CEDH, Cour (deuxième section), AFFAIRE ÜMİT BİLGİÇ c. TURQUIE, 3 septembre 2013, 22398/05

  • Hôpital psychiatrique·
  • Tutelle·
  • Privation de liberté·
  • Médecine légale·
  • Détention·
  • Mesure de protection·
  • Ingérence·
  • Médecine·
  • Examen·
  • Gouvernement

Chronologie de l’affaire

Commentaire0

Augmentez la visibilité de votre blog juridique : vos commentaires d’arrêts peuvent très simplement apparaitre sur toutes les décisions concernées. 

Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Deuxième Section), 3 sept. 2013, n° 22398/05
Numéro(s) : 22398/05
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : Amann c. Suisse [GC], no 27798/95, § 50, CEDH 2000-II
Amuur c. France, 25 juin 1996, § 50, Recueil des arrêts et décisions 1996-III
Ashingdane c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, série A no 93
Baranowski c. Pologne, no 28358/95, §§ 50-52, CEDH 2000-III
Berková c. Slovaquie, no 67149/01, § 165, 24 mars 2009
Bollan c. Royaume-Uni (déc.), no 42117/98, 4 mai 2000
Chtoukatourov c. Russie, no 44009/05, § 114, CEDH 2008
Claes c. Belgique, no 43418/09, § 114, 10 janvier 2013
G.K. c. Pologne, no 38816/97, § 76, 20 janvier 2004
Gouloub Atanassov c. Bulgarie, no 73281/01, 6 novembre 2008
Hutchison Reid c. Royaume-Uni, no 50272/99, § 48, CEDH 2003-IV
Janowski c. Pologne [GC], no 25716/94, §§ 30 et 33, CEDH 1999-I
Jecius c. Lituanie, no 34578/97, § 56, CEDH 2000-IX
Kyprianou c. Chypre [GC], no 73797/01, § 174, CEDH 2005-XII
Lešník c. Slovaquie, no 35640/97, § 53, CEDH 2003-IV
Mancini c. Italie, no 44955/98, CEDH 2001-IX
Medvedyev et autres c. France [GC], no 3394/03, § 79, CEDH 2010
R.L. et M.-J.D. c. France, no 44568/98, 19 mai 2004
Munjaz c. Royaume-Uni, no 2913/06, §§ 63-73, 17 juillet 2012
Nikula c. Finlande, no 31611/96, CEDH 2002-II
Saday c. Turquie, no 32458/96, § 33, 30 mars 2006
Varbanov c. Bulgarie, no 31365/96, CEDH 2000-X
Winterwerp c. Pays-Bas, 24 octobre 1979, § 39, série A no 33
Niveau d’importance : Importance moyenne
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusions : Partiellement irrecevable ; Violation de l'article 5 - Droit à la liberté et à la sûreté (Article 5-1 - Privation de liberté ; Arrestation ou détention régulière ; Voies légales ; Article 5-1-e - Aliéné) ; Violation de l'article 10 - Liberté d'expression-{Générale} (Article 10-1 - Liberté d'expression)
Identifiant HUDOC : 001-126129
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2013:0903JUD002239805
Télécharger le PDF original fourni par la juridiction

Sur les parties

Texte intégral

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ÜMİT BİLGİÇ c. TURQUIE

(Requête no 22398/05)

ARRÊT

STRASBOURG

3 septembre 2013

DÉFINITIF

03/12/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Ümit Bilgiç c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Danutė Jočienė,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 juillet 2013,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 22398/05) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Ümit Bilgiç (« le requérant »), a saisi la Cour le 22 mars 2003 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant a été représenté par Me M. Müftüoğlu, avocat à Adana. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3.  Le 3 mars 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

4.  Le requérant est né en 1953 et réside à Adana.

5.  Les faits de la cause, tels qu’ils ressortent des documents soumis par les parties, dont, notamment, un rapport d’examen des dossiers (dosya inceleme tutanağı) préparé par le parquet de Kozan, peuvent se résumer comme suit.

A.  La première demande de placement sous tutelle et l’internement du requérant à l’hôpital psychiatrique d’Adana

6.  Après avoir reçu de la part du requérant de multiples lettres de plainte concernant un nombre particulièrement important de procédures et recours entrepris par ou contre le requérant, le ministère de la Justice, à une date non précisée, demanda au parquet de Tarsus, sur le fondement de l’article 405 du code civil, d’entreprendre les démarches nécessaires en vue d’un examen de la santé mentale du requérant et de la mise en place, le cas échéant, d’une mesure de protection de personne majeure.

7.  Le 12 juillet 2002, le parquet de Tarsus présenta au tribunal d’instance de Kozan une demande de placement sous tutelle du requérant, sur le fondement de la disposition susmentionnée, pour cause d’altération des ses facultés mentales.

8.  Le parquet de Kozan fut partie à la procédure.

9.  Le 19 juillet 2002, le requérant présenta au tribunal d’instance de Kozan un rapport médical établi par un neurologue de l’hôpital public de Kozan le 14 juin 2002, et indiquant que son comportement et ses facultés psychiques étaient normaux et qu’il n’y avait pas lieu de le placer en observation.

10.  Le 2 août 2002, il adressa au tribunal une lettre dans laquelle il faisait part de son refus de se soumettre à un examen et protestait contre le caractère arbitraire, selon lui, de la procédure de placement.

11.  Le 13 septembre 2002, le tribunal ordonna que le requérant subît un examen médical à l’hôpital psychiatrique d’Adana (Adana Ruh Sağlığı ve Hastalıkları Hastanesi).

12.  Le 24 septembre 2002, le requérant informa le tribunal par écrit qu’il n’accepterait de se rendre à l’examen en question qu’accompagné d’un agent public.

13.  Le 10 octobre 2002, le parquet de Kozan requit de la police la présentation du requérant à l’hôpital psychiatrique d’Adana.

14.  Le 15 octobre 2002, le requérant adressa à nouveau au tribunal une lettre par laquelle il s’opposait à l’examen, précisant qu’il était tout à fait normal. Il indiquait en outre que cette procédure avait été engagée en raison de propos qu’il aurait tenus à l’égard de certains magistrats et qui auraient été considérés comme insultants, bien que lui-même n’eût pas cherché à insulter qui que ce fût mais simplement à faire valoir ses droits. Il déclarait faire l’objet d’un acharnement judiciaire et terminait sa lettre, à laquelle il avait joint une copie du rapport du 14 juin 2002, par les termes suivants : « Lis-la – lis-la bien. N’abuse pas de ta fonction et de tes pouvoirs. »

15.  Le 2 janvier 2003, on alla chercher le requérant à la maison d’arrêt de Kozan où il était détenu (paragraphes 36-37 et 55 ci-dessous) pour le conduire à l’hôpital psychiatrique d’Adana, où il fut placé en observation.

16.  Il fut présenté au conseil médical (sağlık kurulu) le 20 janvier puis reconduit à la maison d’arrêt le 23 janvier 2003.

17.  Le rapport du conseil médical daté du 21 janvier 2003 conclut à l’absence d’anomalie concernant les facultés mentales du requérant et à son aptitude à faire usage de ses droits civils.

18.  Le 7 février 2003, le tribunal d’instance, se fondant sur ce dernier rapport, rejeta la demande de placement sous tutelle.

19.  La Cour de cassation valida cette approche par un arrêt du 17 avril 2003.

B.  La procédure pénale pour faux en écriture

20.  Auparavant, au cours d’une procédure pénale diligentée contre le requérant pour faux en écriture, la cour d’assises de Kozan, constatant que le comportement du requérant lors de l’audience différait sensiblement de celui que l’on pouvait attendre d’un « individu normal », avait estimé nécessaire de faire procéder à un examen de l’état de santé mentale de ce dernier sur le fondement de l’article 74 du code de procédure pénale.

21.  Par une ordonnance du 13 juin 2002, la cour d’assises demanda l’examen du requérant par un psychiatre ou un neurologue de l’hôpital public d’Adana afin que fût évaluée la nécessité d’un placement en observation, puis un examen supplémentaire à l’institut de médecine légale en vue de l’établissement d’un rapport sur son état de santé mentale actuel et sur son état à l’époque de la commission de l’infraction, pour qu’elle pût ainsi déterminer si celui-ci pouvait constituer un motif d’irresponsabilité pénale.

22.  L’opposition que le requérant forma contre cette ordonnance fut rejetée le 28 juin 2002.

23.  En janvier 2003, à une date non précisée, il subit des examens à l’institut de médecine légale d’Istanbul.

24.  Le rapport, daté du 30 avril 2003, établi par la quatrième section spécialisée (psychiatrie) de l’institut de médecine légale conclut à l’irresponsabilité pénale du requérant.

25.  Celui-ci demanda par l’intermédiaire de son avocat un nouvel examen.

26.  La cour d’assises fit droit à cette demande le 15 juillet 2003 au motif qu’il existait des divergences entre le rapport du 30 avril 2003 et le rapport de l’hôpital psychiatrique d’Adana du 21 janvier 2003 (paragraphe 17 ci-dessus).

27.  Le 25 décembre 2003, l’assemblée de l’institut de médecine légale rendit son rapport. Celui-ci concluait à l’irresponsabilité pénale du requérant, indiquant que l’intéressé présentait un syndrome paranoïde avec altération du discernement le privant de la faculté de comprendre les évènements de manière cohérente et d’en tirer des conclusions sensées.

28.  Le 25 mai 2004, la cour d’assises estima établis les éléments matériels de l’infraction reprochée mais considéra qu’il n’y avait pas lieu de prononcer de sanction contre le requérant en raison de son irresponsabilité.

29.  Le 7 décembre 2006, la Cour de cassation infirma la décision adoptée par la juridiction de première instance, au motif que la cour d’assises devait se prononcer sur la question de la mise en place des mesures de protection et de soins prévues à l’article 57 du nouveau code pénal entré en vigueur 1er juin 2005 (paragraphe 76 ci-dessous).

30.  Le 12 avril 2007, la cour d’assises ordonna un examen du requérant par les services de l’hôpital psychiatrique d’Adana afin qu’il fût décidé s’il devait faire l’objet d’une mesure de sûreté ou d’un suivi médical et, le cas échéant, quelles devaient être la durée et la périodicité d’un tel suivi.

31.  Le 22 mai 2007, après examen du requérant, l’hôpital indiqua que l’état du requérant ne présentait aucune pathologie psychique nécessitant une mesure de sûreté ou un suivi médical.

32.  La procédure se termina par une décision constatant la prescription de l’action pénale.

C.  Les procédures pénales pour outrage à magistrats dans l’exercice de leurs fonctions

1.  La procédure 2002/525

33.  Entre-temps, le 30 décembre 2002, le parquet de Kozan entama des poursuites contre le requérant devant le tribunal correctionnel du même lieu pour outrage à magistrat dans l’exercice de ses fonctions.

34.  Il était reproché au requérant d’avoir tenu, dans plusieurs lettres de pourvoi, des propos injurieux à l’endroit d’un magistrat ayant eu à connaître de certaines affaires le concernant, dont une qui l’opposait au maire de Kozan. Dans ces lettres, le requérant accusait le magistrat d’avoir agi avec partialité et de façon arbitraire et de l’avoir privé de certains de ses droits. Il accusait en outre le magistrat de faire preuve de ressentiment à son endroit en raison d’une demande de révocation qu’il avait présentée. Critiquant le fonctionnement de la justice, le requérant soutenait, sans citer de nom, que certains magistrats de Kozan avaient partie liée avec des avocats. Par ailleurs, il alléguait que le nom du magistrat ayant eu à connaître de sa cause avait été évoqué dans une affaire de corruption. Enfin, il appelait de ses vœux qu’il fût mis fin aux agissements de « prétendus juristes » (sözde hukukçu) qu’il accusait de saper, par des comportements arbitraires et par l’application du droit au gré de leurs humeurs, la confiance que la justice avait pour devoir d’inspirer. Les lettres étaient rédigées d’une manière peu structurée et parfois incompréhensible et employaient un ton particulièrement virulent.

35.  A une date non précisée, un juge ordonna le placement en détention provisoire du requérant sur réquisition du parquet de Kozan.

36.  Le 31 décembre 2002, le requérant fut arrêté et placé en détention.

37.  Le 10 janvier 2003, le tribunal correctionnel de Kozan mit fin à l’ordonnance de placement en détention. Le requérant ne fut toutefois pas libéré car il faisait l’objet d’autres ordonnances de placement en détention (voir paragraphe 55 plus bas).

38.  Le 1er juillet 2003, il demanda un examen du requérant pour obtenir un avis sur le point de savoir s’il était ou non pénalement responsable.

39.  Le 15 octobre 2003, la quatrième section spécialisée de l’institut de médecine légale rendit son rapport (no 3984 D). Les médecins qui avaient examiné le requérant concluaient à l’irresponsabilité pénale de celui-ci au motif qu’il souffrait d’un syndrome paranoïde ayant altéré son discernement. Par ailleurs, ils préconisaient, sur le fondement de l’article 46 du code pénal, l’internement du requérant pour soins en hôpital psychiatrique jusqu’à son rétablissement.

40.  Le 22 janvier 2004, le tribunal requit une contre-expertise de la part de l’assemblée des sections spécialisées de l’institut de médecine légale.

41.  Les experts rendirent le 18 mars 2004 un rapport dans lequel ils présentaient des conclusions similaires à celles contenues dans le rapport du 15 octobre 2003 et préconisaient également l’internement.

42.  Le 20 mai 2004, le tribunal reconnut le requérant coupable de l’infraction reprochée. Cependant, il estima que l’intéressé était atteint, au moment des faits, d’un trouble mental de nature à abolir son discernement et à le rendre pénalement irresponsable, et qu’il n’y avait dès lors pas lieu de prononcer de sanction contre lui. Il ajouta qu’il convenait néanmoins, suivant les préconisations des médecins, de le placer sous le coup d’une mesure de protection et de soins jusqu’à son rétablissement, en vertu de l’article 46 du code pénal.

43.  Par un arrêt du 15 mars 2006, la Cour de cassation infirma le jugement en indiquant que l’affaire devait être réexaminée à la lumière du nouveau code pénal, entré en vigueur en juin 2005.

44.  Lors de la reprise de l’affaire après le renvoi, le requérant contesta la nécessité d’une mesure de protection et de soins et demanda une nouvelle expertise.

45.  Le tribunal correctionnel fit droit à cette demande.

46.  Dans ce cadre, un nouvel examen fut effectué par l’institut de médecine légale. Dans son rapport du 19 octobre 2006, l’assemblée concluait à nouveau à l’irresponsabilité du requérant et à la nécessité de lui prodiguer des soins en milieu hospitalier.

47.  Le 8 février 2007, le tribunal correctionnel considéra qu’il n’y avait pas lieu de prononcer de sanction contre le prévenu en raison de son irresponsabilité. En revanche, il ordonna la mise en œuvre des mesures de protection et de soins prévues à l’article 57, alinéas 1 à 5, du code pénal.

48.  Le 7 novembre 2007, la Cour de cassation rejeta le pourvoi intenté par le requérant contre ce jugement.

49.  Le 15 avril 2008, le requérant fut interné à l’hôpital psychiatrique d’Adana.

50.  Le 13 mai 2008, les médecins rendirent un rapport indiquant que le niveau de dangerosité du malade avait considérablement diminué et qu’il pouvait être mis fin à l’internement. Ils préconisaient néanmoins qu’il fût soumis à des contrôles médicaux tous les six mois pendant deux ans.

51.  A la même date, le tribunal rendit un jugement allant dans le sens dudit rapport et le requérant quitta l’hôpital.

52.  Il fut soumis à des examens le 20 janvier et le 31 juillet 2009.

2.  Les autres procédures

53.  Le requérant fit l’objet de trois autres procédures pénales pour outrage à magistrats (2003/37, 2003/24 et 2002/493) en raison de lettres qu’il avait adressées à des juges ayant eu à connaître de ses affaires.

54.  La teneur de ces lettres était relativement semblable à celle des lettres ayant donné lieu à la procédure 2002/525.

55.  Dans le cadre de ces procédures, le requérant fut placé en détention du 31 décembre 2002 au 4 février 2003 sur réquisition du parquet de Kozan.

56.  Les poursuites se soldèrent toutes par la prescription de l’action.

D.  La reprise de la procédure relative au placement sous tutelle et ses suites

1.  Le placement sous tutelle du requérant

57.  Après l’obtention, dans le cadre de la procédure pénale pour faux en écriture, du rapport de l’institut de médecine légale du 30 avril 2003 concluant à l’irresponsabilité pénale du requérant (paragraphe 24 ci-dessus), la cour d’assises de Kozan procéda, le 20 juin 2003, au signalement prévu à l’article 405 du code civil afin que la nécessité d’un placement sous un régime de protection juridique des majeurs fût examinée par le tribunal compétent.

58.  En conséquence, le tribunal de grande instance décida de reprendre la procédure de placement sous tutelle.

59.  Dans le cadre de cette procédure, l’institut de médecine légale d’Istanbul établit un nouveau rapport le 15 octobre 2003. Ce rapport indiquait que le requérant était atteint d’une maladie mentale le rendant incapable de pourvoir lui-même à ses intérêts, et concluait à la nécessité de le placer sous un régime de protection juridique des majeurs.

60.  Le 3 avril 2004, le tribunal de grande instance fit droit à la demande du parquet et plaça le requérant sous la tutelle de son épouse.

61.  Le 15 juin 2004, ce jugement fut cassé au motif que le code de la famille avait été modifié et que l’affaire relevait désormais de la compétence du tribunal d’instance.

62.  Le 8 avril 2005, le tribunal d’instance de Kozan, statuant sur renvoi, plaça le requérant sous la tutelle de son épouse en se fondant sur le rapport du 15 octobre 2003.

63.  Dans un arrêt du 19 septembre 2005, la Cour de cassation valida cette approche en rejetant le pourvoi du requérant.

64.  Le 23 janvier 2006, la haute juridiction rejeta également sa demande de rectification d’arrêt.

2.  La demande de levée de la tutelle

65.  Le 15 juin 2007, le requérant saisit le tribunal d’instance de Kozan en vue d’obtenir la levée de la tutelle. Il s’appuyait à cet égard sur le rapport de l’hôpital psychiatrique d’Adana du 22 mai 2007, établi dans le cadre de la procédure pour faux et usage de faux. Selon ce rapport, le requérant ne présentait pas de pathologie psychique et était pénalement responsable, et il n’y avait pas lieu de le placer sous le coup d’une mesure de protection et de soins prévue par la législation pénale (paragraphe 31 ci-dessus).

66.  Le 13 novembre 2007, le requérant demanda au tribunal d’ordonner qu’il fût soumis à une expertise médicale à l’hôpital psychiatrique d’Adana.

67.  Le 5 décembre 2007, le tribunal d’instance chargea l’institut de médecine légale d’évaluer la santé mentale du requérant.

68.  Le 11 février 2008, après avoir passé en revue l’ensemble des rapports médicaux antérieurs relatifs à la santé mentale du requérant et procédé à son examen clinique, la quatrième section spécialisée (psychiatrie) de l’institut indiqua que l’état du requérant nécessitait le maintien de la tutelle.

69.  L’issue de la procédure n’est pas connue.

II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

A.  Le placement sous tutelle

70.  L’article 405 du code civil prévoit que les personnes majeures ne pouvant pourvoir elles-mêmes à leurs intérêts ou ayant besoin d’une aide continue en raison d’une maladie mentale ou d’une insuffisance de leurs facultés mentales peuvent faire l’objet d’une mesure de protection juridique.

71.  Par ailleurs, cette même disposition impose aux autorités administratives, aux notaires et aux tribunaux qui auraient connaissance, dans l’exercice de leur mission, d’une situation rendant nécessaire un placement sous tutelle, d’en informer immédiatement l’autorité compétente.

72.  L’article 409 du code civil dispose qu’il ne peut être statué sur une demande de placement sous tutelle pour cause de maladie mentale ou d’insuffisance des facultés mentales que sur le fondement d’un rapport médical. Il dispose en outre que le juge peut décider d’entendre l’intéressé avant de statuer sur la demande s’il l’estime nécessaire eu égard à la teneur du rapport médical.

73.  L’article 472 du code précise que la décision de placement sous tutelle peut être levée dès lors qu’elle ne se justifie plus. La demande de levée peut être présentée par la personne touchée par la décision. Enfin, selon l’article 474 du code, le juge statue sur le fondement d’un rapport médical.

B.  La privation de liberté à des fins d’assistance ou de traitement

74.  La privation de liberté à des fins d’assistance ou de traitement est prévue au livre 6 du code civil, intitulé « De la restriction de la liberté à des fins de protection ». Les parties du livre 6 pertinentes en l’espèce se lisent comme suit :

«A.  Conditions

Article 432 –  Toute personne majeure qui représente une menace pour la société en raison de troubles psychiques, d’une déficience mentale, d’une dépendance à l’alcool ou à la drogue ou d’une maladie contagieuse à haut risque peut être placée dans une institution appropriée ou retenue en vue de son traitement, de sa rééducation ou de sa réhabilitation, lorsque sa protection ne peut être assurée d’une autre manière.

La charge que la personne concernée représente pour son entourage doit être prise en compte dans ce contexte.

La personne est libérée dès que son état le permet.

B.  Compétence

Article 433 –  A compétence pour décider du placement ou de la rétention l’autorité de tutelle du lieu de résidence de l’intéressé ou, dans les situations d’urgence, du lieu où celui-ci se trouve.

L’autorité de tutelle ayant compétence pour décider du placement ou de la rétention a également compétence pour y mettre fin.

(...)

D.  L’opposition

Article 435 –  La personne placée en institution et ses proches ont la possibilité de faire opposition à la décision dans un délai de dix jours après la communication de celle-ci.

Le droit d’opposition peut également être exercé en cas de rejet d’une demande de libération.

E.  Forme

I.  Généralités

Article 436 –  Toute restriction de la liberté à des fins de protection est soumise aux règles du code de procédure civile sous réserve des dispositions suivantes :

Lorsqu’une décision est rendue, il est impératif que l’intéressé soit informé par écrit des motifs qui la fondent et de la possibilité de former opposition devant l’autorité de contrôle.

La personne placée en institution est immédiatement informée de son droit de faire opposition auprès de l’autorité de contrôle, dans un délai de dix jours, à la décision de placement ou de rejet de la demande de libération.

Toute demande nécessitant une décision judiciaire est transmise sans délai au juge compétent.

Le juge ou l’autorité de tutelle ayant rendu la décision de placement peut décider de retarder l’examen d’une demande lorsque les circonstances s’y prêtent.

Il ne peut être statué sur le placement des personnes souffrant de troubles psychiques, d’une déficience mentale, d’une dépendance à l’alcool ou à la drogue ou d’une maladie contagieuse à haut risque que sur la base d’un rapport du conseil médical d’un établissement public. L’autorité de contrôle peut renoncer [à l’obtention d’un tel rapport] lorsque l’autorité de tutelle a déjà eu recours à un expert.

II.  Procédure

Article 437 –  Le juge prend sa décision en suivant la procédure contentieuse simplifiée.

L’aide juridictionnelle peut être octroyée lorsqu’elle s’avère nécessaire.

Le juge entend l’intéressé avant de statuer. »

C.  Le placement en observation

75.  Les parties pertinentes en l’espèce de l’article 74 du code de procédure pénale en vigueur depuis le 1er juin 2005 se lisent comme suit :

« Pour mettre en place une mesure de protection et de soins ou faire jouer l’irresponsabilité pénale, le juge (...) peut, sur proposition d’un expert et après avoir entendu le procureur et l’accusé, ordonner le placement de ce dernier en observation dans un établissement public.

Si l’accusé n’a pas d’avocat, il lui en est commis un d’office.

L’accusé peut former opposition en référé contre l’ordonnance de placement en observation. Cette opposition interrompt la mise en œuvre de l’ordonnance.

La durée de l’observation (...) ne peut excéder trois semaines. Si cette durée est insuffisante, il peut être accordé des prolongations à chaque fois de trois semaines au maximum, la durée totale ne pouvant être supérieure à trois mois. (...)

La durée du placement en observation est déduite de la peine ou de la mesure de protection et de soins qui peut éventuellement être prononcée par la suite. »

D.  Les mesures de protection et de soins et l’obligation de suivi médical

76.  L’article 57 du nouveau code pénal entré en vigueur le 1er juin 2005 est ainsi libellé :

Mesures de sûreté particulières pour les personnes atteintes de maladies

« 1–  Toute personne atteinte de maladie mentale au moment de la commission des faits doit faire l’objet d’une mesure de protection et de soins. (...)

2–  La personne peut être remise en liberté par décision du juge si le conseil médical de l’établissement où elle a été placée émet un rapport indiquant qu’elle ne représente pas de menace pour la société ou que ce risque a considérablement diminué.

3–  Le rapport du conseil médical indique s’il convient ou non, pour des raisons de sécurité, eu égard à la maladie et aux faits commis, de soumettre l’intéressé à un suivi médical et il précise, le cas échéant, la durée et la périodicité de ce suivi.

(...) »

77.  Ce dispositif est similaire à celui qui était précédemment prévu par l’article 46 de l’ancien code pénal.

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION EN RAISON DE L’INTERNEMENT DU REQUÉRANT DU 2 AU 23 JANVIER 2003

78.  Sans invoquer de disposition spécifique de la Convention, le requérant se plaint d’avoir été interné de force à l’hôpital psychiatrique d’Adana.

79.  Le Gouvernement ne voit dans l’internement en cause aucune atteinte aux droits garantis par la Convention.

80.  Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, la Cour estime approprié d’examiner sur le terrain de l’article 5 § 1 de la Convention le grief soulevé par le requérant. Cette disposition est ainsi libellée dans ses parties pertinentes en l’espèce :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

(...)

e)  s’il s’agit de la détention régulière d’une personne susceptible de propager une maladie contagieuse, d’un aliéné, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un vagabond ; »

A.  Sur la recevabilité

81.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B.  Sur le fond

82.  Le requérant soutient que son placement en observation à l’hôpital psychiatrique d’Adana et son séjour parmi des personnes atteintes d’aliénation mentale ont été arbitraires.

83.  Le Gouvernement estime que la privation de liberté subie par le requérant était légale et qu’elle reposait sur les articles 432 et suivants du code civil.

84.  La Cour relève que le requérant a été placé en observation à l’hôpital psychiatrique d’Adana et qu’il y a séjourné du 2 au 23 janvier 2003, soit pendant vingt et un jours, en exécution d’une ordonnance du tribunal d’instance de Kozan. Elle note que cette ordonnance a été rendue dans le cadre d’une procédure civile relative à une demande de placement sous tutelle du requérant et que cette décision avait pour but l’obtention d’un avis médical sur la nécessité d’une telle mesure de protection des majeurs.

85.  Le grief du requérant porte donc sur la légalité de cette privation de liberté et, partant, sur sa conformité avec la Convention.

1.  Sur l’existence d’une nouvelle privation de liberté

86.  La Cour relève que le requérant a été placé et a séjourné du 31 décembre 2002 au 4 février 2003 dans un hôpital psychiatrique au cours d’une période de détention provisoire ordonnée dans le cadre de plusieurs procédures pénales pour outrage à magistrats. Il a d’ailleurs fait l’objet d’une mesure d’extraction pour être transféré dans cet hôpital.

87.  La Cour estime nécessaire de rechercher d’abord si le placement en établissement psychiatrique constitue une simple modification du lieu, du régime ou des conditions de la privation de liberté du requérant ordonnée dans le cadre de procédures pénales (Munjaz c. Royaume-Uni, no 2913/06, §§ 63-73, 17 juillet 2012) – questions qui ne relèvent pas de l’article 5 de la Convention mais qui pourraient tomber sous le coup des articles 3 et 8 de cet instrument (Bollan c. Royaume-Uni (déc.), no 42117/98, 4 mai 2000) – ou s’il constitue une nouvelle détention de nature à influer sur la conformité de la privation de liberté de l’intéressé avec les exigences de l’article 5 (Gouloub Atanassov c. Bulgarie, no 73281/01, § 67, 6 novembre 2008).

88.  A cet égard, elle observe que l’ordonnance de placement en observation qui constituait le fondement juridique de l’internement du requérant était sans lien avec la détention provisoire et qu’elle ne visait pas à modifier les conditions de la privation de liberté déjà ordonnée dans le cadre d’une autre procédure. D’ailleurs, à la date où cette ordonnance a été rendue – le 13 septembre 2002 –, le requérant n’avait pas encore fait l’objet d’une décision de placement en détention provisoire.

89.  De plus, la Cour rappelle que l’interdiction de l’arbitraire inhérente à toutes les dispositions de la Convention implique qu’une privation de liberté ne peut être régulière au sens de la Convention que s’il existe un certain lien entre, d’une part, le motif invoqué pour la privation de liberté autorisée et, d’autre part, le lieu et le régime de la détention (voir, mutatis mutandis, Ashingdane c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 44, série A no 93).

90.  Ainsi, dans l’arrêt qu’elle a rendu en l’affaire Mancini c. Italie (no 44955/98, CEDH 2001-IX), la Cour a conclu à la violation de l’article 5 de la Convention dans une situation où deux prévenus avaient été irrégulièrement maintenus en détention provisoire pendant six jours en dépit de la délivrance d’une ordonnance légalement prise prescrivant leur assignation à domicile. Dans cette affaire, elle a rejeté l’argument du gouvernement défendeur selon lequel aucune question ne se posait sous l’angle de l’article 5, relevant qu’il existait entre un établissement public et une habitation privée une différence importante quant à la nature du lieu de détention.

91.  La Cour rappelle en outre que, compte tenu de sa spécificité et de ses effets potentiels sur le bien-être psychologique et physique de la personne qui en fait l’objet, l’internement en hôpital psychiatrique doit être assorti de garanties procédurales et matérielles particulières adaptées à ce type de privation de liberté. Dans les affaires concernant l’internement psychiatrique, elle a toujours interprété la Convention en ce sens (voir Gouloub Atanassov, précité, § 71, et les références qui y figurent, dont notamment R.L. et M.‑J.D. c. France, no 44568/98, 19 mai 2004, où la Cour a implicitement admis que l’arrestation d’un suspect et l’internement de celui-ci en hôpital psychiatrique soulevaient des questions de régularité distinctes sous l’angle respectivement des alinéas c) et e) de l’article 5 § 1 de la Convention).

92.  Eu égard à ce qui précède, la Cour relève qu’en l’espèce le remplacement de la détention en milieu carcéral par un internement en établissement psychiatrique a modifié de manière notable la nature de la détention ainsi que la situation du requérant pendant la période pertinente. Elle considère que, nonobstant la régularité du placement en détention provisoire de l’intéressé, la question de la conformité avec le droit interne et avec la Convention du transfert et de l’internement du requérant en hôpital psychiatrique n’a pas pour seul objet les conditions de la détention, mais qu’elle touche à la régularité de la privation de liberté, au sens de l’article 5 § 1 de la Convention. Il y a donc lieu d’examiner cette question.

2.  Sur la régularité de la privation de liberté

93.  La Cour rappelle que, pour satisfaire à l’exigence de régularité, une détention doit avoir lieu « selon les voies légales », autrement dit elle doit être conforme aux normes de fond comme de procédure du droit interne (voir, parmi d’autres, Medvedyev et autres c. France [GC], no 3394/03, § 79, CEDH 2010, ou G.K. c. Pologne, no 38816/97, § 76, 20 janvier 2004).

94.  Elle rappelle en outre que l’expression susmentionnée non seulement impose que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais également qu’elle vise la qualité de la loi en cause, en exigeant que celle-ci soit accessible au justiciable et prévisible (Amann c. Suisse [GC], no 27798/95, § 50, CEDH 2000-II, Amuur c. France, 25 juin 1996, § 50, Recueil des arrêts et décisions 1996‑III, Baranowski c. Pologne, no 28358/95, §§ 50-52, CEDH 2000-III, et Ječius c. Lituanie, no 34578/97, § 56, CEDH 2000-IX).

95.  Elle note que, aux dires du Gouvernement, le placement en observation du requérant reposait sur les articles 432 et suivants du code civil.

96.  Elle relève que les dispositions en question concernent l’internement, en vue de leur traitement, de personnes aliénées présentant un danger pour la société. Or le requérant ne correspondait pas à ce cas de figure. En effet, il n’était pas établi qu’il eût souffert de troubles mentaux nécessitant des soins et encore moins qu’il eût présenté une menace pour la société. L’internement avait pour objectif de déterminer s’il était ou non atteint d’un trouble le rendant incapable de pourvoir lui-même à ses intérêts et nécessitant un placement sous un régime de tutelle.

97.  Aux yeux de la Cour, les dispositions législatives indiquées par le Gouvernement ne pouvaient donc constituer une base légale à l’internement du requérant.

98.  Cela étant posé, la Cour estime nécessaire en l’espèce de se pencher également sur l’article 409 du code civil. Elle relève que, selon cette disposition, le juge ne pouvait statuer en faveur d’un placement sous tutelle sans un rapport médical concluant à la nécessité d’une telle mesure.

99.  La Cour note que cet article n’indique pas quelle autorité a compétence pour décider une telle privation de liberté ni quelle est la procédure applicable et que, en outre, il ne prévoit pas la consultation d’un médecin comme condition préalable à la décision de détention en vue d’un examen psychiatrique obligatoire (Varbanov c. Bulgarie, no 31365/96, § 45, CEDH 2000-X). L’article 409 du code civil n’a donc pas la clarté requise.

100.  A supposer qu’il ait pu servir de base à l’internement du requérant, ce texte est donc en deçà du niveau requis de protection contre l’arbitraire.

101.  En conclusion, le placement en observation du requérant à l’hôpital psychiatrique d’Adana en janvier 2003 était dépourvu de base légale au sens de la Convention.

102.  Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION EN RAISON DE L’INTERNEMENT DU REQUÉRANT DU 15 AVRIL AU 13 MAI 2008

103.  Le requérant dénonce en substance une violation de l’article 5 § 1 de la Convention en raison de son internement du 15 avril au 13 mai 2008 à l’hôpital psychiatrique d’Adana.

104.  La Cour observe que la privation de liberté subie par le requérant relève de l’alinéa e) de l’article 5 § 1 de la Convention pour autant qu’il concerne la détention d’aliénés.

105.  Elle observe que l’internement en cause a été ordonné par un tribunal sur le fondement d’une disposition légale, à savoir l’article 57 du code pénal, qui attribue explicitement un tel pouvoir au juge répressif et qui, à la différence de l’article 409 du code civil, prévoit clairement la procédure applicable (paragraphe 76 ci-dessus). Cette disposition constitue aux yeux de la Cour une base légale accessible et prévisible, offrant le degré de protection requis contre l’arbitraire. La privation de liberté litigieuse a donc été décidée « selon les voies légales », au sens de l’article 5 § 1 de la Convention.

106.  Cependant, aux fins de l’article 5 de la Convention, la conformité au droit interne de la privation de liberté du requérant n’est pas suffisante. S’agissant de la privation de liberté des personnes atteintes de troubles mentaux, la Cour rappelle qu’un individu ne peut passer pour « aliéné » et subir une privation de liberté que si les trois conditions suivantes au moins se trouvent réunies : premièrement, l’aliénation de l’intéressé doit avoir été établie de manière probante ; deuxièmement, le trouble doit revêtir un caractère ou être d’une ampleur légitimant l’internement ; troisièmement, l’internement ne peut se prolonger valablement sans la persistance de pareil trouble (voir, parmi d’autres, Winterwerp c. Pays-Bas, 24 octobre 1979, § 39, série A no 33, Varbanov, précité, § 50, et Chtoukatourov c. Russie, no 44009/05, § 114, CEDH 2008). En outre, la Cour rappelle avoir jugé qu’il devait exister un lien entre le motif censé justifier la privation de liberté et le lieu et les conditions de la détention et que, en principe, la « détention » d’une personne souffrant de troubles mentaux ne pouvait être considérée comme « régulière » aux fins de l’article 5 § 1 e) que si elle s’effectuait dans un hôpital, dans une clinique ou dans un autre établissement approprié (Claes c. Belgique, no 43418/09, § 114, 10 janvier 2013, Ashingdane, précité, et Hutchison Reid c. Royaume-Uni, no 50272/99, § 48, CEDH 2003-IV).

107.  Rien ne permet à la Cour de douter que ces conditions étaient remplies en l’espèce.

108.  En effet, l’ordonnance d’internement a été motivée par plusieurs expertises médicales objectives, lesquelles ont été obtenues dans le cadre d’une procédure contradictoire et ont apporté la preuve d’un trouble mental réel et de la nécessité de prodiguer des soins à l’intéressé (paragraphes 39, 41 et 46 ci-dessus). Par ailleurs, la privation de liberté a eu lieu dans un établissement qualifié pour détenir des personnes souffrant de troubles mentaux, en l’occurrence un hôpital psychiatrique. Enfin, la privation de liberté a été contrôlée par un tribunal doté du pouvoir d’y mettre un terme, et qui en a d’ailleurs fait usage en ordonnant la fin de l’internement immédiatement après avoir pris connaissance de l’avis émis en ce sens par les médecins (paragraphes 50 et 51 ci-dessus).

109.  Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION EN RAISON DU PLACEMENT ET DU MAINTIEN SOUS TUTELLE DU REQUÉRANT

110.  Sans invoquer de disposition conventionnelle, le requérant se plaint également d’avoir été placé et maintenu sous tutelle.

111.  La Cour considère que ce grief doit être examiné sur le terrain de l’article 8 de la Convention.

112.  Elle estime que la décision de placer le requérant sous tutelle a constitué une ingérence dans l’exercice de son droit au respect de sa vie privée. Elle note cependant que cette ingérence était prévue par la loi – l’article 405 du code civil – et qu’elle poursuivait un but légitime, à savoir la protection du requérant et des droits d’autrui. Ces points ne prêtent d’ailleurs pas à controverse.

113.  Quant à la nécessité de l’ingérence en question dans une société démocratique, la Cour rappelle que les Etats contractants disposent d’une certaine marge d’appréciation en la matière. Elle rappelle enfin qu’il ne lui appartient pas de se substituer aux autorités nationales compétentes, qui bénéficient d’un contact direct avec l’intéressé et sont mieux placées qu’elle pour apprécier la nécessité d’une mise sous tutelle. Son rôle se limite à vérifier la conformité avec la Convention des décisions prises par lesdites autorités dans l’exercice de leurs missions (Berková c. Slovaquie, no 67149/01, § 165, 24 mars 2009).

114.  En l’espèce, la Cour observe que les juridictions civiles ont décidé du placement et du maintien du requérant sous tutelle sur le fondement de rapports d’expertise de l’institut de médecine légale indiquant que l’intéressé n’était pas en état de pourvoir lui-même à ses intérêts et concluant à la nécessité d’une mesure de tutelle. Elle relève également que ces décisions ont été rendues à l’issue de procédures contradictoires au cours desquelles le requérant a eu la possibilité d’exposer ses arguments et d’être représenté par un avocat. Elle note en outre que le droit turc permet de faire réexaminer les décisions de placement ou de maintien sous tutelle et d’en obtenir la levée lorsqu’elles ne se justifient plus. Elle constate d’ailleurs que le requérant a fait usage de ce droit et qu’il a été revu dans ce cadre par les psychiatres de l’institut de médecine légale.

115.  A la lumière de ces éléments la Cour estime que la mesure litigieuse pouvait passer pour nécessaire dans une société démocratique.

116.  Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

IV.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

117.  Le requérant se plaint enfin d’avoir été poursuivi pour outrages à magistrats.

118.  Le Gouvernement conteste le bien-fondé de ce grief.

119.  La Cour estime opportun d’examiner ce grief sur le terrain de l’article 10 de la Convention, ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques (...)

2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

120.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

121.  Sur le fond, le requérant se plaint d’avoir été poursuivi, mis en détention puis placé dans un établissement psychiatrique en raison du contenu, jugé outrageant, de lettres adressées à des magistrats. Il allègue que, à travers ces lettres, il n’avait fait qu’user du droit de recours qui aurait été le sien en vue de protéger ses intérêts. Il indique qu’il n’a jamais eu l’intention d’insulter ou d’offenser ces magistrats.

122.  En ce qui concerne l’internement décidé à l’issue de la procédure, le Gouvernement considère qu’il n’y a pas eu d’atteinte à la liberté d’expression du requérant dans la mesure où celui-ci, reconnu irresponsable pénalement, n’aurait pas été sanctionné. Il estime qu’il s’agissait d’une mesure visant à protéger aussi bien le requérant que l’ordre public.

123.  La Cour observe que quatre procédures pénales ont été diligentées contre le requérant en raison de propos de celui-ci considérés comme constitutifs du délit d’outrage à magistrat. Ces propos figuraient dans des lettres, dont des demandes de pourvoi, qu’il avait adressées auxdits magistrats.

124.  La Cour relève que trois de ces procédures ont finalement été clôturées pour cause de prescription. Quant à la quatrième, elle s’est achevée par une décision reconnaissant le requérant coupable des faits reprochés. Toutefois, en raison de l’irresponsabilité pénale de l’intéressé, les tribunaux n’ont pas prononcé de peine mais ont ordonné une mesure de soins obligatoires dans un établissement psychiatrique adapté.

125.  La Cour constate en outre que le requérant a été placé en détention provisoire durant trente-cinq jours au stade initial des quatre procédures.

126.  Elle note qu’il ne prête pas à controverse entre les parties qu’il y a eu une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression, protégé par l’article 10 § 1 de la Convention. Il n’est pas davantage contesté que l’ingérence en question était prévue par la loi et qu’elle poursuivait un but légitime, à savoir « garantir l’autorité du pouvoir judiciaire », au sens de l’article 10 § 2 de la Convention. Le différend porte sur la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».

127.  La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence (Janowski c. Pologne [GC], no 25716/94, §§ 30 et 33, CEDH 1999-I, et Nikula c. Finlande, no 31611/96, §§ 44 et 48, CEDH 2002-II), l’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique l’existence d’un « besoin social impérieux ». Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions appliquant celle-ci, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10 de la Convention.

128.  La Cour rappelle en outre que l’action des tribunaux, qui sont garants de la justice et dont la mission est fondamentale dans un Etat de droit, a besoin de la confiance du public et que les magistrats doivent, pour s’acquitter de leurs fonctions, bénéficier de cette confiance sans être perturbés (Saday c. Turquie, no 32458/96, § 33, 30 mars 2006).

129.  Elle réaffirme que, pour les agents de l’Etat dans l’exercice de leurs fonctions, les limites de la critique admissible peuvent dans certains cas être plus larges que pour un simple particulier. Cependant, on ne saurait dire que les fonctionnaires s’exposent sciemment à une surveillance étroite de leurs faits et gestes au même degré que les hommes politiques et qu’ils devraient dès lors être placés sur un pied d’égalité avec ces derniers lorsque leur comportement est critiqué. Aussi peut-il se révéler nécessaire de les protéger contre des attaques verbales offensantes lorsqu’ils sont en service (Lešník c. Slovaquie, no 35640/97, § 53, CEDH 2003‑IV).

130.  Toutefois, la Cour n’exclut pas que, dans certaines circonstances, une ingérence dans le droit à la liberté d’expression d’un justiciable au cours d’un procès auquel il est partie puisse porter atteinte aux droits de la défense. Des considérations d’équité peuvent alors militer en faveur d’un échange de vues libre, voire énergique, entre les parties (Nikula, précité, § 49). Néanmoins, si les justiciables ont le droit de se prononcer publiquement dans le prétoire pour assurer leur défense, leurs critiques se heurtent à certaines limites. En effet, certains intérêts, tels que l’autorité du pouvoir judiciaire, sont assez importants pour justifier des restrictions à ce droit (Kyprianou c. Chypre [GC], no 73797/01, § 174, CEDH 2005‑XII).

131.  En l’espèce, il est indéniable que le requérant a tenu dans ses lettres des propos particulièrement acerbes, virulents et offensants à l’endroit de plusieurs magistrats. En effet, il accusait ceux-ci d’avoir agi avec partialité et de manière arbitraire et d’avoir appliqué le droit au gré de leurs humeurs. Il les qualifiait en outre de « prétendus juristes », allant jusqu’à évoquer des relations déontologiquement inappropriées entre juges et avocats à Kozan et à soutenir que le nom d’un des intéressés avait été cité dans une affaire de corruption.

132.  Même si la correspondance en cause revêt, de par son objet, un caractère procédural, la Cour ne saurait minimiser les faits reprochés au requérant en ramenant toutes les lettres à de simples contestations des décisions rendues dans ses causes ou à de simples critiques du fonctionnement de la justice.

133.  Elle observe toutefois que les propos du requérant sont restés consignés dans des écrits et qu’ils n’ont pas été portés à la connaissance du public. Il ne s’agissait pas de critiques à l’endroit d’un juge ou d’un procureur qui auraient, par exemple, été publiées dans la presse (voir Nikula, précité, § 52, et les références qui y figurent). Dès lors, leur effet sur la confiance du public dans la justice reste tout à fait limité.

134.  Par ailleurs, la Cour observe que le requérant n’est pas un professionnel de la justice, ce qui n’est sans doute pas étranger au ton et aux termes employés par ce dernier et à son ignorance des usages en matière d’écrits judiciaires. Elle relève en outre que les expertises ordonnées dans le cadre des diverses procédures en cause ont établi que l’intéressé souffrait au moment des faits de troubles mentaux ayant aboli son discernement, ce qui explique le contenu et la forme de ses propos.

135.  La Cour peut admettre que les autorités aient estimé nécessaire d’intenter des poursuites pénales contre le requérant en raison de certains de ses propos qui étaient de nature à mettre directement en cause la dignité des magistrats. Elle observe que, certes, l’intéressé n’a pas été condamné à une peine, mais qu’il a été placé en détention provisoire et en internement psychiatrique dès le début de la procédure, et ce pendant trente-cinq jours.

136.  De surcroît, elle note que le parquet de Kozan qui a requis le placement en détention du requérant avait participé à la procédure relative à son placement sous tutelle et, de ce fait, n’ignorait pas, lorsqu’il a requis la détention, que l’état de santé mental du requérant suscitait à tout le moins des interrogations et qu’il pouvait être la cause de ses agissements.

137.  Par conséquent, aussi légitime qu’ait été le souci de préserver la dignité des magistrats et la sérénité du travail judiciaire, la Cour estime que, dans les circonstances de l’espèce, les mesures prises à l’encontre du requérant, dont son placement en détention et en internement pendant trente-cinq jours, ont constituées une ingérence disproportionnée aux buts visés. Cette ingérence ne peut dès lors passer pour « nécessaire dans une société démocratique ».

138.  Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.

V.  SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

139.  Le requérant soutient que les juges ayant eu à connaître de ses causes n’ont pas été impartiaux et qu’ils ont cherché à nuire à ses intérêts. Il se plaint en outre d’avoir été obligé de subir de nombreux examens psychiatriques. Enfin, il considère que les conditions de sa privation de liberté subie du 2 au 20 janvier 2003 et tout particulièrement son placement parmi des aliénés ont constitué un traitement inhumain.

140.  A la lumière de l’ensemble des éléments dont elle dispose et pour autant qu’elle a compétence pour connaître des allégations formulées, la Cour ne relève aucune apparence de violation des droits et des libertés garantis par la Convention à cet égard.

141.  Il s’ensuit que ces griefs doivent être rejetés, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

VI.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

142.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

143.  Le requérant n’a présenté aucune demande de satisfaction équitable. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.  Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de l’internement de force du requérant du 2 au 23 janvier 2003 et des mesures prises contre lui pour outrage à magistrat, et irrecevable pour le surplus ;

2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;

3.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 septembre 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

              Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident

Extraits similaires
highlight
Extraits similaires
Extraits les plus copiés
Extraits similaires

Textes cités dans la décision

  1. Code civil
  2. CODE PENAL
  3. Code de procédure pénale
Extraits similaires à la sélection
Inscrivez-vous gratuitement pour imprimer votre décision
CEDH, Cour (deuxième section), AFFAIRE ÜMİT BİLGİÇ c. TURQUIE, 3 septembre 2013, 22398/05