CEDH, Cour (première section), AFFAIRE KONSTANTINIDIS c. GRÈCE, 3 avril 2014, 58809/09

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Chronologie de l’affaire

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CEDH · 13 février 2017

 
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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Première Section), 3 avr. 2014, n° 58809/09
Numéro(s) : 58809/09
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : Aepi S.A. c. Grèce, no 48679/99, § 23, 11 avril 2002
Backlund c. Finlande, no 36498/05, § 45, 6 juillet 2010
Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 60, CEDH 2008
Phinikaridou c. Chypre, no 23890/02, arrêt du 20 décembre 2007
Grönmark c. Finlande, no 17038/04, 6 juillet 2010
Hokkanen c. Finlande, 23 septembre 1994, § 55, série A no 299 A
Mikulić c. Croatie, no 53176/99, CEDH 2002-I
Mizzi c. Malte, no 26111/02, CEDH 2006 I (extraits)
Odièvre c. France [GC], no 42326/98, § 40, CEDH 2003-III
Pascaud c. France, no 19535/08, 16 juin 2011
Rasmussen c. Danemark, 28 novembre 1984, § 41, série A no 87
Schalk et Kopf c. Autriche, no 30141/04, § 96, CEDH 2010
Shofman c. Russie, no 74826/01, § 39, 24 novembre 2005
Stubbings et autres c. Royaume-Uni, 22 octobre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996 IV, § 51
Niveau d’importance : Importance moyenne
Opinion(s) séparée(s) : Oui
Conclusions : Exception préliminaire jointe au fond et rejetée (Article 35-1 - Epuisement des voies de recours internes) ; Partiellement irrecevable ; Non-violation de l'article 8 - Droit au respect de la vie privée et familiale (Article 8-1 - Respect de la vie privée) ; Non-violation de l'article 14+8 - Interdiction de la discrimination (Article 14 - Discrimination) (Article 8 - Droit au respect de la vie privée et familiale ; Article 8-1 - Respect de la vie privée)
Identifiant HUDOC : 001-142079
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2014:0403JUD005880909
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Sur les parties

Texte intégral

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE KONSTANTINIDIS c. GRÈCE

(Requête no 58809/09)

ARRÊT

STRASBOURG

3 avril 2014

DÉFINITIF

08/09/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Konstantinidis c. Grèce,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Isabelle Berro-Lefèvre, présidente,
Khanlar Hajiyev,
Julia Laffranque,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Erik Møse,
Ksenija Turković, juges,
et de Søren Nielsen, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 mars 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 58809/09) dirigée contre la République hellénique et dont un ressortissant de cet Etat, M. Nektarios Konstantinidis (« le requérant »), a saisi la Cour le 21 octobre 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant a été représenté par Me C. Papasotiriou, avocat à Athènes. Le gouvernement grec (« le Gouvernement ») a été représenté par les déléguées de son agent, Mme G. Papadaki, assesseure auprès du Conseil juridique de l’Etat, et Mme M. Yermani, auditrice auprès du Conseil juridique de l’Etat.

3.  Le requérant se plaint en particulier d’une violation de l’article 8 de la Convention, pris isolément et combiné avec l’article 14 de la Convention.

4.  Le 9 septembre 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5.  Le requérant est né le 9 janvier 1981 et réside à Athènes.

6.  Le 19 décembre 2003, il saisit le tribunal de première instance d’Athènes d’une action en recherche de paternité, soutenant que Y.M., compositeur très connu en Grèce, était son père. Le recours fut notifié à Y.M. le 22 décembre 2003.

7.  Plus précisément, le requérant affirmait qu’il avait été conçu hors mariage par E.K., sa mère, et Y.M. Il précisait que sa mère ne lui avait jamais révélé l’identité de son père durant son enfance et son adolescence, et qu’elle lui avait seulement indiqué que son père était une personne très importante et connue en Grèce, qu’il avait fondé une autre famille et qu’il ne souhaitait pas avoir de relations avec lui. D’après le requérant, sa mère, soucieuse d’éviter tout scandale au détriment d’Y.M., avait interdit à sa propre mère et à toute autre personne ayant connaissance de l’identité de son père de la lui révéler, et ce n’est que quelques jours avant son décès, le 10 août 2001, qu’elle lui aurait révélé que son père était Y.M. Le requérant expliquait qu’il avait alors recherché puis rencontré Y.M. le 31 août 2001, lors d’un concert, et que ce dernier avait nié être son père, lui avait déclaré ne pas souhaiter le revoir et lui avait dit que sa mère « était folle et radotait ». Cependant, pour le requérant, sa ressemblance physique avec Y.M. ne permettait pas de mettre en doute les dires de sa mère.

8.  Le requérant ajoutait que, n’ayant pas été convaincu par le comportement de Y.M., il avait essayé de prendre contact avec des personnes susceptibles d’être au courant de la relation entre sa mère et Y.M. D’après lui, le 23 décembre 2002, lors d’une fête de famille, sa marraine, amie proche de sa mère, lui avait dévoilé que celle-ci et Y.M. avaient eu une relation entre juillet 1979 et juillet 1980, cette période comprenant celle de sa conception, que Y.M. était son père biologique et qu’il avait incité sa mère à interrompre sa grossesse. Le 8 janvier 2003, par acte d’huissier de justice, le requérant convia Y.M. à entamer les démarches nécessaires pour faire reconnaître sa paternité, indiquant qu’à défaut il saisirait les juridictions compétentes.

9.  Y.M. n’ayant pas donné de suite favorable à sa demande, le requérant saisit le tribunal de première instance d’Athènes le 19 décembre 2003 d’une action en recherche de paternité. Il soutenait, entre autres, que Y.M. avait ébranlé de manière dolosive sa croyance en la parole de sa mère selon laquelle Y.M. était son père. L’audience eut lieu le 1er novembre 2004 en l’absence de Y.M. ; la marraine du requérant y fit une déposition en tant que témoin.

10.  Par un jugement du 4 juillet 2005, le tribunal rejeta l’action en recherche de paternité en se fondant sur l’article 1483 du code civil, aux termes duquel le droit de l’enfant d’exercer une action en reconnaissance de paternité s’éteint un an après sa majorité. Il releva que le requérant avait atteint sa majorité le 9 janvier 1999 et que, s’il prétendait avoir eu connaissance de l’identité de son père le 10 août 2001 et l’avoir rencontré le 31 août 2001, il ne précisait nullement en quoi il avait été induit en erreur de manière dolosive comme il le soutenait. D’après le tribunal, l’attitude de Y.M., qui aurait déclaré que la mère du requérant « était folle et radotait » et qui aurait nié sa paternité, ne constituait pas un comportement trompeur ou dolosif. De plus, le tribunal nota que le requérant ne mentionnait aucun cas de force majeure qui l’aurait contraint à n’agir qu’en 2003, quatre ans après le délai fixé par l’article précité. Le tribunal reconnut cependant l’existence d’une grande ressemblance physique entre le requérant et Y.M.

11.  Le 15 septembre 2005, le requérant interjeta appel du jugement devant la cour d’appel d’Athènes.

12.  L’audience devant la cour d’appel eut lieu le 22 mars 2007. Y.M. y assista et nia avoir rencontré le requérant le 31 août 2001.

13.  Le 28 septembre 2007, la cour d’appel débouta le requérant.

14.  Pour confirmer le jugement de première instance, elle entérina la motivation retenue par le tribunal. De plus, répondant à un moyen du requérant fondé, entre autres, sur les articles 6 et 8 de la Convention, elle souligna que le législateur était libre de fixer des délais de prescription pour l’exercice de certaines actions et que cette prérogative n’était pas contraire aux principes d’égalité et de sécurité juridique. Elle ajouta que la finalité sous-tendant l’instauration de tels délais était de préserver l’intérêt général et d’éviter que des situations, telles que celles liées à une recherche de paternité, ne restent trop longtemps en suspens.

15.  Enfin, la cour d’appel rejeta le moyen du requérant selon lequel Y.M. avait tenté de l’induire en erreur de manière dolosive et l’avait empêché d’introduire plus tôt son action, ce qui aurait eu pour conséquence que le délai de prescription avait été suspendu par application de l’article 255 du code civil. Elle releva que, indépendamment du démenti apporté par Y.M. quant à l’existence d’une rencontre avec le requérant, Y.M. avait, selon la version du requérant, directement et immédiatement exclu tout lien biologique avec l’intéressé. D’après la cour d’appel, les propos qui auraient été tenus par Y.M., à savoir que la mère du requérant « était folle (...) », ne visaient pas à induire en erreur le requérant, mais témoignaient de la virulence avec laquelle Y.M. aurait voulu nier sa paternité. La cour d’appel considéra qu’un comportement trompeur de la part de Y.M. aurait consisté en l’occurrence en des atermoiements, négociations ou promesses dans le but de tergiverser jusqu’à l’expiration du délai de prescription de l’action.

16.  Le 12 mai 2008, le requérant se pourvut en cassation. Se fondant sur les articles 8 et 14 de la Convention ainsi que sur la jurisprudence de la Cour, il soutint que l’application de l’article 1483 du code civil à son cas ne permettait ni de préserver les intérêts de son père présumé et des membres de la famille de ce dernier, ni de lever les éventuelles incertitudes sur la paternité de Y.M. Il affirma, en outre, que l’application de cette disposition entraînait pour lui une discrimination par rapport à la situation des enfants visés à l’article 1473 du code civil (enfants nés hors mariage et dont les parents se sont mariés après la naissance).

17.  La Cour de cassation rendit son arrêt le 4 mai 2009 ; cet arrêt fut mis au net le 9 juillet 2009 et archivé le 18 septembre 2009 (l’archivage permettant d’obtenir la délivrance d’une copie officielle). Elle rejeta le pourvoi, et notamment les moyens relatifs aux articles 8 et 14 de la Convention, au motif que l’application du délai prévu à l’article 1483 du code civil à la situation du requérant n’avait pas eu pour effet une méconnaissance des articles susmentionnés de la Convention. Elle confirma que l’attitude de Y.M., reprochée à ce dernier par l’intéressé, ne pouvait être considérée comme constitutive d’un comportement dolosif et trompeur au sens de l’article 255 du code civil. Elle rejeta aussi le moyen selon lequel la cour d’appel n’avait pas tenu compte de la position du requérant qui soutenait que, dans son cas, le délai de prescription commençait à courir le 23 décembre 2002 ; à ce titre, concernant les révélations faites par la marraine de celui-ci à cette date, elle indiqua que « la connaissance de ces faits ne présentait pas d’intérêt d’un point de vue juridique ».

II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

A.  Le code civil

18.  Les articles pertinents en l’espèce du code civil disposent :

Article 255

Suspension de la prescription

« La prescription est suspendue lorsque le titulaire du droit d’agir a été empêché, en raison d’un moratoire ou d’un événement de force majeure, de faire valoir ses prétentions au cours des six derniers mois du délai de prescription. Elle est également suspendue lorsque le titulaire du droit d’agir a été dissuadé de manière dolosive, par la personne qui lui est redevable, de faire valoir ses prétentions au cours des six derniers mois du délai de prescription. »

Article 257

« La durée de la suspension n’est pas prise en compte dans la computation du délai de prescription.

Dès la fin de la suspension, la prescription reprend son cours ; elle ne s’achève en aucun cas avant l’écoulement d’un délai de six mois. »

Article 1473

Mariage subséquent des parents

« Après le mariage subséquent de ses parents, l’enfant né hors mariage a, à leur égard et à l’égard des membres de leurs familles, le même statut, sous tous ses aspects, qu’un enfant légitime. Il en va de même de l’enfant reconnu avant ou après la célébration du mariage, volontairement ou judiciairement, comme enfant du mari conformément aux dispositions des articles (...) 1479 à 1483 du code civil. (...) »

Article 1479

Reconnaissance judiciaire

« La mère a le droit de demander la reconnaissance judiciaire du lien de filiation entre son enfant né hors mariage et le père biologique de celui-ci. L’enfant dispose également de ce droit. (...) »

Article 1480

« L’action de la mère est intentée contre le père ou contre ses héritiers. L’action de l’enfant est intentée contre celui des parents qui n’a pas procédé à la déclaration nécessaire à la reconnaissance volontaire ou contre ses héritiers. L’action du père ou de ses parents est intentée contre la mère ou contre ses héritiers. »

Article 1481

« Lorsqu’il est établi qu’un homme a eu des rapports sexuels avec la mère de l’enfant pendant la période supposée être celle de la conception de ce dernier, sa paternité est présumée (...) »

Article 1482

« La présomption de l’article précédent est détruite si de graves doutes apparaissent quant à la paternité. »

Article 1483

« Le droit de la mère de demander la reconnaissance de paternité pour son enfant s’éteint dans un délai de cinq ans après la naissance de ce dernier. Le droit de l’enfant s’éteint dans un délai d’un an après sa majorité, et celui du père ou des parents de ce dernier dans un délai de deux ans à compter du refus de la mère de donner son consentement à une reconnaissance volontaire par le père.

(...)

Dans le cas de l’article 1473 du code civil, le droit n’est soumis à aucun délai de prescription. »

Article 1484

« En cas de reconnaissance, volontaire ou judiciaire, sauf disposition contraire de la loi, l’enfant a, à tous égards, le rang d’un enfant né dans le mariage, envers ses deux parents et les membres de leurs familles. »

19.  Les délais de l’article 1483 ont donné lieu à plusieurs commentaires dans des articles de doctrine. Tant leur institution que le caractère raisonnable de leur longueur ont fait l’unanimité en doctrine (M. Stathopoulos, Problèmes relatifs au délai pour la reconnaissance judiciaire de la paternité selon l’article 1483 du code civil, Diki, mai 2006 ; Deliyannis, Dikaio kai Politiki 4, p.70 ; Koumandos, Droit de la famille, 1989, pp. 48-49, 83 et 86 ; Kounouyeri-Manoledaki, dans Code civil de Georgiadis-Stathopoulos, La reconnaissance judiciaire, pp. 42 et 79 ; Vathrakokoili, ERNOMAK, article 1470, no 1).

B.  Le code de procédure civile

20.  Les articles pertinents en l’espèce du code de procédure civile sont ainsi libellés :

Article 152 § 1

« Au cours d’une procédure, si une des parties n’a pu respecter un délai pour cause de force majeure ou de comportement dolosif de l’autre partie, elle peut demander le rétablissement des choses en l’état [αίτηση επαναφοράς των πραγμάτων στην προτέρα κατάσταση]. »

Article 153

« Le rétablissement des choses en l’état doit être demandé dans un délai de trente jours à compter de la levée de l’obstacle constituant la force majeure ou à compter de la connaissance du dol. »

Article 615 § 1

« Au cours d’une procédure, si une des parties (...) refuse, sans fournir de raisons de santé sérieuses, de se soumettre à une expertise médicale ordonnée par le tribunal aux fins de l’établissement d’un lien de paternité ou de maternité et conformément aux méthodes scientifiques reconnues, les prétentions de la partie adverse sont considérées comme étant fondées. »

21.  Selon la jurisprudence des juridictions grecques, le recours en « rétablissement des choses en l’état » est prévu en cas d’omission de respecter les délais liés au déroulement d’une procédure et non les délais liés à l’exercice d’un droit substantiel (Commentaire du code de procédure civile I, Keramefs, Kondylis, Nikas, p. 369).

C.  La jurisprudence pertinente

22.  Les juridictions grecques ont admis que l’ignorance des faits permettant l’introduction d’une action en reconnaissance de paternité constitue pour l’enfant un cas de force majeure justifiant la suspension du délai prévu à l’article 1483 du code civil.

23.  C’est ainsi que par un arrêt no 5125/1985, la cour d’appel d’Athènes a accueilli une action en reconnaissance de paternité introduite par un enfant quinze ans après sa majorité au motif que pendant cette période un cas de force majeure l’avait empêché d’introduire cette action, à savoir le fait que ses parents adoptifs lui avaient caché qu’il était un enfant né hors mariage et non pas leur propre enfant.

24.  Cette jurisprudence a été confirmée ensuite par la Cour de cassation. La haute juridiction a jugé, en effet, que le délai de prescription du droit de l’enfant d’agir en reconnaissance de paternité commence à courir dès la majorité de l’enfant, mais il est suspendu si l’ayant-droit a été empêché pendant les six derniers mois du délai de faire valoir son droit pour cause de moratoire ou de force majeure. L’ignorance des faits constitue pour l’enfant un cas de force majeure (arrêt no 1044/1994 rendu sur une action en reconnaissance de paternité introduite par des enfants majeurs quatorze ans après leur majorité ; arrêt no 1680/2008).

25.  Dans le même sens, la Cour de cassation a rejeté, plus récemment, le pourvoi d’un père qui soutenait que l’enfant avait exercé son droit après l’expiration du délai d’un an (soit en 2001), alors que l’enfant « connaissait son identité depuis 1993 ». En décidant ainsi, la Cour de cassation a souligné que la cour d’appel avait examiné cette allégation du père et l’avait rejetée comme non-fondée (arrêt no 575/2010).

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION PRIS ISOLÉMENT ET COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION

26.  Le requérant allègue qu’il a été fait application à sa situation du délai de prescription de l’article 1483 du code civil et il se plaint, sous l’angle de l’article 8 de la Convention pris isolément et combiné avec l’article 14 de la Convention, que cette application a emporté violation de son droit au respect de la vie privée. Ces articles sont ainsi libellés :

Article 8

« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2.  Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

Article 14

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

A.  Sur la recevabilité

27.  Le Gouvernement excipe en premier lieu du non-épuisement des voies de recours internes par le requérant. Il reproche au requérant de n’avoir pas fait usage des moyens judiciaires existants dans l’ordre juridique grec.

28.  Il indique que le requérant avait le droit d’introduire une action en recherche de paternité jusqu’à ses dix-neuf ans. Il ajoute que la nécessité pour le requérant d’être représenté pendant sa minorité par une personne titulaire de l’autorité parentale pour pouvoir agir en justice et l’absence d’action introduite par sa mère ou sa grand-mère contre Y.M. pendant cette période ne permettent pas de conclure que l’ordre juridique grec n’offrait pas de recours effectifs à l’intéressé. Il souligne que la mère de ce dernier a laissé passer le délai dont elle-même disposait pour demander la reconnaissance de paternité pour son enfant, mais également celui dont elle disposait au nom de son enfant mineur. De plus, il soutient que le requérant aurait pu engager une action contre sa mère afin de la contraindre à lui donner des informations sur l’identité de son père et que, dans le cadre d’une telle action, la jurisprudence des tribunaux grecs aurait permis de procéder à un examen effectif des intérêts en présence.

29.  En outre, le Gouvernement considère que le requérant n’a pas particulièrement fait preuve de diligence dans ses démarches visant à la reconnaissance de paternité, même après avoir eu connaissance de l’identité de son père présumé : d’après lui, il n’a respecté ni le délai prévu à l’article 1483 du code civil, ni celui prévu à l’article 257 (qui impose l’exercice de l’action dans un délai de six mois à compter de la levée de la force majeure ou de la prise de connaissance du dol) du code civil. Enfin, le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas introduit d’action sur la base de l’article 153 du code de procédure civile. En conclusion, le Gouvernement considère que le requérant n’a pas tenu compte des délais légaux prévus pour exercer les recours susmentionnés, qu’il a préféré faire signifier à Y.M. le 8 janvier 2003 un acte extrajudiciaire invitant celui-ci à le reconnaître dans un délai de deux semaines et que, ce faisant, il a tenté d’imposer ses propres délais.

30.  Le requérant ne présente pas d’observations spécifiques sur ce point.

31.  La Cour estime que l’exception soulevée par le Gouvernement concerne pour l’essentiel la question de savoir si le requérant était ou non en mesure de respecter le délai prévu à l’article 1483 du code civil et qu’elle est donc étroitement liée à la substance du grief énoncé par le requérant sur le terrain des articles 8 et 14 de la Convention ; la Cour décide par conséquent de la joindre au fond.

32.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B.  Sur le fond

1.  Arguments des parties

a)  Arguments du Gouvernement

33.  Le Gouvernement relève que les tribunaux nationaux ont considéré que ce n’est que jusqu’au 10 août 2001, au plus tard, que le requérant avait été empêché d’exercer le recours de l’article 1479 du code civil dans le délai d’un an à compter de sa majorité en raison de son ignorance de l’identité de son père. Il ajoute qu’ils ont rejeté l’allégation du requérant selon laquelle Y.M. l’avait induit en erreur de manière dolosive le 31 août 2001. Compte tenu de ces constats effectués par les juridictions internes, il estime qu’aucun cas de force majeure et aucun dol ne pouvaient justifier l’exercice tardif de l’action engagée par le requérant le 19 décembre 2003, soit deux ans et quatre mois après la connaissance par celui-ci de l’identité de son père présumé.

34.  Par ailleurs, le Gouvernement soutient que la présente affaire se distingue de l’affaire Phinikaridou c. Chypre (no 23890/02, 20 décembre 2007) dans la mesure où, d’après lui, l’action en recherche de paternité introduite par le requérant en l’espèce n’a pas été rejetée en raison d’un caractère absolu conféré au délai de prescription de cette action, puisque les juridictions internes n’ont pas retenu le motif de suspension de ce délai invoqué par le requérant sur la base de l’article 255 du code civil. De plus, il expose que les faits de l’espèce diffèrent également de ceux des affaires Backlund c. Finlande (no 36498/05, 6 juillet 2010) et Pascaud c. France (no 19535/08, 16 juin 2011), affaires dans lesquelles, d’après lui, le refus des autorités étatiques de faire droit à la demande de reconnaissance de paternité des requérants était contraire à la réalité biologique et sociale et ne mettait pas en jeu la vie privée d’autres personnes. Il soutient qu’en l’espèce, à la différence de ces deux affaires, le requérant n’avait produit aucun test médical établissant la paternité de Y.M., que ses proches avaient gardé le silence sur l’identité de son père, et que son action représentait une menace pour la vie privée de son père biologique quel qu’il fût et encore plus pour Y.M. qui avait fondé une famille. Il ajoute que le conflit d’intérêts soumis en l’espèce aux juridictions grecques présente des analogies avec celui dont la Cour a eu à connaître dans l’arrêt Odièvre c. France ([GC] no 42326/98, § 44, CEDH 2003-III), dans lequel elle aurait distingué entre le cas où la reconnaissance de paternité est demandée par un mineur et le cas où la recherche de la vérité biologique met en opposition les intérêts de deux adultes jouissant chacun de l’autonomie de la volonté, et qu’en l’espèce, quel qu’il soit, le père biologique du requérant se trouve dans une situation équivalente à celle de la mère biologique de la requérante dans l’affaire Odièvre.

35.  Le Gouvernement fait ensuite observer que l’établissement d’un lien de filiation juridique constitue un des aspects du droit à la vie privée d’une personne, mais qu’il se distingue du droit de connaître ses origines. D’après lui, même si un tel lien était établi en l’espèce entre le requérant et Y.M., vu l’attitude de ce dernier, il est peu probable qu’une véritable relation père-fils puisse se développer ; seuls ce lien juridique et ses conséquences patrimoniales successorales subsisteraient alors. Toujours selon le Gouvernement, du fait que le requérant et Y.M. étaient majeurs au moment de l’examen de l’affaire par les tribunaux grecs, l’établissement judiciaire d’un lien de filiation qui eût été imposé à Y.M. n’aurait pu servir un quelconque intérêt du requérant et n’aurait donc pu justifier que le droit de celui-ci, protégé par l’article 8 de la Convention, l’emporte sur le droit de Y.M. et de sa propre famille à ne pas voir leur vie privée perturbée.

36.  Le Gouvernement indique que le rejet de son action est exclusivement imputable aux choix et omissions du requérant et que celui-ci ne peut valablement soutenir que l’interprétation et l’application des articles 255 et 1483 du code civil faites à sa situation constituent une ingérence dans son droit au respect de sa vie privée. Il ajoute que, à supposer même qu’il y ait eu ingérence, celle-ci était prévue par la loi, poursuivait des buts légitimes (à savoir la sécurité juridique, la stabilité des relations familiales, la certitude quant à la filiation et la protection de la vie privée des tiers) et était conforme au principe de proportionnalité.

37.  Le Gouvernement soutient enfin que le requérant n’a subi aucune différence de traitement par rapport à des enfants nés, comme lui, hors mariage, mais dont les parents se sont mariés après la naissance. En effet, d’après le Gouvernement, la réalité sociale permet de constater que la naissance d’un enfant conduit souvent à l’officialisation de la relation de ses parents et que cette démarche reflète avec une certitude quasi absolue la réalité biologique, ce qui ne pourrait être le cas quand les parents d’un enfant ne se marient pas après sa naissance. Selon lui, la présente espèce illustre clairement l’atteinte à la vie privée et familiale qu’une personne peut ressentir lorsqu’un tiers apparaît dans son existence en affirmant être son enfant. Le Gouvernement considère donc que traiter les situations susmentionnées de manière identique reviendrait à méconnaître le droit à la vie privée et familiale d’un homme et de la famille qu’il a fondée et dont l’harmonie devrait être préservée.

b)  Arguments du requérant

38.  Le requérant dénonce la différence de traitement existant d’après lui entre, d’une part, les enfants nés hors mariage dont les parents se sont mariés après la naissance et qui ne seraient soumis à aucune limitation temporelle pour agir en recherche de paternité, et, d’autre part, ceux dont les parents ne se seraient pas mariés, comme dans son cas, et qui seraient soumis au délai prévu à l’article 1483 du code civil. Il considère que la finalité exclusive de cet article, adopté en 1983, était de protéger l’institution du mariage et d’éviter la naissance d’enfants illégitimes. À ce titre, il estime que le délai prévu par cet article était justifié à l’époque par le souci de protéger les intérêts du père présumé et de sa famille et d’éviter la disparition de preuves (principalement des témoignages), et qu’un tel délai n’est plus justifié désormais en raison des progrès de la médecine et de la biologie, et de l’existence, notamment, de tests ADN permettant de déterminer à tout moment et avec une certitude absolue la filiation génétique d’une personne née hors mariage. Il soutient que seule la suppression de ce délai permettrait d’asseoir l’égalité des droits entre tous les enfants nés hors mariage, que leurs parents se soient ou non mariés par la suite. Il ajoute que cet article se concilie aujourd’hui difficilement avec l’article 1473 du code civil et l’article 615 du code de procédure civile, ces deux dispositions accordant d’après lui une importance particulière aux tests médicaux en matière d’action en recherche de paternité, d’autant plus qu’en l’espèce les tribunaux grecs n’auraient pas demandé de test médical alors que le tribunal de première instance aurait constaté lors de l’audience l’existence d’une grande ressemblance physique entre lui et Y.M.

39.  Le requérant soutient que l’article 8 de la Convention garantit à toute personne le droit de découvrir ses origines génétiques et il considère que l’exercice de ce droit ne devrait être soumis à aucune limite temporelle. Or, d’après lui, lors du rejet de son action, les tribunaux grecs n’ont pas indiqué de raisons valables justifiant qu’il fût privé de ce droit ; pour lui, la référence aux intérêts de Y.M., qui serait le seul élément motivant les décisions des juridictions internes, est imprécise et les intérêts de ce dernier ne peuvent l’emporter sur son propre droit.

40.  Par ailleurs, le requérant affirme avoir pris connaissance de la relation entre ses parents et des circonstances qui entouraient sa naissance le 23 décembre 2002. Il considère que la durée de cette relation et la détermination du moment de sa conception sont des éléments essentiels pour introduire une action en recherche de paternité ayant des chances d’aboutir, à la différence de la Cour de cassation qui les aurait qualifiés d’éléments ne présentant pas d’intérêt d’un point de vue juridique.

41.  Le requérant considère que son affaire présente des similitudes avec l’affaire Phinikaridou précitée en ce qui concerne les faits de la cause et la brièveté du délai pour l’introduction de l’action en recherche de paternité. Il indique que le problème principal posé par la législation grecque réside dans une inflexibilité du délai prévu par l’article 1483 du code civil et non dans son point de départ, cet article ne prévoyant d’après lui aucune possibilité de prolongation de ce délai en cas de connaissance tardive des faits pertinents. Enfin, il estime que l’application de l’article 255 du code civil telle que faite par les tribunaux grecs a abouti à une diminution de moitié du délai prévu à l’article 1483 précité.

2.  Appréciation de la Cour

a)  Sur l’observation de l’article 8 de la Convention pris isolément

i.  Principes généraux

42.  La Cour rappelle que l’article 8 de la Convention a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics et qu’à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée ou familiale. Ces obligations positives peuvent impliquer l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux. La frontière entre les obligations positives et négatives de l’Etat au titre de l’article 8 de la Convention ne se prête toutefois pas à une définition précise, même si les principes applicables en sont comparables. Pour déterminer si une obligation positive existe, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu ; de même, tant pour les obligations positives que pour les obligations négatives, l’Etat jouit d’une certaine marge d’appréciation (Mikulić c. Croatie, no 53176/99, §§ 57-58, CEDH 2002-I, et Odièvre, précité, § 40).

43.  La Cour rappelle également qu’elle n’a pas vocation à se substituer aux autorités internes compétentes pour trancher les litiges nationaux en matière de paternité ; son rôle est d’examiner sous l’angle de la Convention les décisions que ces autorités ont rendues dans l’exercice de leur pouvoir d’appréciation (Mikulić, précité, § 59, et Hokkanen c. Finlande, 23 septembre 1994, § 55, série A no 299‑A). Plus particulièrement, la Cour doit examiner si l’Etat défendeur, eu égard à l’action du requérant, a agi en méconnaissance de son obligation positive découlant de l’article 8 de la Convention.

44.  Une recherche comparative menée par la Cour concernant la législation des Etats contractants sur les actions en reconnaissance ou en désaveu de paternité, menée à l’occasion de l’affaire Phinikaridou précitée, fait apparaître qu’il n’existe pas d’approche uniforme en la matière. Contrairement à ce qu’ils font pour les procédures en reconnaissance ou en désaveu de paternité engagées par des pères, un nombre important d’Etats n’instituent pas de délai de prescription pour les actions en recherche de paternité engagées par des enfants. On constate en effet une tendance à protéger davantage le droit de l’enfant à voir établir sa filiation paternelle (Phinikaridou précité, § 58).

45.  Dans les Etats prévoyant un délai de prescription pour les actions engagées par des enfants, la durée de ce délai varie entre un an et trente ans. Bien qu’il y ait des différences dans la définition du dies a quo, la plupart de ces Etats font courir ce délai soit à partir de la naissance de l’enfant, soit à partir de sa majorité, soit à partir du prononcé d’un jugement définitif démentant la paternité même si l’enfant a pu avoir connaissance d’éléments sur l’identité de son père, et ce sans exception. Sur ce dernier point, seuls quelques ordres juridiques semblent avoir mis en place des solutions pour les cas où les circonstances pertinentes ont été connues seulement après l’expiration du délai ; certains prévoient ainsi la possibilité d’intenter une action une fois le délai expiré en cas d’obstacle matériel ou moral à l’introduction de l’action dans les temps ou de raisons valables justifiant ce retard (Phinikaridou, précité, § 59).

46.  La Cour rappelle avoir déjà admis que la fixation d’un délai de prescription pour l’introduction d’une action en recherche de paternité se justifiait par le souci de garantir la sécurité juridique et de préserver les intérêts des enfants (voir, par exemple, Mizzi c. Malte, no 26111/02, § 88, CEDH 2006‑I (extraits), et Rasmussen c. Danemark, 28 novembre 1984, § 41, série A no 87) ; la fixation d’un tel délai n’est donc pas en soi incompatible avec la Convention. Elle doit par conséquent, dans une affaire donnée, déterminer si la nature du délai de prescription en question et/ou si la manière dont il est appliqué se concilie avec la Convention (Phinikaridou, précité, § 52 et Backlund, précité, § 45).

47.  La Cour rappelle aussi que le choix des mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 de la Convention dans les rapports interindividuels relève en principe de la marge d’appréciation des Etats contractants, qu’il existe à cet égard différents moyens pour assurer le respect de la vie privée et que la nature de l’obligation de l’Etat dépend de l’aspect de la vie privée concerné. Cependant, l’ampleur de la marge d’appréciation de l’Etat dépend non seulement du ou des droits concernés mais également, pour chaque droit, de la nature même de ce qui est en cause. La Cour considère que le droit à l’identité, dont relève le droit de connaître et de faire reconnaître son ascendance, fait partie intégrante de la notion de vie privée et qu’un examen d’autant plus approfondi s’impose alors pour comparer les intérêts en présence. Cela étant, même si les personnes essayant d’établir leur ascendance ont un intérêt vital – protégé par la Convention – à obtenir les informations qui leur sont indispensables pour découvrir la vérité sur un aspect important de leur identité personnelle, la Cour garde en même temps à l’esprit la nécessité de protéger les tiers (Pascaud, précité, §§ 59 et 62).

48.  La Cour doit en l’espèce rechercher si un juste équilibre a été ménagé dans l’appréciation des intérêts en présence, à savoir, d’un côté, le droit du requérant à connaître son ascendance et, de l’autre, le droit à la vie privée et familiale de son père présumé, qui avait une famille, et l’intérêt général à la protection de la sécurité juridique.

49.  La Cour est amenée à prendre en considération plusieurs éléments lors de la mise en balance des intérêts en jeu dans des affaires concernant les délais de prescription auxquels sont soumises les actions en recherche de paternité. Ainsi, le moment précis où un requérant vient à connaître la réalité biologique est à prendre en compte ; la Cour doit donc se demander si les circonstances justifiant une demande en recherche de paternité se sont trouvées réunies avant ou après l’expiration du délai de prescription. La Cour cherche également à déterminer s’il existe des moyens judiciaires disponibles dans le cas où la procédure en cause est prescrite, telles des voies de recours internes effectives permettant la réouverture du délai ou des exceptions à l’application d’un délai dans le cas où une personne prend connaissance de la réalité biologique après expiration de ce délai (Phinikaridou, précité, § 54). Pour apprécier les éléments indiqués ci-dessus, il faut déterminer si une présomption légale a prévalu sur la réalité biologique et sociale et, dans l’affirmative, si, dans les circonstances de l’affaire considérée, cette situation se concilie, eu égard à la marge d’appréciation laissée à l’Etat, avec l’obligation de garantir le « respect » effectif de la vie privée et familiale, compte tenu des faits établis et des vœux des personnes concernées (ibid. § 55).

ii.  Application des principes au cas d’espèce

50.  Il ressort du dossier que le requérant, né le 9 janvier 1981, a grandi en ignorant l’identité de son père, sa mère n’ayant jamais voulu jusqu’alors la lui révéler, ni exercer en son nom un recours en recherche de paternité. Le requérant n’aurait appris cette identité que le 10 août 2001, soit quelques jours avant le décès de sa mère, alors qu’il était déjà majeur depuis le 9 janvier 1999. Souhaitant voir établie l’identité de son père, le requérant a engagé une action en recherche de paternité. Les juridictions du fond ont constaté que le délai de prescription prévu à l’article 1483 du code civil était dépassé et qu’il n’existait aucun élément justifiant les allégations présentées aux fins d’obtenir la suspension de ce délai. La Cour de cassation a, en dernière instance, rejeté le pourvoi du requérant. Dans ces conditions, on ne saurait exiger du requérant de faire usage des diverses voies de recours mentionnées par le Gouvernement. En conséquence, la Cour rejette l’exception de non-épuisement des voies de recours internes.

51.  La Cour relève d’abord qu’il y a eu en l’espèce ingérence dans l’exercice du droit garanti par l’article 8, qui était « prévue par la loi » et poursuivait un but légitime, à savoir la sécurité juridique et la protection des droits et libertés d’autrui. Il reste à examiner si elle était nécessaire dans une société démocratique.

52.  La Cour considère à cet égard que l’établissement d’une filiation peut avoir des répercussions considérables non seulement sur la vie privée et familiale des proches parents de l’intéressé et des tiers, mais aussi sur leur situation patrimoniale. Dans ce contexte, le législateur a tout intérêt à réglementer les questions liées à la filiation, dont celles relatives à la recherche de paternité (Phinikaridou, précité, § 51 ; Mizzi, précité, § 83 ; Shofman c. Russie, no 74826/01, § 39, 24 novembre 2005, et, mutatis mutandis, Stubbings et autres c. Royaume-Uni, 22 octobre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV, § 51).

53.  La Cour note que les articles 1479-1483 du code civil grec ne règlementent pas exclusivement le droit de l’enfant d’agir en recherche de paternité. Ces articles règlementent de manière globale la question de l’établissement de la paternité en indiquant de manière limitative les personnes ayant le droit d’introduire une action en justice à cette fin, ainsi que les délais pour agir. Le législateur a fixé ces délais non sans avoir pris en compte l’enjeu pour chacune des personnes concernées par ce processus ainsi que la nature de leurs droits et obligations et non sans avoir pondéré les conséquences qu’une telle action pourrait avoir sur la vie privée et familiale de ces personnes, telle que celle-ci a pu se cristalliser après le passage d’un certain laps de temps. Le législateur a alors fixé un délai de cinq ans après la naissance de l’enfant en ce qui concerne la mère, un délai de dix-neuf ans en ce qui concerne l’enfant lui-même, dont un an après sa majorité et un délai de deux ans au profit du père présumé ou des parents de celui-ci, à compter du refus de la mère de donner son consentement à une reconnaissance volontaire par le père (article 1483 – paragraphe 18 ci-dessus).

54.  Selon la Cour, le délai d’un an institué au bénéfice de l’enfant par l’article 1483 n’est pas déraisonnable. Ce délai ménage un équilibre entre la protection de l’enfant, en lui permettant de pallier à l’absence d’action entreprise durant sa minorité, et celle du père présumé et évite de laisser planer pendant longtemps une incertitude quant à leur situation familiale ainsi qu’à leur situation patrimoniale et notamment les droits successoraux. Ce délai contribue aussi à éviter la disparition de preuves qui pourrait survenir après l’écoulement d’un grand laps de temps et ceci d’autant plus qu’en cas de décès du père présumé, l’action en reconnaissance de paternité peut être dirigée contre les héritiers de celui-ci (article 1480 du code civil).

55.  En l’espèce, le requérant soutient qu’il n’a pas agi dans le délai prévu à l’article 1483 précité, sa mère ne lui ayant révélé l’identité de son père que le 10 août 2001. La Cour doit alors déterminer si la nature du délai en question et/ou si la manière dont il a été appliqué se concilie avec la Convention (Phinikaridou, précité, § 52), c’est-à-dire si l’action engagée par le requérant a ou non été rejetée en raison du caractère absolu du délai en cause.

56.  La Cour note d’abord que le recours prévu par l’article 152 du code de procédure civile, mentionné par le Gouvernement, concerne l’omission de respecter les délais liés au déroulement d’une procédure et non les délais liés à l’exercice d’un droit substantiel.

57.  La Cour relève ensuite que le système prévu en la matière par le droit grec n’est pas inflexible. En effet, le délai prévu par l’article 1483 peut être suspendu : l’article 255 du code civil prévoit notamment la possibilité de suspendre ce délai lorsque le titulaire du droit d’agir a été empêché en raison d’un événement de force majeure ou a été dissuadé de manière dolosive, par la personne qui lui est redevable, de faire valoir ses prétentions. En outre, la jurisprudence des tribunaux grecs admet que l’ignorance des faits permettant l’introduction d’une action en reconnaissance de paternité constitue pour l’enfant un cas de force majeure justifiant la suspension du délai prévu à l’article 1483 du code civil (paragraphes 22-25 ci-dessus). Or, dans son action, le requérant ne s’est fondé que sur un prétendu comportement dolosif de son père pour appuyer sa demande de suspension du délai de prescription. Il n’a pas fait état d’une quelconque force majeure qui l’aurait empêché d’agir plus tôt.

58.  À cet égard, la Cour entend distinguer la présente affaire de l’arrêt Phinikaridou précité, où le droit chypriote fixait un délai rigide, ainsi que de l’arrêt Grönmark c. Finlande (no 17038/04, 6 juillet 2010). Dans cette dernière affaire, la requérante avait apporté la preuve concluante de ses allégations, à savoir des résultats de tests ADN, mais il lui était impossible de faire établir juridiquement sa filiation avec son père biologique en raison de la rigidité du délai d’introduction de l’action y relative. Or, en l’espèce, le délai dont bénéficiait le requérant n’était pas rigide et celui-ci ne pouvait pas se prévaloir d’une vérité biologique en sa faveur. Il se fondait seulement sur des allégations dont la véracité a été mise en doute par les tribunaux internes qui ont eu à se prononcer sur l’affaire. La Cour réitère aussi qu’il n’existe pas d’approche uniforme en la matière au niveau européen et que seuls quelques ordres juridiques ont mis en place des solutions pour le cas où les circonstances pertinentes deviennent connues seulement après que le délai de prescription pour les actions en recherche de paternité a expiré.

59.  Les juridictions helléniques ont donc examiné les faits pouvant justifier, selon le requérant, la suspension du délai de prescription et conclu que les conditions pour l’application des dispositions suspendant le délai de l’article 1483 ne se trouvaient pas réunies en l’espèce. Le tribunal de première instance a considéré que l’attitude de Y.M. ne constituait pas un comportement trompeur ou dolosif au sens de l’article 255. La cour d’appel a relevé que Y.M. avait directement et immédiatement exclu tout lien biologique avec le requérant et n’avait pas tenté de l’induire en erreur de manière dolosive et de l’empêcher ainsi d’introduire plus tôt son action. La Cour de cassation, de son côté, a entériné l’approche des juridictions du fond.

60.  Par ailleurs, aux yeux de la Cour, le requérant a fait preuve d’un manque de diligence non justifié par la connaissance tardive de l’identité de son père biologique. En effet, elle constate que l’intéressé n’a entrepris aucune démarche juridique après le 10 août 2001, lorsque sa mère l’a informé de l’identité de son père. Le requérant n’a intenté son recours que le 19 décembre 2003, soit plus de deux ans après avoir eu connaissance de cette information cruciale. À cet égard, le tribunal de première instance a relevé que le requérant n’avait pas mentionné un événement de force majeure en raison duquel il aurait été obligé d’introduire son action plus de quatre ans après l’expiration du délai posé par l’article 1483. Quant à la cour d’appel, elle a souligné, elle aussi, que le requérant a saisi les tribunaux deux ans après avoir pris connaissance de l’identité de son prétendu père.

61.  La Cour observe que l’intérêt vital pour le requérant de découvrir la vérité sur son ascendance, et donc sur un aspect important de son identité personnelle, ne le dispensait pas de se conformer aux conditions prévues par le droit interne en la matière et de faire preuve de diligence afin que les juridictions internes pussent procéder à une juste appréciation des intérêts concurrents en présence, indépendamment des contraintes juridiques liées à l’existence du délai litigieux.

62.  Compte tenu de la marge d’appréciation des Etats en matière de législation sur l’action en reconnaissance de paternité, du caractère non absolu du délai de prescription de l’article 1483 et de la jurisprudence des juridictions grecques y relative, la Cour considère que l’application de ce délai dans les circonstances de l’espèce n’a pas porté atteinte à la substance même du droit au respect de la vie privé du requérant garanti par l’article 8 de la Convention.

63.  En conséquence, la Cour conclut à la non-violation de l’article 8 de la Convention pris isolément.

b)  Sur l’observation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 de la Convention

64.  Se référant aux considérations développées au paragraphe 50 in fine, la Cour rejette l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement à cet égard.

65.  Selon la jurisprudence constante de la Cour, pour qu’une question se pose au regard de l’article 14 de la Convention, il doit y avoir une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations comparables. Une telle distinction est discriminatoire si elle ne repose pas sur une justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement (Schalk et Kopf c. Autriche, no 30141/04, § 96, CEDH 2010, et Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 60, CEDH 2008).

66.  En l’espèce, la Cour relève que le requérant se dit victime d’une discrimination et qu’il soutient, à ce titre, que l’article 1483 du code civil, appliqué à sa situation, confère un caractère relatif au délai de l’action en recherche de paternité exercée par l’enfant né hors mariage et dont les parents ne se sont pas mariés après la naissance, alors que l’article 1473 du code civil permettrait aux enfants nés hors mariage et dont les parents se sont mariés après la naissance d’obtenir une reconnaissance de paternité sans être soumis à un délai de prescription extinctive. La Cour considère que les enfants nés hors mariage visés les uns par l’article 1473 et les autres par l’article 1483 du code civil ne se trouvent pas dans des situations comparables.

67.  Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 de la Convention.

II.  SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

68.  Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, le requérant se plaint d’une violation de son droit d’accès à un tribunal, les juridictions nationales n’ayant pas, d’après lui, examiné le fond de l’affaire et ayant appliqué à sa situation l’article 1483 du code civil qu’il estime être inconstitutionnel. Il se plaint également d’un dépassement du « délai raisonnable » de la procédure devant ces tribunaux.

69.  En ce qui concerne le premier grief, la Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle la réglementation relative aux délais à respecter pour introduire un recours vise certainement à assurer une bonne administration de la justice. Les intéressés doivent s’attendre à ce que ces règles soient appliquées. Toutefois, la réglementation en question, ou l’application qui en est faite, ne devrait pas empêcher le justiciable de se prévaloir d’une voie de recours disponible (Aepi S.A. c. Grèce, no 48679/99, § 23, 11 avril 2002).). Or, ceci n’a pas été le cas en l’espèce au vu des considérations exposées aux paragraphes 58 et 59 ci-dessus Il s’ensuit que ce grief doit être rejeté comme étant manifestement mal fondée, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

70.  Quant au deuxième grief, la Cour note que la procédure a commencé le 19 décembre 2003 avec la saisine du tribunal de première instance et qu’elle a pris fin, au plus tôt, le 9 juillet 2009, avec la mise au net de l’arrêt de la Cour de cassation. Cette procédure, concernant trois instances, a donc duré cinq ans, six mois et vingt jours. La Cour estime qu’une telle durée n’est pas déraisonnable, d’autant plus que le requérant ne fait état d’aucun retard de la part des juridictions si ce n’est celui lié au délai entre le prononcé de l’arrêt de la Cour de cassation, le 4 mai 2009, et l’archivage de cet arrêt, le 18 septembre 2009, date à partir de laquelle il était possible de disposer d’une copie officielle. Il s’ensuit que ce grief aussi doit être rejeté comme étant manifestement mal fondée, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.  Joint au fond l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement pour non-épuisement des voies de recours internes et la rejette ;

2.  Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 8 de la Convention pris isolément et combiné avec l’article 14 de la Convention, et irrecevable pour le surplus ;

3.  Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention ;

4.  Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 avril 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Søren NielsenIsabelle Berro-Lefèvre
GreffierPrésidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges Laffranque et Turković.

I.B.L.
S.N.


OPINION concordante
des juges LAFFRANQUE et TURKOVIĆ

(Traduction)

1.  Nous avons conclu, comme nos collègues, à la non-violation de l’article 8 de la Convention. Toutefois, nous souhaiterions exprimer des réserves en ce qui concerne l’état actuel du régime juridique dont relèvent les questions que soulève la présente affaire et formuler un certain nombre d’observations envisageant d’autres manières de traiter le problème.

2.  Nous souscrivons à l’avis de nos collègues selon lequel, telles qu’elles sont interprétées par les juridictions grecques, les dispositions du droit grec autorisant l’enfant à faire établir judiciairement sa filiation paternelle dans un délai d’un an à compter de sa majorité – moment où il prend connaissance de la réalité biologique – sont conformes à la jurisprudence de la Cour découlant des arrêts Phinikaridou c. Chypre (requête no 23890/02, arrêt du 20 décembre 2007) et Backlund c. Finlande (requête no 36498/05, arrêt du 6 octobre 2010). De même, nous estimons, comme nos collègues, que les juridictions grecques ont fait une application exacte du droit interne en l’espèce.

3.  Toutefois, même appliqué de manière relativement souple par les tribunaux grecs, le délai de prescription d’un an prévu par l’article 1483 du code civil grec demeure problématique bien qu’il ne soit pas en lui-même contraire à la Convention d’après la jurisprudence actuelle de la Cour.

4.  Il ressort de l’étude de droit comparée réalisée par la Cour pour les besoins de l’affaire Phinikaridou c. Chypre (précitée) qu’il n’existe pas dans les pays européens d’approche uniforme en matière de fixation du délai de prescription des actions ouvertes aux enfants en vue de l’établissement de leur filiation paternelle. Dans les Etats fixant un délai de prescription pour ces actions, la durée de ce délai varie considérablement, allant de un à trente ans (Backlund c. Finlande, précité, § 50).

5.  Eu égard à la marge d’appréciation dont les Etats bénéficient au titre de l’article 8 de la Convention (voir, mutatis mutandis, X c. Lettonie, requête no 27853/09, arrêt du 26 novembre 2013, § 101) et au fait que le législateur national est mieux placé que la Cour pour changer des institutions qui concernent la famille, nous nous sommes ralliés à l’avis de nos collègues. Toutefois, nous gardons à l’esprit que la ligne directrice no 36 du Conseil de l’Europe sur une justice adaptée aux enfants recommande que l’accès au tribunal leur soit accordé pendant une période de temps déterminée après qu’ils ont atteint l’âge de la majorité, qu’elle encourage les Etats membres à réexaminer leurs règles de prescription, et que la Convention vise à garantir des droits concrets et effectifs, et non théoriques et illusoires (Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 24, série A no 32). L’appel au réexamen des règles de prescription applicables en la matière nous paraît important, pour trois raisons.

6.  En premier lieu, les circonstances dans lesquelles s’inscrit l’établissement de la filiation paternelle d’un enfant naturel sont souvent très complexes. Dès lors, les délais de prescription applicables à la procédure d’établissement de la paternité devraient être fixés de manière à offrir à l’enfant une possibilité raisonnable d’exercer une action en recherche de paternité. Lorsque, comme en l’espèce, un enfant ne prend connaissance de l’identité de son père biologique putatif qu’au moment où il atteint l’âge de dix-huit ans, quelques instants avant le décès de sa mère, et que ce père – personnalité éminente de la société grecque – conteste catégoriquement les révélations faites par la mère de cet enfant aux derniers moments de sa vie, il n’est tout simplement pas réaliste de s’attendre à ce que ce jeune homme en situation de vulnérabilité puisse saisir la justice dans un laps de temps aussi court. Du point de vue de la mise en œuvre effective du droit de l’enfant à l’établissement de sa filiation paternelle, les faits de l’espèce prouvent qu’il est hautement souhaitable de prolonger – voire de supprimer – le délai très court (un an seulement) accordé à l’enfant pour demander l’établissement de sa filiation paternelle après qu’il a atteint l’âge de la majorité, moment où il prend connaissance de ce que pourrait être la réalité biologique.

7.  En second lieu, si l’article 1483 du code civil accorde à la mère un délai de cinq ans après la naissance de son enfant pour demander la reconnaissance de paternité et au père ou aux parents de celui-ci un délai de deux ans à compter du refus de la mère de consentir à une reconnaissance volontaire, l’enfant devenu majeur ne dispose que d’un an seulement pour demander cette reconnaissance. Il n’y a pas de raison d’impartir aux enfants un délai plus court que celui accordé aux parents pour l’exercice du droit de demander l’établissement de la filiation paternelle. Une telle disparité est contestable, surtout au regard de la tendance à garantir davantage le droit de l’enfant à l’établissement de sa filiation paternelle, tendance que la Cour a relevée dans plusieurs affaires (Backlund c. Finlande, précité, § 50), y compris en l’espèce (paragraphe 44 du présent arrêt).

8.  En troisième lieu, nous ne pouvons souscrire à la thèse exposée au paragraphe 50 du présent arrêt, selon laquelle le risque de disparition de preuves avec l’écoulement du temps impose la fixation d’un bref délai. Les tests ADN actuels permettent d’établir la filiation maternelle et la filiation paternelle avec une précision de 99,99 % à n’importe quel moment, même post mortem. Dans ces conditions, l’intérêt de l’Etat à empêcher les demandes tardives ou frauduleuses n’a guère de poids.

9.  En outre, nous estimons que le droit de chacun de connaître son identité biologique garanti par l’article 8 de la Convention confère à l’enfant un droit imprescriptible à faire établir son identité biologique par des tests génétiques. La Cour a maintes fois souligné que l’expression « toute personne » employée dans l’article 8 s’applique à la fois à l’enfant et au père putatif de celui-ci. Elle a déjà admis que la fixation d’un délai de prescription pour l’introduction d’une action en recherche de paternité se justifiait par le souci de garantir la sécurité juridique et un caractère définitif aux relations familiales, notamment en matière de droits successoraux (voir le paragraphe 50 du présent arrêt ainsi que, par exemple, Mizzi c. Malte, requête no 26111/02, arrêt du 12 janvier 2006, § 88, et Rasmussen c. Danemark, 28 novembre 1984, § 41, série A no 87). Toutefois, en l’espèce, le requérant souhaitait simplement établir ses liens biologiques avec son père et ne formulait aucune autre revendication d’ordre financier ou juridique. Le déni absolu de ce droit ne ménage pas un juste équilibre entre les droits et intérêts concurrents. La Cour a jugé que les personnes ont un intérêt vital, défendu par la Convention, à obtenir les informations qui leur sont indispensables pour découvrir la vérité sur un aspect important de leur identité personnelle et à dissiper leur incertitude à cet égard (Mikulić c. Croatie, requête no 53116/99, arrêt du 7 février 2002, §§ 64, 65). Le simple établissement du lien biologique devrait être autorisé sans limitation de durée, à titre de remède subsidiaire, lorsque l’action en recherche de paternité est prescrite.

10.  Il semble que l’article 70 du code de procédure civile grec prévoie la possibilité de demander en justice la simple reconnaissance d’un lien juridique dès lors que le demandeur justifie d’un intérêt juridiquement protégé à pareille reconnaissance. Une telle action n’est pas soumise à prescription. Selon un auteur (M. Stathopoulos, dont un article est cité au paragraphe 19 du présent arrêt), il en va de même pour la simple reconnaissance de paternité. La décision judiciaire adoptée en la matière ne crée aucun droit patrimonial et n’emporte aucune autre conséquence juridique (droits successoraux, etc.). En revanche, elle répond à l’intérêt moral de l’enfant à connaître sa filiation biologique.

11.  Nous ne saurions spéculer sur la manière dont les juridictions grecques auraient traité une demande de simple reconnaissance de paternité introduite par le requérant. Force est de constater que celui-ci n’a pas fait usage de la faculté que lui offrait l’article 70 du code de procédure civile grec.

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Textes cités dans la décision

  1. Code de procédure civile
  2. Code civil
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CEDH, Cour (première section), AFFAIRE KONSTANTINIDIS c. GRÈCE, 3 avril 2014, 58809/09