CEDH, Cour (grande chambre), AFFAIRE MOLLA SALI c. GRÈCE, 18 juin 2020, 20452/14

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Chronologie de l’affaire

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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Grande Chambre), 18 juin 2020, n° 20452/14
Numéro(s) : 20452/14
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : Barberà, Messegué et Jabardo c. Espagne (Article 50), 13 juillet 1994, § 17, série A n° 285-C
Brumărescu c. Roumanie (satisfaction équitable) [GC], n° 28342/95, § 20, CEDH 2001 I
Chiragov et autres c. Arménie (satisfaction équitable) [GC], n° 13216/05, § 59, CEDH 2017
Chypre c. Turquie (satisfaction équitable) [GC], n° 25781/94, § 56, CEDH 2014
Comingersoll S.A. c. Portugal [GC], n° 35382/97, § 29, CEDH 2000 IV
De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique (Article 50), 10 mars 1972, § 16, série A n° 14
Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce [GC] (satisfaction équitable), n° 25701/94, § 79, 28 novembre 2002
Guiso-Gallisay c. Italie (satisfaction équitable) [GC], n° 58858/00, § 90, 22 décembre 2009
Kryvenkyy c. Ukraine, n° 43768/07, § 52, 16 février 2017
Kurić et autres c. Slovénie (satisfaction équitable) [GC], n° 26828/06, § 79, CEDH 2014
Papamichalopoulos et autres c. Grèce (Article 50), 31 octobre 1995, § 38, série A n° 330-B
Sargsyan c. Azerbaïdjan (satisfaction équitable) [GC], n° 40167/06, § 39, 12 décembre 2017
S.C. Granitul S.A. c. Roumanie (satisfaction équitable), n° 22022/03, § 15, 24 avril 2012
Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90 et 8 autres, § 224, CEDH 2009
Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie (satisfaction équitable) [GC], n° 71243/01, CEDH 2014
Organisation mentionnée :
  • Cour internationale de Justice
Niveau d’importance : Publiée au Recueil
Opinion(s) séparée(s) : Oui
Conclusions : Dommage matériel et préjudice moral - réparation (Article 41 - Préjudice moral ; Dommage matériel ; Satisfaction équitable)
Identifiant HUDOC : 001-203366
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2020:0618JUD002045214
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Sur les parties

Texte intégral

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE MOLLA SALI c. GRÈCE

(Requête no 20452/14)

ARRÊT
(Satisfaction équitable)

Art. 41 • Satisfaction équitable • État défendeur invité à garantir à la requérante la propriété des biens légués situés en Grèce et à défaut l’indemniser de la valeur de ces biens au prorata du pourcentage retiré • Requérante obligée de rembourser une éventuelle indemnisation, si la procédure actuellement pendante en Grèce recevait une issue conforme à l’arrêt au principal • Absence de compétence de la Cour pour se prononcer sur les prétentions de la requérante relatives aux biens situés en Turquie • Absence d’exercice par la Grèce de sa juridiction à l’égard des procédures qui se déroulent en Turquie • Biens légués situés en Turquie ne pouvant servir de base à une demande de satisfaction équitable dirigée contre la Grèce en l’absence de prise de position de principe dans l’arrêt au principal sur les droits revendiqués par la requérante à l’égard de ces biens • Possibilité pour la requérante d’introduire une requête contre la Turquie si les juridictions turques ne tenaient pas compte des conclusions de l’arrêt au principal et n’en tiraient pas les conséquences qui s’imposent eu égard à la qualité d’État contractant de la Turquie

STRASBOURG

18 juin 2020

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Molla Sali c. Grèce,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

 Robert Spano, président,

 Linos-Alexandre Sicilianos,

 Paul Lemmens,

 Ledi Bianku,

 Ganna Yudkivska,

 Kristina Pardalos,

 Julia Laffranque,

 Aleš Pejchal,

 Egidijus Kūris,

 Branko Lubarda,

 Carlo Ranzoni,

 Mārtiņš Mits,

 Armen Harutyunyan,

 Alena Poláčková,

 Pauliine Koskelo,

 Tim Eicke,

 Raffaele Sabato, juges,

et de Johan Callewaert, greffier adjoint de la Grande Chambre,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 13 février et 30 avril 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 20452/14) dirigée contre la République hellénique et dont une ressortissante de cet État, Mme Chatitze Molla Sali (« la requérante »), a saisi la Cour le 5 mars 2014 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  La requérante a été représentée par Me Y. Ktistakis et Me K. Tsitselikis avocats à Athènes et à Thessalonique, respectivement. Le gouvernement grec (« le Gouvernement ») a été représenté par les délégués de son agent, M. K. Georghiadis et Mme V. Pelekou, assesseurs au Conseil juridique de l’État, Mme A. Magrippi, auditrice au Conseil juridique de l’État, ainsi que Mme M. Telalian, directrice du département juridique du ministère des Affaires étrangères.

3.  L’affaire concerne l’application, par les juridictions nationales, de la loi sacrée de l’islam (charia) à un litige successoral entre des ressortissants grecs issus de la minorité musulmane, malgré la volonté du testateur (un grec issu de la minorité musulmane, le mari défunt de la requérante) qui avait légué l’ensemble de ses biens à son épouse par un testament établi selon le droit civil grec. Les juridictions estimèrent que le testament ne produisait pas d’effet car le droit applicable en l’espèce était le droit successoral musulman. En Grèce, ce droit s’appliquerait spécifiquement aux grecs de confession musulmane. La requérante, qui fut privée des trois quarts de son héritage, estimait avoir subi une différence de traitement fondée sur la religion car si son époux n’avait pas été de confession musulmane, elle aurait hérité de la totalité de la succession.

4.  Par un arrêt rendu le 19 décembre 2018, (« l’arrêt au principal »), la Grande Chambre a conclu à une violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1. La Cour a considéré en particulier que la différence de traitement subie par la requérante en tant que bénéficiaire d’un testament établi conformément au code civil par un testateur grec de confession musulmane, par rapport au bénéficiaire d’un testament établi conformément au code civil par un testateur grec n’étant pas de confession musulmane, n’avait pas de justification objective et raisonnable.

5.  Comme le code de procédure civile grec ne prévoit pas la réouverture de la procédure devant les juridictions internes en cas de constat de violation de la Convention par la Cour dans une affaire contentieuse comme en l’occurrence, au titre de l’article 41 de la Convention, la requérante sollicitait une satisfaction équitable pour le dommage matériel et moral qu’elle estimait être résulté des violations constatées en l’espèce, ainsi que le remboursement des frais et dépens exposés devant la Cour.

6.  La question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouvant pas en état, la Cour l’a réservée et a invité le Gouvernement et la requérante à lui soumettre par écrit, dans un délai de douze mois, leurs observations sur ladite question et, en particulier, à la tenir informée de tout accord auquel ils pourraient aboutir (paragraphe 166 et point 4 du dispositif de l’arrêt au principal).

7.  Les parties n’étant pas parvenues à un accord, la requérante a déposé ses observations les 19 avril et 28 mai 2019, et le Gouvernement a fait de même les 18 avril et 28 mai 2019.

8.  La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement de la Cour (« le règlement »).

FAITS POSTERIEURS À L’ARRÊT AU PRINCIPAL

9.  Le 13 février 2019, le Trésor public de Komotiní a établi, à la demande du Conseil juridique de l’État et pour les besoins de l’affaire pendante devant la Cour, un document qui établissait la valeur des biens légués à la requérante par son mari défunt comme suit :

–  50 % d’un appartement avec place de stationnement et cave (numéros de cadastre 420170469058/2/8, 420170469058/3/4 et 420170469058/2/22), d’une valeur de 34 067,08 (euros) EUR ;

–  25 % d’un terrain (numéro de cadastre 420170460019/0/0) et d’un magasin sis sur le terrain d’une superficie de 24,45 m², d’une valeur de 15 337,41 EUR ;

–  33,33 % d’un terrain agricole (numéro de cadastre 420173428146/0/0), d’une valeur de 5 400 EUR ;

–  75 % d’un magasin de 31,30 m² situé sur un terrain de 31,30 m² à Komotiní (numéro de cadastre 420170494076) d’une valeur de 12 777,45 EUR et qui a fait entretemps l’objet d’une expropriation.

10.  À la suite de l’arrêt de la Cour de cassation du 6 avril 2017, les sœurs du mari défunt de la requérante avaient saisi, le 19 avril 2017, le tribunal de première instance de Rhodope. Elles demandaient que le registre des biens auprès du bureau du cadastre soit corrigé afin qu’elles soient reconnues comme copropriétaires des biens du testateur sous les numéros de cadastre 420170469058/2/8, 420170469058/3/4, 420170469058/2/22, 420170460019/0/0 et 420173428146/0/0. Par un jugement no 114/2018, du 20 novembre 2018, le tribunal de première instance a reconnu les deux sœurs copropriétaires à hauteur de 18,75 % chacune du bien sous numéros de cadastre 420170469058/2/8, 420170469058/3/4 et 420170469058/2/22, à hauteur de 9,375 % chacune du bien sous numéro de cadastre 420170460019/0/0 et à hauteur de 12,5 % chacune du bien sous numéro de cadastre 420173428146/0/0. Le tribunal a aussi ordonné qu’il soit procédé à la modification de l’enregistrement de ces biens auprès du bureau du cadastre conformément aux prescriptions du jugement. Enfin, le tribunal a considéré que la requérante demeurait copropriétaire à concurrence d’un quart des biens légués, pourcentage pour lequel elle devait faire un nouvel enregistrement auprès du bureau du cadastre.

11.  Le 24 décembre 2018, la requérante a introduit un appel contre ce jugement devant la cour d’appel de Thrace. En premier lieu, se prévalant de l’arrêt de la Cour au principal, elle soutenait qu’il n’était plus possible pour les sœurs de son mari défunt de faire enregistrer leurs droits de succession selon la charia dans le registre cadastral. En deuxième lieu, elle se prévalait de l’article 281 (abus de droit) du code civil : elle soulignait que les sœurs de son mari défunt avaient dans le passé accepté la succession de leur père faite selon les dispositions du code civil, ce faisant elle lui avaient créé la conviction légitime qu’elles ne tenteraient pas à faire appliquer à son égard la charia dans la succession de leur frère.

12.  La cour d’appel de Thrace a rendu son arrêt (no 281/2019) le 23 octobre 2019.

Se référant à son arrêt antérieur définitif no 183/2015 du 15 décembre 2015, la cour d’appel de Thrace a relevé que cet arrêt reconnaissait avec force de chose jugée, par laquelle elle était liée, que le droit applicable à la succession du défunt était la charia. En application de ce droit, les parts successorales des héritiers parties au litige étaient de 6/24 pour la requérante et de 9/24 en indivision pour chacune des deux sœurs. La cour d’appel a relevé, en outre, qu’étaient erronées les mentions au registre des biens selon lesquelles la requérante était propriétaire à hauteur de 100 % des biens enregistrés sous les numéros de cadastre 420170469058/2/22, 420170469058/2/8 et 420170469058/3/4, à hauteur de 25 % du bien enregistré sous le numéro 420170460019/0/0 et à hauteur de 33,33 % du bien enregistré sous le numéro 420173428146/0/0. La cour d’appel a estimé que ces mentions portaient atteinte au droit de propriété des deux sœurs et devaient être corrigées dans le registre des biens. Elle a reconnu celles-ci copropriétaires à hauteur de 18,75 % chacune des biens enregistrés sous les numéros 420170469058/2/22, 420170469058/2/8 et 420170469058/3/4, à hauteur de 9,375 % chacune du bien enregistré sous le numéro 420170460019/0/0 et à hauteur de 12,5 % chacune du bien enregistré sous le numéro 420173428146/0/0.

Le 20 décembre 2019, la requérante s’est pourvue en cassation contre l’arrêt susmentionné.

13.  À la date du prononcé du présent arrêt, le pourvoi était encore pendant.

14.  Le registre des biens auprès du bureau du cadastre de Komotiní n’a pas encore été corrigé à la suite du jugement du tribunal de première instance du 20 novembre 2018 et de l’arrêt de la cour d’appel du 23 octobre 2019, afin que les sœurs du mari défunt de la requérante soient reconnues comme copropriétaires des biens du testateur. Une telle correction ne peut être effectuée que si les sœurs du défunt obtiennent gain de cause par un arrêt irrévocable. Seule l’action des sœurs du mari défunt de la requérante a été mentionnée dans le registre des biens précité.

15.  Quant au terrain sous numéro de cadastre 420170494076, il n’était pas visé par l’action des sœurs du mari de la requérante. Ainsi le droit de propriété de celle-ci sur ce bien n’a pas été contesté. Par ailleurs, comme la requérante l’a admis, ce bien avait été exproprié et elle devait se voir verser une indemnité d’expropriation.

16.  En ce qui concerne la procédure se déroulant en Turquie, la requérante a introduit une action devant le tribunal de première instance de Bakırköy tendant à faire appliquer le testament aux biens situés en Turquie. En même temps, les sœurs du testateur ont aussi introduit une demande d’annulation du testament faute de conformité de celui-ci à la législation turque. Le 18 janvier 2018, le tribunal de première instance de Bakırköy estima ne pas être tenu de se prononcer sur le recours introduit par les sœurs du mari défunt de la requérante et tendant à annuler le testament de ce dernier en application des principes du droit international privé énoncés dans le code civil turc (testament contraire à l’ordre public turc). Le tribunal déclara que l’arrêt rendu par la Cour de cassation grecque était définitif et que, par application du droit international privé turc, il liait le tribunal, si bien qu’il n’était pas nécessaire de réexaminer l’affaire. Tant la requérante que les sœurs du mari de celle-ci formèrent appel contre ce jugement devant la cour d’appel d’Istanbul qui est actuellement pendant.

EN DROIT

17.  Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

  1. Thèses des parties
    1. Observations de la requérante des 19 avril et 28 mai 2019
      1. Dommage matériel

18.  La requérante rappelle que par son testament, son mari défunt lui a légué tous ses biens meubles et immeubles. Or le testament avait des conséquences dans deux États, la Grèce et la Turquie, car la propriété immobilière du défunt comprenait à l’époque quatre biens en Grèce (aujourd’hui trois, à savoir, un tiers d’un terrain agricole de 2 000 m², la moitié d’un appartement de 127 m² avec une place de stationnement et une cave et un quart d’un magasin de 24 m² à Komotiní – paragraphe 9 ci-dessus), ainsi que quatre biens en Turquie.

19.  La requérante souligne que le code civil grec ne prévoit pas la réouverture de la procédure devant les juridictions internes en cas de constat de violation de la Convention par un arrêt de la Cour. En outre, elle affirme qu’elle ne disposerait pas d’un recours effectif en Turquie pour contester le jugement du tribunal de première instance de Bakırköy, du 18 janvier 2018, qui a considéré que les arrêts de la Cour de cassation grecque étaient définitifs et liaient les juridictions turques qui n’étaient alors pas tenues de réexaminer l’affaire. Il s’ensuit que les arrêts de la Cour de cassation grecque constituent la seule base légale de la privation de la propriété de la requérante en Turquie.

20.  Dans ces circonstances, la requérante soutient que seule la restitution de la propriété litigieuse constituerait une réparation adéquate de la violation de la Convention. Elle souligne que cette restitution pourrait être facilement obtenue si la Cour ordonnait la correction de l’enregistrement des biens transmis auprès du bureau du cadastre au profit des sœurs de son mari défunt.

21.  À défaut de restitutio in integrum, la requérante invite la Cour à lui accorder une indemnité de 44 103 EUR somme correspondant aux trois quarts de la valeur des trois biens litigieux situés en Grèce (numéros de cadastre 420170469058/2/8, 420170469058/3/4 et 420170469058/2/22, 420170460019/0/0 et 420173428146/0/0) et une indemnité de 936 912,50 EUR pour les quatre biens situés en Turquie (somme fondée sur les rapports d’expertise établis par la requérante en Turquie).

  1. Dommage moral

22.  La requérante réclame 30 000 EUR pour dommage moral. Elle soutient avoir souffert d’un stress excessif causé par l’écho qu’a eu la procédure la concernant devant les juridictions grecques et la Cour, et par son exposition au public, en tant que femme âgée, musulmane et veuve, lorsqu’elle a pris la décision de lutter contre l’application de la charia en Grèce.

  1. Frais et dépens

23.  La requérante réclame 5 828,33 EUR pour honoraires et frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour, somme qui se décompose ainsi : 2 401,05 EUR pour honoraires d’avocat devant les juridictions nationales ; 1 364 EUR pour les honoraires de Me Ktistakis devant la Cour, 1 100 EUR pour les honoraires de Me Tsitselikis devant la Cour et 963,28 EUR pour les frais afférents à la tenue de l’audience devant la Grande Chambre.

  1. Observations du Gouvernement des 18 avril et 28 mai 2019 (déposées avant l’arrêt de la cour d’appel no 281/2019 du 23 octobre 2019)
    1. Dommage matériel

a)      Les biens situés en Grèce

24.  À la date du dépôt de ses observations, le Gouvernement souligne d’emblée que l’évaluation du dommage matériel de la requérante est, en l’état, prématurée, incertaine et hypothétique. La correction de l’enregistrement des biens légués à la requérante auprès du bureau du cadastre, demandée par les sœurs du mari défunt de la requérante n’a pas encore été effectuée car l’appel de la requérante contre le jugement du tribunal de première instance qui a donné gain de cause aux sœurs du testateur est encore pendant devant la cour d’appel de Thrace. Or l’enregistrement des biens litigieux (pour la part héritée de son mari) au nom de la requérante ne peut changer que par un arrêt irrévocable conformément aux dispositions de l’article 7 de la loi no 2664/1998. La requérante est donc à présent et conformément au registre cadastral la seule propriétaire de cette part héritée.

25.  Le Gouvernement souligne, par ailleurs, que l’arrêt au principal de la Cour a été porté à la connaissance de la cour d’appel. Certes, il n’est pas possible de préjuger de la décision de la cour d’appel mais si celle-ci accueille l’appel de la requérante, il n’y aura aucune correction de l’enregistrement et la situation juridique de la requérante, en tant que bénéficiaire du testament de son mari, ne changera pas. Si, en revanche, la cour d’appel rejette l’appel de la requérante, celle-ci pourra former un pourvoi en cassation. En outre, la requérante pourra aussi introduire une action en dommages-intérêts contre les sœurs de son mari, sur le fondement de l’article 904 (enrichissement sans cause) du code civil, ou une action en dommages-intérêts contre l’État, sur le fondement de l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil (obligation de l’État de réparer le dommage causé par les actes illégaux ou les omissions de ses organes lors de l’exercice de la puissance publique).

26.  Le Gouvernement précise que la requérante, en faisant acte devant notaire de son acceptation de la succession et en enregistrant les biens transmis auprès du bureau du cadastre de Komotiní, a accepté les biens légués par son mari et que celui-ci avait déclarés aux autorités fiscales. Or ces biens étaient les suivants :

–  50 % en indivision d’un appartement (numéro de cadastre 420170469058/2/8, 420170469058/3/4 et 420170469058/2/22), d’une valeur de 34 067,08 EUR, et dont l’autre moitié appartenait déjà à la requérante suite à un achat ;

–  25 % en indivision d’un terrain (numéro de cadastre 420170460019/0/0) et d’un magasin sis sur le terrain d’une superficie de 24,45 m², d’une valeur de 15 337,41 EUR ;

–  33,33 % d’un terrain agricole (numéro de cadastre 420173428146/0/0), d’une valeur de 5 400 EUR, et dont le restant appartenait déjà aux sœurs du testateur ;

–  75 % en indivision d’un terrain (numéro de cadastre 420170494076), d’une valeur de 12 777,45 EUR, et dont les 25 % restants appartenaient à la mère et à la sœur de la requérante. Le Gouvernement précise que ce bien ne faisait pas partie de ceux, dont la propriété avait été contestée par les sœurs du testateur dans leur action du 19 avril 2017.

27.  Enfin, le Gouvernement souligne que la requérante n’a pas fait une déclaration fiscale concernant le pourcentage de 25 % des biens qu’elle a hérités et n’a donc payé aucune taxe foncière à leur sujet.

b)     Les biens situés en Turquie

28.  Le Gouvernement soutient que toute prétention de la requérante relative aux biens situés en Turquie est irrecevable, mal fondée, vague et échappe à toute évaluation. Il souligne que ces biens ne relèvent pas de la compétence des juridictions grecques. Ces biens n’ont jamais fait l’objet de la procédure devant ces juridictions et ne font pas partie de l’affaire qui a été introduite devant la Cour ; ils font l’objet de procédures encore pendantes devant les juridictions turques et, par conséquent, la question des droits successoraux de la requérante en Turquie est actuellement prématurée. En outre, la requérante n’établit pas le statut de propriété de ces biens et la situation légale de ceux-ci à compter du décès de son mari et jusqu’à aujourd’hui.

29.  Le Gouvernement soutient, par ailleurs, que la requérante n’a pas entrepris les démarches nécessaires pour faire reconnaître et exécuter le testament litigieux en Turquie, avant que celui-ci ne soit invalidé par la Cour de cassation grecque, et n’établit pas que le testament, à supposer même qu’il aurait été valide en Grèce, l’aurait été aussi en Turquie aux fins de son exécution, surtout si l’on considère que le droit applicable était le droit turc. Si la Cour de cassation grecque n’avait pas invalidé le testament, les juridictions turques auraient examiné si celui-ci se heurtait à l’ordre public turc pour d’autres motifs.

  1. Dommage moral

30.  Le Gouvernement soutient que la somme réclamée est vague, excessive et non fondée, compte tenu des circonstances de l’affaire, à savoir son degré de complexité, l’âge et la situation sociale et économique de la requérante, ainsi que la situation financière de la Grèce.

  1. Frais et dépens

31.  Le Gouvernement souligne que la requérante ne justifie pas et ne fonde sur aucun élément la somme qu’elle réclame. Il relève que la requérante a déposé quatre factures pour honoraires d’avocat mais qui étaient établies au nom d’un autre avocat que ceux qui l’ont représentée devant la Cour. Par ailleurs, deux des quatre factures concernent le pourvoi du 8 février 2016 et l’audience devant la Cour de cassation, c’est-à-dire des actes et événements ayant eu lieu postérieurement à l’introduction de la requête et n’ayant pas été l’objet de celle-ci. Enfin, le Gouvernement soutient que la somme réclamée est excessive.

  1. Appréciation de la Cour
    1. Les principes généraux

32.  La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle un arrêt constatant une violation entraîne de manière générale pour l’État défendeur l’obligation juridique de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Kurić et autres c. Slovénie (satisfaction équitable) [GC], no 26828/06, § 79, CEDH 2014). Les États contractants parties à une affaire sont en principe libres de choisir les moyens dont ils useront pour se conformer à un arrêt de la Cour constatant une violation. Ce pouvoir d’appréciation quant aux modalités d’exécution d’un arrêt traduit la liberté de choix dont est assortie l’obligation primordiale imposée par la Convention aux États contractants : assurer le respect des droits et libertés garantis (article 1 de la Convention). Si la nature de la violation permet une restitutio in integrum, il incombe à l’État défendeur de la réaliser, la Cour n’ayant ni la compétence ni la possibilité pratique de l’accomplir elle-même. Si, en revanche, le droit national ne permet pas ou ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de la violation, l’article 41 habilite la Cour à accorder, s’il y a lieu, à la partie lésée la satisfaction qui lui semble appropriée (Brumărescu c. Roumanie (satisfaction équitable) [GC], no 28342/95, § 20, CEDH 2001‑I, et Guiso-Gallisay c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 58858/00, § 90, 22 décembre 2009). Dans l’exercice de ce pouvoir, elle dispose d’une certaine latitude ; l’adjectif « équitable » et le membre de phrase « s’il y a lieu » en témoignent (Comingersoll S.A. c. Portugal [GC], no 35382/97, § 29, CEDH 2000‑IV). Pour ce faire, elle peut se fonder sur des considérations d’équité (Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie (satisfaction équitable) [GC], no 71243/01, § 36, CEDH 2014, Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 25701/94, § 79, 28 novembre 2002, S.C. Granitul S.A. c. Roumanie (satisfaction équitable), no 22022/03, § 15, 24 avril 2012, et Kryvenkyy c. Ukraine, no 43768/07, § 52, 16 février 2017).

33.  La Cour rappelle par ailleurs qu’aucune disposition ne prévoit expressément le versement d’une indemnité pour dommage moral. Dans les arrêts Varnava et autres c. Turquie ([GC], nos 16064/90 et 8 autres, § 224, CEDH 2009) et Chypre c. Turquie ((satisfaction équitable) [GC], no 25781/94, § 56, CEDH 2014), la Cour a confirmé les principes suivants, qu’elle a progressivement élaborés dans sa jurisprudence. Les situations où le requérant a subi un traumatisme évident, physique ou psychologique, des douleurs et souffrances, de la détresse, de l’angoisse, de la frustration, des sentiments d’injustice ou d’humiliation, une incertitude prolongée, une perturbation dans sa vie ou une véritable perte de chances peuvent être distinguées de celles où la reconnaissance publique, dans un arrêt contraignant pour l’État contractant, du préjudice subi par le requérant représente en elle-même une forme adéquate de réparation. Dans certaines situations, le constat par la Cour de la non-conformité aux normes de la Convention d’une loi, d’une procédure ou d’une pratique est suffisant pour redresser la situation. Toutefois, dans d’autres situations, l’impact de la violation peut être considéré comme étant d’une nature et d’un degré propres à avoir porté au bien-être moral du requérant une atteinte telle que cette réparation ne suffit pas. Ces éléments ne se prêtent pas à un calcul ou à une quantification précise. La Cour n’a pas non plus pour rôle d’agir comme une juridiction nationale appelée, en matière civile, à déterminer les responsabilités et à octroyer des dommages-intérêts. Elle est guidée par le principe de l’équité, qui implique avant tout une certaine souplesse et un examen objectif de ce qui est juste, équitable et raisonnable, compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’affaire, c’est-à-dire non seulement de la situation du requérant, mais aussi du contexte général dans lequel la violation a été commise. Les indemnités qu’elle alloue pour dommage moral ont pour objet de reconnaître le fait qu’une violation d’un droit fondamental a entraîné un préjudice moral et elles sont chiffrées de manière à refléter approximativement la gravité de ce préjudice (Sargsyan c. Azerbaïdjan (satisfaction équitable) [GC], no 40167/06, § 39, 12 décembre 2017).

  1. Application des principes en l’espèce
    1. Dommage matériel

34.  La Cour rappelle que dans son arrêt au principal elle a conclu à une violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 pour le motif suivant : alors que le mari de la requérante, dans le cadre d’un testament établi selon le droit civil grec devant un notaire grec avait décidé de lui léguer l’ensemble de ses biens, la Cour de cassation grecque a estimé qu’il y avait lieu d’appliquer à cette succession le droit successoral musulman ; en conséquence de quoi, la requérante a été privée du bénéfice du testament que son époux avait établi, en l’occurrence, de trois quarts des biens légués.

35.  La Cour note aussi que dans ses prétentions au titre de l’article 41 de la Convention, la requérante réclame une réparation pour le dommage subi tant en ce qui concerne les biens de son époux situés en Grèce que ceux situés en Turquie.

a)      Les biens situés en Grèce

36.  La Cour note que les biens concernés par le testament du mari de la requérante, tels qu’ils ressortent des écrits du bureau du cadastre, sont les suivants :

–  un appartement avec place de stationnement et cave (numéros de cadastre 420170469058/2/8, 420170469058/3/4 et 420170469058/2/22), d’une valeur de 34 067,08 EUR, et appartenant à concurrence de 50 % au mari de la requérante et de 50 % à cette dernière ;

–  un terrain (numéro de cadastre 420170460019/0/0) et un magasin sis sur ce terrain d’une superficie de 24,45 m², d’une valeur de 15 337,41 EUR, et appartenant à concurrence de 25 % au mari de la requérante, de 18,75 % à l’une de sœurs de celui-ci, de 18,75 % à l’autre sœur et de 25 % à une autre personne dont l’identité n’est pas indiquée ;

–  un terrain agricole (numéro de cadastre 420173428146/0/0), d’une valeur de 5 400 EUR, et appartenant à concurrence de 33,33 % au mari de la requérante, de 33,33 % à l’une des sœurs de celui-ci et de 33,33 % à l’autre sœur ;

–  75 % d’un terrain (numéro de cadastre 420170494076), d’une valeur de 12 777,45 EUR, dont les 25 % restants appartenaient à la mère et à la sœur de la requérante, qui avaient entretemps fait l’objet d’une expropriation et dont la propriété n’avait pas été contestée par les sœurs du testateur dans leur action du 19 avril 2017.

37.  La Cour note aussi qu’à la suite de l’arrêt de la Cour de cassation du 6 avril 2017, les sœurs du mari défunt de la requérante avaient saisi, le 19 avril 2017, le tribunal de première instance de Rhodope, en demandant que le registre des biens auprès du bureau du cadastre soit corrigé afin qu’elles soient reconnues comme copropriétaires des biens du testateur. Par un jugement, du 20 novembre 2018, le tribunal de première instance a reconnu les deux sœurs comme copropriétaires et a ordonné qu’il soit procédé à la modification de l’enregistrement des biens auprès du bureau du cadastre conformément aux prescriptions du jugement. Enfin, le tribunal a considéré que la requérante demeurait copropriétaire à concurrence d’un quart des biens légués, pourcentage pour lequel elle devait faire procéder à un nouvel enregistrement auprès du bureau du cadastre. Le 24 décembre 2018, la requérante a introduit un appel contre ce jugement devant la cour d’appel de Thrace. Le 23 octobre 2019, la cour d’appel a confirmé le jugement du tribunal de première instance. Elle s’est référée à son arrêt antérieur définitif no 183/2015 et a souligné que cet arrêt reconnaissait avec force de chose jugée, par laquelle elle était liée, que le droit applicable à la succession du défunt était la charia. Le 20 décembre 2019, la requérante s’est pourvue en cassation contre l’arrêt de la cour d’appel.

38.  La Cour considère que même si la procédure en cassation est encore pendante, elle n’est pas tenue de surseoir à statuer en attendant l’issue de celle-ci. À cet égard, elle rappelle sa jurisprudence selon laquelle il lui est loisible, conformément à l’article 41, de procéder à son application lorsque le droit interne de l’État en cause « ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences » de la violation constatée. Si après avoir épuisé en vain les voies de recours internes avant de se plaindre à Strasbourg d’une violation de ses droits, la victime devait les épuiser une seconde fois pour pouvoir obtenir de la Cour une satisfaction équitable, la longueur totale de la procédure instituée par la Convention se révélerait peu compatible avec l’idée d’une protection efficace des droits de l’homme. Pareille exigence conduirait à une situation inconciliable avec le but et l’objet de la Convention (De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique (article 50), 10 mars 1972, § 16, série A no 14, et Barberà, Messegué et Jabardo c. Espagne (article 50), 13 juin 1994, § 17, série A no 285‑C).

39.  Selon la requérante, le meilleur moyen de remédier à la violation constatée de la Convention et du Protocole no 1 consisterait pour la Cour à ordonner la restitutio in integrum, ce qui reviendrait en l’espèce à faire corriger auprès du bureau du cadastre l’enregistrement des biens légués au bénéfice de la requérante.

40.  D’après les informations fournies par les parties, le registre du cadastre n’a pas encore été corrigé à la suite du jugement du tribunal de première instance du 20 novembre 2018 et de l’arrêt de la cour d’appel du 23 octobre 2019 afin que les sœurs du mari défunt de la requérante soient reconnues comme copropriétaires des biens du testateur. Une telle correction ne peut être effectuée que si les sœurs du défunt obtiennent gain de cause par un arrêt irrévocable. Dans ce cas uniquement les sœurs du mari défunt de la requérante pourraient-elles être reconnues comme copropriétaires des biens du testateur.

41.  Ainsi, en premier lieu, la Cour note que l’effet de la violation de la Convention constatée par elle dans l’arrêt au principal ne s’est pas encore concrétisé. En deuxième lieu, elle rappelle qu’il ne lui revient pas, en principe, de prescrire à un État les moyens précis à employer pour mettre un terme à une violation de la Convention et en effacer les conséquences.

42.  Pour autant, il paraît clair que le rétablissement de « la situation la plus proche possible de celle qui existerait si la violation constatée n’avait pas eu lieu » (Papamichalopoulos et autres c. Grèce (article 50), 31 octobre 1995, § 38, série A no 330‑B,, Vistiņš et Perepjolkins, précité, § 33, Chiragov et autres c. Arménie (satisfaction équitable) [GC], no 13216/05, § 59, 12 décembre 2017) consisterait en la prise des mesures de nature à garantir que la requérante reste propriétaire des biens légués en Grèce par son mari ou, dans l’hypothèse d’une modification du registre du cadastre, qu’elle soit rétablie dans ses droits de propriété.

43.  À défaut pour l’État défendeur de prendre, dans un délai d’un an à compter du prononcé du présent arrêt, les mesures susmentionnées, la Cour décide que l’État défendeur devra verser à la requérante une indemnisation qui prend en compte la valeur des biens légués à celle-ci au prorata du pourcentage qui lui a été retiré en application des règles de la charia.

44.  La valeur de ces biens, dont le total s’élève à 54 804,49 EUR, a été fournie au Gouvernement par les services du Trésor public de Komotiní et la requérante, dans ses observations, marque son accord avec ce montant.

45.  Comme, à la suite de la décision de la Cour de cassation qui a considéré que la succession litigieuse devait être régie par la charia, la requérante a été privée des trois quarts de ces biens (tout en restant propriétaire d’un quart de ceux-ci), elle a droit, à défaut pour l’État défendeur de prendre les mesures indiquées ci-dessus dans le délai imparti, à une indemnité correspondant à trois quarts de la valeur de ces biens, soit une somme de 41 103,36 EUR.

46.  Toutefois, la requérante ne saurait tirer de l’arrêt de la Cour un droit à une double réparation ou à un enrichissement sans cause. Par conséquent, dans l’hypothèse où la procédure actuellement pendante en Grèce recevrait, postérieurement à ce versement, une issue conforme à l’arrêt au principal, la requérante devrait rembourser à l’État défendeur la somme ainsi versée.

b)     Les biens situés en Turquie

47.  La Cour rappelle que la requête qui a donné lieu à l’arrêt au principal était dirigée uniquement contre la Grèce. La question des effets du testament du défunt, dans la mesure où ce testament vise les biens situés en Turquie, fait l’objet de procédures encore pendantes devant les juridictions turques. L’intervention des juridictions turques dans le litige successoral entre la requérante et les sœurs du testateur était provoquée, d’une part, par l’action introduite par la requérante devant le tribunal de première instance de Bakırköy et tendant à faire appliquer le testament aux biens situés en Turquie, et, d’autre part, par les sœurs du testateur qui avaient aussi introduit une demande d’annulation du testament faute de conformité de celui-ci à la législation turque (paragraphes 16 ci-dessus et 88 de l’arrêt au principal). Le 18 janvier 2018, le tribunal de première instance a considéré qu’à la suite des arrêts des juridictions grecques, les tribunaux turcs n’avaient pas à réexaminer l’affaire. L’appel introduit tant par la requérante que par les sœurs du testateur contre ce jugement est actuellement pendant devant la cour d’appel d’Istanbul.

48.  Dans ces conditions, la Cour ne décèle aucune circonstance particulière susceptible de s’analyser en un exercice par la Grèce de sa juridiction à l’égard des procédures qui se déroulent en Turquie.

49.  Il convient par ailleurs de noter que si le mari défunt de la requérante a rédigé son testament de manière générale, sans distinguer spécifiquement entre les biens situés en Turquie et ceux qui sont situés en Grèce, le document établi par la requérante devant notaire et portant acceptation du testament ne vise et ne décrit que les biens du défunt situés en Grèce (paragraphe 10 de l’arrêt au principal).

50.  En tout état de cause, s’il est constant que la requérante considère que les biens situés en Turquie font partie de la « succession » dont elle a été privée, il n’en demeure pas moins qu’en concluant à l’applicabilité de l’article 1 du Protocole no 1 au paragraphe 130 de son arrêt au principal, la Cour a expressément relevé que « la requérante [avait] fait enregistrer les biens transmis auprès du bureau du cadastre de Komotiní et [avait] payé les droits correspondants ». Cela visait seulement les biens situés en Grèce. C’est sur ce fondement, et uniquement sur ce fondement, que la Cour a ensuite recherché, dans l’arrêt au principal, si l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 avait été violé. Force est donc de constater que dans son arrêt au principal, la Cour n’a pas pris de position de principe sur les droits revendiqués par la requérante au titre de l’article 1 du Protocole no 1 en ce qui concerne les biens situés en Turquie. Il s’ensuit que les biens en question ne peuvent servir de base à une demande de satisfaction équitable dirigée contre l’État défendeur dans le cadre de la présente procédure portant sur la question réservée de l’application de l’article 41.

51.  En outre, la Cour rappelle qu’en vertu de l’article 46 de la Convention, les arrêts de la Cour ne lient que les États parties aux procédures qui y ont donné lieu, ce qui n’est pas le cas de la Turquie s’agissant de l’arrêt au principal rendu en l’espèce. Cela étant, rien n’empêche les juridictions turques de statuer en tenant compte de l’arrêt au principal.

52.  La Cour souligne par ailleurs que la requérante aura la possibilité d’introduire, le cas échéant, une requête contre la Turquie au titre de la décision définitive qui sera rendue par les juridictions turques sur les effets du testament de son mari quant aux biens situés en Turquie au cas où cette décision ne tiendrait pas compte du fait que l’arrêt au principal rendu par la Cour a conclu à la violation, par la Grèce, de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 et n’en tirerait pas les conséquences qui s’imposent eu égard à la qualité d’État contractant de la Turquie.

53.  Partant, la Cour considère que, dans les circonstances de l’espèce, elle n’a pas compétence pour se prononcer, dans le cadre de la présente affaire, sur les prétentions de la requérante relatives aux biens de son mari situés en Turquie.

  1. Dommage moral

54.  La Cour reconnaît que la requérante a subi un dommage certain en raison de la discrimination subie. Statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, elle décide de lui allouer 10 000 EUR.

  1. Frais et dépens

55.  La Cour rappelle que, pour avoir droit à l’allocation de frais et dépens en vertu de l’article 41 de la Convention, la partie lésée doit les avoir réellement et nécessairement exposés. En particulier, l’article 60 § 2 du règlement prévoit que toute prétention présentée au titre de l’article 41 de la Convention doit être chiffrée, ventilée par rubrique et accompagnée des justificatifs nécessaires, faute de quoi la Cour peut rejeter la demande, en tout ou en partie. En outre, les frais et dépens ne sont recouvrables que dans la mesure où ils se rapportent à la violation constatée (voir, parmi beaucoup d’autres, Vistiņš et Perepjolkins, précité, § 50).

56.  En l’espèce, la Cour a conclu à la violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1. Force est de constater que, même s’il n’y avait pas eu violation de ces dispositions, la requérante aurait encouru des frais pour la procédure au niveau interne. Dès lors, eu égard aux documents versés par celle-ci à l’appui de sa demande, la Cour estime qu’il y a lieu de lui rembourser la somme réclamée pour la procédure devant les juridictions nationales, soit 2 401,05 EUR pour honoraires d’avocat. En outre, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnables les sommes réclamées pour la procédure engagée devant elle et les accorde en entier à la requérante, soit 3 427,28 EUR au titre des honoraires d’avocats et des frais afférents à la tenue de l’audience devant la Grande Chambre.

  1. Intérêts moratoires

57.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

  1. Dit, à l’unanimité,

a)    que la prise, par l’État défendeur, des mesures de nature à garantir que la requérante reste propriétaire des biens qui lui ont été légués en Grèce, ou, dans l’hypothèse d’une modification du registre du cadastre, qu’elle soit rétablie dans ses droits de propriété, constituerait une réparation appropriée pour la violation de ses droits ;

b)    qu’au cas où les mesures susmentionnées n’auraient pas été prises dans un délai d’un an, l’État défendeur doit verser à la requérante la somme de 41 103,36 EUR (quarante et un mille cent trois euros et trente-six centimes), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage matériel ;

c)     qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

  1. Dit, à l’unanimité,

a)    que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois, les sommes suivantes :

  1. 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
  2. 5 828,33 EUR (cinq mille huit cent vingt-huit euros et trente-trois centimes), plus tout montant pouvant être dû par la requérante sur cette somme à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b)    qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

  1. Rejette, par quatorze voix contre trois, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français et en anglais, puis communiqué par écrit le 18 juin 2020, en application des articles 71 § 1 et 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Johan Callewaert Robert Spano
 Greffier adjoint Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges Lemmens, Koskelo et Eicke.

R.SO
J.C.
 


OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES LEMMENS, KOSKELO ET EICKE

Introduction

1.  Nous souscrivons à l’avis de la majorité en ce qui concerne les principes généraux applicables à l’appréciation de la satisfaction équitable sous l’angle de l’article 41 (avec leurs limites) exposés aux paragraphes 32 et 33 du présent arrêt, et nous avons voté en faveur des points 1 et 2 du dispositif de cet arrêt.

2.  Toutefois, nous sommes au regret de ne pouvoir nous rallier à la majorité quant à l’application qu’elle a faite de ces principes à la demande de satisfaction équitable formulée par la requérante relativement aux biens situés en Turquie et à la conclusion à laquelle elle est parvenue sur ce point.

3.  À notre humble avis, pour des raisons que nous développerons ci-dessous, le présent arrêt parvient à une conclusion erronée en ce qui concerne ce chef de demande. Qui plus est, il se fonde sur une interprétation indûment restrictive de l’arrêt au principal (Molla Sali c. Grèce [GC], no 20452/14, 19 décembre 2018) et, du point de vue méthodologique et procédural, il confond et amalgame deux stades séparés et distincts de l’appréciation du grief de la requérante fondé sur la Convention.

4.  Ce faisant, la majorité a esquivé certaines des questions les plus épineuses qui puissent se poser dans le cadre de l’évaluation du dommage matériel sur le terrain de l’article 41 de la Convention. En outre, elle n’a pas su se saisir de cette occasion pour clarifier la jurisprudence relativement peu abondante de la Cour dans ce domaine. De fait, la recevabilité et le fond de l’affaire ainsi que la question de la satisfaction équitable faisant presque toujours l’objet d’un examen conjoint dans les arrêts de la Cour, cette dernière question est souvent traitée de manière très sommaire, presque incidente, sans que les principes juridiques applicables ne soient exposés de façon détaillée ou simplement mentionnés. De surcroît, comme c’est le cas en l’espèce, cette approche superficielle est souvent préjudiciable au requérant, pour qui la somme accordée par l’arrêt de la Cour au titre de la satisfaction équitable (et toute autre mesure individuelle) en application de l’article 41 de la Convention peut constituer le seul résultat concret (et espéré) de la procédure engagée par lui devant la Cour (en ce qui concerne le risque inverse d’indemnisation excessive, voir les opinions séparées des juges Koskelo et Eicke jointes à l’arrêt Čapský et Jeschkeová c. République tchèque (satisfaction équitable), nos 25784/09 et 36002/09, 9 février 2017). Il en va particulièrement ainsi lorsque l’arrêt est rendu longtemps après l’introduction de la requête et qu’une restitutio in integrum est devenue matériellement impossible en raison du passage du temps.

5.  Une autre conséquence de la pratique actuelle de la Cour est que les occasions qui lui sont données d’examiner, comme en l’espèce, séparément (et seulement) la question de la satisfaction équitable due au titre d’une violation de la Convention déjà constatée se font de plus en plus rares. Il est donc regrettable que la majorité ait choisi d’esquiver les problèmes complexes – du point de vue juridique, factuel et probatoire – que posent les rapports entre la restitutio in integrum et l’indemnisation, le lien de causalité et le quantum de la réparation. Le présent arrêt constitue clairement une occasion manquée, car les indications que la Grande Chambre aurait pu donner dans une affaire comme celle-ci auraient été utiles non seulement aux différentes formations de la Cour pour motiver les décisions qu’elles prennent quotidiennement dans les affaires où se pose la question de la satisfaction équitable prévue par l’article 41, mais aussi aux parties devant la Cour. En effet, le présent arrêt aurait pu fournir aux parties des directions plus précises que celles dont elles disposent actuellement quant à l’approche à suivre par la Cour et aux éléments de preuve (et aux moyens) qu’il peut être nécessaire (ou utile) de faire valoir pour la convaincre d’accorder ou non une satisfaction équitable, s’agissant des chefs de demande présentées et/ou des sommes sollicitées.

Le contexte

6.  Le 18 décembre 2018, la Cour a rendu son arrêt au principal dans la présente affaire. Dans cet arrêt, elle a dit qu’« il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 » (point 3 du dispositif). En se prononçant ainsi dans l’exercice de sa juridiction au sens de l’article 19 de la Convention, la Cour a nécessairement établi qu’en manquant aux « engagements résultant pour elle de la Convention et de ses Protocoles », la Grèce avait violé son obligation primordiale au regard de la Convention, à savoir assurer le respect des droits et libertés garanti par cet instrument (article 1 de la Convention), et qu’elle avait commis un acte internationalement illicite engageant sa responsabilité (étatique) au regard du droit international et du droit de la Convention.

7.  S’agissant de la satisfaction équitable à accorder au titre de l’article 41 de la Convention, la Cour s’est exprimée ainsi :

« La requérante réclame 967 686,75 euros (EUR) au titre du dommage matériel résultant de la violation de l’article 1 du Protocole no 1. À l’appui de ses prétentions, elle produit des documents des autorités fiscales grecques pour les biens concernés sis en Grèce et des rapports d’expertise établis en Turquie pour les biens concernés sis en Turquie. Elle réclame aussi 30 000 EUR au titre du dommage moral résultant de la violation des articles 6 et 14 de la Convention. Pour ses frais et dépens, elle demande 8 500 EUR. » (Molla Sali, précité, § 164)

8.  Toutefois, la Cour a jugé que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouvait pas (encore) en état et qu’il y avait lieu de la réserver. Elle a accordé à l’État défendeur et à la requérante un délai initial de trois mois pour parvenir à un éventuel accord sur ce point (article 75 § 1 du règlement de la Cour).

Le sens de l’arrêt au principal

9.  Compte tenu des énonciations figurant dans le présent arrêt, et en particulier dans ses paragraphes 49 et 50, il est important de revenir sur ce qui nous paraît être le contexte et la teneur des conclusions auxquelles la Cour est parvenue dans son arrêt au principal. Il nous est malheureusement impossible de souscrire à l’interprétation étroite qui en est donnée dans les paragraphes en question. Les passages pertinents du paragraphe 50 du présent arrêt sont ainsi libellés :

« (...) s’il est constant que la requérante considère que les biens situés en Turquie font partie de la « succession » dont elle a été privée, il n’en demeure pas moins qu’au paragraphe 130 de son arrêt au principal constatant l’applicabilité de l’article 1 du Protocole no 1, la Cour s’est explicitement référée au fait que « la requérante [avait] fait enregistrer les biens transmis auprès du bureau du cadastre de Komotiní et [avait] payé les droits correspondants ». Cela visait seulement les biens situés en Grèce. C’est sur ce fondement, et uniquement sur ce fondement, que la Cour a ensuite recherché, dans l’arrêt au principal, si l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 avait été violé. Force est donc de constater que dans son arrêt au principal, la Cour n’a pas pris de position de principe sur les droits revendiqués par la requérante au titre de l’article 1 du Protocole no 1 en ce qui concerne les biens situés en Turquie. Il s’ensuit que les biens en question ne peuvent servir de base à une demande de satisfaction équitable dirigée contre l’État défendeur dans le cadre de la présente procédure portant sur la question réservée de l’application de l’article 41. »

10.  Il est exact de dire que la Cour n’a pris aucune position de principe sur les biens situés en Turquie légués à la requérante en vertu du testament établi par son mari conformément au droit civil. Toutefois, cela vaut également pour les biens situés en Grèce légués à la requérante par le même testament, car il n’était en réalité ni utile ni nécessaire de savoir lesquels de ces biens étaient couverts par le testament pour trancher les questions qui se posaient sur le terrain de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1. Du reste, l’affirmation inverse serait tout aussi exacte, car la Cour n’a jamais fait savoir à la requérante, dans son arrêt au principal ou autrement, que les biens situés en Turquie ne faisaient pas partie de la « succession » au sujet de laquelle l’arrêt au principal a conclu à la violation de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1. Nous en voulons pour preuve, s’il en était besoin, que la requérante a consacré une partie non négligeable de ses observations résumées aux paragraphes 18 à 21 du présent arrêt à la question des biens situés en Turquie.

11.  Rien ne permet non plus de dire que l’objet des demandes de la requérante (y compris en ce qui concerne les biens situés en Turquie légués par le testament de son mari) n’était pas clairement déterminé du début à la fin de la procédure au principal. Au contraire, comme le note l’arrêt au principal, le patrimoine que le mari de la requérante, un ressortissant grec (de confession musulmane), entendait léguer à son épouse par le testament notarié qu’il avait établi – et qui constitue l’objet des griefs portés devant la Cour – comprenait « la totalité de ses biens, à savoir : le tiers d’un terrain agricole d’une superficie de 2 000 m² sis près de Komotiní ; la moitié d’un appartement d’une superficie de 127 m² avec une place de stationnement et une cave dans un immeuble à Komotiní ; le quart d’un magasin sis à Komotiní, d’une surface de 24 m², et un autre magasin de 31 m² à Komotiní qui fut entretemps exproprié et pour lequel la requérante a déjà reçu une indemnité d’expropriation ; ainsi que quatre biens immobiliers à Istanbul » (paragraphe 9 de l’arrêt au principal ; soulignement ajouté).

12.  Cette énumération rend compte des observations présentées par la requérante le 29 janvier 2017 dans le cadre de la procédure au principal pour répondre aux observations du Gouvernement sur la recevabilité et le fond de l’affaire, où elle a expressément indiqué, entre autres, que « le testateur possédait en Turquie (à Istanbul) les immeubles énumérés ci-dessous » et où elle a recensé, pièces à l’appui, un immeuble situé dans le quartier de Fatih d’Istanbul et trois autres dans le quartier de Bakırköy de cette ville (voir notamment les paragraphes 8 et 44 des observations de la requérante). La requérante a joint à ces observations des estimations de ces biens réalisées par des experts turcs.

13. Pourtant, la majorité tente de surmonter cette difficulté a) en énonçant, au paragraphe 49 du présent arrêt, que « si le mari défunt de la requérante a rédigé son testament de manière générale, sans distinguer spécifiquement entre les biens situés en Turquie et ceux qui sont situés en Grèce, le document établi par la requérante devant notaire et portant acceptation du testament ne vise et ne décrit que les biens du défunt situés en Grèce (paragraphe 10 de l’arrêt au principal », et b) en faisant observer qu’« au paragraphe 130 de son arrêt au principal, la Cour a expressément relevé que « la requérante [avait] fait enregistrer les biens transmis auprès du bureau du cadastre de Komotiní et [avait] payé les droits correspondants » » (paragraphe 50 du présent arrêt). Toutefois, ces observations n’indiquent pas clairement (voire pas du tout) que la Cour a exclu de son examen les biens situés en Turquie légués à la requérante par le testament de son mari, comme le suggère la majorité.

14.  En réalité, le libellé du paragraphe 10 de l’arrêt au principal n’est pas aussi clair et catégorique que ne le donne à entendre la majorité. Ce paragraphe se borne en effet à constater que

« [p]ar une décision no 12.785/2003 du 10 juin 2008, le tribunal de première instance de Komotiní, sur la base du certificat des proches parents soumis par la requérante, homologua le testament produit devant lui. Le 6 avril 2010, la requérante fit acte devant notaire de son acceptation de la succession. Le Trésor public en fut avisé et la requérante fit enregistrer les biens transmis auprès du bureau du cadastre de Komotiní en versant les frais d’enregistrement correspondants. Il ne ressort pas du dossier que la requérante ait eu à payer, en l’occurrence, des droits de succession sur les biens transmis ».

Il n’y est nullement indiqué (ni démontré) que l’acte d’acceptation notarié passé par la requérante ne visait que les biens situés en Grèce. Bien au contraire, il en ressort que l’acceptation de la requérante, tout comme le testament homologué, portait sur la totalité du patrimoine du défunt, y compris les biens situés en Turquie. En outre, s’agissant de l’enregistrement cadastral, on peut raisonnablement supposer que le cadastre grec est uniquement habilité à enregistrer des biens situés en Grèce. Il s’ensuit que l’on ne saurait tirer argument du simple fait que la requérante a fait enregistrer auprès d’un bureau du cadastre grec des biens situés en Grèce pour exclure les biens situés en Turquie de la demande de satisfaction équitable formée par elle devant la Cour.

15.  Dans le même ordre d’idées, le renvoi au paragraphe 130 de l’arrêt au principal est insuffisant (voire inopérant) pour étayer la conclusion selon laquelle les biens situés en Turquie ne peuvent servir de base à la demande de satisfaction équitable formée par la requérante. S’il est exact que le paragraphe 130 constate que la requérante « a (...) fait enregistrer les biens transmis », il ne fournit pas davantage d’indication sur la question de savoir si cet enregistrement incluait ou non les biens situés en Turquie énumérés dans le testament (et dans l’acte d’acceptation passé par la requérante). D’ailleurs, l’argument selon lequel ce constat conforte l’approche suivie par la majorité serait aussi réfuté par la suite du paragraphe 130, qui revient aussitôt sur la question de la validité du testament en évoquant la totalité de la succession (plutôt que de se focaliser sur tel ou tel bien susceptible de faire partie de la succession) :

« Le tribunal de première instance de Rhodope et la cour d’appel de Thrace se sont prononcés sur l’action des sœurs du défunt en validant le testament, que son auteur avait librement choisi de rédiger selon les dispositions pertinentes du code civil. Si la requérante ne disposait pas du certificat d’héritier prévu par l’article 1956 du code civil, c’est parce que les sœurs du défunt avaient contesté la validité du testament tout de suite après l’ouverture de celui-ci par le tribunal de première instance (...). Dès lors, la requérante aurait hérité de la totalité de la succession de son époux testateur si ce dernier n’avait pas été de confession musulmane. »

16.  L’arrêt au principal ne comporte aucune autre indication qui aurait pu appeler l’attention de la requérante sur le fait que la Cour interpréterait sa demande de satisfaction équitable de manière aussi restrictive que dans le présent arrêt. Au contraire, pour autant qu’on puisse en juger, le reste de l’arrêt au principal confirme l’impression que la Cour a toujours tenu compte de la totalité du testament ou de la succession du mari de la requérante, sans jamais exclure de son examen les biens situés en Turquie. Voir notamment :

a)     Le résumé du grief de la requérante, selon lequel « en appliquant au testament de son mari la charia au lieu du droit civil grec, la Cour de cassation l’a privée des trois quarts de son héritage » (paragraphe 84 de l’arrêt au principal) ; et

b)     Les passages suivants de l’arrêt au principal :

« (...) la Cour considère que l’intérêt patrimonial de la requérante à succéder à son mari était suffisamment important et reconnu pour constituer un « bien » au sens de la norme exprimée dans la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1 (...). » (paragraphe 131)

« (...) Il est hors de doute que celle-ci, à l’instar de toute autre citoyenne grecque, s’attendait à ce qu’au décès de son mari, la transmission des biens du défunt se fasse selon les termes du testament ainsi passé. » (paragraphe 139)

« En conclusion, la requérante, en tant que bénéficiaire d’un testament établi conformément au code civil par un testateur de confession musulmane, se trouvait dans une situation comparable à celle d’une bénéficiaire d’un testament établi conformément au code civil par un testateur n’étant pas de confession musulmane, et elle a été traitée différemment sur le fondement d’une « autre situation », en l’occurrence la religion du testateur. » (paragraphe 141)

« La Cour relève tout d’abord que l’application de la charia à la succession en cause a eu de lourdes conséquences pour la requérante, qui s’est vu privée des trois quarts de l’héritage. » (paragraphe 145)

« La conséquence principale de l’approche de la Cour de cassation, suivie en matière de successions depuis 1960 par celle-ci et par certaines juridictions du fond, selon laquelle les relations successorales des membres de la minorité musulmane sont régies par la charia, est que le testament rédigé devant notaire d’un ressortissant grec de confession musulmane n’a aucun effet juridique car la charia ne reconnaît, à l’exception du testament islamique, que la succession ab intestat. » (paragraphe 148)

« En conclusion, au vu des considérations ci-dessus, la Cour estime que la différence de traitement subie par la requérante en tant que bénéficiaire d’un testament établi conformément au code civil par un testateur de confession musulmane, par rapport à une bénéficiaire d’un testament établi conformément au code civil par un testateur n’étant pas de confession musulmane, n’avait pas de justification objective et raisonnable. » (paragraphe 161).

17.  Il aurait sans aucun doute été possible et nécessaire, compte tenu en particulier des motifs sur lesquels reposent les conclusions auxquelles la majorité est parvenue dans le présent arrêt, d’indiquer clairement à la requérante, dans l’arrêt au principal, que les biens situés en Turquie « ne p[ourraient] servir de base à une demande de satisfaction équitable » dans la présente procédure. La Cour aurait dû le faire en dernière extrémité au paragraphe 164 (précité) de l’arrêt au principal, sinon avant, et dans les termes les plus clairs, par souci d’équité envers les parties. Cela est particulièrement vrai quand, comme en l’espèce, il ressort à l’évidence des éléments de preuve que cette approche priverait la requérante de toute possibilité de demander et d’obtenir une indemnité pour la partie de loin la plus importante de son héritage, puisqu’elle a été estimée par des experts à 936 912,50 EUR (paragraphe 21 du présent arrêt ; comparer avec la valeur de 41 103,36 EUR pour l’ensemble des biens situés en Grèce (paragraphes 9, 21, 26 et 36 du présent arrêt).

18.  Enfin, la position adoptée par la majorité pour essayer de restreindre l’interprétation de l’arrêt au principal ne va pas non plus sans difficultés sur le plan juridique.

19. En effet, il ressort clairement du paragraphe 127 de l’arrêt au principal que pour se prononcer sur la question de savoir si la requérante disposait d’un « bien » de nature à faire relever son grief de l’article 1 du Protocole no 1, la Cour s’est expressément appuyée sur le passage suivant de l’arrêt Fabris c. France ([GC], no 16574/08, § 52, CEDH 2013) : « dans les cas où la Cour examine sur le terrain de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 un grief aux termes duquel un requérant a été privé, en tout ou en partie et pour un motif discriminatoire visé à l’article 14, d’une valeur patrimoniale, le critère pertinent consiste à rechercher si, n’eût été ce motif discriminatoire, l’intéressé aurait eu un droit, sanctionnable par les tribunaux internes, sur cette valeur patrimoniale » (voir aussi, mutatis mutandis, Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 55, CEDH 2005-X, et Andrejeva c. Lettonie [GC], no 55707/00, § 79, CEDH 2009).

20.  En outre, les paragraphes 131 et 140 de l’arrêt au principal poursuivent en indiquant a) qu’en application de ce principe, « la Cour considère que l’intérêt patrimonial de la requérante à succéder à son mari était suffisamment important et reconnu pour constituer un « bien » au sens de la norme exprimée dans la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1 », et b) que la discrimination en cause dans la présente affaire résulte du fait que dans « son arrêt du 7 octobre 2013, la Cour de cassation (...) a dit (...) que les biens successoraux concernés appartenaient à la catégorie des moulkia, en conséquence de quoi le testament public litigieux ne produisait aucun effet juridique ». La Cour a ensuite confirmé que c’était la Cour de cassation qui, « [e]n statuant ainsi, (...) a[vait] placé la requérante dans une situation différente par rapport à une femme mariée bénéficiaire du testament d’un mari non musulman ».

21.  à supposer au contraire que seuls les biens (enregistrés) situés en Grèce aient été pris en considération, comme le donne maintenant à penser la majorité, force serait alors de constater que la Cour a laissé sans réponse des questions de recevabilité et de fond cruciales (et peut-être décisives). En effet, du point de vue du fond, la recherche par la Cour d’une discrimination directe ne l’a pas conduite à conclure à l’existence d’une différence de traitement (et moins encore à l’existence d’une discrimination) en ce qui concerne les biens enregistrés, l’enregistrement lui-même ou la procédure d’enregistrement. Par ailleurs, du point de vue de la recevabilité, il ressort clairement du présent arrêt que la majorité reconnaît en fait que la question du caractère exécutoire des droits de la requérante sur les biens situés en Grèce demeure âprement débattue devant les juridictions internes et qu’aucune décision définitive (y compris aux fins de l’article 35 § 1 de la Convention) n’a encore été rendue.

22.  Au vu de ce qui précède, il nous paraît clair que les « biens » dont fait état l’arrêt au principal recouvrent forcément la totalité de la « succession » (ou de l’« héritage ») transmis à la requérante par feu son mari, laquelle comprend nécessairement les immeubles situés en Turquie. Il s’ensuit que la demande de satisfaction équitable exposée au paragraphe 164 de l’arrêt au principal et réservée par la Cour porte également sur les prétentions de la requérante relativement aux biens situés en Turquie, qui font partie de cette « succession » ou « héritage ». Le fait qu’aucun aspect des griefs de la requérante n’a été déclaré irrecevable et rejeté dans le dispositif de l’arrêt au principal conforte encore cette conclusion, sauf à considérer qu’il s’agit là d’un simple oubli.

La situation des biens sis en Turquie

23.  L’arrêt au principal (au paragraphe 31) et le présent arrêt (au paragraphe 16) constatent tous deux qu’en ce qui concerne les biens situés en Turquie, l’exécution du testament de feu le mari de la requérante fait actuellement l’objet de procédures (distinctes) devant les juridictions turques. Comme il est indiqué au paragraphe 16 du présent arrêt, ces procédures ont été déclenchées, pour l’une, par une action introduite par la requérante devant le tribunal de première instance de Bakırköy tendant à faire appliquer le testament aux biens situés en Turquie et, pour l’autre, par les sœurs de feu le mari de la requérante qui demandaient d’annuler le testament pour défaut de conformité de cet acte à la législation turque. Ayant précédemment ajourné l’examen de l’affaire dans l’attente de l’issue de la procédure suivie devant les juridictions grecques,

« (...) [l]e 18 janvier 2018, le tribunal de première instance de Bakırköy estima ne pas être tenu de se prononcer sur le recours introduit par les sœurs du mari défunt de la requérante et tendant à annuler le testament de ce dernier en application des principes du droit international privé énoncés dans le code civil turc (testament contraire à l’ordre public turc). Le tribunal déclara que l’arrêt rendu par la Cour de cassation grecque était définitif et que, par application du droit international privé turc, il liait le tribunal, si bien qu’il n’était pas nécessaire de réexaminer l’affaire ».

24.  Cette décision n’est pas encore définitive : au moment où la Grande Chambre a délibéré, un appel était pendant devant la cour d’appel d’Istanbul.

La méthodologie à appliquer après un constat de violation

25.  Avant d’exposer l’approche que la Cour aurait dû suivre, selon nous, pour se prononcer sur la demande de réparation du dommage matériel ici en cause, notamment en ce qui concerne les biens situés en Turquie, il nous semble important de formuler deux remarques liminaires.

26.  En premier lieu, l’arrêt au principal portant essentiellement – selon nous – sur l’« héritage » ou la « succession » que le mari de la requérante avait légué à cette dernière par testament, les principes respectivement applicables à la partie de l’héritage composée des biens situés en Grèce et à celle composée des biens situés en Turquie sont identiques du point de vue de l’article 41 de la Convention. Cela étant, l’application de ces principes peut très bien conduire à des résultats différents – et, le cas échéant, à des mesures de réparation différentes – dans l’un et l’autre cas.

27.  En deuxième lieu, comme indiqué ci-dessus, la jurisprudence de la Cour relative aux principes applicables dans le cadre de l’article 41 est relativement peu abondante. En conséquence, il nous semble que les principes du droit international public général relatifs à la réparation – fort opportunément résumés dans le projet d’articles de la Commission du droit international (CDI) sur la responsabilité de l’état pour fait internationalement illicite (ci-après le « projet d’articles ») et les commentaires y relatifs – doivent constituer le point de départ de toute analyse, à tout le moins tant que la Cour n’aura pas elle-même clairement défini d’autres principes et expliqué non seulement leur raison d’être, mais aussi les motifs qui la conduisent à adopter une approche divergente.

28.  L’article 31 § 1 du projet d’articles, qui « vise précisément (...) à codifier l’état actuel du droit international général » (voir l’arrêt rendu par la CJUE le 6 mai 2010 dans l’affaire C-63/09, Axel Walz c. Clickair SA, EU:C:2010:251, point 28), pose le principe énoncé ci-dessous, lequel s’inspire notamment de l’arrêt rendu par la Cour permanente de justice internationale dans l’affaire relative à l’Usine de Chorzów (compétence), arrêt no 8 (26 juillet 1927, série A no 9, p. 21) :

« L’État responsable est tenu de réparer intégralement le préjudice causé par le fait internationalement illicite. »

29.  Ce principe entraîne l’obligation suivante : « la réparation doit, autant que possible, effacer toutes les conséquences de l’acte illicite et rétablir l’état qui aurait vraisemblablement existé si ledit acte n’avait pas été commis » (ibidem, p. 47, et l’affaire relative à l’Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt du 26 février 2007, C.I.J. Recueil 2007, p. 43, § 460).

30. La Cour doit ensuite rechercher quel est le « préjudice » ou le « dommage » subi par le requérant du fait des violations constatées. À cet égard, l’article 31 § 2 précise que du point de vue du droit international,

« Le préjudice comprend tout dommage, tant matériel que moral, résultant du fait internationalement illicite de l’État. » (soulignement ajouté)

31. L’accent est donc mis sur la réparation « intégrale » et la nécessité d’effacer « toutes » les conséquences de l’acte illicite, en l’espèce toutes les conséquences découlant du fait que la requérante a été privée de son héritage parce qu’elle a été placée « dans une situation différente par rapport à une femme mariée bénéficiaire du testament d’un mari non musulman », au mépris de l’interdiction de la discrimination fondée sur la religion posée par l’article 14 de la Convention (paragraphe 141 de l’arrêt au principal).

32.  C’est cette question de la causalité, non exempte de difficultés du point de vue juridique et factuel, qui se trouve au cœur de notre opinion dissidente. Nous y reviendrons plus loin.

33.  Une fois qu’un lien de causalité a été établi (ou présumé), l’article 41 de la Convention autorise plusieurs formes de réparation (de même que le droit international public général), comme l’indique le présent arrêt (aux paragraphes 32-33) et comme en atteste la jurisprudence de la Cour :

a)     Si la nature de la violation permet une restitutio in integrum, il incombe à l’État défendeur de la réaliser ; mais

b)     Si – et dans la mesure où – une restitutio in integrum est impossible ou serait disproportionnée, pour des raisons tenant au droit interne ou pour d’autres motifs, tout préjudice (matériel ou moral) susceptible d’évaluation financière doit être indemnisé (voir l’article 36 du projet d’articles). À cet effet, l’article 41 de la Convention habilite la Cour à accorder à la partie lésée la satisfaction qui lui semble appropriée.

34.  L’article 36 du projet d’articles (intitulé « Indemnisation ») confirme que :

« 1.  L’État responsable du fait internationalement illicite est tenu d’indemniser le dommage causé par ce fait dans la mesure où ce dommage n’est pas réparé par la restitution.

2.  L’indemnité couvre tout dommage susceptible d’évaluation financière, y compris le manque à gagner dans la mesure où celui-ci est établi. »

35.  à cet égard, nous souscrivons également au principe énoncé au paragraphe 46 du présent arrêt, selon lequel « la requérante ne saurait tirer de l’arrêt de la Cour un droit à une double réparation ». Là encore, ce principe reflète la position du droit international public général, selon laquelle la victime d’un acte internationalement illicite « a droit à la réparation intégrale du préjudice directement causé par le comportement illicite [de l’État responsable], mais ne peut prétendre à une situation plus favorable que celle dans laquelle elle se serait trouvée en l’absence du comportement illicite » (voir, par exemple, Arbitrage Arctic Sunrise (Pays-Bas c. Russie), sentence sur la compensation, 10 juillet 2017, § 49, affaire CPA no 2014-02).

Les biens situés en Grèce

36.  Il va sans dire que c’est l’application de ces principes qui a conduit le présent arrêt à présumer (sans l’analyser en détail) l’existence d’un lien de causalité nécessaire entre l’« acte illicite » – à savoir l’invalidation discriminatoire par la Cour de cassation, du testament passé par le mari de la requérante – et les modifications (éventuelles) de son titre de propriété sur les biens concernés enregistré au cadastre. En outre, c’est à juste titre selon nous que le présent arrêt décide d’allouer à la requérante une indemnisation sous réserve qu’une restitutio in integrum (sous la forme d’une confirmation ou d’un rétablissement des droits de propriété de la requérante sur ces biens) ne soit pas possible dans un délai d’un an à compter du prononcé du présent arrêt.

Les biens situés en Turquie

37.  En revanche, le présent arrêt néglige totalement la question de l’existence d’un lien de causalité nécessaire entre l’« acte illicite », c’est-à-dire l’invalidation discriminatoire, par la Cour de cassation, du testament passé par le mari de la requérante, et le préjudice invoqué par celle-ci en ce qui concerne les biens situés en Turquie dont elle a hérité en vertu du testament de son mari.

38.  Non seulement la majorité tente d’esquiver le problème en affirmant, au paragraphe 50 du présent arrêt, que dès lors que la Cour n’a pas pris de « position de principe » en ce qui concerne ces biens dans son arrêt au principal, ceux-ci ne « peuvent servir de base à une demande de satisfaction équitable dirigée contre l’État défendeur dans le cadre de la présente procédure portant sur la question réservée de l’application de l’article 41 », mais elle semble aussi – à tort selon nous – laisser entendre (sans le dire) qu’il ne peut jamais y avoir de lien de causalité entre une violation de la Convention par un État défendeur et le préjudice subi par un requérant hors du territoire de cet État.

39.  Ce faisant, la majorité paraît donner à entendre que la demande de la requérante portant sur la perte des biens situés en Turquie ne pourrait être accueillie que si celle-ci introduisait une requête contre la Turquie en vertu de la Convention. En effet, en se posant la question de savoir si la Grèce, en tant que (seul) État défendeur à la présente procédure, avait exercé d’une manière ou d’une autre « sa juridiction à l’égard des procédures qui se déroulent en Turquie » (paragraphe 48 de l’arrêt), la majorité emploie une formule qui renvoie à la question de l’imputabilité. Cette approche se traduit aussi par le fait que la majorité se réfère à l’article 46 de la Convention, selon lequel les arrêts de la Cour ne lient que les États parties aux procédures qui y ont donné lieu (paragraphe 51 du présent arrêt), et qu’elle indique que la requérante « aura la possibilité d’introduire (...) une requête dirigée contre la Turquie au titre de la décision finale qui sera rendue par les juridictions turques » (ibidem).

40.  Toutefois, pour les raisons exposées ci-dessus, cette approche révèle une incompréhension fondamentale de la question dont la Cour est saisie à ce stade (ultime) de la procédure introduite par la requérante contre la Grèce. La requête (de même que l’arrêt au principal) dirigée contre la Grèce portant essentiellement sur l’invalidation, par la Cour de cassation grecque, du testament de droit civil établi par le mari de la requérante, mesure qui a privé l’intéressée de l’héritage que son mari entendait lui transmettre, la Cour n’est en rien concernée, pour les besoins de l’application de l’article 41 de la Convention, par la légalité des mesures prises par les juridictions turques ou de toute autre mesure ordonnée par les autorités turques. Au contraire, la seule question qui se pose à ce stade consiste à savoir quel est le « préjudice » causé par l’« acte illicite » commis par l’État défendeur et constaté dans l’arrêt au principal, qui doit donner lieu à un jugement de « réparation »/« juste satisfaction ».

41.  Les biens situés en Turquie échappant à la juridiction de la Grèce, il est fort possible qu’une restitutio in integrum soit inenvisageable. Sous réserve de l’argument de la requérante selon lequel une décision définitive des juridictions grecques rendue en sa faveur recevrait pleine et entière exécution en Turquie et confirmerait son droit de propriété sur les biens en question, nous sommes disposés à admettre que leur restitution n’est pas (et ne peut être) du ressort de l’état défendeur et qu’elle est donc matériellement impossible.

42.  Il s’ensuit que la Cour aurait dû rechercher s’il existait, entre la décision de la Cour de cassation grecque ayant conduit à l’invalidation du testament établi conformément au droit civil par feu le mari de la requérante (invalidation que la Cour a jugée constitutive d’une violation des droits conventionnels de la requérante) et le refus (jusqu’à présent) des juridictions turques de donner effet au testament en question, un lien de causalité suffisant pour que la perte de cette partie de l’héritage subie par la requérante puisse être qualifiée de « préjudice » indemnisable aux fins de l’article 41.

43.   L’examen de cette question conduit tout naturellement à considérer, comme l’a fait la CDI au paragraphe 10 de son commentaire sur l’article 31 du projet d’articles, que :

« En droit international comme en droit interne, la question du préjudice indirect « n’est pas un aspect du droit qui peut être résolu de manière satisfaisante par la recherche d’une formule unique ». L’idée que le lien de causalité doit être suffisant ou que le dommage ne doit pas être trop lointain est implicite dans la prescription générale énoncée à l’article 31, à savoir que le préjudice doit être une conséquence du fait illicite, mais aucune condition particulière n’a été ajoutée. »

44.  Cela dit, la Cour n’ayant aucunement abordé le sujet et n’ayant fourni aucune explication quant aux critères à appliquer, certaines indications peuvent être tirées de l’énoncé du critère de causalité adopté par la Cour internationale de justice (CIJ) dans un arrêt récent rendu dans l’affaire relative à Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua), indemnisation, arrêt du 2 février 2018, C.I.J. Recueil 2018, p. 15, § 32 (même si la question se posait dans le cadre différent du préjudice environnemental) :

« (...) Pour accorder indemnisation, [la Cour] analysera si, et dans quelle mesure, chacun des chefs de dommages dont le demandeur fait état peut être considéré comme établi et s’il est la conséquence du comportement illicite du défendeur, en recherchant « s’il existe un lien de causalité suffisamment direct et certain entre le fait illicite (...) et le préjudice subi par le demandeur ». »

45.  Là encore, en l’absence de tout examen approfondi de cette question par la majorité dans la présente affaire, il nous semble que ce critère pourrait fort bien être rempli dans des circonstances telles que celles de la présente affaire, où les juridictions turques n’ont invoqué aucune disposition d’ordre public turc (susceptible de rompre le lien de causalité) pour motiver leur refus de donner effet au testament établi conformément au droit civil par le mari de la requérante. Comme l’indique le présent arrêt, les tribunaux turcs ont jusqu’à présent fondé leur(s) décision(s) exclusivement et expressément sur le fait qu’ils s’estimaient « liés » par l’arrêt de la Cour de cassation grecque, celui-là même qui a été jugé contraire aux droits conventionnels de la requérante dans l’arrêt au principal.

46.  En tout état de cause, il nous paraît insuffisant de fonder le refus d’accorder à la requérante la moindre réparation pour la perte de la partie (de loin) la plus importante de son héritage sur le seul fait que les décisions qui ont en définitive donné effet à l’arrêt litigieux de la Cour de cassation grecque émanent d’un État tiers non partie à la présente procédure, sans aucun examen (et moins encore un examen approfondi) de la question du lien de causalité et de celle du préjudice indirect.

47.  En soi, le fait que deux états ou acteurs différents aient pu contribuer au préjudice subi par la requérante ne règle pas la question dont la Cour est saisie à ce stade de la procédure. La Cour a bien entendu déjà eu l’occasion d’examiner la question de savoir si un comportement constitutif d’un fait internationalement illicite pouvait être attribué à plus d’un acteur, et elle y a répondu par l’affirmative (voir, entre autres, Al-Jedda c. Royaume-Uni [GC], no 27021/08, § 80, CEDH 2011, et, implicitement, Stephens c. Malte (no 1), no 11956/07, §§ 50-54, 21 avril 2009, et Vasiliciuc c. République de Moldova, no 15944/11, §§ 21-25, 2 mai 2017). L’article 47 § 1 du projet d’articles va dans le même sens :

« Lorsque plusieurs États sont responsables du même fait internationalement illicite, la responsabilité de chaque État peut être invoquée par rapport à ce fait. »

48.  En outre, comme la CDI l’a précisé aux paragraphes 12 et 13 de son commentaire sur l’article 31 du projet d’articles (notes de bas de page omises) :

« 12.  Souvent, deux facteurs distincts s’associent pour causer le dommage. Dans l’affaire du Personnel diplomatique et consulaire des États-Unis à Téhéran, la prise initiale des otages par les étudiants militants (n’agissant pas à ce moment-là en tant qu’organe ou agent de l’État) était attribuable à la fois à une initiative indépendante des étudiants et au fait que les autorités iraniennes n’avaient pas pris les mesures nécessaires pour protéger l’ambassade. Dans l’affaire du Détroit de Corfou, les dommages subis par des navires britanniques étaient imputables à la fois aux mines posées par un État tiers et au fait que l’Albanie avait omis de signaler leur présence. Bien que dans de tels cas le préjudice en question ait été effectivement causé par une combinaison de facteurs dont un seulement doit être attribué à l’État responsable, la pratique internationale et les décisions des tribunaux internationaux ne consacrent pas la réduction ou l’atténuation de la réparation pour des causes concomitantes, sauf dans les cas de faute ayant contribué au dommage. Dans l’affaire du Détroit de Corfou, par exemple, le Royaume-Uni a obtenu le montant intégral des dommages et intérêts qu’il réclamait à l’Albanie parce que cette dernière avait commis une faute en ne mettant pas en garde contre la présence de mines, alors même que ce n’était pas elle qui les avait posées. (...)

13.  Il est vrai que dans certains cas un élément identifiable du préjudice peut légitimement être attribué à une cause parmi plusieurs causes concomitantes. Mais, à moins qu’il ne soit possible de prouver qu’une partie du préjudice peut être distinguée du point de vue de la cause de celui attribué à l’État responsable, ce dernier est tenu responsable de toutes les conséquences qui ne sont pas trop lointaines de son comportement illicite. (...) »

49.  Selon l’interprétation que le tribunal arbitral constitué dans l’affaire Hulley Enterprises Limited (Chypre) c. Fédération de Russie (sentence finale du 18 juillet 2014, § 1775, affaire CPA no AA 226 – voir l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire OAO Neftyanaya Kompaniya Yukos c. Russie, no 14902/04, § 524, 20 septembre 2011) en a donnée, les passages reproduits ci-dessus confirment que :

« (...) le simple fait qu’un préjudice ait été causé non seulement par une violation, mais aussi par un acte concomitant non constitutif d’une violation n’interrompt pas en soi le lien de causalité existant par ailleurs entre la violation et le préjudice. Il appartient plutôt au défendeur de démontrer que telle ou telle conséquence de son comportement peut être distinguée du point de vue du lien de causalité (en raison d’une intervention des défendeurs ou d’un tiers) ou qu’elle est trop lointaine pour faire naître dans son chef l’obligation de réparer ».

Là encore, aucun argument ni aucune preuve tendant à établir que les pertes subies en Turquie doivent être distinguées sous l’angle du lien de causalité ou qu’elles sont trop lointaines n’a été avancé par le gouvernement défendeur (ou examiné par la Cour).

50.  On pourrait éventuellement objecter à notre approche que si la Cour s’était prononcée sur la question de savoir si les pertes subies par la requérante en ce qui concerne la partie de son héritage située en Turquie résultaient de la violation, par la Grèce, des droits de l’intéressée découlant de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1, elle aurait indûment exercé sa compétence au fond (qu’elle tire de l’article 19 de la Convention) sur des actes ou omissions des juridictions de la Turquie du point de vue des obligations que (l’article 1 de) la Convention impose à cet état (en application de ce que l’on nomme parfois le « principe Or monétaire » ou le principe de la « partie indispensable »). Toutefois, pour les raisons exposées ci-dessus, il ne s’agit absolument pas de la question dont la Cour est saisie à ce stade de la procédure. La question de la compétence est une condition préalable nécessaire en premier lieu à l’examen par la Cour des griefs de la requérante. En acceptant, dans son arrêt au principal, de connaître de la requête de la requérante, dont aucun aspect n’a été déclaré irrecevable, et de se prononcer sur ses griefs – lesquels, comme précisé ci-dessus, ont toujours englobé une demande relative aux biens situés en Turquie que son mari lui avait légués par un testament établi conformément au droit civil, la Grande Chambre s’est nécessairement reconnue compétente pour statuer sur l’intégralité de la requête. On ne voit pas sur quelle base cette décision pourrait ou devrait maintenant être remise en cause.

51.  Quoi qu’il en soit, à supposer même que la question de la compétence de la Cour demeure pertinente à ce stade de la procédure, il ne faut pas perdre de vue la perspective de la coopération judiciaire entre états. Dans ce contexte, rien n’empêche la Cour d’exercer sa compétence sur l’arrêt de la Cour de cassation grecque même si (ou dans la mesure où) celui-ci a reçu exécution par l’intermédiaire des juridictions d’un autre État.

52.  à cet égard, nous renvoyons également à l’arrêt sur les exceptions préliminaires rendu le 4 novembre 2016 par le Tribunal international du droit de la mer dans l’Affaire du navire « Norstar » (Panama c. Italie). Dans cette affaire, les autorités espagnoles, agissant en vertu d’une demande d’entraide judiciaire présentée par le procureur près du tribunal de Savone conformément à l’article 15 de la Convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale adoptée de 1959 et à l’article 53 de l’Accord de Schengen du 14 juin 1985, avaient immobilisé et saisi un navire battant pavillon panaméen en exécution d’une ordonnance de saisie prise par les juridictions italiennes. L’Italie, qui était défenderesse à la procédure suivie devant le Tribunal international du droit de la mer, soutenait que la requête du Panama portait principalement sur l’immobilisation et la saisie, et que ces mesures constituaient donc l’objet même de l’arrêt que le Tribunal était appelé à rendre à la requête de cet État. Elle estimait en conséquence que si le Tribunal s’était déclaré compétent pour connaître de la requête, il aurait nécessairement été amené à se prononcer sur la légalité de la conduite d’un État qui n’était pas partie à l’instance. Le Tribunal a fermement rejeté cette exception, pour des motifs qui seraient tout aussi valables dans la présente affaire :

« 172.  Le Tribunal considère que la notion de partie indispensable est une règle bien établie de la procédure judiciaire internationale qui a été principalement élaborée par la jurisprudence de la CIJ. Conformément à cette notion, lorsque « la question essentielle à trancher a trait à la responsabilité internationale d’un État tiers » ou lorsque les intérêts d’un État tiers constitueraient « l’objet même » du différend, une juridiction ne saurait se déclarer compétente pour connaître du différend sans le consentement de cet état (Or monétaire pris à Rome en 1943, arrêt, C.I.J. Recueil 1954, p. 32-33 ; Timor oriental (Portugal c. Australie), arrêt, C.I.J. Recueil 1995, p. 92, par. 29 ; Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 1984, p. 431 ; Certaines terres à phosphates à Nauru (Nauru c. Australie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1992, p. 259‑262 ; Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), arrêt, C.I.J. Recueil 2005, p. 236-238).

173.  Le Tribunal n’estime pas que l’Espagne soit une partie indispensable en l’espèce. Comme indiqué au paragraphe 167, le différend dont le Tribunal est saisi porte sur les droits et les obligations de l’Italie. Le rôle joué par l’Espagne dans le différend actuel se limite à l’exécution de la demande de saisie du « Norstar » formulée par l’Italie sur le fondement de la Convention de Strasbourg de 1959. En conséquence, ce sont les intérêts juridiques de l’Italie, et non ceux de l’Espagne, qui constituent l’objet de la décision que le Tribunal est appelé à rendre au fond sur la requête du Panama. Pour statuer sur la compétence et la recevabilité le Tribunal n’a pas besoin de déterminer préalablement les droits et les obligations de l’Espagne. Il n’est donc pas nécessaire, et encore moins indispensable, que l’Espagne soit partie à la présente procédure pour que le Tribunal puisse déterminer si l’Italie a violé les dispositions de la Convention. »

53.  La Cour a eu à connaître d’une situation analogue dans l’affaire Vasiliciuc (précitée, § 23). Dans l’arrêt qu’elle a rendu dans cette affaire, la Cour a admis que la détention de la requérante en Grèce (sur la base d’un mandat d’arrêt international délivré par Interpol à la demande des autorités moldaves en vue de l’exécution d’une ordonnance de placement en détention) engageait la responsabilité de la République de Moldova au regard de l’article 5 de la Convention :

« [D]ans le cadre d’une procédure d’extradition, l’État requis doit pouvoir présumer valides les documents juridiques produits par l’État requérant et sur la base desquels une privation de liberté est sollicitée. (...) Dès lors, l’acte dénoncé par la requérante, pris par les autorités moldaves sur la base de leur propre droit interne et auquel la Grèce a donné effet en application de ses obligations internationales, est imputable à la Moldova bien qu’il ait été exécuté en Grèce (Stephens c. Malte (no 1), no 11956/07, §§ 50-54, 21 avril 2009). »

54.  Sur ce point, il convient également de citer l’affaire Avotiņš c. Lettonie ([GC], no 17502/07, 23 mai 2016). Dans cette affaire, la requête était dirigée contre l’État d’exécution (la Lettonie), à qui le requérant reprochait d’avoir accordé l’exequatur à un jugement (précédemment) rendu par une juridiction chypriote, selon lui entaché d’un vice évident car rendu au mépris de son droit à la défense, en violation de son droit à un procès équitable garanti par l’article 6 de la Convention. Il se pourrait que la majorité ait eu cette procédure d’exécution à l’esprit lorsqu’elle donne à entendre, au paragraphe 52 du présent arrêt, que la requérante aurait la possibilité d’introduire devant la Cour une requête contre la Turquie en ce qui concerne la décision définitive des juridictions turques devant donner effet à l’arrêt de la Cour de cassation grecque.

55.  Quoiqu’il n’y ait pas lieu ici de spéculer sur les chances de succès qu’aurait une (éventuelle) requête de cette nature au cas où elle serait introduite devant la Cour, nous souhaiterions simplement mentionner ce qui suit. Dans l’affaire Avotiņš, précitée, le grief concernant la procédure initiale (qui s’était déroulée à Chypre) se fondait sur le non-respect allégué des exigences procédurales découlant de l’article 6, lesquelles s’appliquaient non seulement de manière identique dans les deux états concernés, mais aussi spécifiquement à des procédures d’exécution de décisions de justice étrangères (ibidem, § 96). Il s’ensuit que les vices qui entachaient la procédure initiale s’étaient perpétués dans l’exécution de la décision qui en résultait. Au contraire, la présente affaire porte sur la violation d’une obligation matérielle (et non procédurale) découlant de la Convention (de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1) dans le contexte (très particulier) des obligations contractées par la Grèce (telles qu’interprétées par la Cour de cassation de cet État) à l’égard de sa minorité musulmane au titre d’un ensemble de traités de la Société des Nations.

Conclusion

56.  Pour les raisons exposées ci-dessus, nous estimons que la Cour aurait dû examiner la question du lien de causalité avant de rejeter la demande de la requérante relative aux biens situés en Turquie, lesquels font partie de l’héritage que lui a légué son mari par un testament établi conformément au droit civil. Malheureusement, le présent arrêt n’ayant pas statué sur ce point, il a transformé le succès obtenu par la requérante dans l’arrêt au principal en ce qui ressemble à une victoire à la Pyrrhus.

57.  Si l’approche que nous préconisons avait été suivie, les éléments dont nous disposons à l’heure actuelle nous auraient conduits à conclure à l’existence d’un lien de causalité suffisant entre, d’une part, les décisions des juridictions turques refusant à la requérante le droit à l’héritage légué par le testament établi par feu son mari conformément au droit civil (si la décision définitive à intervenir en Turquie confirme le refus opposé par le jugement de première instance) et, d’autre part, l’arrêt de la Cour de cassation grecque ayant invalidé le testament en question, arrêt que la Cour a jugé contraire aux droits découlant pour la requérante de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1. En conséquence, le refus du droit à l’héritage par les juridictions turques devrait être traité comme faisant partie du « préjudice » pour lequel la requérante est fondée à obtenir une satisfaction équitable sous la forme de dommages et intérêts.

58.  Une fois ce lien de causalité établi, il faudrait bien sûr encore examiner un certain nombre de questions, notamment celles du montant de la demande et de la validité des éléments de preuve – qui ne sont guère contestés – produits par la requérante au soutien de cette demande. Rien ne permettrait à l’État défendeur de soutenir à bon droit que le fait que les biens litigieux soient situés sur le territoire d’un État tiers (ou qu’ils soient assujettis aux décisions des juridictions d’un État tiers) l’empêche de débattre des éléments de preuve relatifs au lien de causalité et au quantum de la réparation ou le place sur ce terrain dans une situation injustement défavorable. En réalité, aucun motif ne s’oppose (à tout le moins, aucun motif n’a été opposé) à ce que l’État défendeur fournisse lui-même les preuves nécessaires, par la voie des relations bilatérales interétatiques, la voie diplomatique ou la voie consulaire, ou simplement en mandatant ses propres experts (ou en combinant deux ou plusieurs de ces mesures) dans le but de répondre à la demande de la requérante en ce qui concerne la causalité et/ou le quantum de la réparation. En effet, pour les raisons exposées ci-dessus, la question qui se pose ici n’est pas celle de l’exercice, par l’État défendeur, de son pouvoir, de sa souveraineté ou de sa juridiction, mais plutôt celle de la preuve d’éléments de fait (dont la preuve de la loi étrangère).

59.  La question de savoir si la requérante peut passer pour avoir manqué à son obligation d’atténuer les dommages éventuellement subis par elle pourrait également se poser (voir, par exemple, Baggetta c. Italie, 25 juin 1987, § 20, série A no 119 ; voir également le paragraphe 11 du commentaire sur l’article 31 du projet d’articles, où il est précisé que « [m]ême la victime totalement innocente d’un comportement illicite est censée agir raisonnablement face au préjudice. Bien que cette règle soit souvent appelée « obligation d’atténuer le dommage », il ne s’agit pas d’une obligation d’ordre juridique dont la non-exécution engage la responsabilité »). En l’absence de tout examen de cette question par la Cour (ou par les parties) et au vu des éléments de preuve dont nous disposons actuellement, nous conclurions que rien n’indique que la requérante ait commis un quelconque manquement à son « obligation d’atténuer le dommage » propre à justifier une réduction du montant des dommages et intérêts/indemnités qui lui sont dus. En effet, il ressort notamment du paragraphe 47 du présent arrêt que la requérante a elle-même engagé devant les juridictions turques une procédure tendant à la reconnaissance du testament de son mari pour autant qu’il concerne les biens situés en Turquie. Cette initiative donne à penser que l’intéressée a entrepris des démarches raisonnables pour faire reconnaître le testament de son mari en Turquie et qu’elle continue, alors que la procédure est toujours pendante, de chercher à s’assurer la propriété de ces biens en application de ce testament pour éviter de subir le préjudice financier qui résulterait de leur perte.

60.  Pour donner effet aux différentes conclusions exposées ci-dessus, nous aurions condamné le gouvernement grec à verser à la requérante, au titre du dommage matériel, une indemnité (à concurrence du montant dont les pièces font état) pour le manque à gagner qu’elle pourrait subir en ce qui concerne les biens situés en Turquie que feu son mari lui a légués par testament, sous réserve (ou à la condition) que les juridictions turques confirment définitivement le jugement rendu par le tribunal de première instance de Bakırköy. Si la Cour n’a peut-être pas l’habitude de rendre de telles décisions, aucune raison de principe ne l’en empêche.

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Textes cités dans la décision

  1. Code civil
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CEDH, Cour (grande chambre), AFFAIRE MOLLA SALI c. GRÈCE, 18 juin 2020, 20452/14