CJCE, n° C-355/96, Conclusions de l'avocat général de la Cour, Silhouette International Schmied GmbH & Co. KG contre Hartlauer Handelsgesellschaft mbH, 29 janvier 1998

  • Propriété intellectuelle, industrielle et commerciale·
  • Rapprochement des législations·
  • Directive·
  • Etats membres·
  • International·
  • Aele·
  • Marque communautaire·
  • Droit des marques·
  • Pays tiers·
  • Droit national

Chronologie de l’affaire

Commentaire0

Augmentez la visibilité de votre blog juridique : vos commentaires d’arrêts peuvent très simplement apparaitre sur toutes les décisions concernées. 

Sur la décision

Référence :
CJUE, Cour, 29 janv. 1998, Silhouette International Schmied, C-355/96
Numéro(s) : C-355/96
Conclusions de l'avocat général Jacobs présentées le 29 janvier 1998. # Silhouette International Schmied GmbH & Co. KG contre Hartlauer Handelsgesellschaft mbH. # Demande de décision préjudicielle: Oberster Gerichtshof - Autriche. # Directive 89/104/CEE - Epuisement du droit de marque - Marchandise mise dans le commerce dans la Communauté ou dans un pays tiers. # Affaire C-355/96.
Date de dépôt : 30 octobre 1996
Précédents jurisprudentiels : 19 juin 1990, Factortame e.a. ( C-213/89, Rec. p. I-2433
Marleasing ( C-106/89, Rec. p. I-4135
MPA Pharma ( C-232/94
Van Schijndel et Van Veen ( C-430/93 et C-431/93, Rec. p. I-4705
Solution : Renvoi préjudiciel
Identifiant CELEX : 61996CC0355
Identifiant européen : ECLI:EU:C:1998:33
Télécharger le PDF original fourni par la juridiction

Sur les parties

Texte intégral

Avis juridique important

|

61996C0355

Conclusions de l’avocat général Jacobs présentées le 29 janvier 1998. – Silhouette International Schmied GmbH & Co. KG contre Hartlauer Handelsgesellschaft mbH. – Demande de décision préjudicielle: Oberster Gerichtshof – Autriche. – Directive 89/104/CEE – Epuisement du droit de marque – Marchandise mise dans le commerce dans la Communauté ou dans un pays tiers. – Affaire C-355/96.


Recueil de jurisprudence 1998 page I-04799


Conclusions de l’avocat général


1 Dans sa jurisprudence sur les articles 30 et 36 du traité CE, la Cour a établi, en matière de marques, comme pour d’autres formes de propriété intellectuelle, un principe d’épuisement communautaire (1): ainsi, la vente dans la Communauté, par le titulaire de la marque ou avec son consentement, des produits qui sont revêtus de cette marque, épuise les droits de marque à l’intérieur de la Communauté, et, sauf circonstances exceptionnelles, le titulaire ne peut s’opposer à ce que d’autres personnes fassent usage de cette marque dans des opérations en aval en quelque endroit que ce soit de la Communauté.

2 L’article 7, paragraphe 1, de la directive sur les marques (2) donne effet au principe de l’épuisement communautaire tel que l’a développé la jurisprudence de la Cour. Il dispose que le droit conféré par la marque ne permet pas à son titulaire d’interdire l’usage de celle-ci pour des produits qui ont été mis dans le commerce dans la Communauté sous cette marque par le titulaire ou avec son consentement. En vertu de l’accord sur l’Espace économique européen (ci-après l'«EEE»), ce principe a ensuite été étendu au territoire de l’EEE, qui se compose actuellement, d’une part, de la Communauté, et, d’autre part, de l’Islande, du Liechtenstein et de la Norvège. Le titulaire de la marque peut-il toutefois interdire à un tiers de faire usage de la marque dans la Communauté ou l’EEE pour des produits qui ont été mis dans le commerce hors de l’EEE sous cette marque par le titulaire ou avec son consentement? Cette question se pose à la suite d’une demande préjudicielle présentée par l’Oberster Gerichtshof (Autriche).

3 Le problème est donc de savoir si le droit communautaire impose aux États membres de ne prévoir l’épuisement que lorsque les produits ont été mis dans le commerce au sein de l’EEE, ou si, au contraire, les États membres peuvent (ou peut-être même doivent) prévoir l’épuisement lorsque les produits ont été mis dans le commerce dans un pays tiers – un principe d’épuisement international (c’est-à-dire mondial).

La directive sur les marques

4 La directive sur les marques a été adoptée sur la base de l’article 100 A du traité CE. Elle n’avait pas pour objet «de procéder à un rapprochement total des législations des États membres en matière de marques», mais simplement de rapprocher les «dispositions nationales ayant l’incidence la plus directe sur le fonctionnement du marché intérieur» (troisième considérant de la directive).

5 Les premier, troisième et neuvième considérants de la directive indiquent respectivement:

«considérant que les législations qui s’appliquent actuellement aux marques dans les États membres comportent des disparités qui peuvent entraver la libre circulation des produits ainsi que la libre prestation des services et fausser les conditions de concurrence dans le marché commun; qu’il est donc nécessaire, en vue de l’établissement et du fonctionnement du marché intérieur, de rapprocher les législations des États membres;

considérant qu’il n’apparaît pas nécessaire actuellement de procéder à un rapprochement total des législations des États membres en matière de marques et qu’il est suffisant de limiter le rapprochement aux dispositions nationales ayant l’incidence la plus directe sur le fonctionnement du marché intérieur;

considérant qu’il est fondamental, pour faciliter la libre circulation des produits et la libre prestation des services, de faire en sorte que les marques enregistrées jouissent désormais de la même protection dans la législation de tous les États membres; que cela, cependant, n’enlève pas aux États membres la faculté d’accorder une protection plus large aux marques ayant acquis une renommée».

6 En résumé, la directive harmonise les conditions générales relatives à «l’acquisition et [à] la conservation du droit sur la marque enregistrée» (septième considérant) et les droits conférés par une marque (articles 5, 6 et 7). Elle précise donc les signes susceptibles de constituer une marque (article 2), les motifs de refus ou de nullité d’une marque (articles 3 et 4), les effets de la tolérance de l’usage d’une marque postérieure (article 9) et du non-usage d’une marque (articles 10 et 12), ainsi que les motifs de déchéance d’une marque (article 12).

7 Cependant, dans certains domaines, liberté est laissée aux États membres d’adopter les dispositions prévues par la directive: ainsi définit-elle par exemple certains motifs facultatifs de refuser une marque à l’enregistrement ou de la déclarer nulle (articles 3, paragraphe 2, et 4, paragraphe 4), ainsi qu’une option permettant d’accorder, dans certaines circonstances spécifiques, la protection à une marque en ce qui concerne son usage pour des produits ou des services qui ne sont pas similaires, lorsque celle-ci jouit d’une renommée (article 5, paragraphe 2) (3). En outre, le septième considérant précise que:

«les États membres pourront maintenir ou introduire dans leur législation des motifs de refus ou de nullité liés à des conditions d’acquisition ou de conservation du droit sur la marque pour lesquelles il n’existe pas de dispositions de rapprochement et qui sont relatives, par exemple, à la qualité du titulaire de la marque, au renouvellement de la marque, au régime des taxes ou au non-respect des règles de procédure».

La directive abandonne également aux États membres des domaines tels que la procédure concernant l’enregistrement, la déchéance et la nullité des marques (cinquième considérant), la protection de marques non enregistrées (quatrième considérant) et les dispositions relatives à la concurrence déloyale, à la responsabilité civile et à la protection des consommateurs (sixième considérant).

8 Les dispositions les plus importantes en ce qui concerne la présente affaire sont les articles 5 et 7, respectivement intitulés «Droits conférés par la marque» et «Épuisement du droit conféré par la marque».

9 L’article 5 dispose que:

«1. La marque enregistrée confère à son titulaire un droit exclusif. Le titulaire est habilité à interdire à tout tiers, en l’absence de son consentement, de faire usage, dans la vie des affaires:

a) d’un signe identique à la marque pour des produits ou des services identiques à ceux pour lesquels celle-ci est enregistrée;

b) d’un signe pour lequel, en raison de son identité ou de sa similitude avec la marque et en raison de l’identité ou de la similitude des produits ou des services couverts par la marque et le signe, il existe, dans l’esprit du public, un risque de confusion qui comprend le risque d’association entre le signe et la marque.

3. Si les conditions énoncées aux paragraphes 1 et 2 sont remplies, il peut notamment être interdit:

a) d’apposer le signe sur les produits ou sur leur conditionnement;

b) d’offrir les produits, de les mettre dans le commerce ou de les détenir à ces fins, ou d’offrir ou de fournir des services sous le signe;

c) d’importer ou d’exporter les produits sous le signe;

d) d’utiliser le signe dans les papiers d’affaires et la publicité.» 10 L’article 7 dispose que:

«1. Le droit conféré par la marque ne permet pas à son titulaire d’interdire l’usage de celle-ci pour des produits qui ont été mis dans le commerce dans la Communauté sous cette marque par le titulaire ou avec son consentement.

2. Le paragraphe 1 n’est pas applicable lorsque des motifs légitimes justifient que le titulaire s’oppose à la commercialisation ultérieure des produits, notamment lorsque l’état des produits est modifié ou altéré après leur mise dans le commerce.»

11 Des dispositions relatives à l’épuisement et d’effet analogue à celles figurant à l’article 7 ont été inscrites dans d’autres actes communautaires relatifs aux droits de propriété intellectuelle (4). Le texte le plus pertinent à cet égard est le règlement sur la marque communautaire, que nous examinons ci-après.

L’accord EEE

12 Bien que l’article 7, paragraphe 1, de la directive sur les marques fasse référence à une mise dans le commerce dans la Communauté, le principe de l’épuisement des droits a été étendu, à certaines fins, et ainsi que nous l’avons déjà indiqué, à l’EEE. La directive a été l’un des actes législatifs intégrés au droit de l’EEE par l’accord ayant institué l’EEE (5), lequel est entré en vigueur le 1er janvier 1994 (6). L’annexe XVII à l’accord modifie, «aux fins du présent accord», l’article 7, paragraphe 1, de la directive de sorte à faire référence à une commercialisation au sein de l’EEE plutôt que dans la Communauté: elle remplace les termes «dans la Communauté» par les mots «sur le territoire d’une partie contractante» (7). En outre, un protocole à l’accord, le protocole 28, concernant la propriété intellectuelle, renferme un article 2 intitulé «Épuisement des droits» (8). L’article 2, paragraphe 1, dispose:

«Dans la mesure où l’épuisement des droits est traité dans les actes ou la jurisprudence communautaires, les parties contractantes prévoient l’épuisement des droits de propriété intellectuelle tel que prévu dans le droit communautaire. Sans préjudice de l’évolution future de la jurisprudence, la présente disposition est interprétée conformément à la jurisprudence pertinente de la Cour de justice des Communautés européennes antérieure à la date de signature de l’accord.»

13 Aucun problème relevant dudit protocole n’est soulevé dans la présente affaire, dont les faits se sont produits après que la république d’Autriche (antérieurement membre de l’EEE) a intégré la Communauté le 1er janvier 1995.

Les faits

14 La demanderesse, Silhouette International Schmied GmbH & Co KG (ci-après «Silhouette»), est une société autrichienne fabriquant des lunettes de la classe de prix supérieure. Elle commercialise ces lunettes dans le monde entier sous la marque verbale et figurative «Silhouette», qui est enregistrée en Autriche et dans la plupart des États du monde ainsi que sur le plan international. En Autriche, la demanderesse livre les lunettes à des opticiens; dans les autres pays, elle a soit des filiales soit des distributeurs.

15 La défenderesse, Hartlauer Handelsgesellschaft mbH (ci-après «Hartlauer»), vend des lunettes dans de nombreuses succursales en Autriche et ses bas prix constituent son principal argument de vente. Elle n’est pas approvisionnée par la demanderesse, car celle-ci estime que la distribution de ses produits par la défenderesse serait nuisible à son image de fabricant de lunettes à la mode et de qualité supérieure.

16 En octobre 1995, la demanderesse a vendu 21 000 montures de lunettes d’un modèle démodé à la société Union Trading pour un prix de 261 450 USD. Cette vente s’est faite par l’intermédiaire du représentant de la demanderesse pour les ventes au Moyen-Orient. La demanderesse l’a chargé de donner instruction aux clients de ne vendre les montures de lunettes qu’en Bulgarie ou dans les États de l’ancienne Union soviétique et de ne pas les exporter dans d’autres pays. Le représentant a indiqué à la demanderesse avoir transmis cette instruction à l’acheteur. L’Oberster Gerichtshof relève qu’il n’a pas été possible de vérifier si tel avait effectivement été le cas.

17 Silhouette a livré les produits à la société Union Trading à Sofia en novembre 1995. Hartlauer a par la suite acheté les marchandises (sans qu’il ait été possible, selon l’Oberster Gerichtshof, de savoir auprès de qui) et les a proposées à la vente en Autriche à compter de décembre 1995. Dans une campagne de presse, elle a fait savoir que, bien que n’étant pas approvisionné par la demanderesse, elle avait réussi à acquérir 21 000 montures Silhouette à l’étranger. Dans ses observations, Hartlauer maintient avoir été assurée, en achetant les produits, qu’il n’y avait aucun obstacle à leur importation en Autriche.

18 Silhouette s’oppose à la vente de ses montures par Hartlauer en Autriche et demande qu’il soit fait interdiction à Hartlauer de commercialiser des lunettes ou des montures de lunettes sous sa marque, dans la mesure où celles-ci n’ont pas été mises dans le commerce dans l’EEE par elle-même ou avec son consentement. Elle soutient n’avoir pas épuisé ses droits de marque, au motif que la directive ne prévoit l’épuisement de tels droits que si les produits ont été mis dans le commerce sur le territoire de l’EEE par le titulaire de la marque ou avec son consentement. Elle fonde sa demande non seulement sur l’article 10a de la Markenschutzgesetz (loi sur la protection des marques), mais aussi sur les articles 1er et 9 de la Gesetz gegen den unlauteren Wettbewerb (loi sur la répression de la concurrence déloyale ou illicite) et sur l’article 43 de l’Allgemeines Bürgerliches Gesetzbuch (code civil).

19 Hartlauer soutient que Silhouette n’a pas vendu les montures de lunettes en donnant instruction de ne procéder à aucune importation dans la Communauté, et elle conclut au rejet de la demande.

20 L’action de Silhouette a été rejetée par le Landgericht Steyer et, en appel, par l’Oberlandesgericht Linz. La présente demande préjudicielle a été adressée dans le cadre d’un pourvoi formé par Silhouette devant l’Oberster Gerichtshof à l’encontre de la décision de l’Oberlandesgericht Linz.

21 C’est en des termes quasi identiques que la loi ayant modifié, en 1992, la Markenschutzgesetz a transposé l’article 7 de la directive sur les marques dans la législation autrichienne. L’article 10a, paragraphe 1, de la Markenschutzgesetz dispose que le droit conféré par la marque ne permet pas à son titulaire d’interdire à un tiers l’usage de celle-ci pour des produits qui ont été mis dans le commerce dans l’EEE sous cette marque par le titulaire ou avec son consentement.

22 L’Oberster Gerichtshof précise que, avant la transposition de la directive sur les marques, les juridictions autrichiennes appliquaient le principe de l’épuisement international. Il cite un arrêt rendu en 1971 par l’Oberster Gerichtshof dans l’affaire Agfa (9). La position postérieure à la transposition de la directive est cependant incertaine. Il ressort de l’exposé des motifs (10) que l’intention était de laisser à la pratique juridique le soin de régler la question de la validité du principe de l’épuisement international.

23 L’Oberster Gerichtshof souhaite par conséquent vérifier si la directive sur les marques permet aux États membres d’appliquer une règle d’épuisement international. Il pose également une seconde question portant sur les actions dont doit disposer le titulaire de la marque en vertu de la directive.

24 L’Oberster Gerichtshof a soumis les questions suivantes à la Cour:

«Convient-il d’interpréter l’article 7, paragraphe 1, de la première directive du Conseil, du 21 décembre 1988, rapprochant les législations des États membres sur les marques (89/104/CEE, JO L 40/1 du 11 février 1989) en ce sens que le droit conféré par la marque permet à son titulaire d’interdire à un tiers l’usage de celle-ci pour des produits qui ont été mis dans le commerce sous cette marque sur le territoire d’un État qui n’est pas une partie contractante?

Le titulaire de la marque peut-il, sur le seul fondement de l’article 7, paragraphe 1, de la directive, demander que le tiers s’abstienne d’utiliser la marque pour des produits qui ont été mis dans le commerce sous cette marque sur le territoire d’un État qui n’est pas une partie contractante?»

La référence à une partie contractante doit s’entendre comme une référence à une partie contractante à l’accord EEE, c’est-à-dire, du côté de l’AELE, les États de l’AELE qui sont parties à l’accord (actuellement, la république d’Islande, la principauté de Liechtenstein et le royaume de Norvège), et, du côté de la Communauté, la Communauté et/ou les États membres de la Communauté européenne (11). Les questions concernent donc des produits mis sur le marché en dehors de l’EEE. Il n’est pas nécessaire d’examiner quelle serait la situation pour des produits commercialisés au sein de l’EEE et importés postérieurement dans la Communauté. Par commodité, nous nous référerons ci-après à l’importation dans la Communauté de biens commercialisés hors de l’EEE.

25 Des observations écrites ont été présentées par Silhouette, Hartlauer, les gouvernements autrichien, français, allemand, italien, suédois et du Royaume-Uni, ainsi que par la Commission. Silhouette, Hartlauer, le gouvernement italien et la Commission ont présenté des observations orales à l’audience.

Première question

26 Par sa première question, l’Oberster Gerichtshof demande s’il convient d’interpréter l’article 7, paragraphe 1, de la directive sur les marques en ce sens que le titulaire d’une marque peut interdire à un tiers de faire usage de la marque pour des produits qui ont été mis dans le commerce sous cette marque dans un État qui n’est pas membre de l’EEE. La question ne précise pas si le titulaire de la marque a consenti à une telle commercialisation dans un État qui n’est pas membre de l’EEE. Il ressort toutefois clairement de l’ordonnance de renvoi que Silhouette a donné son consentement à une mise dans le commerce en Bulgarie, puisqu’il est déclaré que Silhouette a donné des instructions pour que les biens y soient vendus et qu’elle les a livrés à l’acheteur à Sofia. Il y a donc lieu d’examiner la question en présumant que le titulaire de la marque a consenti à ce que ses produits soient commercialisés en dehors de l’EEE.

27 Il convient également de postuler aux fins des présentes que Silhouette n’a pas consenti à ce que ses produits soient revendus sur le territoire de l’EEE. Ce postulat demeure exact même si la juridiction nationale exprime certains doutes quant à la question de savoir si les restrictions relatives à la revente ont bien été transmises à l’acheteur. Si Silhouette avait consenti à une mise dans le commerce dans l’EEE, la réponse à la première question posée serait clairement que Silhouette ne pourrait s’opposer à l’importation de ses produits en Autriche.

28 L’Oberster Gerichtshof n’a pas indiqué qu’il existait des «raisons légitimes», au sens de l’article 7, paragraphe 2, de la directive, à ce que Silhouette s’oppose à la revente de ses lunettes en Autriche.

29 Ainsi la Cour est-elle nettement saisie, dans la présente affaire, de la question de savoir si la directive sur les marques, en prévoyant l’épuisement des droits de marque en conséquence d’une commercialisation dans la Communauté, exige des États membres qu’ils permettent au titulaire d’une marque de s’opposer à l’importation dans la Communauté de produits mis sur le marché hors de l’EEE par lui-même ou avec son consentement, et ce au seul motif qu’il n’a pas consenti à la commercialisation de ces produits dans la Communauté: c’est-à-dire si elle interdit aux États membres d’adopter le principe de l’épuisement international.

Le libellé de la directive sur les marques

30 L’article 7, paragraphe 1, ne prévoit l’épuisement que lorsque les produits ont été mis dans le commerce dans la Communauté: il ne prévoit donc que l’épuisement communautaire, et non pas l’épuisement international.

31 Il est admis par tous, et à juste titre selon nous, que la directive n’exige pas des États membres de prévoir l’épuisement international: tout au plus laisse-t-elle cette question en suspens en donnant aux États membres la faculté d’adopter des dispositions en ce sens. Si la directive avait entendu imposer l’épuisement international, l’article 7, paragraphe 1, ne se serait pas borné à évoquer la commercialisation dans la Communauté.

32 Les travaux préparatoires de la directive confirment que la directive n’entendait pas imposer l’épuisement international. La première proposition de la Commission prévoyait d’imposer l’épuisement international (12). La Commission a ensuite changé d’avis et sa proposition modifiée (13) limitait expressément le principe d’épuisement aux produits mis dans le commerce «dans la Communauté».

33 Quant à savoir si la directive interdit l’épuisement international ou laisse cette question en suspens, le libellé de l’article 7, paragraphe 1, nous fait pencher pour la première solution. L’article 7, paragraphe 1, énonce les conditions dans lesquelles les droits de marque sont épuisés: la lecture naturelle de cet article est qu’il le fait de manière exhaustive. En disposant que les droits sont épuisés lorsque les biens sont mis dans le commerce dans la Communauté, l’article 7, paragraphe 1, est naturellement entendu comme signifiant que les droits ne sont pas épuisés lorsque les biens sont mis dans le commerce dans un pays tiers. Il est vrai que la directive n’interdit pas expressément l’épuisement international, mais cet effet peut être raisonnablement déduit du libellé. Nous admettons l’existence d’arguments en sens inverse, mais ces arguments ne tirent qu’un faible appui du libellé de la directive.

34 Notre analyse des effets du libellé de l’article 7, paragraphe 1, est confirmée par l’économie de la directive. L’article 7, paragraphe 1, est une dérogation aux droits que l’article 5, paragraphe 1, confère au titulaire de la marque. En général, les dérogations ne doivent pas être interprétées largement. En l’occurrence, il convient de ne pas donner à l’article 7, paragraphe 1, une interprétation plus large que celle selon laquelle il prévoit un épuisement communautaire. Il faudrait ajouter à la directive une dérogation supplémentaire, tacite, laissant la possibilité de prévoir un épuisement international, lequel semble contraire à l’économie de la directive.

Les objectifs et la portée de la directive sur les marques

35 Le libellé de la directive n’étant pas concluant, ses objectifs et sa portée sont d’une importance cruciale dans l’interprétation de ses dispositions. Les indications figurant dans les considérants ne tendent pas toutes, cependant, dans la même direction. D’une part, nous rappellerons que la directive n’entend pas «procéder à un rapprochement total des législations des États membres en matière de marques», mais vise à rapprocher les «dispositions nationales ayant l’incidence la plus directe sur le fonctionnement du marché intérieur». D’autre part, la directive cherche à faire en sorte que, sous réserve de certaines exceptions limitées, les marques «jouissent désormais de la même protection dans la législation de tous les États membres».

36 Les partisans de l’épuisement international soulignent le caractère limité de l’harmonisation à laquelle la directive s’efforce de parvenir et soutiennent la nécessité de ne considérer la référence à l’épuisement communautaire, qui est faite à l’article 7, paragraphe 1, que comme une règle minimale.

37 Ils prétendent en outre que l’article 7 visait simplement à codifier la jurisprudence de la Cour sur l’épuisement des droits, puisque la Cour a souligné qu’il convient d’interpréter l’article 7 de la même façon que sa jurisprudence sur les articles 30 et 36 du traité. Ils affirment que, antérieurement à la transposition de la directive, les États membres avaient toute liberté quant à l’adoption du principe de l’épuisement international; et que, en l’absence de disposition contraire expresse, cette solution doit demeurer celle en vigueur sous l’empire de la directive.

38 Se fondant sur le libellé du troisième considérant de la directive (14), les opposants à l’épuisement international font valoir que, s’il est vrai que la directive n’est pas une mesure d’harmonisation totale, l’application, par un État membre, du principe de l’épuisement international constitue néanmoins l’une des dispositions «ayant l’incidence la plus directe sur le fonctionnement du marché commun» et qu’il s’agit donc du type de problème que la directive avait pour objet d’harmoniser. En outre, l’objectif de la directive était de faire en sorte que les marques «jouissent de la même protection dans la législation de tous les États membres». Si la protection qu’accorde la directive n’exige pas un système totalement uniforme, puisque certains domaines sont laissés à la discrétion des États membres, ces domaines n’en sont pas moins très restreints et les options précisées avec soin (voir le point 7 ci-dessus).

39 Quant à la portée et aux effets de la directive, il peut être soutenu, selon nous, que celle-ci a transformé l’incidence du droit communautaire sur la protection des marques. Antérieurement, l’effet des articles 30 et 36 du traité sur le droit national des marques constituait l’unique problème en droit communautaire. La directive harmonise les conditions et les conséquences essentielles de la protection des marques. Bien que, dans un contexte interne à la Communauté, la Cour ait considéré l’article 7 de la directive comme une codification de la jurisprudence antérieure, on ne saurait postuler qu’il s’agit là de l’unique fonction de l’article 7. La directive réglemente l’essence des droits de marque et ses règles sont conçues pour se substituer aux diverses lois nationales dans tout le champ des dispositions qu’elle édicte.

40 Si la directive est considérée comme définissant les conditions et les effets essentiels de la protection des marques, il est difficile de soutenir qu’elle laisse aux États membres la liberté d’opter pour l’épuisement international. La portée du principe d’épuisement constitue après tout un aspect central du contenu des droits de marque.

41 Mais même si l’on adopte un point de vue plus restreint quant au caractère de la directive, il paraît clair que l’épuisement international est l’un des domaines «ayant l’incidence la plus directe sur le fonctionnement du marché intérieur» et qu’il fait donc partie de ceux que la directive entend harmoniser. Si certains États membres pratiquent l’épuisement international et d’autres non, il y aura des entraves aux échanges au sein du marché intérieur, entraves que la directive a précisément pour objet d’éliminer.

42 C’est avant tout pour ce motif que les gouvernements autrichien, français, allemand, italien et du Royaume-Uni, ainsi que la Commission, estiment tous qu’il convient d’interpréter la directive en ce sens qu’elle interdit le principe de l’épuisement international. Ils font valoir, en substance, que si les États membres étaient libres d’accorder ou non aux titulaires de marques le droit de s’opposer aux importations en provenance de pays tiers, les mêmes produits pourraient faire l’objet d’importations parallèles dans un État membre alors qu’ils ne le pourraient pas dans un autre, une conséquence incompatible avec le marché intérieur. On ne saurait évidemment rétorquer à cet argument que, une fois importés dans un État membre admettant l’épuisement international, les biens pourraient bénéficier de la libre circulation à l’intérieur de la Communauté, car une telle proposition aurait pour effet d’imposer l’épuisement international à tous les États membres, ce qui, ainsi que nous l’avons vu ci-dessus, serait contraire à la directive. L’argumentation des cinq États membres et de la Commission possède, selon nous, une grande force.

43 C’est un argument similaire que certains États membres (la République française, la République fédérale d’Allemagne et le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord) et la Commission ont fait valoir devant la Cour AELE dans l’affaire Mag Instrument Inc./California Trading Company Norway, Ulsteen (15). Cette affaire avait pour objet l’interprétation de l’article 7, paragraphe 1, de la directive et, en particulier, le problème de l’épuisement international appliqué aux États de l’AELE. Ainsi que nous l’avons mentionné ci-dessus, l’article 7, paragraphe 1, a été étendu, aux fins de l’accord EEE, aux produits mis dans le commerce sur le territoire de l’EEE. La Cour AELE a répondu comme suit:

«Il convient de rejeter cette argumentation dans la mesure où elle concerne les États de l’AELE. A la différence du traité CE, l’accord EEE n’établit pas une union douanière. L’objet et la portée du traité CE et de l’accord EEE sont différents (voir l’avis 1/91 de la Cour de justice des Communautés européennes, du 14 décembre 1991, sur le projet d’accord entre la Communauté, d’une part, et les pays de l’Association européenne de libre-échange, d’autre part, portant sur la création de l’Espace économique européen, Rec. p. I-6079). Ainsi, l’accord EEE n’établit pas une union douanière, mais un espace de libre-échange.

Les différences susmentionnées entre la Communauté et l’EEE doivent se refléter dans l’application du principe de l’épuisement des droits de marque. Aux termes de l’article 8 de l’accord EEE, la libre circulation des marchandises, telle que définie aux articles 11 à 13 de l’accord, s’applique uniquement aux produits qui sont originaires des parties contractantes, alors que, dans la Communauté, un produit est en libre pratique une fois qu’il a été légalement mis dans le commerce dans un État membre. En général, cette règle ne s’applique, dans le cadre de l’EEE, que pour les produits originaires de l’EEE. Dans l’affaire examinée, le produit a été fabriqué aux États-Unis et importé en Norvège. En conséquence, il n’est pas soumis au principe de la libre circulation des marchandises à l’intérieur de l’EEE» (16).

44 La Cour AELE a conclu que la décision d’introduire ou de maintenir le principe de l’épuisement international en ce qui concerne les produits provenant de l’extérieur de l’EEE appartenait aux États de l’AELE, c’est-à-dire à leurs législateurs ou juridictions. La Cour AELE n’a toutefois pas examiné la question des biens originaires de l’EEE.

L’article 100 A du traité

45 Dans la présente affaire, et à la différence d’autres gouvernements, le gouvernement suédois soutient que la directive sur les marques laisse à la loi nationale le soin de résoudre la question de l’épuisement international. Il fait valoir qu’une directive uniquement fondée sur l’article 100 A du traité ne saurait réglementer cette question. Le gouvernement suédois affirme que cette question concerne les relations entre les États membres et les pays tiers; en outre, aux termes de l’avis 1/94 sur l’accord instituant l’OMC (17), la Communauté ne jouit pas d’une compétence externe exclusive dans les domaines relevant de la propriété intellectuelle.

46 Il nous semble toutefois qu’une distinction doit être faite entre les mesures de politique commerciale, d’une part, et les dispositions régissant les effets des droits de marque au sein de la Communauté, d’autre part. Bien qu’il soit clair que l’interdiction de l’épuisement international produit un effet sur le commerce extérieur, il est moins sûr qu’elle régisse effectivement ce commerce: contrairement à la thèse du gouvernement suédois, la directive sur les marques n’aurait pas pour effet, si elle était interprétée comme interdisant l’épuisement international, de «réglementer les rapports entre les États membres et les pays tiers». La directive définit bien plutôt les droits dont jouissent les titulaires de marques dans la Communauté. Elle prévoit les conditions dans lesquelles le titulaire de la marque est en droit d’engager une action à l’encontre de la commercialisation de certains produits, qui peuvent ou non être importés de pays tiers. De surcroît, il est inévitable que des mesures relatives au marché intérieur aient une incidence sur les importations en provenance de pays tiers. Ainsi les mesures d’harmonisation de normes techniques affectent-elles les produits des pays tiers, mais peuvent être valablement fondées sur l’article 100 A du traité.

47 Quant à l’avis 1/94 et à la compétence externe de la Communauté, ce problème ne surgirait que s’il s’agissait d’ouvrir des négociations avec des pays tiers pour traiter de l’épuisement international. Nul doute que des considérations de politique commerciale et les préoccupations suscitées par une possible absence de réciprocité ont fait partie des raisons pour lesquelles la disposition prévoyant l’épuisement international, qui caractérisait la première proposition de la Commission, n’a pas été maintenue. Mais l’existence de telles considérations politiques sous-jacentes ne limite pas la portée matérielle d’une mesure fondée sur l’article 100 A. Elle ne conduit pas à conclure qu’une mesure fondée sur l’article 100 A ne saurait être interprétée comme ayant traité de la question de l’épuisement international. Il nous semble que la Communauté peut réglementer, sur la base de l’article 100 A, les droits dont disposent les titulaires de marques au sein de la Communauté sur les produits revêtus de leur marque, que ces produits aient été commercialisés à l’intérieur ou à l’extérieur de la Communauté.

La fonction d’origine des marques

48 Le gouvernement suédois se fonde également sur la jurisprudence de la Cour relative à la fonction des marques. Cette fonction est essentiellement de garantir au consommateur la possibilité d’identifier l’origine du produit. Elle n’est nullement de permettre au titulaire de cloisonner le marché et de tirer profit de différences de prix. L’adoption de l’épuisement international apporterait des avantages substantiels aux consommateurs et encouragerait la concurrence sur les prix.

49 Nous avouons trouver ces arguments extrêmement séduisants. Cependant, il convient de rappeler que la jurisprudence de la Cour sur la fonction des marques a été établie dans le contexte de la Communauté et non pas du marché mondial. Dans son arrêt EMI (18), la Cour a estimé que sa jurisprudence sur les articles 30 et 36 du traité ne pouvait être transposée aux importations en provenance de pays tiers. Le fait de circonscrire la protection des droits de marque en définissant leur fonction essentielle a été considéré comme nécessaire pour empêcher les restrictions au commerce entre les États membres.

50 De telles considérations contraignantes ne s’appliquent pas aux importations en provenance de pays tiers. Au contraire, le fait de permettre aux États membres d’opter pour l’épuisement international aurait en soi pour effet, ainsi que nous l’avons vu, d’instaurer des barrières entre États membres.

51 Il existe bien entendu un argument puissant, fondé sur le souci du libre-échange à l’échelon international. L’exclusion de l’épuisement international apparaîtra protectionniste à certains auteurs et par conséquent dommageable (19). Les considérations de politique commerciale peuvent toutefois être plus complexes qu’ils ne l’admettent. Nous avons déjà fait allusion aux préoccupations liées à l’éventuelle absence de réciprocité dans le cas où la Communauté prévoirait unilatéralement l’épuisement international. Il n’entre nullement dans les fonctions de la Cour de chercher à apprécier de telles considérations politiques.

52 Quant à la concurrence sur les prix et à ses avantages pour les consommateurs, ceux-ci doivent être mis en balance avec la menace pesant sur l’intégrité du marché intérieur. Il serait gravement porté atteinte à cette intégrité si un État membre admettait l’épuisement international et qu’un autre la refusait. Seuls les consommateurs du premier État tireraient profit des prix inférieurs des importations en provenance des pays tiers. La concurrence sur les prix au sein du marché commun subirait des distorsions.

53 En ce qui concerne la politique de la Communauté en matière de concurrence, l’arrêt que doit rendre la Cour sur l’épuisement international ne limitera en aucun cas la possible application des règles de concurrence du traité. Il n’exclura pas la possibilité de voir les articles 85 et 86 du traité s’appliquer aux accords entre entreprises ou au comportement unilatéral d’une entreprise dominante, s’efforçant de cloisonner les marchés (20).

54 Enfin, il convient de rappeler que certains États membres, ainsi que certains pays tiers, ne pratiquent pas l’épuisement international et que ce fait n’a pas été jugé contraire à l’accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (le GATT ou Agetac). L’accord sur l’OMC n’a pas modifié la situation à cet égard. L’annexe 1 C, l’accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (le TRIPs ou ADPIC) (21), dispose, en son article 6, que, aux fins du règlement des différends dans le cadre de cet accord, aucune disposition dudit accord (sous certaines réserves) ne sera utilisée pour traiter la question de l’épuisement des droits de propriété industrielle (22).

Le règlement sur la marque communautaire

55 Le règlement sur la marque communautaire (23) fournit d’autres éléments d’interprétation de la directive. Ce règlement, qui prévoit la création d’une marque communautaire unique, valable dans toute la Communauté, a été rédigé concurremment avec la directive et il renferme une disposition quasi identique sur l’épuisement.

56 L’article 1er, paragraphe 2, dispose qu’une marque communautaire a «un caractère unitaire» et que:

«Elle produit les mêmes effets dans l’ensemble de la Communauté: elle ne peut être enregistrée, transférée, faire l’objet d’une renonciation, d’une décision de déchéance des droits du titulaire ou de nullité, et son usage ne peut être interdit, que pour l’ensemble de la Communauté. Ce principe s’applique sauf disposition contraire du présent règlement.»

57 L’article 13, intitulé «Épuisement du droit conféré par la marque communautaire», prévoit les dispositions suivantes:

«1. Le droit conféré par la marque communautaire ne permet pas à son titulaire d’interdire l’usage de celle-ci pour des produits qui ont été mis dans le commerce dans la Communauté sous cette marque par le titulaire ou avec son consentement.

2. Le paragraphe 1 n’est pas applicable lorsque des motifs légitimes justifient que le titulaire s’oppose à la commercialisation ultérieure des produits, notamment lorsque l’état des produits est modifié ou altéré après leur mise dans le commerce.»

58 Ainsi, excepté la référence à la «marque communautaire», l’article 13 du règlement présente un libellé identique à l’article 7 de la directive.

59 Tout comme pour la directive, la première proposition de la Commission prévoyait l’épuisement international, mais, là encore, la proposition a été modifiée et le règlement n’admet l’épuisement que pour les produits qui ont été mis dans le commerce «dans la Communauté». Une fois encore, il est donc impossible d’interpréter le règlement comme imposant l’épuisement international. Le choix serait alors entre interdire l’épuisement international et abandonner cette question aux États membres.

60 Dans le cas du règlement, cependant, il n’apparaît guère possible d’affirmer que les États membres disposent d’une liberté de choix. Alors que la directive est une mesure d’harmonisation partielle des droits nationaux, le règlement régit de façon exhaustive les droits s’attachant à une marque communautaire ainsi que ses effets. De surcroît, l’article 14, paragraphe 1, dispose que «Les effets de la marque communautaire sont exclusivement déterminés par les dispositions du présent règlement»; en ne laissant au droit national que le soin de réglementer les atteintes à une marque communautaire conformément aux dispositions du titre X, qui traite uniquement de la compétence et de la procédure concernant les actions en justice relatives aux marques communautaires.

61 Il semble donc impossible d’affirmer que le règlement sur la marque donne aux États membres la liberté d’opter pour l’épuisement international. La question est alors de savoir si les dispositions sur l’épuisement figurant dans le règlement et la directive peuvent être interprétées différemment, en dépit de leur origine commune et de leur libellé identique. Il existe certes des exemples bien connus de dispositions identiques interprétées différemment dans des contextes différents, notamment dans le cadre du traité CE, d’une part, et dans celui d’un accord de libre-échange, d’autre part, comme dans l’arrêt du 9 février 1982, Harlequin et Simons (24). L’avis consultatif de la Cour AELE, cité ci-dessus (25), fournit un autre exemple des raisons d’adopter une analyse différente, justifiée par le contexte différent, de la disposition considérée dans la présente affaire. C’est toutefois le marché intérieur de la Communauté qui fournit le cadre de la présente affaire, tant pour le règlement que pour la directive des marques. Bien que l’on puisse avancer l’argument selon lequel les deux actes ont des objectifs différents, puisque la directive ne vise qu’à réaliser une mesure d’harmonisation limitée, il faut admettre que le règlement fournit pour le moins un certain appui supplémentaire à la thèse selon laquelle la directive interdit l’épuisement international.

62 Nous concluons par conséquent que, au regard du libellé et de l’objet de la directive sur les marques, de ses travaux préparatoires, du libellé identique figurant dans le règlement sur la marque communautaire, ainsi que des effets indésirables liés au fait d’abandonner aux États membres le soin de régler cette question, l’article 7, paragraphe 1, de la directive interdit aux États membres d’adopter le principe de l’épuisement international.

63 Ainsi convient-il, en réponse à la première question, d’interpréter l’article 7, paragraphe 1, de la directive en ce sens que le titulaire de la marque peut interdire à un tiers l’usage de celle-ci pour des produits qui ont été mis dans le commerce sous cette marque hors du territoire de l’EEE. Il est donc interdit aux États membres d’adopter le principe de l’épuisement international.

Seconde question

64 Par sa seconde question, l’Oberster Gerichtshof vise à savoir si l’article 7, paragraphe 1, de la directive sur les marques peut, à lui seul, servir de base à l’octroi d’une injonction en faveur d’un titulaire de marque souhaitant interdire la vente de ses produits circulant dans la Communauté en l’absence de son consentement. Il ressort de l’ordonnance de renvoi et d’une communication postérieure de la juridiction de renvoi que cette question est soulevée pour les raisons suivantes.

65 Le droit des marques autrichien ne prévoit pas de droit d’obtenir une injonction de ne pas faire en cas d’atteinte à la marque: l’article 9 de l’UWG (loi sur la concurrence déloyale) permet néanmoins de demander le prononcé d’une injonction visant à faire cesser une atteinte à la marque. Aux termes de l’article 9, paragraphe 1, de l’UWG, peut faire l’objet d’une injonction de ne pas faire celui qui, dans la vie des affaires, fait usage d’un nom, d’un nom commercial ou de la dénomination particulière d’une entreprise d’une manière qui est susceptible de provoquer une confusion avec le nom, le nom commercial ou la dénomination particulière dont un autre fait légalement usage. Une marque enregistrée est qualifiée de «dénomination particulière» au sens de cette disposition (article 9, paragraphe 3, de l’UWG). Il apparaît toutefois que le droit autrichien ne permet pas d’obtenir d’injonction sur la base de l’article 9 de l’UWG en vue d’interdire des importations parallèles, car l’Oberster Gerichtshof déclare que la commercialisation de produits authentiques ne peut susciter de confusion au sens de cette disposition dès lors que les biens en question sont des produits originaux du titulaire de la marque.

66 Bien qu’il existe, en droit autrichien, deux autres bases sur lesquelles une injonction de ne pas faire peut être fondée, l’Oberster Gerichtshof paraît considérer qu’aucune n’est applicable dans la présente affaire. Ces dispositions supplémentaires sont l’article 1er de l’UWG et l’article 43 de l’ABGB (code civil). La première de ces dispositions permet de prononcer une injonction de ne pas faire à l’encontre d’une personne qui, dans la vie des affaires, commet, pour les besoins de la concurrence, des actes contraires à l’ordre public. Une violation de la loi peut être contraire à l’ordre public au sens de cette disposition. Ladite violation doit cependant être imputable à la personne qui l’a commise et susceptible de conférer à celle-ci un avantage par rapport aux concurrents qui respectent la loi. L’article 43 de l’ABGB accorde le droit de demander une injonction de ne pas faire à celui qui se voit contester le droit de porter son nom ou qui subit un dommage du fait de l’utilisation non autorisée de son nom (ou pseudonyme).

67 L’Oberster Gerichtshof considérant qu’aucune des dispositions susmentionnées n’est de nature à constituer la base d’une injonction dans la présente affaire, il estime qu’il ne pourra accorder d’injonction à Silhouette, à moins que le droit à une injonction ne découle du libellé de l’article 7, paragraphe 1, de la directive sur les marques. Selon son raisonnement, s’il lui est permis d’interpréter l’article 7, paragraphe 1, en ce sens, il sera en mesure de prononcer une injonction sur la base de l’article 10a de la Markenschutzgesetz, puisque les deux dispositions ont un libellé quasi identique. Il relève que la question n’est pas de savoir si cette disposition de la directive peut avoir un effet direct, puisque ladite disposition a été transposée de façon presque littérale en droit autrichien. Il s’agit plutôt d’en déterminer l’interprétation correcte. Bien que ce soit l’article 5 de la directive, plutôt que l’article 7, qui confère les droits positifs au titulaire de la marque, il apparaît que l’Oberster Gerichtshof n’envisage que l’interprétation de cette dernière disposition, car l’article 5, paragraphe 1, sous a), n’a pas été transposé en droit autrichien.

68 Que les dispositions spécifiques d’une directive aient été ou non transposées en droit national, et indépendamment de l’éventuel effet direct de ces dispositions – qui, si elles ne sont pas transposées, ne peuvent être invoquées qu’à l’encontre de l’État ou d’une institution publique – il est bien établi que les juridictions nationales sont tenues d’appliquer l’ensemble des dispositions du droit national de manière à assurer, dans toute la mesure du possible, la réalisation de l’objectif prescrit par la directive (26). Cette obligation concerne non seulement le droit national institué spécialement en vue de transposer une directive, mais également les autres dispositions du droit national, y compris celles adoptées antérieurement à la directive. Ainsi que l’a jugé la Cour à propos de cette disposition même dont il est question dans la présente affaire, «en appliquant le droit national, qu’il s’agisse de dispositions antérieures ou postérieures à la directive, la juridiction nationale appelée à l’interpréter est tenue de le faire dans toute la mesure du possible à la lumière du texte et de la finalité de la directive pour atteindre le résultat visé par celle-ci et se conformer ainsi à l’article 189, troisième alinéa, du traité CE» (27).

69 Il s’ensuit qu’il convient d’interpréter le droit national des marques conformément à la directive sur les marques, que ce droit ait été ou non modifié pour donner effet à l’ensemble des dispositions de la directive. En supposant que le droit puisse être interprété en ce sens, les juridictions nationales sont tenues de donner aux marques la même protection que celle dont elles jouiraient si les dispositions de la directive avaient été spécifiquement et expressément transposées en droit national.

70 Ainsi, bien qu’il apparaisse, dans la présente affaire, que l’article 5, paragraphe 1, sous a), de la directive sur les marques, lequel confère des droits exclusifs au titulaire de la marque, n’a pas été transposé en droit autrichien, les juridictions n’en sont pas moins tenues, dans la mesure du possible, d’interpréter le droit autrichien à la lumière de l’article 5, paragraphe 1, sous a). L’article 5, paragraphe 1, dispose que le titulaire «est habilité à interdire à tout tiers, en l’absence de son consentement, de faire usage» de la marque. Il ressort donc des termes de l’article 5, paragraphe 1, que le titulaire doit être habilité à obtenir une ordonnance juridictionnelle interdisant l’usage de la marque. En conséquence, dès lors que la législation nationale permet le prononcé d’une telle ordonnance, que ce soit en vertu du droit des marques ou d’un autre droit, tel que celui relatif à la concurrence déloyale, il convient d’en accorder également la possibilité en cas d’atteinte aux droits de marque, tels que les définit l’article 5, paragraphe 1, de la directive.

71 De surcroît, la Cour admet, dans sa jurisprudence, l’existence d’un principe général de droit imposant aux juridictions nationales de fournir des moyens efficaces pour la mise en oeuvre des droits communautaires. La jurisprudence a établi deux principes en particulier: en premier lieu, les règles nationales régissant les actions visant à l’exercice de droits communautaires ne peuvent être moins favorables que celles concernant des recours similaires de nature interne; en second lieu, l’exercice des droits conférés par l’ordre juridique communautaire ne doit en aucun cas être rendu impossible en pratique ou excessivement difficile (28). Il est fort possible que le refus de l’action envisagée dans la présente affaire, à savoir une injonction, contrevienne, dans les circonstances de cette affaire, à ces deux exigences.

72 En ce qui concerne les ordonnances de référé, la Cour a jugé que les juridictions nationales peuvent être tenues d’ordonner des mesures provisoires en vue de protéger des droits conférés par l’ordre juridique communautaire, même dans les cas où elles ne le pourraient pas en vertu du droit national (29). La Cour a déclaré que la pleine efficacité du droit communautaire se trouverait diminuée si une règle du droit national pouvait empêcher le juge saisi d’un litige régi par le droit communautaire d’accorder des mesures provisoires dans l’attente de la décision finale à intervenir (30). Il semble clair que le même principe s’applique à une injonction définitive: cette action aussi doit être accueillie par le juge national lorsqu’elle est nécessaire pour assurer la protection efficace des droits conférés par l’ordre juridique communautaire.

Conclusion

73 En conséquence, nous estimons que les questions déférées par l’Oberster Gerichtshof appellent les réponses suivantes:

«1) Il convient d’interpréter l’article 7, paragraphe 1, de la première directive 89/104/CEE du Conseil, du 21 décembre 1988, rapprochant les législations des États membres sur les marques, en ce sens que le titulaire d’une marque est habilité à interdire à un tiers de faire usage de celle-ci pour des produits qui ont été mis dans le commerce sous cette marque en dehors de l’EEE.

2) Même dans le cas où l’article 7, paragraphe 1, est la seule des dispositions pertinentes de la directive à avoir été transposée de façon spécifique en droit national, le titulaire de la marque est habilité à obtenir une injonction interdisant au tiers de faire usage de la marque pour des produits qui ont été mis dans le commerce sous cette marque en dehors de l’EEE.»

(1) – Le principe a été établi, en matière de marques, par l’arrêt du 31 octobre 1974, Winthorp (16/74, Rec. p. 1183).

(2) – Première directive 89/104/CEE du Conseil, du 21 décembre 1988, rapprochant les législations des États membres sur les marques (JO 1989, L 40, p. 1).

(3) – Voir également les articles 3, paragraphe 4, 9, paragraphe 2, et 15, paragraphe 2.

(4) – Voir, par exemple, l’article 9, paragraphe 2, de la directive 92/100/CEE du Conseil, du 19 novembre 1992, relative au droit de location et de prêt et à certains droits voisins du droit d’auteur dans le domaine de la propriété intellectuelle (JO L 346, p. 61). La Commission estime que ces dispositions ont également pour effet d’exclure l’épuisement international: voir sa réponse à une question écrite au Parlement européen (JO 1994, C 340, p. 37).

(5) – JO 1994, L 1, p. 3.

(6) – Le 1er mai 1995 en ce qui concerne la principauté de Liechtenstein.

(7) – Page 482.

(8) – Page 194.

(9) – SZ 43/219.

(10) – 669 BlgNR 18. GP5.

(11) – Voir l’article 2, sous c), de l’accord EEE.

(12) – JO 1980, C 351, p. 1; pour l’exposé des motifs, voir COM(80) 635 final.

(13) – JO 1985, C 351, p. 4.

(14) – Cité au point 5 ci-dessus.

(15) – Affaire E-2/97, avis consultatif du 3 décembre 1997.

(16) – Points 25 à 26 de l’avis consultatif.

(17) – Avis de la Cour du 15 novembre 1994, Rec. p. I-5267.

(18) – Arrêt du 15 juin 1976 (51/75, Rec. p. 811).

(19) – Font partie des partisans de l’épuisement international (dans une mesure plus ou moins grande), Beier Friedrich-Karl: IIC 1990, p. 131; Rasmussen Jesper: EIPR 1995, p. 174; Shea Nicholas: EIPR 1995, p. 463, et Verkade D.W.F.: «Extra-communautaire parallelimport en rechten van intellectuele eigendom», SEW 1997, p. 304.

(20) – Sur la possible application de l’article 85, voir, par exemple, l’arrêt EMI, précité à la note 18, et, très récemment, les conclusions de l’avocat général M. Tesauro dans l’affaire Javico (C-306/96), présentées le 6 novembre 1996.

(21) – JO 1994, L 336, p. 213.

(22) – Sur l’article 50 du TRIPs, qui concerne les mesures provisoires, voir les conclusions de l’avocat général M. Tesauro dans l’affaire Hermès (C-53/96), présentées le 13 novembre 1997.

(23) – Règlement (CE) n_ 40/94 du Conseil, du 20 décembre 1993, sur la marque communautaire (JO 1994, L 11, p. 1).

(24) – 270/80, Rec. p. 329.

(25) – Précité à la note 15.

(26) – Arrêt du 13 novembre 1990, Marleasing (C-106/89, Rec. p. I-4135).

(27) – Arrêt du 11 juillet 1996, MPA Pharma (C-232/94, Rec. p. I-3671, point 12).

(28) – Voir, par exemple, l’arrêt du 14 décembre 1995, Van Schijndel et Van Veen (C-430/93 et C-431/93, Rec. p. I-4705).

(29) – Arrêt du 19 juin 1990, Factortame e.a. (C-213/89, Rec. p. I-2433).

(30) – Point 21 de l’arrêt.

Chercher les extraits similaires
highlight
Chercher les extraits similaires
Extraits les plus copiés
Chercher les extraits similaires
Inscrivez-vous gratuitement pour imprimer votre décision
CJCE, n° C-355/96, Conclusions de l'avocat général de la Cour, Silhouette International Schmied GmbH & Co. KG contre Hartlauer Handelsgesellschaft mbH, 29 janvier 1998