CEDH, Cour (cinquième section), AFFAIRE LEROY c. FRANCE, 2 octobre 2008, 36109/03

  • Apologie du terrorisme·
  • Dessin·
  • Liberté d'expression·
  • Attentat·
  • Provocation·
  • Infraction·
  • Gouvernement·
  • Publication·
  • Ingérence·
  • Impérialisme

Commentaires15

Augmentez la visibilité de votre blog juridique : vos commentaires d’arrêts peuvent très simplement apparaitre sur toutes les décisions concernées. 

Roseline Letteron · Liberté, Libertés chéries · 16 mars 2024

Un dessin publié par Libération, dans son édition du 11 mars 2024, a réussi l'exploit de déplaire à tous ceux qui refusent de regarder les évènements de Gaza autrement qu'à travers le prisme religieux ou politique qu'ils ont choisi. Toute mise en cause de leurs convictions est donc jugée inacceptable, et les réseaux sociaux se chargent alors d'un torrent de haine. Coco, la dessinatrice victime de ces débordements, est bien connue, d'abord par son talent, et aussi, malheureusement, parce qu'elle fut prise en otage par les frères Kouachi, à l'époque où elle dessinait pour Charlie Hebdo. …

 

Roseline Letteron · Liberté, Libertés chéries · 16 décembre 2022

L'arrêt rendu par la chambre criminelle de la Cour de cassation le 13 décembre 2022 n'a guère attiré l'attention de la presse. Il casse sans renvoi la décision de la Cour d'appel d'Aix-en-Provence qui avait condamné pour injure l'auteur de deux affiches satiriques. Pour le moment, il semble être passé relativement inaperçu, et il ne figure pas, ou pas encore, dans les bases de données juridiques. La personnalité du plaignant pourrait pourtant attirer l'attention. Le président de la République avait porté plainte, en juillet 2021, contre un exploitant de panneaux publicitaires à Toulon et …

 
Testez Doctrine gratuitement
pendant 7 jours
Vous avez déjà un compte ?Connexion

Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Cinquième Section), 2 oct. 2008, n° 36109/03
Numéro(s) : 36109/03
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : Association Ekin c. France, no 39288/98, 17 juillet 2001
Bertin c. France, no 55917/00, §§ 23, 26, 29, 24 mai 2006
Zana c. Turquie, arrêt du 25 novembre 1997, Recueil 1997-VII, § 55
Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 32, CEDH 1999-IV
Garaudy c. France, no 65831/01, ECHR 2003-IX
Gaweda c. Pologne, no 26229/95, § 34, CEDH 2002-II
Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 41, 45, CEDH 1999-I
Halis Dogan c. Turquie, no 75946/01, § 33, 7 février 2006
Ivanov c. Russie (déc.), no 35222/04, 20 février 2007
Karatas c. Turquie, no 23168/94, § 51, Recueil 1999 IV
Kern c. Allemagne (déc.), no 26870/04, 29 mai 2007
Lawless c. Irlande, arrêt du 1er juillet 1961, § 7
Ledru c. France, no 38615/02, § 15, 6 décembre 2007
Lingens c. Autriche du 8 juillet 1986, série A no 103, p. 26, § 41
Mamère c. France, no 12697/03, CEDH 2006
Marion c. France, no 30408/02, § 15, 20 décembre 2005
Norwood c. Royaume-Uni (déc.), no 23131/03, 15 novembre 2004
Sürek et Özdemir c. Turquie, nos 23927/94 et 24277/94, § 58, 8 juillet 1999
Vereinigung Bildender Künstler c. Autriche, no 68354/01, § 33, 25 janvier 2007
Yalcin Küçük c. Turquie, no 28493/95, § 38, 5 décembre 2002
Organisations mentionnées :
  • Comité des Ministres
  • ECHR
Niveau d’importance : Importance moyenne
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusions : Exception préliminaire rejetée (ratione materiae) ; Partiellement irrecevable ; Non-violation de l'art. 10 ; Violation de l'art. 6-1 ; Préjudice moral - constat de violation suffisant
Identifiant HUDOC : 001-88657
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2008:1002JUD003610903
Télécharger le PDF original fourni par la juridiction

Sur les parties

Texte intégral

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE LEROY c. FRANCE

(Requête no 36109/03)

ARRÊT

STRASBOURG

2 octobre 2008

DÉFINITIF

06/04/2009

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Leroy c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Peer Lorenzen, président,
Jean-Paul Costa,
Volodymyr Butkevych,
Renate Jaeger,
Mark Villiger,
Isabelle Berro-Lefèvre,
Mirjana Lazarova Trajkovska, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 septembre 2008,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 36109/03) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet Etat, M. Denis Leroy (« le requérant »), a saisi la Cour le 12 novembre 2003 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant est représenté par Me A. Larrea, avocat à Bayonne. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme E. Belliard, Directrice des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

3.  Le requérant alléguait en particulier que sa condamnation pour complicité d’apologie du terrorisme porte atteinte à sa liberté d’expression et d’opinion garantie par les articles 9 et 10 de la Convention. Il se plaignait également de n’avoir pas eu un procès équitable devant la Cour de cassation, en violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

4.  Le requérant est dessinateur et, à ce titre, collabore avec différentes publications locales, dont l’hebdomadaire basque Ekaitza ayant son siège et sa direction à Bayonne. Ekaitza est un hebdomadaire « politique de gauche, abertzale, diffusé tous les jeudis ».

5.  Le 11 septembre 2001, eurent lieu aux Etats-Unis les attentats contre les tours jumelles du World Trade Center.

6.  Le jour même, le requérant remit à la rédaction un dessin symbolisant l’attentat (quatre immeubles de grande hauteur qui s’effondrent dans un nuage de poussière après avoir été percutés par deux avions) avec une légende pastichant le slogan publicitaire d’une marque célèbre, « NOUS EN AVIONS TOUS RÊVÉ ... LE HAMAS L’A FAIT ».

7.  Le requérant indique qu’il entendait ainsi représenter la destruction de l’empire américain le jour de l’attentat qui a frappé New York.

8.  Le dessin fut publié en page 3 du numéro 787 du 13 septembre 2001.

9.  A la suite de cette publication, le préfet des Pyrénées-Atlantiques saisit le procureur de la République de Bayonne d’une demande d’ouverture de poursuites judiciaires à l’encontre de l’hebdomadaire Ekaitza. Le procureur cita le requérant et le directeur de publication du journal à comparaître devant le tribunal correctionnel du chef de complicité d’apologie du terrorisme et d’apologie du terrorisme.

10.  Dans son numéro no 788 de la semaine suivante, l’hebdomadaire consacra une page au « dessin très animé » avec la publication d’extraits de courriers et d’emails reçus en réaction au dessin ainsi que celle d’un article de la direction du journal exprimant son soutien au requérant : « (...) Pour l’heure, force est de constater que notre dessinateur mérite bien mieux que l’hallali à son encontre. Si le texte de l’illustration a, à juste raison, ému, voire choqué une partie de notre lectorat, l’ensemble de l’équipe lui témoigne toute sa confiance (...) ». Fut publiée également la réaction du requérant :

« Un mauvais dessin nécessite une explication pour sa compréhension et il est évident que j’en dois quelques-unes à propos de celui paru dans Ekaitza la semaine passée. Quand j’ai fait ce dessin, dans l’heure qui suivit les attentats contre le World Trade Center et le Pentagone, j’ai voulu illustrer la chute de symboles et je n’ai pas pris en compte la douleur humaine, ni envisagé les répercussions à venir. De plus, le texte a gêné certains lecteur du journal qui se sont sentis englobés dans le « nous », quand je voulais parodier une publicité : « vous en avez rêvé, Sony l’a fait ». D’autres ont trouvé l’affirmation de la culpabilité du Hamas dangereuse, au vue du trop répandu amalgame Hamas = arabe = terroriste. Quand un dessinateur réagit sur l’actualité, il n’a pas toujours le bénéfice du recul. Les médias nous ont abreuvé de douleur humaine, je ne peux qu’être conscient du malheur causé aux victimes et à leurs familles. Mais qu’est-ce qui rend leur douleur tellement plus médiatique que celle des Irakiens bombardés tous les mois par les aviations Américaines et Anglaises ? Les frappes chirurgicales semblent moins efficaces à éviter les civils au sol qu’à anéantir les cerveaux occidentaux. Les dizaines de milliers d’enfants morts chaque année des causes directes de l’embargo mondial imposé par les USA sur l’Irak ne pèsent pas bien lourd en termes d’actualité.

Je ne vais pas énoncer les raisons de mon antiaméricanisme, l’histoire mondiale de ces soixante-dix dernières années devrait suffire. Par antiaméricanisme, j’entends anti-politique étrangère et économique des USA, ras le bol d’un pays qui n’agit que dans l’intérêt de son économie, du cynisme d’un Etat se sentant légitimé en tout.

Je sais que je n’ai pas été le seul à voir dans ces attentats des attaques contre les symboles même des Etats-Unis et je ne pense pas que les personnes et les groupes ayant apporté leur support à Ekaitza après la sur-médiatisation de ma daube ne l’aient fait pour affirmer leur fanatisme sanguinaire. J’ai aussi pris conscience, après des répercussions à venir : elles ne sont que trop effrayantes. La guerre sainte : « Les Biens contre le Mal », tout l’Occident qui s’apprête à la croisade contre un ennemi indéterminé. Il faudra massacrer les Musulmans du monde entier pour rendre sa sérénité aux Etats-Unis. Quelle sera la garantie de leur tranquillité, alors qu’ils sont déjà attaqués par les pions qu’ils ont armés, financés, et formés au terrorisme et à la guérilla. Quand je vois à quelle vitesse nous nous laissons entraîner vers ce tourbillon, j’ai peur et j’ai envie de crier : « JE NE SUIS PAS AMERICAIN ». »

11.  Par jugement du 8 janvier 2002, le tribunal correctionnel de Bayonne condamna le requérant du chef de complicité d’apologie du terrorisme et le directeur de publication d’apologie du terrorisme à 1 500 euros (EUR) d’amende chacun, à la publication à leurs frais dans Ekaitza et deux autres journaux du jugement dans son intégralité, et aux frais de procédure assortis de la contrainte par corps.

12.  Le tribunal estima qu’en évoquant explicitement dans le dessin la destruction tragique des tours jumelles de Manhattan le 11 septembre 2001 par un acte de violence et en accompagnant ce dessin d’une légende qualifiée de « laudative non équivoque » faisant état d’un rêve, c’est-à-dire donnant un sens merveilleux à un acte de mort, le journal Ekaitza avait commis l’acte reproché. Par ailleurs, le tribunal considéra qu’il convenait de « prononcer une peine adaptée au trouble causé à l’ordre public dans une région particulièrement sensible au terrorisme ».

13.  Le requérant fit appel, en invoquant notamment une discrimination à son encontre, puisque, à la même époque, l’émission télévisée « Les Guignols de l’info » avait pastiché la même publicité dans des termes très similaires et n’avait pas fait l’objet de poursuites par les autorités locales.

14.  Par un arrêt du 24 septembre 2002, la cour d’appel de Pau confirma le jugement du tribunal correctionnel, avec la motivation suivante :

« Si les prévenus émettent des regrets sur l’opportunité de la publication, ils expliquent leur choix en s’attachant à la symbolique liée à l’effondrement d’un fleuron du capitalisme américain et non par la volonté d’attenter à la mémoire des victimes et à la douleur de leur famille. Toutefois, l’appréciation des motivations personnelles est étrangère à la poursuite.

Si l’article 10 de la Convention européenne des Droits de l’Homme consacre, après la Déclaration universelle des droits de l’homme, la liberté de penser et d’expression comme un des droits sacrés de l’individu, il entoure son exercice, du fait des devoirs et des responsabilités qu’elle implique, de certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi qui constituent des mesures nécessaires dans une société démocratique, notamment à la sûreté publique, à la défense de l’ordre, à la prévention du crime, et à la protection des droits d’autrui.

Or, il ne peut être admis, comme le stigmatise l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881, une provocation au crime même non suivie d’effet, en particulier lorsque le dessin ou l’écrit ayant fait l’objet d’une publication, est constitutive d’une apologie du terrorisme.

Tel est le cas en l’espèce. En effet, en faisant une allusion directe aux attaques massives dont Manhattan a été le théâtre, en attribuant ces événements à une organisation terroriste notoire, et en idéalisant ce funeste projet par l’utilisation du verbe rêver, donnant une valorisation non équivoque à un acte de mort, le dessinateur justifie le recours au terrorisme, adhérant par l’emploi de la première personne du pluriel (« Nous ») à ce moyen de destruction, présenté comme l’aboutissement d’un rêve et en encourageant en définitive indirectement le lecteur potentiel à apprécier de façon positive la réussite d’un fait criminel.

Ainsi sont revendiqués en forme d’apologie l’efficacité du mode terroriste et le caractère bénéfique de ses effets.

Les prévenus ne sauraient invoquer à leur détriment une discrimination fondée sur l’article 14 de la Convention européenne des Droits de l’Homme, alors que les autorités locales agissant dans la limite des prérogatives qui leur sont attribuées et des compétences territoriales qui leur sont propres, ont exercé le droit légitime de poursuite sans aucune référence à de quelconques critères, notamment liés à l’opinion politique ou à l’appartenance à une minorité nationale.

Les exemples évoqués par la défense concernent uniquement des médias nationaux. »

15.  Le requérant forma un pourvoi en cassation contre cet arrêt, sans se faire représenter par un avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation. Il déposa un mémoire dans lequel il défendait « le droit de diffuser, par le biais d’un dessin, une opinion qui n’est pas partagée par la majorité, ou une opinion qui est susceptible de heurter ou de choquer » et affirmait qu’il n’avait jamais été dans son intention d’attribuer un quelconque caractère bénéfique au terrorisme.

16.  Par une lettre du 21 février 2003, l’avocat général l’informa du sens de ses conclusions, qui tendaient au rejet du pourvoi. Par retour de courrier, le 19 avril 2003, le requérant demanda à connaître les raisons en fait et en droit qui soutenaient cette conclusion, mais il n’obtint pas de réponse, son pourvoi ayant été examiné par la Cour de cassation le 25 mars 2003, sans qu’il ait été convoqué à l’audience.

17.  La Cour de cassation considéra que la motivation de la cour d’appel de Pau était pertinente et suffisante pour démontrer qu’elle avait correctement apprécié les faits et caractérisé en tous ces éléments constitutifs le délit d’apologie de terrorisme. Par ailleurs, elle estima que la cour d’appel avait bien démontré que le délit entrait dans les exceptions prévues par le paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention. Elle rejeta pour l’essentiel le pourvoi et, sur le seul point relatif à la contrainte par corps, au motif que celle-ci ne pouvait être prononcée pour des infractions à caractère politique, cassa sans renvoi l’arrêt de la cour d’appel de Pau.

II.  LE DROIT INTERNE ET INTERNATIONAL PERTINENT

18.  L’article 24 alinéa 6 de la loi du 29 juillet 1881 sur la presse se lit comme suit :

« Seront punis de cinq ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende ceux qui, par l’un des moyens énoncés à l’article précédent, auront directement provoqué, dans le cas où cette provocation n’aurait pas été suivie d’effet, à commettre l’une des infractions suivantes : (...)

Seront punis des peines prévues par l’alinéa 1er ceux qui, par les mêmes moyens, auront provoqué directement aux actes de terrorisme prévus par le titre II du livre IV du code pénal, ou qui en auront fait l’apologie. (...) »

III.  TEXTES ET TRAVAUX DU CONSEIL DE L’EUROPE

19.  Les dispositions pertinentes de la Convention du Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme du 16 mai 2005 (ratifiée par la France le 29 avril 2008) prévoient ce qui suit :

« (...) Souhaitant que des mesures efficaces soient prises pour prévenir le terrorisme et pour faire face, en particulier, à la provocation publique à commettre des infractions terroristes (...)

Reconnaissant que la présente Convention ne porte pas atteinte aux principes établis concernant la liberté d’expression (...)

Article 5 - Provocation publique à commettre
une infraction terroriste

« Aux fins de la présente Convention, on entend par « provocation publique à commettre une infraction terroriste » la diffusion ou toute autre forme de mise à disposition du public d’un message, avec l’intention d’inciter à la commission d’une infraction terroriste, lorsqu’un tel comportement, qu’il préconise directement ou non la commission d’infractions terroristes, crée un danger qu’une ou plusieurs de ces infractions puissent être commises.

Chaque partie adopte les mesures qui s’avèrent nécessaires pour ériger en infraction pénale, conformément à son droit interne, la provocation publique à commettre une infraction terroriste telle que définie au paragraphe 1, lorsqu’elle est commise illégalement et intentionnellement. »

Article 8 – Indifférence du résultat

« Pour qu’un acte constitue une infraction au sens des articles 5 à 7 de la présente Convention, il n’est pas nécessaire que l’infraction terroriste soit effectivement commise. »

Article 12 - Conditions et sauvegardes

« Chaque partie doit s’assurer que l’établissement, la mise en œuvre et l’application de l’incrimination visée aux articles 5 (...) soient réalisés en respectant les obligations relatives aux droits de l’homme lui incombant, notamment la liberté d’expression (...) »

20.  Le Rapport explicatif de la Convention du 16 mai 2005 se lit comme suit :

« Introduction (§ 17) :

« Il convient de rappeler que, lors de sa première réunion, en octobre 2003, le CODEXTER avait décidé de créer un groupe de travail CODEXTER-Apologie pour analyser les conclusions d’un rapport d’expert indépendant sur l’« apologie du terrorisme » et l’« incitement to terrorism » en tant qu’infractions pénales dans la législation nationale des Etats membres et des Etats observateurs du Conseil de l’Europe, rapport préparé sur la base de la législation et de la jurisprudence pertinentes dans les Etats membres observateurs du Conseil de l’Europe, et de la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme. L’analyse de la situation dans les Etats membres du Conseil de l’Europe a montré qu’une majorité d’Etats ne prévoyaient pas dans leur législation une infraction spécifique concernant l’« apologie du terrorisme ». (...) »

Article 5

« (...) Le CODEXTER-Apologie a décidé de se concentrer sur les expressions publiques de soutien à des infractions terroristes et/ou à des groupes terroristes ; le lien de causalité – direct ou indirect – avec la perpétration d’une infraction terroriste ; la relation temporelle – antérieure ou postérieure – avec la perpétration d’une infraction terroriste.

Le comité s’est donc concentré sur le recrutement de terroristes et la création de nouveaux groupes terroristes ; l’instigation de tensions ethniques et religieuses qui peuvent servir de base au terrorisme ; la diffusion de « discours de haine » et la promotion d’idéologies favorables au terrorisme, tout en accordant une attention particulière à la jurisprudence de la cour européenne des droits de l’homme concernant l’application du paragraphe 2 de l’article 10 de la CEDH et à l’expérience des Etats dans la mise en œuvre de leurs dispositions nationales sur « l’apologie du terrorisme » et/ou « incitement to terrorism » afin d’analyser attentivement le risque potentiel de restriction des libertés fondamentales. (...)

La question est de savoir où se trouve la limite entre l’incitation directe à la commission d’infractions terroristes et l’expression légitime d’une critique, et c’est cette question que le CODEXTER a examinée. (...)

La provocation directe ne soulève pas de problème particulier, dans la mesure où elle est déjà érigée, sous une forme ou une autre, en infraction pénale dans la plupart des systèmes juridiques. L’incrimination de la provocation indirecte vise à combler les lacunes existantes en droit international ou dans l’action internationale en ajoutant des dispositions dans ce domaine.

Les Parties disposent d’une certaines latitude en ce qui concerne la définition de l’infraction et sa mise en œuvre. Par exemple la présentation d’une infraction terroriste comme nécessaire et justifiée pourrait être constitutive d’une infraction d’incitation directe.

Toutefois, cet article ne s’applique que si deux conditions sont réunies. En premier lieu, il doit y avoir une intention expresse d’inciter à la commission d’une infraction terroriste, critère auquel s’ajoutent ceux énoncés au paragraphe 2 (voir ci-dessous), à savoir que la provocation doit être commise illégalement et intentionnellement.

Deuxièmement, l’acte considéré doit créer un risque de commission d’une infraction terroriste. Pour évaluer si un tel risque est engendré, il faut prendre en considération la nature de l’auteur et du destinataire du message, ainsi que le contexte dans lequel l’infraction est commise, dans le sens établi par la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme. L’aspect significatif et la nature crédible du risque devraient être pris en considération lorsque cette disposition est appliquée, conformément aux conditions établies par le droit interne. (...) »

21.  Le 2 mars 2005, le Comité des Ministres adopta une déclaration sur la liberté d’expression et d’information dans les médias dans le contexte de la lutte contre le terrorisme dont les passages pertinents sont ainsi libellés :

« La déclaration appelle les pouvoirs publics dans les Etats membres :

-  à ne pas introduire de nouvelles restrictions à la liberté d’expression et d’information des médias à moins qu’elles ne soient strictement nécessaires et proportionnées dans une société démocratique et après avoir soigneusement examiné si les lois et autres mesures existantes ne suffisent pas déjà ;

-  à ne pas adopter de mesures qui assimileraient le fait de rendre compte du terrorisme à un soutien au terrorisme ; (...)

Invite les médias et les journalistes à prendre en considération les propositions suivantes :

-  garder à l’esprit leurs responsabilités particulières dans le contexte du terrorisme afin de ne pas contribuer aux objectifs poursuivis par les terroristes ; ils devraient en particulier prendre garde à ne pas accroître le sentiment de peur que peuvent susciter les actes terroristes et à ne pas offrir de tribune aux terroristes en leur donnant une place démesurée ; (...)

-  garder à l’esprit le rôle significatif qu’ils peuvent jouer dans la prévention du « discours de haine » et l’incitation à la violence, ainsi que dans la promotion de la compréhension mutuelle (...)

-  être conscients du risque que les médias et les journalistes peuvent de manière non intentionnelle servir de véhicule à l’expression de sentiments racistes, xénophobes ou haineux ; »

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

22.  Le requérant allègue que sa condamnation pour complicité d’apologie du terrorisme a entraîné une violation de l’article 10 de la Convention, qui se lit ainsi :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)

2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

A.  Sur la recevabilité

23. Le Gouvernement soutient que la requête est irrecevable en application de l’article 17 de la Convention. Il considère qu’il doit s’appliquer au cas d’espèce, dans la mesure où les actes de terrorisme, tels que définis en droit français, en ce qu’ils sont en relation avec une entreprise ayant pour but de troubler l’ordre public par l’intimidation et la terreur, entrent manifestement dans le champ d’application de l’article 17. Et ce d’autant plus que ces actes constituent une réalité actuelle et un risque majeur. Le Gouvernement considère que peut-être encore plus que les propos négationnistes, l’apologie des actes de terrorisme entre dans le champ d’application de l’article 17.

24.  Le Gouvernement invoque à l’appui de son argumentation plusieurs décisions de la Commission et de la Cour qui se fondent soit directement soit indirectement sur l’article 17 de la Convention pour déclarer irrecevables des requêtes dont les auteurs alléguaient une atteinte à leur droit à la liberté d’expression (Glimmerveen et autres c. Pays-Bas, no 8348/78 ; Remer c. Allemagne, no 25096/94 ; Marais c. France, no 31159/96, décisions de la Commission des 11 octobre 1979, 6 septembre 1995 et 24 juin 1996 respectivement ; Lehideux et Isorni c. France, arrêt du 23 septembre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII, § 47 ; Garaudy c. France, no 65831/01, ECHR 2003-IX ; Norwood c. Royaume‑Uni (déc.), no 23131/03, 15 novembre 2004 ; Witzsch c. Allemagne (déc.), no 7485/03, 13 décembre 2005).

25.  Le requérant conteste cette thèse. L’illustration de l’actualité chaque semaine en réalisant un ou deux dessins destinés à être publiés ne constitue pas une « activité » au sens de l’article 17. Il conteste par ailleurs avoir commis une apologie de terrorisme.

26.  La Cour rappelle que « l’article 17, pour autant qu’il vise des groupements ou des individus, a pour but de les mettre dans l’impossibilité de tirer de la Convention un droit qui leur permette de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits et libertés reconnus dans la Convention ; qu’ainsi personne ne doit pouvoir se prévaloir des dispositions de la Convention pour se livrer à des actes visant à la destruction des droits et libertés visés (...) » (Lawless c. Irlande, arrêt du 1er juillet 1961, § 7).

27.  La Cour est d’avis que l’expression litigieuse ne rentre pas dans le champ d’application des publications qui se verraient soustraites par l’article 17 de la Convention à la protection de l’article 10. D’une part, publiée sous la forme humoristique certes controversée d’une caricature, le message de fond visé par le requérant ‑ la destruction de l’impérialisme américain ‑ ne vise pas la négation de droits fondamentaux et n’a pas d’égal avec des propos dirigés contre les valeurs qui sous-tendent la Convention tels que le racisme, l’antisémitisme (Garaudy, précité, Ivanov c. Russie (déc.), no 35222/04, 20 février 2007) ou l’islamophobie (Norwood, précité). D’autre part, nonobstant la qualification d’apologie de terrorisme retenue par les juridictions nationales, la Cour est d’avis que le dessin litigieux et le commentaire qui l’accompagne ne constituent pas une justification à ce point non équivoque de l’acte terroriste qui les feraient échapper à la protection garantie par l’article 10 de la liberté de la presse. Enfin, l’offense faite à la mémoire des victimes des attentats du 11 septembre 2001 à travers la publication litigieuse doit être examinée à la lumière du droit, non absolu, protégé par l’article 10 de la Convention ; la Cour a déjà examiné la teneur de propos similaires sous l’angle de cette disposition (Kern c. Allemagne (déc.), no 26870/04, 29 mai 2007). Partant, la liberté d’expression revendiquée par le requérant doit être couverte par cette disposition et son grief n’est pas incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 de la Convention.

28.  La Cour estime par ailleurs, à la lumière de l’ensemble des arguments des parties, que ce grief pose de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l’examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond ; il s’ensuit que ce grief ne saurait être déclaré manifestement mal fondé, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’a été relevé. Il convient donc de déclarer le grief recevable.

B.  Sur le fond

1.  Arguments des parties

29.  A supposer l’article 10 applicable, le Gouvernement estime que la sanction prise à l’encontre du requérant entre dans le cadre des dispositions du paragraphe 2 de cet article.

30. L’ingérence dans la liberté d’expression du requérant était fondée sur les dispositions de l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 qui sanctionne le délit de provocation ou d’apologie d’acte de terrorisme. A cet égard, le Gouvernement indique que la loi française sur la presse du 29 juillet 1881 constitue un fondement juridique indiscutable au regard de l’exigence conventionnelle de prévisibilité (cf. Mamère c. France, no 12697/03, CEDH 2006-...). Elle visait des buts légitimes, à savoir la défense de la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime.

31.  S’agissant du caractère nécessaire de l’ingérence dans une société démocratique, le Gouvernement soutient tout d’abord que la publication litigieuse présentant l’attentat contre les Twin towers américaines comme un rêve partagé et enfin réalisé était particulièrement choquante et offensante pour les victimes et leur famille. Il estime par ailleurs que les juridictions internes ont justifié la nécessité de la condamnation, compte tenu de la prise de position, dépourvue d’ambiguïté, du texte litigieux idéalisant l’acte de mort et prônant l’efficacité du terrorisme en encourageant le lecteur à envisager de manière positive ses effets.

32.  Le Gouvernement considère essentiel le contexte de la publication litigieuse. Il en est ainsi de la date de la publication, le lendemain des attentats, moment où l’opinion publique était encore particulièrement troublée. Le lieu est également à prendre en considération, la publication ayant été faite dans une région où le risque terroriste est loin d’être absent, et où de telles apologies, qui conduisent à une banalisation d’actes très graves, peuvent avoir des conséquences importantes.

33.  Enfin, au regard du caractère proportionné de la sanction, le Gouvernement souligne le faible montant de la peine d’amende.

34.  Le requérant conteste avoir commis une apologie de terrorisme. Il affirme que son dessin n’était pas la manifestation d’une quelconque conviction quant à un prétendu caractère bénéfique de l’action terroriste, et explique qu’il ne visait qu’à critiquer le capitalisme et l’impérialisme américain. Il souligne que la légende accompagnant ce dessin ne saurait formuler une appréciation positive des attentats du World Trade Center, mais entendait pasticher un célèbre slogan publicitaire (de la marque Sony), dans un sens humoristique.

35.  Il explique par ailleurs qu’il a réalisé ce dessin dans les heures qui ont suivi les attentats et qu’il n’avait alors pas le recul nécessaire afin d’envisager toutes les conséquences et les répercussions d’un tel croquis. Il précise que le lundi 1er octobre 2001, la chaine de télévision Canal + diffusait une émission « La semaine des Guignols » parodiant d’une manière similaire la même publicité issue de la même marque. Il souligne qu’aucune poursuite n’a été diligentée à l’encontre des auteurs de cette émission.

2.  Appréciation de la Cour

36.  La Cour considère que la condamnation litigieuse s’analyse en une « ingérence » dans l’exercice par l’intéressé de sa liberté d’expression. Pareille immixtion enfreint l’article 10, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et « nécessaire » dans une société démocratique pour les atteindre (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 41, CEDH 1999-I). Il n’est pas davantage contesté que l’ingérence était prévue par la loi ‑ l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 ‑ et poursuivait plusieurs buts légitimes, eu égard au caractère sensible de la lutte contre le terrorisme ainsi qu’à la nécessité pour les autorités d’exercer leur vigilance face à des actes susceptibles d’accroître la violence, à savoir le maintien de la sûreté publique ainsi que la défense de l’ordre et la prévention du crime, au sens de l’article 10 § 2.

37.  Il reste à déterminer si cette ingérence était « nécessaire, dans une société démocratique », pour atteindre pareil but. La Cour se réfère aux principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’article 10 (voir, entre autres, Ceylan c. Turquie ([GC], no 23556/94, § 32, CEDH 1999-IV). Elle rappelle que ces principes s’appliquent aux mesures prises par les autorités nationales dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Elle doit, en tenant compte des circonstances de chaque affaire et de la marge d’appréciation dont dispose l’Etat, rechercher si un juste équilibre a été respecté entre le droit fondamental d’un individu à la liberté d’expression et le droit légitime d’une société démocratique de se protéger contre les agissements d’organisations terroristes (Zana c. Turquie, arrêt du 25 novembre 1997, Recueil 1997-VII, § 55). En particulier, et comme le montrent les travaux du Conseil de l’Europe en la matière (paragraphes 20 et 21 ci-dessus), la principale difficulté réside dans la possibilité de punir l’apologie du terrorisme sans entraver les libertés fondamentales telle que la liberté d’expression.

38.  La Cour portera une attention particulière aux termes employés pour illustrer le dessin et au contexte dans lequel ils ont été publiés tout en tenant compte des circonstances liées aux difficultés attachées à la lutte contre le terrorisme (Karatas c. Turquie, no 23168/94, § 51, Recueil 1999 IV), y compris à l’égard de la situation régnant au pays basque qu’elle a déjà eu à connaître dans l’affaire Association Ekin c. France (no 39288/98, 17 juillet 2001) et qui est pris en compte en l’espèce pour déterminer le montant de l’amende infligée au requérant (paragraphe 12 ci-dessus).

39.  Elle le fera également à la lumière du langage inhérent à la caricature, qui peut être une forme d’expression artistique, par définition provocatrice (Vereinigung Bildender Künstler c. Autriche, no 68354/01, § 33, 25 janvier 2007).

40.  Le requérant ayant été condamné pour avoir glorifié, par complicité, un acte de terrorisme par le canal d’un journal hebdomadaire dont le directeur de publication a été condamné pour apologie, il faut enfin examiner l’ingérence en cause en ayant égard au rôle essentiel que joue la presse dans le bon fonctionnement d’une démocratie politique (voir, parmi d’autres, les arrêts Lingens c. Autriche du 8 juillet 1986, série A no 103, p. 26, § 41, et Fressoz et Roire, précité, § 45). Si la presse ne doit pas franchir les bornes fixées en vue, notamment, de la protection des intérêts vitaux de l’Etat, telles la sécurité nationale ou l’intégrité territoriale, contre la menace de violence ou du terrorisme, ou en vue de la défense de l’ordre ou de la prévention du crime, il lui incombe néanmoins de communiquer des informations et des idées sur des questions politiques, y compris sur celles qui divisent l’opinion. A sa fonction qui consiste à en diffuser s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir (Sürek et Özdemir c. Turquie, nos 23927/94 et 24277/94, § 58, 8 juillet 1999, Yalcin Küçük c. Turquie, no 28493/95, § 38, 5 décembre 2002 ; Halis Doğan c. Turquie, no 75946/01, § 33, 7 février 2006). En raison de cette fonction de la presse, la liberté journalistique implique aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire de provocation (Gaweda c. Pologne, no 26229/95, § 34, CEDH 2002-II).

41.  La Cour relève d’emblée que les actes tragiques du 11 septembre 2001 qui sont à l’origine de l’expression litigieuse ont entraîné un chaos mondial et que les questions abordées à cette occasion, y compris l’interprétation qu’en fait le requérant, relèvent du débat d’intérêt général.

42.  La Cour note que le dessin montrant la destruction des tours accompagné de la légende « nous en avions tous rêvé, le Hamas l’a fait », pastichant un slogan publicitaire d’une grande marque, a été considéré par les juridictions nationales comme constitutif de complicité d’apologie du terrorisme. Selon les autorités, même non suivie d’effet, la publication litigieuse revendique l’efficacité de l’acte terroriste en idéalisant les attentats perpétrés le 11 septembre. Ainsi, la cour d’appel a jugé « qu’en faisant une allusion directe aux attaques massives dont Manhattan a été le théâtre, en attribuant ces événements à une organisation terroriste notoire, et en idéalisant ce funeste projet par l’utilisation du verbe rêver, donnant une valorisation non équivoque à un acte de mort, le dessinateur justifie le recours au terrorisme, adhérant par l’emploi de la première personne du pluriel (« nous » à ce moyen) de destruction, présenté comme l’aboutissement d’un rêve et en encourageant indirectement en définitive le lecteur potentiel à apprécier de façon positive la réussite d’un fait criminel ». Le requérant reproche à la cour d’appel d’avoir nié sa véritable intention, qui relevait de l’expression politique et militante, celle d’afficher son antiaméricanisme à travers une image satirique et d’illustrer le déclin de l’impérialisme américain. Selon lui, les éléments constitutifs de l’apologie du terrorisme n’étaient pas réunis en l’espèce pour justifier une restriction à la liberté d’expression.

43.  La Cour ne partage pas l’analyse du requérant. Elle estime au contraire que le critère mis en œuvre par la cour d’appel de Pau pour juger du caractère apologétique du message délivré par le requérant est compatible avec l’article 10 de la Convention. Certes, l’image des quatre immeubles de grande hauteur qui s’effondrent dans un nuage de poussière peut en soi démontrer l’intention de l’auteur. Mais vue ensemble avec le texte qui l’accompagne, l’œuvre ne critique pas l’impérialisme américain, mais soutient et glorifie sa destruction par la violence. A cet égard, la Cour se base sur la légende accompagnant le dessin et constate que le requérant exprime son appui et sa solidarité morale avec les auteurs présumés par lui de l’attentat du 11 septembre 2001. De par les termes employés, le requérant juge favorablement la violence perpétrée à l’encontre des milliers de civils et porte atteinte à la dignité des victimes. La Cour approuve l’avis de la cour d’appel selon laquelle « les intentions du requérant étaient étrangères à la poursuite » ; celles-ci n’ont d’ailleurs été exprimées que postérieurement et n’étaient pas de nature, au vu du contexte, à effacer l’appréciation positive des effets d’un acte criminel. Elle relève à cet égard que la provocation n’a pas à être nécessairement suivie d’effet pour constituer une infraction (voir, paragraphe 14 ci-dessus ; voir également le paragraphe 19, et particulièrement l’article 8 de la Convention pour la prévention du terrorisme).

44.  Certes, cette provocation relevait de la satire dont la Cour a dit qu’il s’agissait d’une « forme d’expression artistique et de commentaire social [qui] par ses caractéristiques intrinsèques d’exagération et de distorsion de la réalité, (...) vise naturellement à provoquer et à susciter l’agitation (Vereinigung Bildender Künstler, précité, § 33). Elle a ajouté aussi que toute atteinte au droit d’un artiste de recourir à pareil mode d’expression doit être examinée avec une attention particulière (ibidem). Toutefois, il n’en reste pas moins que le créateur, dont l’œuvre relève de l’expression politique ou militante, n’échappe pas à toute possibilité de restriction au sens du paragraphe 2 de l’article 10 : quiconque se prévaut de sa liberté d’expression assume, selon les termes de ce paragraphe, des « devoirs et responsabilités».

45.  A cet égard, si les juridictions internes n’ont pas pris en compte l’intention du requérant, elles ont en revanche, en vertu de l’article 10, examiné si le contexte de l’affaire et l’intérêt du public justifiaient l’éventuel recours à une dose de provocation ou d’exagération. Force est de constater à cet égard que la caricature a pris une ampleur particulière dans les circonstances de l’espèce, que le requérant ne pouvait ignorer. Le jour des attentats, soit le 11 septembre 2001, il déposa son dessin et celui-ci fut publié le 13 septembre, alors que le monde entier était sous le choc de la nouvelle, sans que des précautions de langage ne soient prises de sa part. Cette dimension temporelle devait passer, selon la Cour, pour de nature à accroître la responsabilité de l’intéressé dans son compte rendu ‑ voire soutien ‑ d’un événement tragique, qu’il soit pris sous son angle artistique ou journalistique. De plus, l’impact d’un tel message dans une région politiquement sensible n’est pas à négliger ; nonobstant son caractère limité du fait de sa publication dans l’hebdomadaire en question, la Cour constate cependant que celle-ci entraîna des réactions (paragraphe 10 ci-dessus), pouvant attiser la violence et démontrant son impact plausible sur l’ordre public dans la région.

46.  La Cour parvient en conséquence à la conclusion que la « sanction » prononcée contre le requérant repose sur des motifs « pertinents et suffisants ».

47.  La Cour note aussi que le requérant a été condamné au paiement d’une amende modérée. Or, la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence.

Dans ces circonstances, et eu égard en particulier au contexte dans lequel la caricature litigieuse a été publiée, la Cour estime que la mesure prise contre le requérant n’était pas disproportionnée au but légitime poursuivi.

48.  En conclusion, le juge national pouvait raisonnablement tenir l’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression pour nécessaire dans une société démocratique au sens de l’article 10 de la Convention. Partant, il n’y a pas eu violation de cette disposition.

II.  SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

49.  Le requérant allègue ne pas avoir bénéficié d’un procès équitable, en ce qu’il n’aurait eu communication ni de la partie non couverte par le secret du délibéré du rapport du conseiller rapporteur, ni des considérations de droit retenues par l’avocat général pour établir ses conclusions et qu’il n’a pas été convoqué à l’audience devant la Cour de cassation. Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention dont les dispositions pertinentes se lisent ainsi :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »

A.  Sur les griefs tirés de l’absence de communication du rapport du conseiller rapporteur et de la date d’audience

1.  Sur la recevabilité

50.  La Cour constate que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs que ceux-ci ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer recevables.

2.  Sur le fond

51.  Le Gouvernement indique que la Cour de cassation a mis en place de nouveaux dispositifs, depuis le 1er février 2003, pour les affaires dispensées de la représentation obligatoire. Il affirme que, depuis cette date, les parties à un pourvoi qui ne sont pas représentées par un avocat aux Conseils accèdent, par principe, aux informations de procédure qui les mettent à égalité avec les parties représentées et l’avocat général. En effet, celles-ci reçoivent, dès qu’un pourvoi est formé, une note explicative sur ce recours les informant qu’ils peuvent obtenir, à leur demande, auprès du service d’accueil de la Cour de cassation, tout renseignement sur le déroulement de la procédure. Cette note rappellerait succinctement les différentes étapes de la procédure et indiquerait, notamment, que les parties peuvent, à leur demande, librement consulter le rapport du conseiller rapporteur et s’enquérir de la date d’audience.

52.  Le requérant conteste avoir reçu une quelconque note explicative à la suite de la réception de son pourvoi par la Cour de cassation, pourvoi formé le 26 septembre 2002. Il reconnaît avoir reçu le sens des conclusions de l’avocat général, lequel tendait au rejet du pourvoi formé, mais conteste avoir reçu mention de la possibilité de consulter le rapport du conseiller rapporteur en s’adressant au greffe de la Cour de cassation. Il soutient par ailleurs qu’aucune information relative à la date de l’audience n’était contenue dans le courrier du greffe, laquelle lui aurait permis de répondre, à l’audience, par le dépôt d’une note en délibéré.

53.  La Cour rappelle que l’absence de communication au requérant ou à son conseil, avant l’audience, du premier volet du rapport du conseiller rapporteur, alors que ce document avait été transmis à l’avocat général, ne s’accorde pas avec les exigences du procès équitable (voir Bertin c. France, no 55917/00, § 26, 24 mai 2006 ; Ledru c. France, no 38615/02, § 15, 6 décembre 2007). En l’espèce, la Cour constate que le requérant n’a pas été informé par une lettre du greffe de la Cour de cassation de la date du dépôt du rapport du conseiller rapporteur et de la possibilité de le consulter. Dès lors, elle ne voit pas de raison de parvenir à une conclusion différente sur le point considéré.

54.  Elle conclut, par conséquent, à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention quant à ce grief.

55.  Quant à l’absence d’information du requérant de la date d’audience, la Cour considère, eu égard à sa conclusion ci-dessus (paragraphes 55-56), et conformément à sa jurisprudence constante, qu’il n’y a pas lieu de l’examiner séparément du grief relatif à la non-communication du rapport du conseiller rapporteur au requérant (mutatis mutandis, Bertin, précité, § 29, et Ledru, précité, § 23).

B.  Sur le grief tiré de l’absence de communication des considérations de droit des conclusions de l’avocat général

56.  La Cour rappelle que lorsqu’une lettre est adressée au requérant avant l’audience lui indiquant le sens des conclusions de l’avocat général et la possibilité d’y répliquer par écrit, les exigences de l’article 6 § 1 de la Convention sont respectées (Marion c. France, no 30408/02, § 15, 20 décembre 2005). Le requérant s’étant vu communiquer le sens des conclusions de l’avocat général par courrier du 21 février 2003 auquel il pouvait répondre, la Cour estime qu’il a bénéficié d’un examen équitable de sa cause devant la Cour de cassation. Partant, le grief doit être rejeté pour défaut manifeste de fondement en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

III.  SUR LES AUTRES GRIEFS

57.  Le requérant allègue avoir fait l’objet d’une discrimination eu égard à son appartenance à la minorité basque. Il fait valoir qu’à l’époque des faits, une émission de télévision nationale avait pastiché la même publicité dans des termes similaires et elle n’avait pas été poursuivie par les autorités locales. Il invoque l’article 14 de la Convention :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

58.  Pour ce qui est de ce grief, compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession, et dans la mesure où elle était compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour n’a relevé aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la disposition invoquée. Elle estime en conséquence qu’il est manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 et doit être rejeté en application de l’article 35 § 4 de la Convention.

IV.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

59.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

60.  Le requérant réclame 50 000 EUR au titre du préjudice moral subi en raison du fait des autorités nationales de le faire passer pour un terroriste. Il demande également 1 720 EUR correspondant à l’amende prononcée par la cour d’appel et aux frais de procès.

61.  Le Gouvernement estime que le constat de violation constituerait une satisfaction équitable.

62.  S’agissant du dommage moral, la Cour l’estime suffisamment réparé par le constat de violation de l’article 6 § 1 de la Convention auquel elle parvient.

B.  Frais et dépens

63.  Le requérant réclame la somme de 3 608,13 EUR au titre des frais engagés pour la procédure devant la Cour. Il produit une facture à cet effet.

64.  Le Gouvernement considère qu’une somme de 2 500 EUR pourrait être accordée mais précise que si une facture d’avocat est produite, la preuve de son paiement n’est pas rapportée.

65.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu du constat de violation auquel elle est parvenue, des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 1 000 EUR pour la procédure devant la Cour et l’accorde au requérant.

C.  Intérêts moratoires

66.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l’UNANIMITÉ,

1.  Déclare la requête recevable concernant les griefs tirés de l’article 10, et de l’article 6 de la Convention concernant le défaut de communication du rapport du conseiller rapporteur et de la date d’audience au requérant, et irrecevable pour le surplus ;

2.  Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention ;

3.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention quant au grief tiré du défaut de communication au requérant du rapport du conseiller rapporteur et qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief tiré du défaut d’information de la date d’audience ;

4.  Dit que le constat de violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage subi par le requérant ;

5.  Dit

a)  que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 1 000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 octobre 2008, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Claudia WesterdiekPeer Lorenzen
GreffièrePrésident

Chercher les extraits similaires
highlight
Chercher les extraits similaires
Extraits les plus copiés
Chercher les extraits similaires
Collez ici un lien vers une page Doctrine

Textes cités dans la décision

  1. Loi du 29 juillet 1881
Inscrivez-vous gratuitement pour imprimer votre décision
CEDH, Cour (cinquième section), AFFAIRE LEROY c. FRANCE, 2 octobre 2008, 36109/03