérience en ce domaine. Le second aspect est celui du rétablissement d’un Etat qui avait été occupé illégalement. Cela implique d’en finir avec une situation illégale provoquée par un Etat étranger au mépris du droit international.[27]

La majorité reconnaît formellement, quoiqu’en termes généraux, que cette affaire s’inscrit dans un contexte difficile (§§ 90-92 de l’arrêt). Malgré tout, lorsqu’elle en analyse les détails, la majorité semble perdre de vue la dimension véritable de cette affaire.

24.  L’un des principaux problèmes qui se posent aux nouvelles démocraties est celui de la confiance du peuple dans leurs institutions. Or la confiance de tous dans les institutions démocratiques est la condition sine qua non de la stabilité de la démocratie.

En effet, les populations ont connu un état de non-droit (Unrechtsstaat) et il leur est de ce fait difficile de reconnaître les bonnes intentions des politiques et institutions démocratiques. La distance des institutions étatiques et la défiance envers les hommes politiques sont des caractéristiques habituelles et en ce sens « normales » de la société dans les nouvelles démocraties, en particulier lorsque la « révolution » est terminée et que la routine de la démocratie se met en place.

25.  Dans le cadre de cette affaire, il importe de constater que l’instauration de la confiance dans les nouvelles institutions démocratiques est considérablement gênée lorsque des protagonistes ou d’anciens représentants de l’ancien régime totalitaire occupent des postes dans les nouvelles institutions (services gouvernementaux, autorités publiques, parlement, etc.) – quand bien même ils disposent encore d’un soutien dans certains secteurs de la société.

26.  Il s’agit là d’aspects du problème général que constitue la « gestion du passé » (Vergangenheitsbewältigung) auquel toutes les nouvelles démocraties ont à faire face.

La société et l’Etat doivent trouver la bonne manière de traiter les injustices commises par l’ancien régime : comment dédommager les victimes, quel sort réserver aux protagonistes de l’ancien régime totalitaire, comment montrer à tous les membres de la société la différence qualitative entre un état de non-droit et un système démocratique régi par l’état de droit.

27.  Il y a peu d’aide à attendre à cet égard des « vieilles » démocraties traditionnelles, aussi bien dans le domaine de la théorie (juridique) que de la pratique. Les conseils qu’elles prodiguent sont assez superficiels car ces questions ne se sont pas posées à elles.[28]

C’est pourquoi il incombe plutôt aux nouvelles démocraties d’élaborer elles-mêmes la solution qui convient pour ces problèmes tant sur le plan de la théorie juridique et politique qu’en pratique.

28.  Les attitudes possibles face à ces problèmes des nouvelles démocraties sont très diverses et varient d’un Etat à l’autre. Elles sont fonction de nombreux facteurs comme l’importance relative des forces démocratiques et des protagonistes du régime totalitaire, les particularités de la révolution démocratique, la concentration des protagonistes ou représentants de l’ancien régime dans la nouvelle élite et les expériences historiques et autres circonstances du même ordre.

Dans certains Etats, les représentants de l’ancien régime ayant commis des crimes ont fait l’objet de poursuites pénales formelles, mais ces poursuites se sont dans la plupart des cas heurtées au principe nulla poena sine lege. C’est pourquoi les activités criminelles d’anciens dignitaires de l’Etat ont pu rester impunies.[29]

L’Afrique du Sud, l’Argentine et certains autres Etats d’Amérique latine ont créé des « commissions vérité » dans le cadre de leur politique de « gestion du passé » [30].

29.  Dans plusieurs nouveaux Etats démocratiques, la législation prévoit certaines restrictions limitant l’accès des représentants et protagonistes de l’ancien état de non-droit à certains postes officiels, notamment dans la fonction publique.

En Allemagne, par exemple, la loi interdit dans certaines conditions aux anciens agents des services secrets du régime est-allemand (la Stasi) d’être députés.

Cette loi a connu des applications pratiques. Le 29 avril 1999, par exemple, un député au Parlement (Landtag) du Land de Thuringe a été déchu de son mandat après qu’il eut été révélé qu’il avait été agent des services secrets sous l’ancien régime.[31] Dans cette affaire, il faut noter que, comme en Lettonie, il n’a pas été jugé nécessaire de démontrer la culpabilité personnelle de l’ancien agent – il a suffi de prouver qu’un député avait effectivement été agent des services secrets.

Comme en Lettonie encore, il n’a pas été nécessaire de rechercher si ce député constituait toujours un danger réel pour l’ordre démocratique. Il a été privé de son mandat parce que, par hypothèse, pareille personne discrédite le Parlement.

Le but de ces restrictions touchant les députés a également été expliqué par la Cour constitutionnelle fédérale allemande dans une affaire portant sur le règlement applicable à la procédure d’enquête spéciale sur les activités antérieures des députés au Parlement fédéral en tant qu’agents de la Stasi. La Cour constitutionnelle fédérale a jugé que cette enquête reposait sur l’hypothèse selon laquelle « les activités antérieures d’un député en tant qu’agent de la sécurité d’Etat [de l’ex-RDA] le privent de la légitimité nécessaire pour être député au Bundestag. Ce règlement ne met pas en cause son honneur en tant que droit personnel mais [plutôt] son aptitude à représenter le peuple au Parlement ».[32]

30.  Il faut aussi noter que dans certaines nouvelles démocraties, il n’existe pas de politique particulière en matière de « gestion du passé » et que le débat sur ces questions n’a pas encore été ouvert. Dans d’autres pays, pareil débat ne démarre qu’après un certain délai, lorsque la culture démocratique et la conscience juridique atteignent un certain niveau et que la crainte du retour des anciennes forces a disparu. En Argentine et au Chili, par exemple, ce n’est que récemment que le débat sur ces problèmes a commencé et que des mesures ont été prises contre les représentants des anciens régimes autoritaires, soit près de deux décennies après le rétablissement de la démocratie.

La supposition implicite de la majorité, en l’espèce, selon laquelle ces problèmes se régleraient progressivement sans débat et sans politique spécifique (§§ 92 et 97 de l’arrêt) n’est donc pas réaliste, tout au moins tant que la génération des victimes de l’ancien système totalitaire soviétique est toujours en vie.

31.  La grande variété d’attitudes à l’égard du problème complexe de la « gestion du passé » ne laisse place qu’à une conclusion : il ne saurait y avoir d’approche uniforme.

Seul un débat intense au sein de la société et une politique étatique organisée visant à redresser les injustices commises par l’ancien système et à renforcer la confiance de la population dans les institutions démocratiques (ce qui peut englober certaines restrictions à l’égard des protagonistes de l’ancien régime) peuvent à long terme conduire à la réconciliation de la société et contribuer à stabiliser l’ordre démocratique. Il convient aussi de mentionner que, pour qu’il y ait réconciliation, il faut que les protagonistes de l’ancien régime se repentent des injustices qu’ils ont commises (ce qui, comme le juge Bonello l’indique dans son opinion dissidente, n’est pas le cas de la requérante).

Quoiqu’il en soit, il s’agit dans chaque pays d’un véritable processus politique, qui ne doit pas être faussé par des verdicts judiciaires simplistes.

32.  Dans la société lettone, le débat sur le point de savoir si ces restrictions sont (toujours) nécessaires se poursuit. L’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle le 30 août 2000, assorti d’une vigoureuse opinion dissidente de trois juges, reflète ce débat. Il faut aussi indiquer que, à l’issue de discussions très longues et intenses, le Parlement letton a décidé de lever ces restrictions en vue des élections au Parlement européen de 2004.

33.  A mon avis, la Cour devrait respecter le caractère profondément politique de cette question, au lieu de se mettre à la place de la société et de rendre une décision judiciaire sur le sujet, ce qui ne permettrait ni de clore le débat ni de résoudre le problème. En tout état de cause, imposer certaines restrictions au droit de se porter candidat à des élections à l’égard des protagonistes de l’ancien régime totalitaire n’est pas disproportionné au but visé, notamment au renforcement de la confiance dans les nouvelles institutions démocratiques. Ces restrictions relèvent du concept d’une « démocratie apte à se défendre », reconnu dans la jurisprudence constante de la Cour et évoqué par la majorité en l’espèce (§ 92 de l’arrêt).

V.

34.  La majorité s’écarte des principes généraux élaborés dans la jurisprudence des organes de Strasbourg dans des affaires où des personnes condamnées pour incivisme ont été privées du droit de vote, et ce sans fournir de motifs raisonnables à ce revirement.

Selon moi, l’un des points les plus faibles du raisonnement de la majorité est la deuxième partie du paragraphe 88, où elle tente de tracer une ligne de démarcation entre l’affaire à l’étude et celles, traitées par l’ancienne Commission, portant sur les droits électoraux de personnes condamnées au lendemain de la seconde guerre mondiale pour collaboration avec l’ennemi ou autre comportement incivique pendant la guerre. Au paragraphe 84 de l’arrêt, notamment, la Cour cite trois décisions qui valent la peine d’être examinées plus en détail.

35.  Dans l’affaire X. c. Pays-Bas,[33] le requérant, né en 1888, a été condamné pour incivisme par la cour spéciale d’Amsterdam en 1948. Il n’a jamais participé à des combats armés contre les autorités néerlandaises légitimes, ni pris part activement à un mécanisme répressif mis en place par les forces d’occupation nazies. On lui a principalement reproché d’avoir adopté une attitude déloyale tant avant que pendant la guerre puisqu’il était officiellement directeur du bureau de presse chrétien des Pays-Bas et officieusement membre du mouvement national-socialiste néerlandais et grand sympathisant du troisième Reich. Malgré tout, les autorités néerlandaises ont jugé sa faute suffisamment grave pour le priver à vie du droit de vote. La Commission a examiné sa requête en 1974, soit près de trente ans après les faits, et l’a déclarée manifestement mal fondée pour les motifs suivants :

« (...) [I]l ne s’ensuit pas toutefois que l’article 3 garantisse à toute personne et sans aucune limite le droit de prendre part aux élections ; il est même généralement reconnu que certaines catégories limitées de personnes peuvent être privées du droit de vote à condition que ce ne soit pas arbitrairement.

(...) la Commission estime qu’il lui incombe de rechercher ici si la privation du droit de vote (...) est entachée d’arbitraire, en particulier si elle est de nature à entraver la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif. La Commission est d’avis que tel n’est manifestement pas le cas en l’occurrence.

(...)

En ce qui concerne l’application de l’article 14 (...) [la Commission] estime donc qu’il y a lieu de se reporter à la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme (arrêt du 23 juillet 1968 dans l’affaire « relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique ») concernant les critères pour apprécier une différence de traitement : justification objective et raisonnable d’une mesure et rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.

La Commission constate qu’aux Pays-Bas comme dans d’autres pays la ratio legis des lois privant les condamnés pour incivisme de certains droits politiques et plus spécialement du droit de vote est d’empêcher certaines catégories de personnes qui ont gravement abusé, au cours d’une guerre, de leur droit de participer à la vie publique de leur pays, de faire à l’avenir mauvais usage de leurs droits politiques, afin d’éviter des atteintes à la sûreté de l’Etat ou aux fondements d’une société démocratique.

La Commission estime que cette ratio legis satisfait aux critères énoncés par la Cour dans son arrêt précité. »

36.  La seconde décision est celle qui a été adoptée dans l’affaire X c. Belgique[34]. En février 1948, le requérant, né en 1912, fut condamné par la cour militaire de Bruxelles à 20 ans de détention extraordinaire pour collaboration avec l’ennemi pendant la guerre. Sa peine fut ramenée à 18 ans en février 1951 et il fut libéré sous conditions quelques mois plus tard. Toutefois, sa condamnation déclencha automatiquement l’application d’une disposition légale le privant à perpétuité du droit de voter aux élections législatives et communales en Belgique. En 1979, la Commission rejeta son grief pour les motifs suivants :

« [L]e droit [de vote], qui n’est ni absolu ni illimité, est exercé sous réserve des restrictions imposées par les Etats contractants pour autant qu’elles ne soient pas arbitraires et ne portent pas atteinte à la libre expression de l’opinion du peuple. (...)

Il appartient à la Commission, saisie d’un cas d’espèce, d’apprécier si cette condition négative est remplie ou non. Autrement dit, il lui incombe de rechercher ici si la privation perpétuelle du droit de vote à la suite d’une condamnation pour incivisme, dont se plaint le requérant, est entachée d’arbitraire, en particulier, si elle est de nature à entraver la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif. La Commission est d’avis que tel n’est manifestement pas le cas en l’occurrence.

En effet, elle constate qu’en Belgique comme dans d’autres pays la ratio legis des lois privant les condamnés pour incivisme de certains droits politiques et plus spécialement du droit de vote est d’empêcher certaines catégories de personnes qui ont gravement abusé, au cours d’une guerre, de leur droit de participer à la vie publique de leur pays, de faire à l’avenir mauvais usage de leurs droits politiques, afin d’éviter des atteintes à la sûreté de l’Etat ou aux fondements d’une société démocratique (...) ».

37.  On peut faire valoir que les deux affaires précitées se rapportent à une période antérieure à l’arrêt Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique, c’est-à-dire le premier arrêt à définir avec clarté et autorité l’étendue des droits énoncés à l’article 3.

Toutefois, l’approche des organes de la Convention n’a pas varié, même après l’arrêt Mathieu-Mohin. Dans l’affaire Van Wambeke c. Belgique[35], le requérant, ancien membre de la Waffen S.S. né en 1922, avait été condamné à une peine de 15 ans de détention extraordinaire pour trahison par la cour militaire de Gand le 9 mai 1945, et en outre déchu à perpétuité du droit de vote. En 1989 – soit près de 45 ans après les événements – on lui avait refusé le droit de participer à l’élection des représentants belges au Parlement européen. En 1991, la Commission rejeta la requête en réitérant le raisonnement exposé dans la décision X. c. Belgique précitée.

38.  J’aimerais attirer particulièrement l’attention sur le fait que, dans toutes ces affaires, le droit en jeu était le droit électoral actif, c’est-à-dire le droit de vote, qui suppose moins de qualifications et entraîne beaucoup moins de responsabilités que le droit de se porter candidat à des élections.

De manière générale, les Constitutions nationales ou lois électorales des Etats contractants, dans leur grande majorité, contiennent des critères différents pour le droit de vote et le droit d’éligibilité, le dernier étant subordonné à des critères beaucoup plus stricts que le premier. Il existe donc toujours une frange de la population qui jouit du droit de vote mais ne peut se porter candidate à des élections car elle ne satisfait pas à diverses conditions posées par la législation interne (par exemple âge, casier judiciaire, faillite). Pareille distinction est tout à fait naturelle, si l’on pense à l’énorme différence qui sépare le niveau de responsabilité exigé d’un citoyen pour une simple participation à un scrutin de celui requis du législateur. Or la Commission a conclu à trois reprises qu’une restriction perpétuelle à ce droit civique de base était compatible avec l’article 3 du Protocole no 1.

39.  Pour en revenir à l’affaire qui nous occupe, j’ai les plus grandes difficultés à comprendre comment la majorité, après avoir cité les affaires mentionnées ci-dessus, conclut qu’il existe une différence fondamentale entre celles-ci et la présente cause. Le seul argument invoqué par la Cour, énoncé tout à la fin du paragraphe 88 de l’arrêt, est que dans ces trois affaires, les requérants avaient été condamnés pour des crimes très graves, la haute trahison, tandis qu’en l’espèce, la requérante n’a jamais été traduite en jugement ni condamnée.

Cet argument ne me paraît nullement convaincant. En fait, si l’on soumettait ces trois affaires à la même analyse que celle à laquelle la Cour s’est livrée en l’espèce – bien que l’idée même de procéder à pareille analyse ne me semble pas juste – je suis persuadé que les mesures nationales ne satisferaient pas aux critères et que la Cour conclurait à coup sûr à la violation de l’article 3 du Protocole no 1.

40.  Je pourrais accepter la décision de la majorité de procéder à une dichotomie entre l’aspect punitif et l’aspect préventif de l’inéligibilité de la requérante (§ 87 de l’arrêt) ; toutefois, je demeure surpris que la présente affaire n’ait pas été comparée avec les affaires X c. Pays-Bas, X c. Belgique et Van Wambeke c. Belgique également sous l’angle préventif. A le faire, on s’apercevrait que le premier de ces trois requérants a été condamné pour un crime à caractère non violent, puisqu’il a apporté un soutien idéologique à la puissance occupante – même si la Commission n’a pas trouvé de différence entre lui et les deux autres –, qu’aucun des requérants n’a jamais été accusé d’avoir commis un acte répréhensible pendant de nombreuses années après sa condamnation, et que les gouvernements respectifs ne leur avaient jamais reproché un comportement déloyal à l’époque où ils ont soumis leur requête.

41.  On peut certainement insister sur le fait que, contrairement à la requérante en l’espèce, ils avaient tous fait l’objet d’une condamnation pénale. Toutefois, il faut rappeler que le délai écoulé depuis cette condamnation était plus qu’impressionnant ; il était en effet de 36 ans dans la première affaire (X c. Pays-Bas), 32 ans dans la deuxième (X c. Belgique) et 46 ans dans la troisième (Van Wambeke c. Belgique).

Cela signifie que la durée d’une génération au moins s’était écoulée avant que la Commission n’examine ces griefs alors qu’en l’espèce, les événements litigieux datent de 1991 et sont encore dans toutes les mémoires en Lettonie. Selon moi, ce fait seul pèse plus lourd que la différence qui vient d’être évoquée.

42.  Enfin, pour ce qui est du critère de « dangerosité actuelle » défini par la majorité, il faut rappeler qu’à la date où la Commission a pris ses décisions respectives dans les affaires précitées, le premier requérant était âgé de 86 ans, le deuxième de 67 ans et le troisième de 69 ans.

Cela dit, si l’on applique avec rigueur les critères établis dans le présent arrêt, ces trois anciens collaborateurs et traîtres paraissent avoir été beaucoup plus inoffensifs au moment où la Commission a examiné leurs griefs que la présente requérante ne l’est aujourd’hui. Malgré cela, la Commission a conclu à l’absence d’apparence de violation de l’article 3 du Protocole no 1.

43.  Comme je l’ai déjà dit, la Commission a suivi selon moi la voie la plus raisonnable en fondant son raisonnement non sur la dangerosité actuelle des requérants – critère dont les autorités nationales sont mieux à même de juger – mais sur la question de savoir s’ils étaient qualifiés pour participer au scrutin.

A cet égard, j’aimerais insister une fois encore sur le fait qu’en l’occurrence, la requérante a subi l’une des formes d’ingérence dans les droits garantis par la Convention les plus légères et modérées qui soient : elle n’a été privée que du droit d’éligibilité, et peut voter et même présider un parti politique sans la moindre entrave.

44.  Bien entendu, la Cour n’est tenue ni par la jurisprudence de l’ancienne Commission ni par la sienne propre, et a tout loisir pour opérer un revirement quand bon lui semble. Toutefois, si le présent arrêt doit passer pour un tel revirement, il lui aurait fallu adopter un raisonnement beaucoup plus approfondi et complet. A mes yeux, un seul petit argument à la fin du paragraphe 88 est loin d’être suffisant.

45.  Pour ma part, je reste convaincu que dans des affaires semblables à la présente espèce, qui implique des considérations subtiles fondées sur l’expérience politique et historique douloureuse du pays concerné, la Cour doit exercer une retenue maximale et borner son contrôle à deux points fondamentaux en veillant, d’une part, à ce que les motifs avancés par les autorités nationales soient sérieux et cohérents et, d’autre part, à ce que l’affaire ne présente aucune apparence d’arbitraire.

VI.

46.  Enfin, j’aimerais mentionner quelques appréciations concrètes portées par la majorité et qui ne me semblent guère appropriées.

Premièrement, la majorité relève que les organisations auxquelles la requérante a activement participé n’ont pas été interdites immédiatement après la première tentative de coup d’Etat intervenue le 13 janvier 1991, mais seulement le 23 août 1991, après l’échec du second coup d’Etat. Elle en conclut que, dans l’intervalle, ces organisations n’étaient pas illégales (§ 90 de l’arrêt).

Or une interdiction formelle est une décision politique. Le Gouvernement a décidé de ne pas agir ainsi en raison de la présence sur son territoire de forces militaires étrangères qui collaboraient étroitement avec le Parti communiste et d’autres organisations antidémocratiques auxquelles la requérante appartenait. L’approche purement formaliste de la majorité, qui a qualifié de « légale » une organisation ayant mis sur pied un coup d’Etat, ignore la réalité de la situation. En effet, une interdiction formelle aurait été un facteur de déstabilisation qui aurait nui à la démocratie qui venait de naître. Cette approche me semble déconnectée de la réalité.

47.  Deuxièmement, la majorité estime que les tribunaux internes n’ont qu’une capacité limitée d’appréciation de la dangerosité réelle d’une personne (§ 93 de l’arrêt).

Cela est vrai. Toutefois, le but essentiel des restrictions énoncées dans la législation lettone est de protéger le Parlement des personnes qui se sont discréditées de par leur participation active à des organisations qui ont réellement tenté de renverser l’ordre démocratique et de rétablir l’ancien système totalitaire, même si elles continuent de disposer d’un certain soutien dans certaines franges de la société. J’ai déjà expliqué que pareille mesure pouvait se révéler nécessaire dans certains cas dans les nouvelles démocraties afin de renforcer la confiance de la majorité de la population envers les institutions démocratiques, dont le Parlement.

48.  Troisièmement, la majorité a également conclu à la violation de l’article 11 de la Convention (§ 111 de l’arrêt). Je ne saurais souscrire à ce point de vue pour les raisons déjà indiquées à propos de l’article 3 du Protocole no 1. Je pense que les considérations qui justifient de reconnaître une large marge d’appréciation aux Etats contractants s’appliquent également à l’article 11 de la Convention.

49.  Quatrièmement, la majorité a décidé d’allouer à la requérante 2 236,50 lati lettons pour la dédommager de sa perte de salaire à la suite de la déchéance de son mandat de conseillère municipale de Riga. A mon avis, cette somme n’est pas justifiée. La requérante n’aurait subi un dommage matériel que si elle n’avait pas eu d’autres sources de revenus propres à compenser en tout ou partie la perte de son salaire de conseillère municipale (comme des indemnités de chômage ou le salaire versé par un autre employeur). Or la requérante n’a fourni aucune information à ce sujet.

50.  Pour finir, je précise pour éviter tout malentendu que je n’ai pas plaidé en faveur de l’application des restrictions en question, prévues par la législation lettone. Je voulais seulement montrer qu’il s’agit d’une question réellement politique importante pour la société d’une nouvelle démocratie et qui doit être tranchée dans le cadre du processus politique démocratique au sein du pays. Je voulais aussi attirer l’attention sur la question de la retenue judiciaire dont la Cour doit faire preuve dans les questions véritablement politiques. Je pense que dans de semblables affaires, la Cour doit être extrêmement prudente, s’efforcer de rester sur le ferme terrain de l’appréciation judiciaire et ne pas pénétrer dans le domaine politique, ce dernier étant réservé aux institutions démocratiques des Etats contractants. Voilà pourquoi j’ai plaidé pour l’application d’une large marge d’appréciation.


[1] Paragraphes 7 à 37.

[2] Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie [GC], nos 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98, § 98, CEDH 2003-II, et jurisprudence citée dans ce paragraphe.

[3] Ibidem, § 96.

[4] Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique, arrêt du 2 mars 1987, série A no 113, p. 23, § 52 ; Gitonas et autres c. Grèce, arrêt du 1er juillet 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-IV, pp. 1233-1234, § 39 ; Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 201, CEDH 2000-IV ; Podkolzina c. Lettonie, no 46726/99, § 33, CEDH 2002-II ; Selim Sadak et autres c. Turquie, nos 25144/94, 26149/95 à 26154/95, 27100/95 et 27101/95, § 31, CEDH 2002-IV ; et Hirst c. Royaume-Uni (no 2), no 74025/01, § 36, arrêt du 30 mars 2004.

[5] Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique, arrêt précité, pp. 22-23.

[6] Alliance des Belges de la Communauté européenne c. Belgique, no 8612/79, déc. Comm. du 10 mai 1979, D.R. 15, p. 259.

[7] Polacco et Garofalo c. Italie, no 23450/94, déc. Comm du 15 septembre 1997, D.R. 90, p. 5.

[8] Luksch c. Italie, no 27614/95, déc. Comm. du 21 mai 1997, D.R. 89, p. 76.

[9] Ganscher c. Belgique, no 28858/95, déc. Comm. du 21 novembre 1996, D.R. 87, p. 130.

[10] W, X, Y et Z c. Belgique, nos 6745/74 et 6746/74, Annuaire XVIII (1975), p. 236.

[11] Ibidem.

[12] M. c. Royaume-Uni, no 10316/83, déc. Comm. du 7 mars 1984, D.R. 37, p. 129.

[13] Clerfayt c. Belgique, no 27120/95, déc. Comm du 8 septembre 1997, D.R. 90, p. 15.

[14] Fryske Nasjonale Partij et autres c. Pays-Bas, no 11100/84, déc. Comm. du 12 décembre 1985, D.R. 45, p. 240.

[15] Holland c. Irlande, no 24827/94, déc. Comm. du 14 avril 1998, D.R. 93, p. 15.

[16] H. c. Pays-Bas, no 9914/82, déc. Comm. du 4 juillet 1983, D.R. 33, p. 242.

[17] Hirst c. Royaume-Uni (no 2), arrêt précité.

[18] Il est intéressant de mentionner que, le 11 septembre 2003, 46 députés de tous les courants du Parlement allemand ont soumis une proposition de loi visant à revenir sur la privation des droits électoraux à l’égard des mineurs et à accorder ces droits à tous les citoyens dès leur naissance (ces droits pouvant être exercés par les parents). Cette proposition, assez surprenante de prime abord, montre que même un motif aussi traditionnel de privation des droits électoraux peut faire l’objet d’avis différents au sein des forces politiques démocratiques.

[19] BVerfgE 83,37 suiv., 60 suiv.

[20] Dans une décision récente, la Cour a jugé que la disposition de la législation britannique privant les détenus des droits électoraux sans distinction selon la lourdeur de la peine était contraire à l’article 3 du Protocole no 1 (Hirst c. Royaume-Uni (no 2), no 74025/01, § 36, arrêt du 30 mars 2004). Néanmoins, la Cour a reconnu aux Etats contractants une large marge d’appréciation s’agissant de déterminer la meilleure manière d’établir un lien entre la privation des droits électoraux et l’infraction concrète pour laquelle la personne est condamnée (ibidem, § 51).

[21] Podkolzina c. Lettonie, no 46726/99, § 33, CEDH 2002-II.

[22] Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique, arrêt du 2 mars 1987, série A no 113, p. 23, § 52 ; Gitonas et autres c. Grèce, arrêt du 1er juillet 1997, Recueil 1997-IV, pp. 1233-1234, § 39.

[23] Voir Mark E. Villiger, Handbuch der Europäischen Menschenrechtskonvention, 2. Aufl., Zürich 1999, Rdnr. 679.

[24] Voir les références citées dans l’opinion du juge Bonello.

[25] Voir, par exemple, l’arrêt Matthews c. Royaume-Uni [GC], no 24833/94, CEDH 1999-I.

[26] Voir, par exemple, Huan J. Linz et Alfred Stepan, Problems of Democratic Transition and Consolidation: Southern Europe, South America, and Post-Communist Europe, Baltimore, 1996, et Chris Mögelin, Die Transformation von Unrechtsstaaten in demokratische Rechtsstaaten, Berlin, 2003.

[27] Sur la situation des Etats baltes occupés au regard du droit international, voir notamment William J.H. Hough, “The Annexation of the Baltic States and its Effect on the Development of Law Prohibiting Forcible Seizure of Territory” in New York Law School Journal of International & Comparative Law, 1985, no 2, pp. 301-533, et Dietrich A. Loeber, “Legal Consequences of the Molotov-Ribbentrop Pact for the Baltic States: on the Obligation to Overcome the Problems Inherited from the Past” in Baltic Yearbook of International Law, Vol. 1, 2001.

[28] L’Allemagne s’est trouvée dans une situation à part tant à la fin du régime nazi, en 1945, qu’après la chute du régime communiste d’Allemagne de l’Est en 1989. La confrontation intense avec ces problèmes qui en est résultée a donné une forte impulsion à la théorie (juridique) et à la pratique des nouvelles démocraties non seulement en Europe mais aussi ailleurs dans le monde. C’est pourquoi des termes tels que « Unrechtsstaat » et « Vergangenheitsbewältigung » ont été intégrés à la terminologie juridique dans d’autres langues.

[29] Toutefois, la Cour a admis que des représentants de l’ancien régime puissent être poursuivis pénalement s’ils avaient commis des crimes interdits formellement (quoique n’ayant jamais entraîné l’ouverture de poursuites dans l’ancien régime) ; voir Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne [GC], nos 34044/96, 35532/97 et 44801/98, CEDH 2001-II, ainsi que mon opinion concordante dans cette affaire ; voir aussi Jens Kreuter, Staatskriminalität und die Grenzen des Strafrechts, 1997.

[30] Voir Truth Commissions: A comparative assessment, 1996.

[31] Das Parlament, 1999, no 17. Toutefois, cette loi du Land de Thuringe a été ultérieurement déclarée inconstitutionnelle pour une raison formelle, ces questions devant faire l’objet d’une loi constitutionnelle et non d’une loi ordinaire de Thuringe ; voir Thueringer Verfassungsgerichtshof, arrêt du 25 mai 2000.

[32] Décision du 21 mai 1996, BVerfgE 94,351 suiv.

[33] No 6573/74, décision de la Commission du 19 décembre 1974, D.R. 1, p. 87.

[34] No 8701/79, décision de la Commission du 3 décembre 1979, D.R. 18, p. 250.

[35] No 16695/90, décision de la Commission du 12 avril 1991.

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Textes cités dans la décision

  1. Constitution du 4 octobre 1958
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CEDH, Cour (première section), AFFAIRE ZDANOKA c. LETTONIE, 17 juin 2004, 58278/00