CEDH, Cour (troisième section), AFFAIRE R.L. ET M.-J.D. c. FRANCE, 19 mai 2004, 44568/98

  • Gouvernement·
  • Arrestation·
  • Police·
  • Restaurant·
  • Interpellation·
  • Examen·
  • Violence·
  • Médecin·
  • Privation de liberté·
  • Fait

Chronologie de l’affaire

Commentaires2

Augmentez la visibilité de votre blog juridique : vos commentaires d’arrêts peuvent très simplement apparaitre sur toutes les décisions concernées. 

Conseil Constitutionnel · Conseil constitutionnel · 6 octobre 2011

Commentaire Décision n° 2011-174 QPC du 6 octobre 2011 Mme Oriette P. (Hospitalisation d'office en cas de danger imminent) Par arrêt n° 864 du 6 juillet 2011 enregistré le même jour au Conseil constitutionnel, la première chambre civile de la Cour de cassation a renvoyé au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) posée par Mme Oriette P., portant sur les articles L. 3213-2 et L. 3213-3 du code de la santé publique (CSP), relatifs au régime d'hospitalisation d'office des personnes atteintes de troubles mentaux. Dans sa décision n° …

 

CEDH · 19 mai 2004

.s7D81CFEF { margin:12pt 0pt; text-align:justify } .sFBBFEE58 { font-family:Arial; font-size:10pt } .s68AFA200 { border-bottom-color:#000000; border-bottom-style:solid; border-bottom-width:0.75pt; margin:0pt 0pt 18pt; padding-bottom:1pt; page-break-after:avoid; text-align:justify } .s6E50BD9A { margin:0pt } .s38C10080 { font-family:Arial; font-size:12pt; font-style:italic; font-weight:bold } .s7D2086B4 { font-family:Arial; font-size:12pt; font-weight:bold } .s440D9021 { margin:12pt 0pt; page-break-after:avoid } .s91EDA339 { margin:12pt 0pt } .sDFC50A6A { font-family:Arial; font-size:10pt; …

 
Testez Doctrine gratuitement
pendant 7 jours
Vous avez déjà un compte ?Connexion

Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Troisième Section), 19 mai 2004, n° 44568/98
Numéro(s) : 44568/98
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : arbanov c. Bulgarie, no 31365/96, 5 octobre 2000, CEDH 2000-X, § 47
Winterwerp c. Pays-Bas, arrêt du 24 octobre 1979, série A no 33, p. 17, § 39
Wassink c. Pays-Bas, arrêt du 27 septembre 1990, série A no 185-A, p. 14, § 38
X c. Royaume-Uni, arrêt du 5 novembre 1981, série A no 46, p. 18, § 41
Witold Litwa c. Pologne, no 26629/95, § 78, CEDH 2000-III
Niveau d’importance : Importance moyenne
Opinion(s) séparée(s) : Oui
Conclusions : Violation de l'art. 3 ; Violation de l'art. 5-1-c ; Violation de l'art. 5-1-e ; Violation de l'art. 5-5 ; Préjudice moral - réparation pécuniaire ; Remboursement partiel frais et dépens
Identifiant HUDOC : 001-66329
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2004:0519JUD004456898
Télécharger le PDF original fourni par la juridiction

Sur les parties

Texte intégral

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE R.L. ET M.-J.D. c. FRANCE

(Requête no 44568/98)

ARRÊT

STRASBOURG

19 mai 2004

DÉFINITIF

10/11/2004 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire R.L. and M.-J.D. c. France,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

MM.G. Ress, président,

I. Cabral Barreto,
J.-P. Costa,
L. Caflisch,
B. Zupančič,
MmeM. Tsatsa-Nikolovska,
M.K. Traja, juges,
et de M. V. Berger, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 19 juin 2003 et 29 avril 2004,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 44568/98) dirigée contre la République française et dont deux ressortissants de cet Etat, M. R.L. et Mme M.-J.D. (« les requérants »), ont saisi la Cour le 5 novembre 1998 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »). Le président de la chambre a accédé à la demande de non‑divulgation de leur identité formulée par les requérants (article 47 § 3 du règlement).

2.  Les requérants sont représentés par Me Abadjian, avocat à Paris. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par M. A. Buchet, sous-directeur à la sous-direction des droits de l’homme de la direction des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères, en qualité d’agent.

3.  Les requérants alléguaient en particulier avoir subi des traitements contraires à l’article 3 de la Convention lors de leur arrestation. Le requérant se plaignait également, sous l’angle de l’article 5 § 1, de l’illégalité de son arrestation et sa détention subséquente et de ne pas avoir eu droit à réparation au sens de l’article 5 § 5.

4.  La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.

5.  Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).

6.  Par une décision du 20 mars 2003, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable.

7.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la troisième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

8.  Une audience s’est déroulée en public au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 19 juin 2003 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

–  pour le Gouvernement

M. A. Buchet, sous-directeur à la sous-direction des droits de l’homme de la direction des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères, agent,

M. G. Dutertre, rédacteur à la sous-direction des droits de l’homme de la direction des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères,

Mme O. Wingert, magistrat au service des affaires européennes et internationales du ministère de la Justice,

Mme F. Doublet, de la direction des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de l’Intérieur, conseillers ;

–  pour les requérants
Me F. Guery, avocate au barreau de Paris, conseil.
 

La Cour a entendu M. Buchet et Me Guéry en leurs déclarations et en leurs réponses aux questions des juges.

9.  Par une décision du 18 septembre 2003, la chambre a déclaré le grief tiré de l’article 8 irrecevable.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

10.  Les requérants sont nés respectivement en 1950 et 1959 et résident à Paris et à La Varenne.

A.  La genèse de l’affaire

11.  Pour leur activité, les requérants, restaurateurs à Paris, prirent à bail des locaux dont la sortie de secours donnait sur un couloir contigu à un autre restaurant. Un litige s’installa entre les requérants et les restaurateurs voisins quant à l’utilisation de la porte de cette issue de secours.

12.  Les voisins auraient empêché un usage normal de l’issue de secours du restaurant des requérants soit en la fermant, soit en installant devant elle les tables de leur restaurant ou encore en affichant leurs menus sur cette porte.

Le requérant aurait jeté de l’eau par le soupirail de la cave afin de commettre des dégradations dans l’établissement des voisins. Il aurait proféré des menaces de mort à l’encontre de l’un des restaurateurs voisins. Les services de police, alertés, convoquèrent à plusieurs reprises les requérants au commissariat de police du 5ème arrondissement.

D’après les requérants, les policiers du quartier auraient pris fait et cause pour les restaurateurs voisins puisque certains d’entre eux allaient s’y restaurer.

13.  Selon les requérants, les restaurateurs voisins ont tenté d’acquérir le couloir en question afin d’agrandir leur commerce, mais le propriétaire avait refusé car cela aurait eu pour effet de condamner l’autre local qui n’aurait plus correspondu aux normes requises de sécurité sans cette issue de secours. Ils maintenaient cette issue ouverte, car elle constituait pour eux à la fois une sortie de secours et un accès indispensable à l’exercice de leur activité. Les exploitants voisins exigeaient qu’elle fût fermée afin d’étendre devant elle la terrasse de leur restaurant pour y installer leurs clients et affichaient sur cette porte de secours leur propre menu tout en les empêchant d’y apposer le leur. Parmi les habitués du restaurant des voisins, figuraient des membres des services de police qui n’hésitèrent pas à prêter leur concours à une opération de harcèlement destinée à intimider les requérants et à leur faire quitter les lieux. De nombreux procès-verbaux furent dressés à leur encontre pour des motifs infondés. Ils ont, en outre, été sans cesse convoqués au commissariat pour des raisons aussi diverses que fantaisistes (pas moins de seize procès-verbaux et convocations entre le 22 juillet 1991 et le 2 août 1993).

14.  Selon le Gouvernement, le 30 juillet 1993, un policier, l’inspecteur P., qui s’était rendu au restaurant des requérants à la suite d’une dénonciation des restaurateurs voisins, fut verbalement agressé par le requérant, très excité à l’encontre de la police et de ses voisins.

15.  Les requérants indiquent que ce jour-là, le requérant afficha un panneau de ses menus sur la porte de l’issue litigieuse de son établissement. Quelques minutes plus tard, il s’opposa à la demande d’un policier en civil de retirer ce panneau. Face à son refus, l’agent partit en lui criant que la police le convoquerait avec sa compagne.

16.  Selon le Gouvernement, à la suite d’un nouvel incident avec leurs voisins survenu le 2 août 1993, les requérants furent convoqués au commissariat pour le jour même à 14 h mais ne déférèrent pas à cette convocation.

17.  Selon les requérants, ils furent convoqués à 15 h au commissariat du 5ème arrondissement. Le motif indiqué était « nuisances contre votre voisin ». Le requérant excédé aurait demandé à sa voisine de cesser d’utiliser la police et lui indiqua qu’il ne se rendrait pas à cette convocation. Celle-ci lui aurait répondu : « Cela ne fait rien, si vous n’y allez pas, on va venir vous chercher. »

18.  Le soir du 2 août peu avant 23 h, les requérants constatèrent que le panneau des menus avait été enlevé et le requérant en fixa un autre à l’aide d’une perceuse et de deux vis.

19.  Selon le Gouvernement, quelques minutes plus tard, trois policiers en civil pénétrèrent dans le restaurant des requérants par la sortie de secours. Ceux-ci, après avoir énoncé leur qualité et exhibé une carte de police, firent signe au requérant de les rejoindre à l’extérieur de l’établissement. Le requérant refusa de les suivre ; ils s’approchèrent et lui reprochèrent d’avoir procédé à la fixation du panneau sur l’issue de secours. Réagissant avec agressivité, le requérant les insulta, prenant les clients à témoin en prétendant que les policiers « étaient payés par ses voisins ». Il demanda à la requérante de lui passer l’appareil photographique avec lequel il prit plusieurs clichés des policiers. Le film, abîmé lors de l’interpellation, n’a jamais été développé. Une altercation s’ensuivit. Les policiers plaquèrent le requérant contre le comptoir et firent usage de la force pour le maîtriser. La requérante chercha à s’enfuir, mais l’un des fonctionnaires la rattrapa et la ramena dans la salle du restaurant. L’un des policiers passa les menottes au requérant et le fit sortir du restaurant pour le conduire dans un fourgon de la police.

20.  Selon les requérants, les trois hommes déclarant être de la police firent irruption dans le restaurant en passant par le couloir d’accès à la porte de secours. Ils reprochèrent aux requérants d’avoir apposé le panneau en question, au motif qu’il gênait les exploitants du restaurant voisin ; ils leur indiquèrent qu’ils étaient venus les chercher pour les emmener au commissariat afin d’établir un procès-verbal.

Les requérants refusèrent de les suivre et la requérante voulut prendre des photos pour conserver une preuve de cette intervention. Les policiers se jetèrent sur elle et sur le requérant, qu’ils plaquèrent à plusieurs reprises contre le comptoir en lui portant plusieurs coups. Ils appelèrent au secours, mais d’autres policiers intervinrent. Ces autres policiers en civil étaient déjà présents dans le restaurant. Lorsque la requérante tenta de s’enfuir avec l’appareil, l’un d’eux l’attrapa par les cheveux et la traîna sur le sol jusqu’au comptoir où le requérant était toujours maintenu.

Enfin, menottes aux poignets, le requérant fut emmené de force dans un car de police qui attendait devant le restaurant.

21.  Selon le Gouvernement, peu après 23 h, le requérant fut conduit, sur ordre de l’officier de paix, M. M., le plus haut fonctionnaire de police présent sur les lieux, jusqu’au commissariat du 5ème arrondissement.

22.  Après son arrivée au commissariat, le requérant fut conduit à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière où il s’entretint avec un médecin psychiatre, le docteur Bittencourt Dos Anjos.

Au cours de l’entretien, elle nota que le requérant « était extrêmement angoissé mais pas excité », qu’il lui sembla « interprétatif » et qu’il affirmait que les policiers « étaient corrompus et payés par les restaurateurs voisins ». Ne pouvant porter un diagnostic suffisamment précis sur son état psychique, elle décida de le faire conduire à l’infirmerie psychiatrique de la préfecture de police (IPPP).

23.  Le Gouvernement indique qu’après avoir été ramené au commissariat du 5ème arrondissement, le requérant fut transféré à celui du 13ème arrondissement où il aurait été présenté à 3 heures du matin au commissaire de police, M. F., qui ordonna sa conduite pour observation à l’IPPP.

24.  A 4 h 15, le requérant fut conduit à l’IPPP, où il fut présenté à Mlle Philippe, interne en psychiatrie. A la suite de cet entretien, il fut libéré de ses liens et put se restaurer.

25.  Selon le requérant, il fut d’abord ramené au commissariat du 5ème arrondissement. Là, on aurait remplacé ses menottes par des ceintures autour des mains et des pieds. Il aurait été maintenu ainsi sans boire ni manger, pendant environ une heure, non sans avoir été victime de quelques quolibets de la part de deux policiers qui l’avaient arrêté. En outre, on lui aurait refusé tant la visite d’un médecin que l’assistance d’un avocat. Toujours entravé, il fut ensuite dirigé vers le commissariat du 13ème arrondissement, avant d’être transféré à l’hôpital Sainte-Anne. Il y eut un entretien avec une psychiatre : elle aurait constaté que ses propos étaient parfaitement cohérents et aurait indiqué ne pas avoir le pouvoir de le remettre en liberté. Elle ordonna donc son placement à l’infirmerie en vue de son examen par le psychiatre de service.

26.  Le 3 août 1993, à 10 h 45, le requérant s’entretint avec le docteur Ribes-Barral, médecin psychiatre, qui rédigea le certificat médical suivant :

« Adressé pour un différend entre restaurateurs concurrents, M. R. L. s’agite et appelle au secours, cet état entraîne son envoi à l’infirmerie psychiatrique. A l’entretien, patient calme, bien orienté, expose les problèmes rencontrés depuis deux ans (...) avec son voisin immédiat. Reconnaît avoir appelé au secours ainsi que son associée. Ne présente à ce jour aucune pathologie psychiatrique nécessitant une hospitalisation. Non-application de la loi du 27 juin 1990. A noter des ecchymoses sur le thorax et à la base du cou et sur les deux poignets. »

27.  Le requérant fut reconduit au commissariat du 5ème arrondissement, où il refusa de signer une déposition au motif qu’elle ne reflétait pas la réalité. Il fut libéré à 12 h 45.

28.  Le 4 août 1993, il se présenta chez le docteur Barnoin à qui il fit part de ses maux : douleur lancinante des bras, céphalées nuit et jour ; difficultés respiratoires; sommeil difficile et réveils fréquents et d’une manière générale, difficultés de déplacements et d’exécution des gestes de la vie quotidienne. Le médecin dressa un certificat médical dans les termes suivants :

« Compte rendu de l’examen médical de M. R. L. que j’ai personnellement effectué en mon cabinet le mercredi 4 août 1993 : (...)

Auscultation pulmonaire : murmure vésiculaire harmonieusement perçu dans toutes les aires d’auscultation pulmonaire. Percussion : aucune matité n’est perçue. Mais par contre la percussion du thorax entraîne des réactions douloureuses de M. R. L.

Au total : examen pulmonaire normal si ce n’est des réactions douloureuses thoraciques.

Examen neurologique : station debout difficilement tenue longtemps. Marche en avant et en arrière les yeux fermés : impossible : vacillements importants. Epreuve des index très perturbée. Epreuve index/nez perturbée avec mouvement lents et hésitants et imprécis. Œil droit et gauche : pas de nystagmus.

Réflexes ostéo-tendineux : rotulien : non retrouvé, ni à droite ni à gauche. Achilléen : lent à droite et à gauche. Bicipital et tricipital : non retrouvés.

Tronc : palpation douloureuse du thorax ; palpation abdominale : douleur de l’hypocentre droit avec défense ; rate : non palpable (...) ; fosse lombaire gauche douloureuse mais non empâtée.

Examen du tégument : cou : trois érosions cutanées de la taille d’une pièce de 1 franc situées sur la moitié gauche du cou ; thorax : nombreuses ecchymoses prédominant sur la moitié supérieure du thorax gauche, à type de petits hématomes, chacun de la taille d’une pièce de 1 franc, au nombre de huit.

Hémi-thorax supérieur droit : petite érosion cutanée à gauche du mamelon, et petit hématome (pièce de 1 franc) à la jonction costo-claviculaire.

Bras droit : une érosion cutanée au 1/3 supérieure de la face antérieure et au dessous existe un hématome (jonction 1/2 supérieure - 1/2 inférieure). Ces deux lésions sont de la taille d’une pièce de 1 franc. Avant-bras droit : petite érosion cutanée filiforme de 0,5 cm de large sur 4 cm de long un tiers supérieur de la face postérieure de cet avant-bras droit. Bras gauche : à la jonction de la 1/2 inférieure et de la moitié supérieure de la face antérieure existe un hématome de 3 cm en voie de résorption. Avant-bras gauche : trois hématomes, tous de la taille d’une pièce de 1 franc environ. Situation : un hématome situé à la face interne, en regard de l’articulation du coude. Deux hématomes sur la face postérieure à la jonction du 1/3 supérieure et du 1/3 moyen.

Abdomen : le côté gauche présente quatre petits hématomes, de la taille d’une pièce de 1 franc. Il existe une petite érosion cutanée du flanc gauche. Côté droit : érosion cutanée sous-costale de 4 cm de large environ sur 6 cm de long. Sur le flanc droit existe un hématome de 3 cm de long sur 6 cm de hauteur. En conclusion, l’état actuel de M. R. L. : nécessite des examens complémentaires donc contrôle (radiographie du thorax, échographie abdominale) ; nécessite un arrêt de travail pour incapacité temporaire totale de travail de six jours (...) »

29.  Un autre certificat d’arrêt de travail fut établi jusqu’au 20 août 1993.

30.  Le 4 août 1993, le docteur Gourçon examina les requérants. Il dressa le certificat médical suivant :

« (...) M. R. L. (...) m’a dit avoir été victime d’une agression le lundi 2 août au soir. A l’examen on note de multiples contusions avec hématome sur toute la face antérieure et le côté droit du thorax. Douleur vive à la pression de tout le gril costal antérieur.

Plaie contuse région lombaire. Hématome et contusion avec douleur du poignet droit et du bras droit.

M. R. L. paraît choqué et très abattu. Il n’a pas pu dormir depuis ce temps-là (...) »

Il prescrivit au requérant un arrêt de travail pour une durée de onze jours à partir de son examen, donc jusqu’au 15 août 1993.

Il fit de même à l’égard de la requérante et dressa un certificat à son propos :

« (...) Mme M.-J. D. (...) m’a dit avoir été victime d’une agression le 2 août au soir. A l’examen on note : un important hématome avec douleur à la face externe du bras droit. Des contusions et hématomes multiples des avant-bras. Hématome cuisse gauche. Plaies contuses des coudes. Mme M.-J. D. paraît plutôt abattue et sans ressort (...) ».

B.  La procédure pénale

31.  Le 18 octobre 1993, le requérant adressa une plainte avec constitution de partie civile au doyen des juges d’instruction près le tribunal de grande instance de Paris pour « arrestation et séquestration illégales ou arbitraires, atteinte aux libertés, coups et violences et voies de fait ayant entraîné une incapacité totale de travail supérieure à huit jours avec cette circonstance que les coups ont été portés par des agents et officiers de police judiciaire dans l’exercice de leurs fonctions et abus d’autorité ». La requérante fit de même, dénonçant des « coups, violences et voies de fait ayant entraîné une incapacité totale de travail supérieure à huit jours avec cette circonstance que les coups ont été portés par des agents et officiers de police judiciaire dans l’exercice de leurs fonctions et abus d’autorité ».

32.  Le procureur de la République près le tribunal de grande instance de Paris requit l’ouverture d’une information contre X, du chef de violences illégitimes, attentat aux libertés, arrestation illégale, séquestration arbitraire et abus d’autorité.

33.  Le 15 décembre 1993, une information fut ouverte des chefs d’attentat aux libertés, arrestation illégale, séquestration arbitraire, violences illégitimes et abus d’autorité. Un juge d’instruction près le tribunal de grande instance de Paris fut désigné.

34.  Dans le cadre des investigations médicales, le docteur Leporc fut commis par le juge d’instruction aux fins d’examen des parties civiles. Le 17 janvier 1994, il rendit son rapport, en concluant notamment :

« (...) les violences subies par M. R. L., le 2 août 1993, lui avaient occasionné de multiples lésions sur le tronc, la région lombaire et les deux membres supérieurs ayant entraîné une incapacité d’une durée totale de dix jours allant du 2 au 11 août 1993, un pretium doloris estimé à 3/7, et un préjudice esthétique apprécié à 0,5/7. Quant aux lésions présentées par Mlle M.-J. D. à l’occasion des mêmes faits, elles étaient constituées de multiples hématomes au niveau des membres supérieurs, et avaient entraîné pour la jeune femme une incapacité d’une durée totale de six jours allant du 2 au 7 août 1993 ainsi qu’un pretium doloris estimé à 2/7. »

L’expert notait que le requérant pesait 70 kilos pour 1,69 m et la requérante 49 kilos pour 1, 57 m.

Par ailleurs, il précisait qu’aucun des deux requérants ne présentait de séquelle somatique fonctionnelle ou d’incapacité permanente partielle.

35.  Dans le cadre des investigations effectuées sur commission rogatoire par les fonctionnaires de l’inspection générale des services, M. Maccuin, inspecteur divisionnaire du commissariat du 5ème arrondissement, dressa les procès-verbaux suivants :

Le 29 mars 1994, sur audition du docteur Ribes-Barral :

« (...) J’ai examiné ce Monsieur en fin de matinée soit le lendemain des faits. A son arrivée, il avait été examiné par l’interne de service (...). Lorsque j’ai examiné M. R. L. il était calme. Ce M. ne présentait pas de pathologie mentale le jour où je l’ai examiné. Il m’a exposé la série de différends qui l’oppose depuis plusieurs mois au restaurateur voisin. (...). L’exposé des faits par M. R. L. était très précis et il reconnaissait avoir eu des réactions très violentes ce soir là. Son associée, une jeune femme, était présente à l’infirmerie, car elle avait été convoquée, a exposé des faits identiques et reconnu s’être elle-même énervée. J’ai prévenu le commissariat compétent et après avoir eu l’accord de ce service j’ai laissé repartir M. R. L. (...) »

Le 18 avril 1994, sur audition du docteur Mme Bittencourt Dos Anjos, médecin psychiatre :

« (...) j’ai été amenée à consulter M. R. L. pour un examen de comportement. (...). Ce sont des policiers en civil qui ont amené ce M. (...). Ils ont donc amené M. R. L. dans la nuit, mais je ne me souviens plus s’il avait des menottes au poignet, par contre je me rappelle qu’il portait des traces aux deux bras ; ce n’étaient pas des traces de coups mais plutôt des traces comme quelqu’un qui a été fortement empoigné. M. R. L. était extrêmement angoissé mais pas excité à ce moment-là (...). Il m’a semblé toutefois interprétatif (...). J’ai décidé de le faire conduire à l’infirmerie psychiatrique car l’état dans lequel il se trouvait ne me permettait pas de porter un diagnostic précis sur son état et qu’il fallait qu’il soit examiné dans de meilleures conditions. Il ne m’a pas dit qu’il avait été frappé par les policiers mais j’ai bien vu les traces qu’il portait. Après l’examen, je l’ai remis aux mêmes policiers qui sont repartis avec lui. A ce moment-là, M. R. L. n’était pas violent. »

Le même jour, sur audition d’une cliente du restaurant, Mme Filip, présente au moment des faits :

« (...) Les hommes que nous n’avons pas pris dans un premier temps pour des policiers sont allés rapidement d’abord vers la femme puis après vers le plus petit des deux hommes (...). Ensuite il y a eu une empoignade opposant d’un côté l’homme et la femme et les policiers. Je me souviens plus dans quel ordre ça c’est passé. (...). Mon ami et d’autres clients se sont levés et sont allés voir mais un des hommes leur a montré une carte de police et ils sont retournés à leur place (...). La bagarre a continué et les policiers ont réussi à maîtriser et l’homme et la femme. Cette bagarre a duré pendant dix minutes à un quart d’heure mais je ne me souviens plus de tous les détails. Pour moi, l’homme et la femme n’ont pas cherché à donner des coups aux policiers, ils se débattaient simplement. Je me souviens qu’à un moment un policier a pris la femme par les cheveux. Après, d’autres policiers sont arrivés (...). Je sais que la femme criait très fort, l’homme criait aussi mais moins il se plaignait surtout du traitement qu’on lui infligeait (...) »

Le 9 mai 1994 sur audition de Mlle Philippe, interne en psychiatrie :

« (...) Ce patient n’était pas délirant, il était cohérent dans ses propos. Il n’était pas content d’être là. (...) Je ne me rappelle pas s’il avait des traces de coups lorsqu’il est arrivé à l’infirmerie psychiatrique. Je me rappelle que ce M. n’avait pas d’antécédents psychiatriques. Il n’avait pas de problème d’alcoolémie ce jour-là. Je n’ai pas ordonné de médicaments. Ce patient est néanmoins resté à l’infirmerie jusqu’au lendemain car moi je n’ai pas de pouvoir de remise en liberté, d’ailleurs tous les patients amenés restent toujours jusqu’au lendemain (...) »

36.  Le juge d’instruction commit le docteur Chino, expert psychiatre, aux fins de procéder à l’examen psychiatrique du requérant et « de dire, après toutes auditions utiles si sa conduite, le soir des faits, à l’infirmerie psychiatrique de la préfecture de police était justifiée ».

37.  L’expert procéda aux opérations le 15 novembre 1995, et déposa son rapport le 21 novembre 1995. Celui-ci indiquait notamment :

« (...) Il ne nous est pas apparu au cours de cet examen que les dispositions de l’intéressé ne pouvaient relever d’un délire d’interprétation stricto-sensu. Nous ne l’avons pas trouvé particulièrement interprétatif, bien au contraire (....). De même, ses explications ne prennent jamais la consistance d’un véritable délire de persécution paranoïaque, les événements que l’intéressé nous décrit se cantonnent toujours dans le domaine de ses relations conflictuelles avec les époux M. et ne débordent jamais ce cadre (...).

Conclusions : L’examen du dossier médical de R. L. comme les données de notre examen ont permis de mettre en évidence que ce dernier ne présente pas d’affection psychiatrique proprement dite. Il n’empêche que l’examen que nous avons pu faire de R. L. nous a montré un sujet engagé dans un conflit avec son voisin et concurrent qui nous est apparu de beaucoup dépasser le simple conflit commercial où l’intéressé voudrait le cantonner et que l’intéressé lui-même a contribué vraisemblablement à mettre en place à son insu, pour la valeur symbolique que ce conflit peut présenter pour lui mais dont il ne veut pour l’instant rien savoir. Dans ces conditions, les policiers qui sont intervenus à son domicile, et qui ignoraient tout de ce que nous désignerons comme coordonnées psychologiques particulières de la situation, n’ont pu qu’être abusés par le comportement de l’intéressé ce soir-là. Le fait même qu’ils l’aient conduit à l’hôpital de la Salpêtrière peut se justifier comme une interrogation légitime sur la nature de ce comportement qui pouvait prêter, compte tenu de ce que nous pouvons en savoir aujourd’hui, à diverses interprétations possibles. »

38.  Le 9 mai 1996, le procureur prit son réquisitoire définitif, dans lequel il indiqua notamment :

« (...) il apparaît que les délits invoqués par les parties civiles ne sont ni caractérisés ni établis. En effet, il résulte des investigations effectuées par le magistrat instructeur que les policiers du commissariat du 5ème arrondissement requis par M. M. à la suite d’un incident comportant un tapage nocturne et l’opposant à M. R. L., étaient fondés à se rendre dans l’établissement de ce dernier, afin d’y recueillir ses déclarations et d’y faire cesser tout trouble. Il s’est avéré que, devant le refus agressif de M. R. L. de dialoguer avec les fonctionnaires de police, et son choix inconsidéré de les photographier dans l’exercice de leurs fonctions, ceux-ci ont été conduits à chercher à s’emparer de l’appareil photographique que le plaignant avait utilisé, puis amenés, devant la résistance de cette partie civile et la tentative de fuite de son amie, à les interpeller tous les deux, en usant de la force strictement nécessaire à cette action. Dès lors, les violences qu’ils ont pu, ce faisant, exercer sur la personne des plaignants ne présentent aucun caractère illégitime, et ne sauraient constituer une infraction pénale. Il en va de même de la conduite de M. R. L. dans les divers locaux de police où il a dû être emmené, ainsi que dans ceux de l’infirmerie psychiatrique de la préfecture de police où, aux dires même de l’expert qui a procédé à son examen psychiatrique, l’inquiétude que son état d’excitation provoquait légitimement, justifiait qu’il soit amené. Les délits d’attentat aux libertés, d’arrestation illégale et de séquestration arbitraire ne sont, en conséquence pas établis (...) »

39.  Le 22 mai 1996, le juge d’instruction rendit une ordonnance de non-lieu.

40.  Par un arrêt du 22 janvier 1997, la chambre d’accusation confirma l’ordonnance de non-lieu dans les termes suivants :

« 1. sur l’abus d’autorité :

(...) Cette infraction, contrairement aux affirmations des parties civiles, n’est pas constituée en l’espèce. Le restaurant exploité par les parties civiles, siège de l’intervention des fonctionnaires de police, ne constitue pas leur domicile mais un lieu ouvert au public et de surcroît les fonctionnaires de police, dont l’intervention avait été requise par M. M., n’y sont entrés que sur l’invitation de M. R. L., qui refusait de les rejoindre dans le couloir pour s’entretenir avec eux. Cette intervention des policiers dans le restaurant était légitime dès lors qu’elle avait lieu à la requête de tiers et avait pour but de mettre fin au tapage nocturne causé par le bruit de la perceuse dont M. R. L. venait de faire usage dans le but manifeste de gêner les clients du restaurant voisin.

2. sur les violences et voies de fait :

Les injures proférées publiquement à l’égard des policiers dans l’exercice de leurs fonctions par M. R. L. et Mme M.-J. D. totalement surexcités à la vue de ces derniers comme a pu l’indiquer un client du restaurant, M. D., et le fait de les photographier au moment de leur intervention alors qu’ils agissaient dans le cadre de leurs fonctions étaient de nature à les discréditer, à réduire leur autorité et à diminuer le respect dû à leur fonction et constituaient des outrages à agents justifiant qu’il soit procédé à l’interpellation de leurs auteurs. M. R. L. et Mme M.-J. D. n’ont pas contesté s’être débattus lors de leur interpellation ; à cet égard, la Cour relève que le docteur Ribes-Barral, qui a examiné M. R. L. le lendemain des faits, a déclaré que ce dernier et Mme M.-J. D, présente à l’entretien, avaient tous deux reconnu qu’ils avaient eu la veille au soir des réactions très violentes. Les témoignages recueillis, notamment parmi les clients, tendent à confirmer que la force n’a été utilisée par les policiers qu’en raison de la résistance opposée par les parties civiles surexcitées et ils ne permettent pas de caractériser des violences délibérées et injustifiées de leur part à l’occasion de ces interpellations. Les seules accusations des parties civiles, qui ne contestent pas s’être débattues, ne constituent pas des charges suffisantes à l’encontre des fonctionnaires pour justifier une mise en examen et il n’apparaît pas, en l’état des pièces de la procédure, que des investigations complémentaires soient susceptibles de révéler l’existence de charges sérieuses à l’encontre de ces derniers.


3. sur l’arrestation et séquestration illégales et l’atteinte à la liberté individuelle :

(...) Les articles 114 ancien et 432-4 du code pénal répriment le fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public, d’ordonner ou d’accomplir arbitrairement un acte attentatoire à la liberté individuelle. Ces textes supposent que cette personne ait agi dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de ses fonctions et par abus de l’autorité qui lui a été déléguée. A supposer les faits dénoncés répréhensibles, ils ne pourraient constituer que cette infraction et non pas les délits d’arrestation et de séquestration illégales prévus et réprimés par les articles 341-3e ancien et 224-1 alinéa 3 du code pénal, les fonctionnaires de police et en particulier M. Marcon, officier de la paix, qui a ordonné que M. R. L. soit examiné par un médecin en vue d’un transfert éventuel à l’infirmerie psychiatrique, agissant dans l’exercice de leurs fonctions et non pas dans un intérêt privé, auquel cas seules les dispositions des articles 341 ancien et 224-1 du code pénal seraient applicables.

En l’espèce, aucun grief ne peut être formulé à l’encontre de ces derniers. Il résulte des éléments du dossier que l’excitation dont M. R. L. a fait preuve était révélatrice d’une agitation psychique suffisamment importante et inquiétante pour faire craindre, après le départ des services de police, un danger pour la sécurité de M. et Mme M., et c’est à bon droit que M. Marcon, en application des dispositions de l’article L 343 du code de santé publique, a pris la décision de le faire examiner par un médecin en vue de son éventuel transfert à l’infirmerie psychiatrique de la préfecture de police. L’article précité autorise en effet à Paris les commissaires de police, en cas de danger imminent pour la sûreté des personnes, à prendre des mesures provisoires à l’égard des personnes dont le comportement révèle un trouble mental à charge d’en déférer dans les vingt-quatre heures au préfet (...) ; la Cour relève que le docteur Bittencourt Dos Anjos, qui a examiné M. R. L. dans la soirée du 2 août aussitôt son interpellation, n’a pu porter un diagnostic précis sur son état psychique, qualifié par ce praticien « d’interprétatif », et qu’il a estimé nécessaire de le faire conduire à l’infirmerie psychiatrique en vue d’un examen plus approfondi.

Il apparaît dans ces conditions, M. R. L. ayant été remis en liberté le 3 août en fin de matinée après un entretien approfondi avec le docteur Ribes-Barral avant l’expiration du délai de vingt-quatre heures, qu’aucun acte arbitraire et attentatoire à sa liberté individuelle n’a été commis. »

41.  Les requérants formèrent un pourvoi à l’appui duquel ils reprochèrent à l’arrêt de la chambre d’accusation de ne pas avoir considéré leur restaurant comme un « domicile ». Ils s’appuyèrent également sur le défaut de justification des « violences », au motif que la force utilisée n’avait pas été « strictement nécessaire » à l’intervention. Enfin, eu égard aux dispositions de l’article L 343 du code de la santé publique, ils soulevèrent l’incompétence de « l’officier de la paix » pour décider de l’adoption de mesures à l’encontre du requérant, ainsi que le défaut de fondement légal de la mesure de rétention au sein de l’infirmerie psychiatrique compte tenu des constatations des experts psychiatres.

Par un arrêt du 6 mai 1998, la Cour de cassation rejeta le pourvoi en ces termes :

« (...) Attendu que les énonciations de l’arrêt attaqué mettent la Cour de cassation en mesure de s’assurer que, pour confirmer l’ordonnance de non-lieu entreprise, la chambre d’accusation, après avoir exposé les faits dénoncés par les parties civiles, a répondu aux articulations essentielles du mémoire déposé par celles-ci et, après avoir considéré comme inutile le supplément d’information demandé, a exposé les motifs par lesquels elle a estimé qu’il n’existait pas de charges suffisantes contre quiconque d’avoir commis les infractions reprochées, notamment, au regard des articles 224-1 et 432-4 du code pénal, dès lors que l’excitation dont R. L. a fait preuve était révélatrice d’une agitation psychique suffisamment importante et inquiétante pour faire craindre, après le départ de la police, un danger pour la sécurité. »

II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

42.  Les dispositions pertinentes du code de la santé publique se lisent comme suit :

Article L 343

« En cas de danger imminent pour la sûreté des personnes, attesté par un avis médical ou, à défaut, par la notoriété publique, le maire et, à Paris, les commissaires de police arrêtent, à l’égard des personnes dont le comportement révèle des troubles mentaux manifestes, toutes les mesures provisoires nécessaires, à charge d’en déférer dans les vingt-quatre heures au préfet qui statue sans délai et prononce, s’il y a lieu, un arrêté d’hospitalisation d’office dans les formes prévues à l’article L 342 (...) »

Article L 351

« Toute personne hospitalisée sans son consentement ou retenue dans quelque établissement que ce soit, public ou privé, qui accueille des malades soignés pour troubles mentaux, son tuteur si elle est mineure, son tuteur ou curateur, si majeure elle a été mise sous tutelle ou en curatelle, son conjoint son concubin, tout parent ou toute personne susceptible d’agir dans l’intérêt du malade et éventuellement le curateur à la personne peuvent, à quelque époque que ce soit, se pourvoir par simple requête devant le président du tribunal de grande instance du lieu de la situation de l’établissement qui, en statuant en la forme des référés après débat contradictoire et après les vérifications nécessaires, ordonne, s’il y a lieu, la sortie immédiate.

Toute personne qui a demandé l’hospitalisation ou le procureur de la République, d’office, peut se pourvoir aux mêmes fins.

Le président du tribunal de grande instance peut également se saisir d’office, à tout moment, pour ordonner qu’il soit mis fin à l’hospitalisation sans consentement. A cette fin, toute personne intéressée peut porter à sa connaissance les informations qu’elle estimerait utiles sur la situation d’un malade hospitalisé. »

43.  Les dispositions pertinentes du code pénal et du code de procédure pénale sont ainsi rédigées :

Article R. 623-2 du code pénal

« Les bruits ou tapages injurieux ou nocturnes troublant la tranquillité d’autrui sont punis de l’amende prévue pour les contraventions de 3ème classe (...) »

Article 73 du code de procédure pénale

« Dans le cas de crime ou de délit flagrant puni d’une peine d’emprisonnement, toute personne a qualité pour appréhender l’auteur et le conduire devant l’officier de police judiciaire le plus proche. »

Article 114 ancien du code pénal

« Lorsqu’un fonctionnaire public, un agent ou un préposé du Gouvernement aura ordonné ou fait quelque acte arbitraire ou attentatoire soit à la liberté individuelle, soit aux droits civiques d’un ou de plusieurs citoyens, soit à la Constitution, il sera condamné à la peine de la dégradation civique . (...) »

Article 209 ancien du code pénal

« Toute attaque, toute résistance avec violences et voies de fait envers les officiers ministériels, les gardes champêtres ou forestiers, la force publique, (...) agissant pour l’exécution des lois, des ordres ou ordonnances de l’autorité publique, des mandats de justice ou jugements, est qualifiée, selon les circonstances, crime ou délit de rébellion. »

Article 224 ancien du code pénal

« L’outrage fait par paroles, gestes, écrits ou dessins non rendus publics ou encore par envoi d’objets quelconques dans la même intention, et visant tout officier ministériel ou tout commandant ou agent de la force publique, dans l’exercice de ses fonctions, sera puni d’un emprisonnement de quinze jours à trois mois et d’une amende de 500 F à 15 000 F ou de l’une de ces deux peines seulement. »

Article 341 ancien du code pénal

Ceux qui, sans ordre des autorités constituées et hors les cas où la loi ordonne de saisir des prévenus, auront arrêté, détenu ou séquestré des personnes quelconques, seront punis :

1o De la réclusion criminelle à perpétuité, si la détention ou séquestration a duré plus d’un mois ;

2o De la réclusion criminelle à temps de dix à vingt ans, si la détention ou séquestration n’a pas duré plus d’un mois ;

3o D’un emprisonnement de deux à cinq ans, s’ils ont rendu la liberté à la personne arrêtée, séquestrée ou détenue, avant le cinquième jour accompli depuis celui de l’arrestation, détention ou séquestration. »

Article 432-4 ancien du code pénal

« Le fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public, agissant dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de ses fonctions ou de sa mission, d’ordonner ou d’accomplir arbitrairement un acte attentatoire à la liberté individuelle est puni de sept ans d’emprisonnement et de 700 000 francs d’amende. (...) »

Article 433-5 du code pénal

« Constituent un outrage puni de 7500 euros d’amende les paroles, gestes ou menaces, les écrits ou images de toute nature non rendus publics ou l’envoi d’objets quelconques adressés à une personne chargée d’une mission de service public, dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de sa mission, et de nature à porter atteinte à sa dignité ou au respect dû à la fonction dont elle est investie. Lorsqu’il est adressé à une personne dépositaire de l’autorité publique, l’outrage est puni de six mois d’emprisonnement et de 7 500 euros d’amende. Lorsqu’il est adressé à une personne chargée d’une mission de service public et que les faits ont été commis à l’intérieur d’un établissement scolaire ou éducatif, ou, à l’occasion des entrées ou sorties des élèves, aux abords d’un tel établissement, l’outrage est puni de six mois d’emprisonnement et de 7 500 euros d’amende. Lorsqu’il est commis en réunion, l’outrage prévu au premier alinéa est puni de six mois d’emprisonnement et de 7500 euros d’amende, et l’outrage prévu au deuxième alinéa est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. »

Article 433-6 du code pénal

« Constitue une rébellion le fait d’opposer une résistance violente à une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public agissant, dans l’exercice de ses fonctions, pour l’exécution des lois, des ordres de l’autorité publique, des décisions ou mandats de justice. »

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

A.  Arguments des parties

1.  Les requérants

44.  Les requérants, s’appuyant sur l’arrêt Irlande c. Royaume-Uni du 18 janvier 1978, se réfèrent à la notion de traitement dégradant retenue par la Cour qui l’a définie comme des « mesures de nature à créer chez les individus des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à les humilier, à les avilir et à briser éventuellement leur résistance physique ou morale ».

45.  Ils font valoir que dans l’affaire grecque (Annuaire 1969, 12 bis, p. 186), la Commission avait considéré qu’« un traitement appliqué à un individu peut être dit dégradant s’il l’humilie grossièrement devant autrui ou le pousse à agir contre sa volonté ou sa conscience ». Enfin, dans l’affaire des Asiatiques d’Afrique orientale c. le Royaume-Uni (rapport non publié du 14 décembre 1973, §§ 188 et 189), la Commission a estimé qu’un traitement est dégradant « lorsqu’il provoque un abaissement du rang, de la situation ou de la réputation de celui qui en est l’objet aux yeux d’autrui ou à ses propres yeux ».

46.  Compte tenu de ces définitions, les requérants considèrent que la preuve que les agents de la force publique se sont montrés coupables de tels actes est établie dans la mesure où ils les ont frappés, traînés au sol et ceinturés devant leurs clients, ce qui a constitué une humiliation non seulement aux yeux de ces derniers, mais également à leurs propres yeux. Cet événement a fortement entaché leur réputation, ainsi que celle de leur restaurant.

47.  Les requérants exposent que l’un des policiers qui s’était fait passer pour un client prit la requérante par les cheveux, la traîna par terre et lui donna un coup de poing au seul motif qu’elle avait voulu prendre des photos de la scène. Ils font valoir que les traitements qu’ils ont subis les ont poussés à se débattre et à crier devant leurs clients, ce qui a également terni leur réputation. Ils soulignent que les violences qui leur ont été infligées ont été telles qu’une incapacité temporaire de travail substantielle s’en est suivie pour chacun d’eux. Par conséquent, ils estiment que les éléments constitutifs d’un traitement dégradant sont réunis en l’espèce.

48.  S’agissant du seuil de gravité et, eu égard à l’argument du Gouvernement qui considère qu’il n’y a pas lieu de considérer que les faits peuvent constituer une atteinte physique ou mentale aux requérants, alors qu’il reconnaît par ailleurs la réalité des coups et blessures ainsi que les circonstances de fait de l’interpellation survenue dans l’enceinte de l’établissement, les requérants exposent les arguments suivants.

49.  En ce qui concerne la légitimité de l’intervention, ils soulignent que le motif de celle-ci était lié à un tapage nocturne allégué par les voisins. Or, s’agissant de restaurants situés en plein Quartier Latin (animé et fréquenté par de nombreux touristes et badauds à toutes heures du jour et de la nuit), la notion de tapage nocturne à raison de la fixation d’un menu avec des vis doit être particulièrement relativisée.

50.  En ce qui concerne la nécessité de l’interpellation, si le Gouvernement prétend qu’elle aurait été rendue nécessaire en raison du comportement du requérant, les requérants exposent qu’ils ont été interpellés et maltraités avant d’avoir cette réaction, ce qui explique la tentative de fuite de la requérante. Enfin, en ce qui concerne le caractère proportionné de l’intervention, ils insistent sur l’importance des blessures subies.

51.  Les requérants concluent que les conditions de leur interpellation, survenue en pleine activité professionnelle devant leurs clients et accompagnée d’une violence telle ayant entraîné les séquelles susmentionnées, sont de nature à caractériser le seuil de gravité suffisant à établir la violation de l’article 3 de la Convention.

2.  Le Gouvernement

52.  Le Gouvernement rappelle que la Cour a défini le traitement dégradant comme un acte qui cause à l’intéressé « aux yeux d’autrui ou à ses yeux, une humiliation ou un avilissement » (Campbell et Cosans c. Royaume-Uni, arrêt du 25 février 1982, série A no 48). Il rappelle toutefois, qu’une mesure qui abaisse une personne dans son rang sa situation ou sa réputation ne peut être considérée comme dégradante que si elle atteint un certain degré de gravité (Raninen c. Finlande, arrêt du 16 décembre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VIII).

53.  En conséquence, il fait valoir qu’il ne suffit pas que le traitement soit déshonorant ou même illégal, pour qu’il puisse être qualifié de dégradant, au sens de l’article 3 de la Convention. Encore faut-il que l’atteinte à la dignité subie revête un degré minimal de gravité. Il rappelle que l’appréciation de ce seuil est par essence relative et « dépend de l’ensemble des données de la cause et notamment de la nature et du contexte du traitement ainsi que des modalités de son exécution, de sa durée, de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime » (Cruz Varas et autres c. Suède, arrêt du 20 mars 1991, série A no 201).

54.  Le Gouvernement ne conteste pas qu’une certaine contrainte ait été exercée par les policiers pour maîtriser les requérants. Il fait toutefois observer que cette contrainte n’avait pas pour but d’infliger des souffrances aux requérants, mais uniquement de les maîtriser, alors que ceux-ci résistaient avec force et détermination à l’interpellation.

55.  En l’espèce, les trois gardiens de la paix n’ont procédé à l’interpellation des requérants qu’à la suite du comportement adopté par ceux-ci et des risques que le requérant faisait courir à autrui. Ce dernier aurait violemment pris à parti les policiers, les accusant de violation de domicile et de collusion avec les restaurateurs voisins. Afin de saisir un appareil photographique que le requérant voulait utiliser pour les prendre en photo, les policiers ont tenté de le ceinturer. Les témoins ont souligné qu’il était surexcité, se débattait énergiquement, refusant de se laisser maîtriser, se plaignant en criant et en prenant les clients à témoin. La requérante, qui s’était emparé de l’appareil photographique, hurlait également, faisant état du caractère illégal de l’intervention des forces de l’ordre. Elle tenta de s’enfuir mais elle fut rattrapée par des policiers qui essayaient de la maîtriser. Le Gouvernement estime que l’intervention des policiers ne saurait en l’espèce passer pour illégitime ou injustifiée. Il souligne encore que, devant le juge d’instruction, le requérant a déclaré : « Il est exact que j’ai opposé une résistance. Je ne voulais pas qu’on me passe les menottes. » Et devant le docteur Ribes-Barral, il reconnut « avoir eu des réactions très violentes ce soir-là. »

Quant à la requérante, elle indiqua au magistrat instructeur : « Je me suis débattue et j’ai appelé au secours. J’ai réussi à me dégager. J’ai essayé de partir par la porte d’entrée. Ils m’ont rattrapée et traînée par terre. »

Le Gouvernement souligne que cette résistance revêt une qualification pénale, le délit de rébellion prévu à l’article 209 de l’ancien code pénal et à l’article 433-6 du nouveau code pénal.

56.  Il expose que le magistrat instructeur désigné le 15 décembre 1993 a ordonné dès le 21 décembre 1993, une expertise médicale des parties civiles afin de déterminer la gravité des violences. Il ressort du rapport du docteur Leporc du 17 janvier 1994 que le requérant avait de multiples hématomes sur le thorax et l’abdomen ainsi qu’aux membres supérieurs, une plaie superficielle au niveau de la région lombaire. Ces lésions cutanées ont été qualifiées de « gravité moyenne » par l’expert, comme n’étant pas accompagnées de lésions organiques. En conséquence, le préjudice subi par le requérant a été évalué comme suit : incapacité temporaire de travail (« ITT ») de 10 jours, incapacité permanente partielle (« IPP ») et préjudice d’agrément nuls ; préjudice esthétique de 0,5 sur l’échelle de 7. Le pretium doloris a été évalué à 3/7. S’agissant de la requérante, ont été relevés un important hématome sur la face externe du bras droit, des contusions et hématomes multiples des avant-bras, un hématome à la cuisse gauche, des plaies et contusions aux coudes. Ces blessures ont été qualifiées par le médecin de « sans gravité », ne nécessitant pas de soins particuliers. En conséquence, le préjudice subi a été évalué par l’expert comme suit : ITT  de 6 jours ;  IPP  nulle ; préjudice esthétique et d’agrément nuls. Le pretium doloris est évalué à 2/7.

57.  Selon le Gouvernement, les photographies des hématomes et contusions produites par les parties civiles démontrent que l’ensemble des hématomes résulte manifestement non pas de coups délibérément portés, mais uniquement des diverses pressions exercées sur le corps pour parvenir à maîtriser les intéressés.

A cet égard, l’interpellation s’est déroulée dans des conditions difficiles dans la mesure où les requérants auraient reconnu tant devant le magistrat instructeur que devant le docteur Ribes-Barral, avoir eu « des réactions très violentes ». Ils auraient opposé une vive résistance et les trois fonctionnaires de police initialement présents sur les lieux ont dû s’adjoindre des renforts pour parvenir à les maîtriser. Parmi les clients, plus d’une vingtaine de personnes, aucun n’a fait état de coups qui auraient été assénés par les policiers. En revanche, les témoins entendus au cours de l’instruction ont souligné les difficultés que les fonctionnaires de police ont rencontrées pour maîtriser les requérants. La force employée était proportionnée à l’attitude des requérants, elle n’a pas excédé le strict nécessaire et aucune trace de violence inutile ou abusive n’a été relevée. Le Gouvernement estime que la situation est comparable à celle de l’affaire Caloc, dans laquelle la Cour a estimé qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 3 (Caloc c. France, no 33951/96, CEDH 2000‑IX).

58.  En conséquence, s’il apparaît que l’expertise médico-légale judiciaire a permis d’établir l’existence de violences à l’encontre des requérants, l’enquête menée a démontré qu’il ne s’agissait pas de violences délibérées, exercées volontairement par les policiers mais exclusivement de tentatives légitimes des forces de l’ordre pour maîtriser des individus en état de surexcitation. Le Gouvernement souligne que les requérants n’ont fait valoir aucune donnée convaincante qui puisse amener la Cour à s’écarter des constatations de fait des juges nationaux (voir Klaas c. Allemagne, arrêt du 22 septembre 1993, série A no 269).

59.  S’agissant du caractère public de l’arrestation, le Gouvernement expose qu’il n’a pas été le fait des policiers, qui auraient dans un premier temps invité le requérant à s ‘expliquer à l’écart, hors de son restaurant. Ce n’est que face à son refus qu’ils auraient finalement pénétré dans les lieux. En outre, au lieu de les suivre, le requérant se serait mis à crier et à se rebeller en s’adressant directement aux clients. Cette attitude aurait provoqué un attroupement de badauds devant l’établissement, que les policiers durent disperser.

Le Gouvernement considère que le requérant ne saurait se plaindre d’une situation qu’il a contribué à créer par son refus persistant de déférer aux convocations au commissariat de police et à la proposition de suivre les trois policiers à l’extérieur de son restaurant. Il souligne que l’atteinte à la réputation des requérants n’a en tout état de cause pas dépassé celle inhérente à toute intervention policière dans un tel contexte. En ce sens et conformément à la jurisprudence de la Cour, l’intervention des policiers en un lieu public ne saurait en soi être qualifiée de traitement dégradant.

60.  En conséquence, le Gouvernement considère que les actes litigieux poursuivaient l’objectif légitime de rétablir l’ordre dans un lieu public et de faire respecter les policiers, publiquement calomniés par le requérant. Ils ne seraient pas disproportionnés, les requérants ayant été maîtrisés sans violence excessive à  leur égard.

Le Gouvernement conclut à la non violation de l’article 3 de la Convention.

B.  Appréciation de la Cour

61.  La Cour rappelle tout d’abord que, pour tomber sous le coup de l’article 3, les mauvais traitements doivent atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des circonstances propres à l’affaire, telles que la durée du traitement ou ses effets physiques ou psychologiques et, dans certains cas, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime. Lorsqu’un individu se trouve privé de sa liberté ou, plus généralement, se trouve confronté à des agents des forces de l’ordre, l’utilisation à son égard de la force physique alors qu’elle n’est pas rendue nécessaire par son comportement porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par l’article 3 (Tekin c. Turquie, arrêt du 9 juin 1998, Recueil 1998-IV, pp. 1517-1518, §§ 52 et 53, et Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 120, CEDH 2000-IV).

62.  Les allégations de mauvais traitement doivent être étayées devant la Cour par des éléments de preuve appropriés (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Klaas précité, p. 17, § 30). Pour l’établissement des faits, la Cour se sert du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » ; une telle preuve peut néanmoins résulter d’un faisceau d’indices ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précises et concordantes (Irlande c. Royaume-Uni, arrêt du 18 janvier 1978, série A no 25, p. 65, § 161 in fine, Aydin c. Turquie, arrêt du 25 septembre 1997, Recueil 1997-VI, p. 1889, § 73, et Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 88, CEDH 1999-V).

63.  La Cour relève que dans la présente affaire, les mauvais traitements allégués se sont produits lors de l’intervention des policiers dans le restaurant des requérants et de l’interpellation du requérant.

64.  Elle constate par ailleurs que trois certificats médicaux ont été établis deux jours après les faits et suite à l’examen du requérant par deux médecins et de la requérante par un médecin.

Le premier certificat, rédigé le 4 août 1993 et concernant le requérant, fait état d’érosions cutanées sur le cou, de nombreuses ecchymoses sur le thorax, d’hématomes et de contusions sur le bras droit et l’abdomen. Il conclut que l’état du requérant nécessite un arrêt de travail pour incapacité temporaire totale de travail pour six jours.

Le second certificat, concernant toujours le requérant mais établi par un autre médecin le même jour, mentionne de multiples contusions avec hématome sur toute la face antérieure et le côté droit du thorax, une plaie contuse dans la région lombaire, un hématome et une contusion avec douleur du poignet droit et du bras droit. Le médecin prescrivit au requérant un arrêt de travail jusqu’au 15 août 1993.

Une douleur fut également relevée par les deux médecins lors de la percussion du thorax du requérant.

Le troisième certificat établi par le deuxième médecin après examen de la requérante, fait état d’un important hématome avec douleur à la face externe du bras droit, de contusions et hématomes multiples des avant-bras, d’un hématome sur la cuisse gauche et de plaies contuses des coudes.

65.  Quant à l’expert nommé par le juge d’instruction, il conclut son rapport établi le 17 janvier 1994 en ces termes :

« (...) les violences subies par M. R. L., le 2 août 1993, lui avaient occasionné de multiples lésions sur le tronc, la région lombaire et les deux membres supérieurs ayant entraîné une incapacité d’une durée totale de dix jours allant du 2 au 11 août 1993, un pretium doloris estimé à 3/7, et un préjudice esthétique apprécié à 0,5/7. Quant aux lésions présentées par Mlle M.-J. D. à l’occasion des mêmes faits, elles étaient constituées de multiples hématomes au niveau des membres supérieurs, et avaient entraîné pour la jeune femme une incapacité d’une durée totale de six jours allant du 2 au 7 août 1993 ainsi qu’un pretium doloris estimé à 2/7. »

66.  La Cour relève qu’il n’est pas contesté que les membres des forces de police ont, lors de leur intervention, usé de la force pour maîtriser les requérants.

67.  Dans ces conditions, la Cour n’aperçoit pas de circonstances susceptibles de l’amener à douter de l’origine de ces douleurs et traces, qui peuvent être considérées comme consécutives à la contrainte exercée par les policiers lors de leur intervention dans le restaurant des requérants (Klaas précité, p. 17, § 30).

Elle relève néanmoins qu’aucun élément du dossier ne laisse supposer que les policiers ont porté volontairement des coups aux requérants.

68.  Dès lors, il appartient à la Cour de rechercher si la force utilisée était, en l’espèce, proportionnée. A cet égard la Cour attache une importance particulière aux blessures qui ont été occasionnées et aux circonstances dans lesquelles elles l’ont été.

69.  Elle relève en premier lieu que les forces de l’ordre sont intervenues à l’origine pour un simple problème de tapage nocturne entre restaurateurs voisins.

70.  Elle note par ailleurs qu’il n’a jamais été allégué que les policiers auraient eu des raisons de penser que les requérants étaient des individus violents, dangereux ou armés ; il ne ressort pas non plus du dossier qu’ils étaient particulièrement robustes (paragraphe 34 ci-dessus).

71.  Les requérants ne contestent certes pas avoir résisté et s’être débattus lors de l’intervention des policiers.

72.  La Cour constate que d’importantes et nombreuses traces ont été relevées sur les corps des requérants et qu’ils ont subi des ITT de dix jours pour le requérant et de six jours pour la requérante.

Elle estime, dans les circonstances de l’espèce, que les hématomes et contusions relevés étaient trop nombreux et trop importants et les ITT trop longues pour correspondre à un usage, par les policiers, de la force qui était rendu strictement nécessaire par le comportement des requérants (Selmouni précité, § 99, et Rehbock c. Slovénie, no 29462/95, §§ 76, 77, CEDH 2000‑XII).

73.  Partant, il y a eu en l’espèce violation de l’article 3 de la Convention.


II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 1 c) DE LA CONVENTION

A.  Arguments des parties

1.  Le requérant

74.  Le requérant se plaint du défaut de légalité de son arrestation par les fonctionnaires de police : aucune infraction n’avait été commise et sa dangerosité n’était pas établie. Il invoque l’article 5 § 1 c) de la Convention, qui dispose dans ses parties pertinentes :

« Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

(...)

c)  s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;

(...) »

75.  Il estime que les fonctionnaires de police ont procédé à son interpellation et à son arrestation en vue d’une mise en examen en tentant de les justifier par une infraction qu’il aurait commise.

76.  D’une part, son interpellation a eu lieu alors qu’il n’avait commis aucune infraction, qu’il n’était pas soupçonné d’en avoir commis et qu’aucun motif ne laissait croire qu’il allait en commettre une ou allait s’enfuir après l’avoir commise. D’autre part, il a été menotté et entravé alors qu’il n’essayait pas de s’enfuir et ne montrait aucun signe de dangerosité.

77.  Le requérant relève que le Gouvernement indique que l’intervention était motivée par la supposée commission de tapage nocturne, contravention prévue par l’article R 623-2 du code pénal et punie de l’amende prévue pour les contraventions de 3ème classe, à l’exclusion de toute peine d’emprisonnement.

78.  Il souligne par ailleurs - le Gouvernement le rappelle - que l’arrestation n’est pas envisageable dans l’hypothèse de la commission d’une contravention. Il en déduit que l’interpellation pour des faits supposés de tapage nocturne n’est donc pas conforme aux règles internes au sens de l’article 5 § 1 de la Convention.

79.  En ce qui concerne l’outrage allégué, le requérant souligne que ni lui ni la requérante n’ont jamais été poursuivis devant les juridictions pénales à raison de la commission de ce délit.

Il considère que ce dernier motif, invoqué uniquement dans le cadre de sa plainte contre X, ne peut, a posteriori, justifier une interpellation non conforme aux règles internes puisque le délit n’a jamais été constitué ni poursuivi.

2.  Le Gouvernement

80.  Le Gouvernement considère que les policiers étaient en droit de procéder, en flagrance, à l’interpellation du requérant qui avait effectivement commis un délit.

81.  A titre liminaire, il rappelle que l’intervention initiale de la police était tout à fait légitime, puisqu’elle faisait suite à la plainte des voisins s’estimant victimes du tapage nocturne provoqué par l’utilisation d’une perceuse électrique. L’intervention visait uniquement, pour les policiers en ronde dans le quartier, à recueillir la version des mis en cause et à faire cesser tout trouble à l’ordre public. Ils ne sont pas entrés dans le restaurant pour interpeller le requérant mais pour lui demander des explications sur les nuisances sonores.

82.  Le Gouvernement souligne que l’arrestation du requérant était légale dès lors que le motif de son interpellation résidait, non pas comme celui-ci le soutient, dans la contravention de tapage nocturne dont se plaignait le restaurateur voisin, mais dans l’attitude offensante qu’il a adoptée après l’arrivée des policiers.

83.  En l’occurrence, cette attitude pouvait valablement être interprétée comme constituant le délit d’outrage dans la mesure où son comportement et ses propos traduisaient le manque de respect dans lequel il tenait les policiers. Il fait valoir, en se référant aux passages pertinents des arrêts rendus, que cette analyse a d’ailleurs été retenue par les juridictions, la chambre d’accusation d’abord, dans son arrêt du 22 janvier 1997, la chambre criminelle de la Cour de cassation ensuite, dans son arrêt du 6 mai 1998.

84.  Il considère que le délit d’outrage autorisait l’interpellation du requérant, conformément à l’article 73 du code de procédure pénale. L’arrestation n’était donc pas arbitraire.

B.  Appréciation de la Cour

85.  Les termes « régulièrement » et « selon les voies légales » qui figurent à l’article 5 § 1 renvoient pour l’essentiel à la législation nationale et consacrent l’obligation d’en observer les normes de fond comme de procédure. Il incombe au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne. Toutefois, dès lors qu’au regard de l’article 5 § 1 l’inobservation du droit interne emporte violation de la Convention, la Cour peut et doit exercer un certain contrôle pour rechercher si le droit interne a bien été respecté (Douiyeb c. Pays-Bas [GC], no 31464/96, § 45, 4 août 1999, et Pantea c. Roumanie, no 33343/96, § 220, CEDH 2003‑VI

86.  La Cour rappelle par ailleurs qu’une personne ne peut être privée de liberté que dans les cas précisés à l’article 5 § 1. Une personne ne peut être détenue au regard de l’article 5 § 1 c) que dans le cadre d’une procédure pénale, en vue d’être conduite devant l’autorité judiciaire compétente parce qu’elle est soupçonnée d’avoir commis une infraction (voir, mutatis mutandis, Lawless c. Irlande, arrêt du 1er juillet 1961, série A no 3, pp. 51-53, § 14, Ciulla c. Italie, arrêt du 22 février 1989, série A no 148, pp. 16-18, §§ 38-41, et Ječius c. Lituanie, no 34578/97, § 50, CEDH 2000‑IX).

87.  En l’espèce, la Cour relève que les policiers sont intervenus initialement dans le restaurant des requérants en raison du bruit fait par le requérant lorsqu’il avait procédé à la fixation d’un panneau sur la porte de l’issue de secours. Elle constate avec les parties que le délit de tapage est prévu par la loi (article R.623-2 du code pénal) mais qu’il n’est puni que d’une peine d’amende et non d’une peine d’emprisonnement (paragraphes 43 et 78 ci-dessus).

88.  Elle note en outre que, de toute évidence, le bruit en question avait cessé lorsque les policiers arrivèrent sur place, puisque il est allégué que le requérant a fixé deux vis avec une perceuse, ce qui ne saurait être la cause d’une nuisance prolongée.

89.  Pour ce qui est du délit allégué d’outrage, la Cour note qu’il est effectivement prévu par la loi (article 433-5 du code pénal) et peut conduire à une peine d’emprisonnement. Elle relève toutefois sur ce point qu’il ne ressort pas du dossier que les requérants aient été, ultérieurement, poursuivis pénalement de ce chef.

90.  La Cour rappelle à cet égard que l’absence d’inculpation et de renvoi en jugement n’implique pas nécessairement que la privation de liberté du requérant ne poursuivît pas un objectif conforme à l’article 5 § 1 c). L’existence d’un tel but doit s’envisager indépendamment de sa réalisation et l’alinéa c) de l’article 5 § 1 ne présuppose pas que la police ait rassemblé des preuves suffisantes pour porter des accusations, soit au moment de l’arrestation, soit pendant la garde à vue (Brogan et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 29 novembre 1988, série A no 145-B, p. 29, § 53, et K.‑F. c. Allemagne, arrêt du 27 novembre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VII, pp. 2673-2674, § 61)

91.  En l’espèce, la Cour relève toutefois que le requérant n’a jamais été présenté à un juge après son arrestation.

92.  La Cour est en conséquence d’avis que l’interpellation du requérant ne se justifiait ni au regard des faits qui pouvaient lui être reprochés, ni par la crainte de la réitération d’une infraction ou de sa fuite, ces deux derniers motifs n’ayant d’ailleurs pas été invoqués.

93.  Partant, il y a eu en l’espèce violation de l’article 5 § 1 c) de la Convention.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 1 e) DE LA CONVENTION

A.  Arguments des parties

  1. Le requérant

94.  Le requérant se plaint également d’avoir été hospitalisé à l’infirmerie psychiatrique jusqu’au 3 août 1993 vers 10 h 45, alors qu’il ne faisait pas preuve d’une agitation psychique de nature à faire craindre, après le départ des services de police, un danger pour la sécurité des restaurateurs voisins. Il invoque l’article 5 § 1 e) de la Convention, qui dispose :

« Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

(...)

e)  s’il s’agit de la détention régulière d’une personne susceptible de propager une maladie contagieuse, d’un aliéné, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un vagabond ;

(...) »

95.  Il fait valoir que les autorités ont ensuite tenté d’expliquer son internement psychiatrique en raison de son état prétendument dangereux alors que ni l’existence d’une infraction ni l’état de dangerosité n’ont été établis.

96.  Il rappelle que Mme Bittencourt Dos Anjos, médecin psychiatre qui l’examina dans la soirée du 2 août, indiqua qu’il n’était « ni violent ni excité ».

97.  Il souligne une contradiction dans les écritures du Gouvernement qui affirme, d’une part, que la décision de le faire conduire à l’infirmerie psychiatrique aurait été prise par le commissaire de police M. F., en raison de son comportement prétendument dangereux, et, de l’autre, que le docteur Bittencourt Dos Anjos aurait pris cette décision, au vu des déclarations même de ce dernier.

98.  Il estime, compte tenu des termes clairs de l’examen pratiqué par le docteur Philippe à 4 h 15, que le Gouvernement ne peut soutenir que son maintien à l’infirmerie continuait de s’imposer après cet examen. Il est d’avis que son maintien en observation n’était pas justifié puisque l’examen clinique ne faisait ressortir aucun comportement de nature à porter atteinte soit à sa santé, soit aux tiers.

99.  Il souligne sur ce point qu’en comparant les deux examens réalisés à 4 h 15 puis à 10 h 45, son état était équivalent et qu’en conséquence, il ne présentait dès 4 h 15 aucune pathologie psychiatrique nécessitant une hospitalisation ou un maintien à l’infirmerie psychiatrique. Il estime qu’il a été indûment retenu à l’infirmerie et aurait pu être remis en liberté avant le lendemain dans les mêmes circonstances que celles survenues après son entretien avec le docteur Ribbes-Barral.

100.  En ce qui concerne le recours invoqué par le Gouvernement sur le fondement de l’article L 351 du code de la santé publique, il affirme qu’il était simplement emprisonné, ligoté et dans l’impossibilité d’exercer un quelconque recours.

Par ailleurs, le requérant souligne que le Gouvernement n’indique pas quels étaient les motifs de sa retenue à l’IPPP dans l’attente du psychiatre disposant du pouvoir de remise en liberté. Il fait valoir que tant le certificat initial dressé à son arrivée à l’IPPP que celui établi le lendemain ne faisaient mention d’aucun trouble mental manifeste, outre le fait qu’il n’avait aucun passé psychiatrique.

101.  Le requérant constate que le Gouvernement reconnaît qu’en réalité, il n’y avait aucun motif justifiant cette décision au sens de l’article L 343 du code de la santé publique.

  1. Le Gouvernement

102.  Le Gouvernement rappelle que la mise en observation à l’infirmerie psychiatrique de la préfecture de police pour une durée de 24 heures avait été jugée, en principe, conforme à l’article 5 de la Convention (voir B. c. France, décision de la Commission du 13 mai 1987, DR 52, p. 111) et estime qu’en l’espèce l’adoption de la mesure se justifiait par l’état mental du requérant au moment des faits.

103.  Pour ce qui est de la légalité de la décision d’internement, le Gouvernement expose qu’au vu du certificat médical établi par le docteur Bittencourt Dos Anjos, le requérant a été présenté à 3 heures au commissaire de police, M. P. Ferrari, de permanence à la cinquième brigade de police judiciaire qui, après s’être entretenu avec celui-ci et avoir constaté qu’il était très excité et agité, ordonna à titre provisoire qu’il soit conduit à l’infirmerie psychiatrique en observation pour la fin de la nuit. Il précise que c’est à la suite d’une erreur matérielle que la chambre d’accusation a indiqué dans son arrêt que la décision avait été prise par l’officier de paix M. M.

104.  En effet, le Gouvernement indique tout d’abord qu’au cours de la phase de vingt-quatre heures pendant laquelle une personne a manifesté des troubles importants du comportement, elle peut faire l’objet de mesures provisoires par décision, à Paris, d’un commissaire de police. Cette période n’est pas nécessairement suivie d’une décision du préfet en vue de prendre une mesure d’hospitalisation d’office. Surtout, elle peut prendre fin avant même l’expiration du délai de vingt-quatre heures, dès lors que le danger imminent pour la sûreté des personnes a été écarté. Or, le requérant a bien été remis en liberté durant cette première phase de la procédure, puisqu’il ne présentait plus de risque pour les tiers.

105.  Ensuite, s’agissant de la légitimité de la mesure d’internement, le Gouvernement indique, s’appuyant sur les témoignages de Mme Filip et M. Devilliers que l’attitude du requérant, empreinte d’une grande agitation et d’excitation, pouvait légitimement laisser croire à un déséquilibre mental.

Cette attitude était susceptible de créer un danger potentiel à l’égard du restaurateur voisin, en raison du contentieux les opposant et compte tenu de ce que le requérant tenait le voisin pour responsable de l’intervention de la police. C’est pourquoi l’état mental du requérant au moment des faits justifierait une mesure d’examen psychiatrique approfondi.

106.  Le Gouvernement souligne encore que le docteur Bittencourt Dos Anjos, premier médecin ayant examiné le requérant, n’a pas été en mesure de se prononcer de manière définitive sur l’état clinique du requérant et a « décidé de le faire conduire à l’infirmerie psychiatrique car l’état dans lequel il se trouvait ne permettait pas de porter un diagnostic précis sur son état et qu’il fallait qu’il soit examiné dans de meilleures conditions ».

107.  Il fait valoir les conclusions du rapport d’expertise du docteur Chino pour soutenir que le comportement du requérant était, cette nuit-là, susceptible de diverses interprétations et qu’un médecin psychiatre n’a pu parvenir à établir un diagnostic précis : ce comportement pouvait, a fortiori, apparaître aux services de police comme relevant du domaine de la psychiatrie. C’est dans l’attente d’un diagnostic précis permettant d’évaluer la dangerosité du requérant qu’il importait de maintenir le requérant à l’infirmerie.

108.  Le Gouvernement rappelle que le docteur Philippe, qui avait examiné le requérant à son arrivée à l’ infirmerie, avait conclu à un « délire paranoïaque à mécanisme interprétatif » et que sur la feuille d’observation infirmière, il était indiqué : « semble tendu à l’admission ». Son maintien en observation était donc à ce stade médicalement justifié.

109.  Quelques heures plus tard, à 10 h 45, le docteur Ribes-Barral conclut à l’absence de pathologie psychiatrique nécessitant une hospitalisation et préconisa sa remise en liberté : le requérant fut donc libéré dans la matinée du 3 août vers 10 h 45, soit bien avant l’expiration du délai de 24 heures prévu par l’article L 343 du code de la santé publique.

110.  Le Gouvernement expose que si le requérant avait entendu exercer un recours en vue d’une libération immédiate après son arrivée à l’infirmerie, il lui était loisible de saisir le juge judiciaire en la forme d’un référé, tel qu’il est prévu par l’article L 351 du code de la santé publique. En tout état de cause, la libération du requérant n’était envisageable qu’à compter de la disparition de ses troubles psychiatriques intervenue, en l’occurrence, dans les deux heures dudit constat. L’autorité qui disposait du pouvoir de remise en liberté du requérant n’était pas l’autorité médicale mais le commissaire de police qui avait pris, conformément à l’article L 343, la décision initiale de le faire conduire à l’infirmerie psychiatrique à l’issue de sa présentation au docteur Bittencourt Dos Anjos, à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière

111.  Le Gouvernement conclut, comme l’ont fait les juridictions internes, qu’aucun acte illégal, arbitraire ou attentatoire aux libertés individuelles n’a été commis à l’encontre du requérant lors de son transfert à l’IPPP.

B.  Appréciation de la Cour

112.  La Cour rappelle que l’article 5 § 1 de la Convention renvoie pour l’essentiel à la législation nationale et consacre l’obligation d’en respecter les normes de fond comme de procédure, mais il exige, de surcroît, que la privation de liberté intervenue ne soit pas contraire au but de cet article, qui est de protéger l’individu contre l’arbitraire (Winterwerp c. Pays-Bas, arrêt du 24 octobre 1979, série A no 33, p. 17, § 39, et Hutchison Reid c. Royaume-Uni, no 50272/99, 20 février 2003, § 46). 

113. Elle rappelle également la grande latitude dont les Etats contractants disposent dans de tels cas en matière d’internement au titre de l’urgence (X c. Royaume-Uni, arrêt du 5 novembre 1981, série A no 46, p. 18, § 41, et Varbanov c. Bulgarie, no 31365/96, 5 octobre 2000, CEDH 2000-X, § 47).

114.  Néanmoins, en ce qui concerne le bien-fondé de la mesure d’internement, la Cour rappelle que l’aliénation d’une personne doit être établie de manière probante, sauf cas d’urgence, sur la base d’une expertise médicale objective, justifiant ainsi la privation de liberté, qui ne saurait se prolonger sans la persistance du trouble (arrêts Johnson c. Royaume-Uni du 24 octobre 1997, Recueil 1997-VII, p. 2409, § 60, et Herczegfalvy c. Autriche du 24 septembre 1992, série A no 244, p. 21, § 63). En outre, on ne saurait considérer que l’alinéa e) de l’article 5 § 1 autorise à détenir quelqu’un du seul fait de ses idées ou son comportement.

115.  La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle un individu ne peut passer pour « aliéné » et subir une privation de liberté que si les trois conditions suivantes au moins se trouvent réunies : premièrement, son aliénation doit avoir été établie de manière probante ; deuxièmement, le trouble doit revêtir un caractère ou une ampleur légitimant l’internement ; troisièmement, l’internement ne peut se prolonger valablement sans la persistance de pareil trouble (arrêts Winterwerp c. Pays-Bas du 24 octobre 1979, série A no 33, pp. 17-18, § 39, et Johnson précité, pp. 2409-2410, § 60).

116.  La Cour réitère qu’un des éléments nécessaires à la « régularité » de la détention au sens de l’article 5 § 1 e) est l’absence d’arbitraire. La privation de liberté est une mesure si grave qu’elle ne se justifie que lorsque d’autres mesures, moins sévères, ont été considérées et jugées insuffisantes pour sauvegarder l’intérêt personnel ou public exigeant la détention. Il doit être établi que la privation de liberté de l’intéressé était indispensable au vu des circonstances (Witold Litwa c. Pologne, no 26629/95, § 78, CEDH 2000-III).

117.  La Cour estime qu’aucune privation de liberté d’une personne considérée comme aliénée ne peut être jugée conforme à l’article 5 § 1 e) si elle a été décidée sans que l’on ait demandé l’avis d’un médecin expert. Toute autre approche reste en deçà de la protection requise contre l’arbitraire, inhérente à l’article 5 de la Convention.

A cet égard, la forme et la procédure retenues peuvent dépendre des circonstances. Il est acceptable, dans des cas urgents ou lorsqu’une personne est arrêtée en raison de son comportement violent, qu’un tel avis soit obtenu immédiatement après l’arrestation. Dans tous les autres cas, une consultation préalable est indispensable. A défaut d’autres possibilités, du fait par exemple du refus de l’intéressé de se présenter à un examen, il faut au moins demander l’évaluation d’un médecin expert sur la base du dossier, sinon on ne peut soutenir que l’aliénation de l’intéressé a été établie de manière probante (X c. Royaume-Uni précité, et Varbanov précité, § 47).

118.  La Cour relève qu’en l’espèce, le requérant, après avoir été interpellé, a d’abord été emmené au commissariat du 5ème arrondissement. Il a ensuite été conduit à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière où il eut un entretien avec le docteur Bittencourt Dos Anjos qui fit des constatations médicales mais ne put poser un diagnostic précis sur son état. Elle nota toutefois que le requérant n’était pas violent (paragraphe 35 ci-dessus)

119.  Ramené ensuite au commissariat du 5ème arrondissement, le requérant fut transféré à celui du 13ème arrondissement où un commissaire de police ordonna qu’il soit emmené pour observation à l’infirmerie psychiatrique de la préfecture de police (IPPP).

A son arrivée vers 4 h 15, le requérant fut examiné par une interne en psychiatrie, Mlle Philippe qui constata qu’il n’était pas délirant. Il resta néanmoins à l’infirmerie jusqu’au matin car elle n’avait pas le pouvoir de le remettre en liberté (paragraphe 35 ci-dessus)

120.  Vers 10 h 45 le requérant eut un entretien avec le docteur Ribes-Barral, psychiatre, qui constata qu’il était calme et ne présentait aucune pathologie psychiatrique nécessitant une hospitalisation (paragraphe 35 ci-dessus).

121.  Suite à cet entretien, le requérant fut ramené au commissariat du 5ème arrondissement où il refusa de signer une déposition. Il fut libéré à 12 h 45.

122.  Enfin, l’expert commis par le juge d’instruction déposa son rapport le 21 novembre 1995, aux termes duquel il concluait notamment que le requérant ne présentait pas d’affection psychiatrique proprement dite. Mais que les policiers avaient pu être trompés par le comportement de l’intéressé ce soir-là (paragraphe 37 ci-dessus).

123.   La Cour constate qu’en l’espèce, le requérant a été présenté à un premier psychiatre qui, dans l’incapacité de porter un diagnostic suffisamment précis sur son état psychique, a décidé de le faire conduire à l’IPPP.

124.  La Cour relève que, d’après les déclarations faites le 9 mai 1994 par le médecin qui l’a vu à son arrivée vers 4 h 15, le requérant n’était pas délirant ni incohérent, n’avait pas d’antécédents psychiatriques et ne présentait pas de problème d’alcoolémie. Aucun médicament ne lui a été prescrit.

Néanmoins, selon les déclarations de ce médecin, le requérant « est resté à l’infirmerie jusqu’au lendemain car (elle) n’avait pas de pouvoir de remise en liberté, d’ailleurs tous les patients amenés restent toujours jusqu’au lendemain ».

125.  De même, le psychiatre qui rencontra le requérant le lendemain matin déclara que celui-ci, lors de l’examen, était calme, ne présentait pas de pathologie mentale, que son exposé des faits était précis.

126.  Enfin, l’expert appelé à se prononcer ultérieurement releva que le requérant ne présentait pas d’affection psychiatrique proprement dite, même si les policiers l’ayant emmené à l’hôpital avaient pu être induit en erreur par son comportement.

127.  Dans ces conditions, la Cour peut admettre que le premier examen psychiatrique du requérant a été motivé par son agitation et que son transfert à l’IPPP a été, dans un premier temps justifié par l’indécision du premier médecin l’ayant examiné.

128.  Elle relève toutefois que son maintien à l’IPPP entre 4 h 15 et 10 h 45 le 3 août 1995 ne trouvait, d’après les déclarations du Docteur Philippe, aucune justification médicale puisque elle-même a indiqué que le requérant était resté à l’infirmerie jusqu’au lendemain matin car elle n’avait pas de pouvoir de remise en liberté.

Dans ces conditions, la Cour ne peut que conclure que le requérant a été maintenu dans les locaux de l’infirmerie psychiatrique pour des raisons purement administratives.

129.  Dès lors, il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention en ce que la privation de liberté du requérant n’était pas justifiée au regard de l’alinéa e) de cette disposition.


IV.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 5 DE LA CONVENTION

A.  Arguments des parties

1. Le requérant

130.  Le requérant se plaint de ne pas avoir eu de réparation au plan interne du préjudice subi par la privation de liberté, selon lui illégale. Il invoque l’article 5 § 5 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne victime d’une arrestation ou d’une détention dans des conditions contraires aux dispositions de cet article a droit à réparation. »

131.  Le requérant expose qu’il ne pouvait attaquer la décision de placement prise par le commissaire de police devant les juridictions administratives sur le fondement de l’article L 343 du code de la santé publique : cette décision a été prise dans le cadre d’une enquête judiciaire, tout recours s’exerçant devant les juridictions répressives qu’il a ultérieurement saisies.

132.  Il considère avoir exercé en droit interne les recours nécessaires permettant la réparation des préjudices allégués : les juridictions internes n’ont pas accepté de reconnaître l’existence d’une violation des textes internes aux fins d’une même garantie de protection que l’article 5 § 1 de la Convention.

2. Le Gouvernement

133.  Le Gouvernement soutient que le requérant devait attaquer la décision du commissaire devant les juridictions administratives pour en solliciter l’annulation et demander, le cas échéant, réparation du préjudice subi.

B.   Appréciation de la Cour

134.  La Cour rappelle que le paragraphe 5 de l’article 5 se trouve respecté dès lors que l’on peut demander réparation du chef d’une privation de liberté opérée dans des conditions contraires aux paragraphes 1 à 4 (Wassink c. Pays-Bas, arrêt du 27 septembre 1990, série A no 185-A, p. 14, § 38, et Tsirlis et Kouloumpas c. Grèce, arrêt du 29 mai 1997, Recueil 1997-III, p. 925, § 5). Le droit à réparation énoncé au paragraphe 5 suppose donc qu’une violation de l’un de ces autres paragraphes ait été établie par une autorité nationale ou par les institutions de la Convention. Compte tenu de la conclusion à laquelle la Cour a abouti aux paragraphes 92 et 127 ci-dessus, l’article 5 § 5 est applicable en l’occurrence (Pantea c. Roumanie, no 33343/96, § 262, CEDH 2003‑VI).

135.  Quant aux recours à exercer, la Cour constate que le requérant a déposé le 18 octobre 1993 une plainte avec constitution de partie civile notamment pour « arrestation et séquestration illégales ou arbitraires et atteinte aux libertés ».

Le 22 mai 1996, le juge d’instruction rendit une ordonnance de non-lieu et par un arrêt du 22 janvier 1997, la chambre d’accusation considéra qu’aucun acte arbitraire et attentatoire à la liberté individuelle du requérant n’avait été commis.

136.  La Cour rappelle que l’obligation d’épuiser les voies de recours internes se limite à celle de faire un usage normal de recours vraisemblablement efficaces, suffisants et accessibles (Buscarini et autres c. Saint Marin [GC] no 24645/94, CEDH 1999-1, et Assenov et autres c. Bulgarie, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil 1998-VIII) et que le recours doit être capable de porter directement remède à la situation litigieuse (Durrand c. France, no 36153/97, décision de la Commission du 20 mai 1998, DR 93-A, p. 104, et Kustannus Oy Vapaa Ajatellija AB et autres c. Finlande, no 20471/92, décision de la Commission du 15 avril 1996, DR 85, p. 29).

137.  Etant donné que le requérant a utilisé un remède dont il disposait et qu’il n’a pas obtenu gain de cause, on ne saurait lui reprocher de ne pas avoir utilisé des voies de droit qui eussent visé pour l’essentiel le même but et, au demeurant, n’auraient pas offert de meilleures chances de succès (voir notamment, mutatis mutandis, A. c. France, arrêt du 23 novembre 1993, série A no 277-B, p. 48, § 32, De Moor c. Belgique, arrêt du 23 juin 1994, série A no 292-A, et Pezone c. Italie, no 42098/98, § 46, 18 décembre 2003).

138.  A la lumière de ces considérations, il y a eu violation de l’article 5 § 5 de la Convention.

V.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

139.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »


A.  Dommage

140.  Le requérant expose qu’il a subi un préjudice corporel du fait des douleurs ressenties suite aux événements, et se réfère aux certificats médicaux produits. Il soutient également qu’il souffre encore de séquelles.

Il ajoute qu’il a subi un préjudice moral important, tant au moment des faits à cause de l’arrestation et de son internement, qu’ultérieurement par l’atteinte portée à son honneur et à sa réputation par une arrestation violente et publique dans son restaurant.

141.  Le requérant demande également le dédommagement de son préjudice matériel dû à la fermeture de son restaurant pendant vingt jours en pleine saison touristique et à la raréfaction de la clientèle depuis lors en raison de la mauvaise publicité ainsi faite à son établissement.

142.  Le requérant demande 250 000 euros (EUR) au titre de son préjudice corporel et moral et 45 000 EUR au titre du préjudice commercial.

143.  La requérante souligne qu’elle a subi un préjudice corporel attesté par les photographies et les certificats médicaux produits et que les douleurs ont perduré durant les semaines suivantes. Elle ajoute qu’elle a subi une très grande humiliation du fait que les événements se sont produits devant les clients du restaurant et des badauds.

Elle demande 150 000 EUR au titre du préjudice corporel et moral.

144.  Le Gouvernement observe que ces demandes sont manifestement excessives.

145.  Concernant le préjudice corporel et moral du requérant, le Gouvernement estime que l’allégation du requérant selon laquelle il souffrirait encore de séquelles physiques est sans fondement, l’expert ayant relevé l’absence de séquelles fonctionnelles somatiques dans son rapport.

Quant au préjudice moral, le Gouvernement ne conteste pas que la situation dans laquelle s’est trouvé le requérant était déplaisante, mais relève que ce dernier se contente sur ce point de considérations assez générales.

146.  Pour ce qui est du préjudice commercial, le Gouvernement souligne que le requérant ne fournit aucune preuve de la fermeture de son établissement, étant rappelé que l’expertise médicale effectuée à la demande du juge d’instruction a retenu une incapacité totale de travail (ITT) de dix jours seulement. En outre, le requérant ne fournit aucun élément comptable permettant de fonder ses prétentions. Enfin, il ne démontre pas en quoi il lui était impossible d’ouvrir son restaurant en son absence.

147.  Dans ces conditions, le Gouvernement propose l’octroi au requérant d’une indemnité de 4 000 EUR au titre de son préjudice moral et corporel.

148.  Pour ce qui est de la requérante, le Gouvernement fait observer que sa demande n’est justifiée par aucun élément précis et que l’expertise a retenu une ITT de six jours, une absence d’incapacité partielle permanente et de préjudice esthétique ainsi qu’un préjudice d’agrément nul.

Le Gouvernement propose le versement à la requérante d’une indemnité de 1 500 EUR.

149.  La Cour estime que le requérant a subi un préjudice physique et moral certain du fait des circonstances de son arrestation et de sa détention subséquente.

Quant au préjudice commercial, elle relève qu’il n’est étayé par aucun élément.

Eu égard aux circonstances de la cause et statuant en équité comme le veut l’article 41, elle décide de lui octroyer 35 000 EUR.

150.  Quant à la requérante, la Cour estime qu’elle a également subi un préjudice physique et moral certain, bien que moindre au plan physique que celui du requérant.

Eu égard aux circonstances de la cause et statuant en équité comme le veut l’article 41, elle décide de lui octroyer 10 000 EUR.

B.  Frais et dépens

151.  Les requérants exposent que leurs frais devant les juridictions internes s’élèvent à 19 682 EUR. Ils fournissent différents relevés d’honoraires.

152.  Le Gouvernement estime que seuls les frais de procédure devant la Cour peuvent être pris en charge et ce à hauteur de 2 500 EUR, compte tenu de l’imprécision des justificatifs produits.

153.  La Cour rappelle que l’allocation des frais et dépens au titre de l’article 41 présuppose que se trouvent établis dans leur réalité, leur nécessité et, de plus, le caractère raisonnable de leur taux (Iatridis c. Grèce, (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 32, CEDH 2000-XI, et Pezone précité, § 64).

La Cour constate que seule une partie des honoraires réclamés est justifiée par des notes d’honoraires. Elle ne doute cependant pas que des frais aient dû être engagés en l’espèce. Elle trouve cependant excessifs les honoraires totaux revendiqués. Elle considère dès lors qu’il n’y a lieu de les rembourser qu’en partie.

154.  Compte tenu des circonstances de la cause, et statuant en équité comme le veut l’article 41, la Cour juge raisonnable d’allouer un montant de 10 000 EUR au titre des frais et dépens.

C.  Intérêts moratoires

155.  La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

  1. Dit, par quatre voix contre trois, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans le chef des requérants ;
  1. Dit, par quatre voix contre trois, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 c) de la Convention dans le chef du requérant ; 
  1. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 e) de la Convention dans le chef du requérant ; 
  1. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 5 de la Convention dans le chef du requérant ; 

5.  Dit

a)  que l’Etat défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i. par quatre voix contre trois, 35 000 EUR (trente cinq mille euros) au requérant pour dommage physique et moral ;

ii. par quatre voix contre trois, 10 000 EUR (dix mille euros) à la requérante pour dommage physique et moral;

iii. par six voix contre une, 10 000 EUR (dix mille euros) conjointement aux requérants pour frais et dépens ;

iv. à l’unanimité, tout montant pouvant être dû à titre de taxe ou d’impôt sur lesdites sommes ;

b)  à l’unanimité, qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6.  Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 mai 2004 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Vincent BergerGeorg Ress
GreffierPrésident


Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion en partie dissidente de M. Costa, à laquelle se rallient MM. Caflisch et Traja.

G.R.
V.B.


OPINION EN PARTIE DISSIDENTE
DE M. LE JUGE COSTA, À LAQUELLE SE RALLIENT
MM. LES JUGES CAFLISCH ET TRAJA

1. Je suis en désaccord avec la majorité de mes collègues sur deux points.

I. En ce qui concerne l’article 3 :

2. La Chambre conclut à la violation de l’article 3 de la Convention. Elle considère que l’usage de la force par les policiers était excessif par rapport au comportement des requérants.

3. Je suis évidemment hostile à ce qu’on appelle dans le langage des médias les « bavures » policières. Je les juge par principe incompatibles avec les droits de l’homme et avec la dignité de la personne humaine. Je n’ai pas eu de doutes à considérer, par exemple, que dans l’affaire Selmouni c. France (arrêt du 28 juillet 1999, CEDH 1999-V) les agissements des policiers, particulièrement graves et cruels, avaient constitué des actes de torture au sens de l’article 3. Je suis par ailleurs convaincu que les arrêts de notre Cour ont un effet pédagogique, et devraient inciter les Etats à inculquer aux forces de l’ordre la déontologie de leur métier, donc à user de la force quand c’est strictement nécessaire, mais à ne pas en abuser.

4. Toutefois, toute violence des forces de l’ordre, pour regrettable qu’elle soit, n’est (heureusement) pas constitutive de torture, ni même de traitements inhumains ou dégradants au sens de la Convention. La jurisprudence constante exige qu’un mauvais traitement, pour tomber sous le coup de l’article 3, atteigne un minimum de gravité, dont l’appréciation est relative par essence et dépend de l’ensemble des données de la cause (voir par exemple Labita c. Italie, arrêt du 6 avril 2000, CEDH 2000-IV, § 120). En outre, pour l’établissement des faits allégués, la Cour se sert du critère de la preuve « au-delà de toute doute raisonnable » (même arrêt, § 121).

5. En l’espèce, les faits sont discutés entre les parties. Selon le Gouvernement, il s’est agi d’une banale altercation entre trois policiers en civil et les requérants, un restaurateur et sa compagne, lors de leur interpellation à l’intérieur du restaurant. Pour les requérants, ce fut plutôt une agression brutale et en quelque sorte préméditée de la part de ces policiers (en nombre non précisé). Il est en tout cas constant que les deux victimes étaient surexcitées et ont eu des réactions violentes ; elles ne le contestent d’ailleurs pas.

6. En ce qui concerne les blessures subies par les requérants lors de l’intervention des policiers, elles ont consisté en contusions et hématomes ayant entraîné une incapacité temporaire de dix jours et de six jours, respectivement. Certes, ce ne sont pas des ecchymoses sans importance, et il n’y a aucune raison de mettre en doute l’avis des médecins qui ont prescrit ces durées d’incapacité, qui ne sont pas négligeables.

7. Cependant, si l’on compare ce qui est comparable, c’est-à-dire des affaires d’arrestations mouvementées et violentes, il semble bien qu’on soit ici proche des espèces Klaas c. Allemagne (arrêt du 22 septembre 1993, série A no 269), Caloc c. France (arrêt du 20 juillet 2000, CEDH 2000-IX) ou Berlinski v. Poland (arrêt du 20 juin 2002, non publié), dans lesquelles la Cour a conclu à la non-violation de l’article 3. Beaucoup plus près en tout cas que des affaires Rehbock c. Slovénie (arrêt du 28 novembre 2000, CEDH 2000-XII), où la victime a souffert d’une double fracture de la mâchoire et de contusions faciales, ou Egmez c. Chypre (arrêt du 21 décembre 2000, CEDH 2000-XII), où plusieurs policiers s’étaient acharnés « avec une brutalité sans précédent » sur le requérant. Et, bien entendu, la présente affaire n’a rien à voir avec les précédents Tomasi c. France (arrêt du 27 août 1992, série A no 241-A), ou Selmouni, précité.

8. En ce qui concerne les éléments de preuve, il n’est pas plus facile de récuser a priori l’appréciation des juges internes que les certificats médicaux. Pour motiver le rejet de l’appel contre l’ordonnance de non-lieu, suite à la plainte pénale contre les policiers, la chambre d’accusation a rendu un arrêt longuement motivé. Il en ressort notamment que « les témoignages recueillis, notamment parmi les clients, tendent à confirmer que la force n’a été utilisée par les policiers qu’en raison de la résistance opposée par les parties civiles surexcitées et ils ne permettent pas de caractériser des violences délibérées et injustifiées ». Peut-on en déduire « au-delà de tout doute raisonnable » que le traitement subi par les requérants a été inhumain et/ou dégradant ? J’ai du mal à répondre affirmativement.

9. Certes, le comportement des agents de police est répréhensible et ils auraient dû, pour maîtriser le restaurateur et sa compagne, contenir leur force malgré la violence verbale et physique de ceux-ci. Le « monopole de la contrainte légitime » oblige ses bénéficiaires à en user avec la plus grande retenue. Des professionnels devraient, face à la résistance de simples particuliers (dont une femme), la surmonter de façon moins brutale.

10. Faut-il pour autant élargir à ce point le champ de l’article 3 qu’il doive englober tout manquement à ces règles ? Je ne le crois pas, car on courrait le risque de banalisation d’une disposition capitale de la Convention, qui « consacre l’une des valeurs fondamentales d’une société démocratique » (Labita, § 119).

11. J’ai hésité à me rallier à la majorité. Il est tentant d’envoyer un signal aux autorités et juridictions nationales. Mais mieux vaut que le message soit clair, en particulier du point de vue de la cohérence de la jurisprudence, qui à juste titre s’attache aux faits de la cause et porte sur eux une appréciation nuancée. Au total, malgré la tentation de la sévérité, qui est le réflexe naturel, il m’a semblé (sauf à abandonner la notion de minimum ou de seuil) que l’application à l’espèce des critères jurisprudentiels conduit, à la réflexion, à la conclusion que, dans cette affaire regrettable, l’article 3 n’a pas été violé.

II. En ce qui concerne l’article 5 § 1 c) eu égard à l’arrestation du premier requérant :

12. La majorité de la Chambre a estimé que l’interpellation du premier requérant ne se justifiait pas au regard des faits qui pouvaient lui être reprochés : le délit de tapage nocturne, qui n’est punissable que d’amende, ne pouvait conduire à son arrestation, et celui d’outrage à agents de la force publique aurait pu la justifier, mais l’intéressé n’a pas ensuite été mis en examen de ce chef.

13. De son côté, la chambre d’accusation avait considéré « que l’excitation dont M. R.L. a fait preuve était révélatrice d’une agitation psychique suffisamment importante et inquiétante pour faire craindre, après le départ des services de police, un danger pour la sécurité de M. et Mme M. [les voisins avec lesquels les requérants étaient en litige] et c’est à bon droit que M. Marcon, en application de l’article L 343 du code de la santé publique, a pris la décision de le faire examiner par un médecin en vue de son éventuel transfert à l’infirmerie psychiatrique de la préfecture de police ».

14. Sur le plan des faits, je rappelle que l’altercation a eu lieu vers 23 h, que M. R.L. fut conduit peu après au commissariat du 5ème arrondissement, puis de là à l’hôpital de la Pitié où il fut examiné par une psychiatre. Ramené au commissariat, puis transféré à celui du 13ème arrondissement, le requérant fut présenté à 3 heures au commissaire, qui le fit conduire pour observation à l’infirmerie psychiatrique de la préfecture de police. Enfin, après plusieurs va-et-vient et entretiens avec d’autres psychiatres, il fut libéré à 12 h 45. Il a donc, sans conteste, été privé de liberté pendant près de quatorze heures. A cet égard, je suis bien d’accord avec l’arrêt : le maintien de M. R.L. à l’infirmerie, après 4 h 15 du matin, pour des raisons purement administratives, était injustifié au regard de l’article 5 § 1 e) (voir § 129).

15. Sur le plan du respect de la Convention, le problème est de savoir si le requérant a été arrêté « selon les voies légales ». La jurisprudence est, sur ce point aussi, bien établie. Pour que l’article 5 § 1 soit respecté, il faut que les normes de procédure et de fond du droit interne soient observées, et que l’individu soit protégé contre l’arbitraire. La Cour doit vérifier que la législation nationale a été respectée, mais c’est avant tout aux tribunaux internes qu’il incombe de l’interpréter et de l’appliquer. Le paragraphe 112 de l’arrêt rappelle à bon droit ces principes.

16. J’ai du mal à admettre que la chambre d’accusation (puis la Cour de cassation) ait mal interprété ou appliqué le droit national en l’espèce, du moins en ce qui concerne l’arrestation du requérant. Quand celle-ci s’est produite, il avait manifesté une grande violence verbale et physique, due à un état de vive surexcitation. Il n’était pas anormal de le conduire au commissariat, d’estimer qu’il pouvait être dangereux à l’égard des personnes avec lesquelles il avait un différend, et de le faire examiner par des psychiatres pour vérifier si une hospitalisation d’office devait être prononcée.

17. Le fait que ces examens ont révélé qu’il n’y avait pas lieu, eu égard à l’état de M. R.L. quand ils ont été faits, de prendre une telle mesure, et qu’il fallait donc libérer le requérant n’implique ni que le droit national ait été incorrectement appliqué, ni que l’arrestation ait été arbitraire. Comme la Chambre le relève au paragraphe 90, la jurisprudence admet qu’un but conforme à une privation de liberté doit s’envisager indépendamment de sa réalisation (à moins d’imaginer qu’il y ait eu détournement de pouvoir ou de procédure au sens de l’article 18, mais c’est là une hypothèse exceptionnelle, qui ne cadre pas en tout état de cause avec les faits de l’espèce). Je n’interprète donc pas de la même façon que la majorité la libération de M. R.L., ni l’absence de poursuites contre lui ultérieurement. A mon avis, à l’heure où il a été arrêté, la privation de liberté qui en est résultée n’était pas contraire aux voies légales ou, en tout cas, la Cour me semble mal placée pour l’affirmer contre l’avis successif et convergent de trois instances nationales. Je n’ai donc pas voté en faveur de la violation de l’article 5 § 1 en ce qui concerne l’arrestation.

18. Par contre, comme je l’ai dit plus haut, je n’ai aucune hésitation à considérer que l’article 5 § 1 a été violé en ce qui concerne le maintien du requérant en détention à l’infirmerie de l’hôpital Sainte-Anne. De même, et dans cette mesure, il y a eu violation de l’article 5 § 5.

Chercher les extraits similaires
highlight
Chercher les extraits similaires
Extraits les plus copiés
Chercher les extraits similaires
Inscrivez-vous gratuitement pour imprimer votre décision
CEDH, Cour (troisième section), AFFAIRE R.L. ET M.-J.D. c. FRANCE, 19 mai 2004, 44568/98