Tribunal de grande instance de Nanterre, 8e chambre, 27 mai 2010, n° 06/09412

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Chronologie de l’affaire

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Sur la décision

Référence :
TGI Nanterre, 8e ch., 27 mai 2010, n° 06/09412
Juridiction : Tribunal de grande instance de Nanterre
Numéro(s) : 06/09412

Texte intégral

8CH – 2010/

TRIBUNAL DE GRANDE INSTANCE DE NANTERRE

8e chambre

JUGEMENT RENDU LE 27 Mai 2010

N° R.G. : 06/09412

AFFAIRE

Z Y,

C Y

C/

Société ORANGE FRANCE

DEMANDERESSES

Madame Z Y

née le […] à ECAILLON

[…]

[…]

Madame C Y

née le […] à SOMAIN

[…]

[…]

représentées par Me Frédéric SANTINI de la SCP CRTD et Associés, avocats postulant au barreau des HAUTS-DE-SEINE, vestiaire : PN 144, et assistées de Me David DEHARBE, avocat plaidant au barreau de LILLE

DEFENDERESSE

Société ORANGE FRANCE

dont le […]

[…]

représentée par Me Michel GENTILHOMME,

avocat au barreau de PARIS, vestiaire : E.1729

L’affaire a été débattue le 14 Avril 2010 en audience publique devant le tribunal composé de :

H I, Vice-Président

Marie-Hélène MASSERON, Vice-Président

D E, Juge

qui en ont délibéré.

Greffier : F G faisant fonction de Greffier

JUGEMENT

Par décision publique, rendue en premier ressort, contradictoire et mise à disposition au greffe du tribunal conformément à l’avis donné à l’issue des débats

LES FAITS :

Le 20 Mars 2003, la société ORANGE a déposé auprès des services de la commune de X une demande de déclaration de travaux concernant l’installation d’un pylône porteur de six antennes sur une parcelle appartenant au Syndicat Mixte des Transports du Douaisis sise […] à X, dans le département du Nord (59).

Le 1er Avril 2003, le Maire de X a accordé ce permis de travaux.

Les soeurs Z et C Y (ci-après dénommées Mesdames Y) ont acquis le 21 Avril 2004 une maison d’habitation sise sur le […]

Le pylône objet du permis de travaux susvisé a été érigé postérieurement à cette acquisition, courant Février 2006.

Ce pylône de trente mètres de hauteur supporte des antennes de téléphonie mobile exploitées par les sociétés ORANGE FRANCE et BOUYGUES TELECOM.

LA PROCÉDURE :

Par exploit en date du 30 Mai 2006, Mesdames Z et C Y ont fait assigner la SA ORANGE en enlèvement du pylône litigieux et/ou subsidiairement en réparation des troubles de voisinage occasionnés par ce pylône (10 000 € pour le trouble de jouissance déjà subi et 75 000 € au titre de la dépréciation de la valeur de leur propriété).

Vu la première ordonnance de clôture en date du 16 Novembre 2007.

Après l’audience de plaidoiries du 28 Novembre 2007 et suite à une note en délibéré faisant état d’un élément nouveau (vente de la maison des consorts Y), le Tribunal de ce siège a, par jugement en date du 31 Janvier 2008, révoqué l’ordonnance de clôture et renvoyé l’affaire à la mise en état pour production du compromis de vente et de l’acte authentique.

Par ordonnance en date du 2 Juillet 2009, le juge de la mise en état a rejeté la demande d’expertise sollicitée par la société ORANGE pour évaluer le bien immobilier vendu par les demanderesses.

Vu les dernières conclusions déposées au greffe le 11 Février 2010 par Mesdames Y qui demandent au Tribunal de :

— dire et juger que l’implantation du pylône de la société ORANGE constitue un trouble anormal de voisinage,

En conséquence,

— condamner cette société à leur payer les sommes de :

  • 10 000 € au titre du préjudice de jouissance,
  • 37 000 € au titre de la dépréciation de leur propriété,

outre intérêts à compter de la mise en demeure avec anatocisme,

  • 5 000 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.

Mesdames Y ont donc abandonné leur demande d’enlèvement de l’antenne-relais (puisqu’elles n’habitent plus sur les lieux), mais elles maintiennent celles relatives à l’indemnisation de leurs divers préjudices, sur le fondement du trouble anormal de voisinage. Elles font valoir que la présente instance n’a pas pour objet de remettre en cause la légalité de l’implantation au regard des règles d’urbanisme, mais de faire respecter le droit des tiers sur le terrain civil ; que selon la jurisprudence, il est de principe que nul ne doit causer à autrui de trouble excédant les inconvénients normaux du voisinage ; que la seule existence d’un pylône de trente mètres de hauteur, à moins de six mètres du jardin et de 81 mètres de la maison, est génératrice d’un tel trouble ; qu’il est d’autant plus inacceptable que le pylône se situe dans une zone résidentielle où le plan d’occupation des sols limite la hauteur des constructions à 13 mètres ; que la mise en place de six antennes et d’un paratonnerre sur ce pylône ne fera qu’aggraver le trouble esthétique à très court terme ; qu’en outre, la station de base avec ses armoires électriques va engendrer des bruits désagréables audibles depuis le jardin ; qu’aussi bien l’aspect inesthétique que la dangerosité de l’installation (antenne-relais) n’ont pu que rebuter nombre d’acheteurs potentiels ; que même si la dangerosité de ces installations n’est pas encore prouvée scientifiquement, la crainte d’un risque pour la santé n’a pu que venir à l’esprit des acquéreurs ; que le risque de chute du pylône ne doit pas non plus être négligé. En réplique aux arguments de la société ORANGE, Mesdames Y prétendent que l’antériorité de l’autorisation n’interdit pas la réparation du trouble ; qu’en effet à l’époque de l’acquisition, le pylône n’était pas encore érigé ni a fortiori visible ; qu’en outre la société ORANGE ne peut en l’espèce se prévaloir d’une autorisation valable puisque celle donnée par l’autorité administrative était périmée lors de l’édification ; qu’en tout état de cause, le respect des règles d’urbanisme n’exclut pas la caractérisation d’un trouble anormal de voisinage qui relève des principes de l’abus de droit : une construction régulière peut dégénérer en trouble anormal ; que le risque d’un dommage peut également être constitutif d’un trouble anormal de voisinage ; que depuis 15 ans, aucun consensus scientifique sur l’innocuité ou la dangerosité des ondes électromagnétiques n’a été trouvé ; que les décisions de référé citées par le défendeur sont sans pertinence dans le présent procès dans la mesure où le fondement invoqué lors de ces instances (trouble manifestement illicite de l’article 809 du Code de Procédure Civile) est différent de celui invoqué devant le juge du fond (trouble anormal de voisinage) ; que la société ORANGE ne justifie pas s’être conformée aux prescriptions du décret n°2002-775 du 3 Mai 2002, notamment quant aux distances d’implantation; que si le rapport de l’AFFSET (Agence Française de Sécurité Sanitaire de l’Environnement et du Travail) au Directeur de la Santé (dit “rapport A”) a conclu le 16 Janvier 2001 à l’innocuité des antennes-relais en l’état des connaissances scientifiques à cette date, ce rapport a, d’une part, recommandé de ne pas implanter d’antennes à moins de 100 mètres des lieux de vie, mais surtout d’autre part, il a fait l’objet de nombreuses critiques, y compris de la part de son principal auteur (Monsieur A), lequel a démissionné du groupe d’experts susvisé (AFFSET) en Juin 2005 au motif que tous les dispositifs concourant à l’impartialité de l’expertise, dispositifs indispensables compte tenu des implications socio-économiques importantes du sujet traité, n’avaient pas été scrupuleusement respectés ; qu’en outre, le rapport d’inspection de l’IGAS (Inspection Générale des Affaires Sociales) et de l’IGE (Inspection Générale de l’Environnement) de Janvier 2006, a dénoncé le mode de désignation du groupe d’experts et révélé des liens directs ou indirects de quatre membres sur dix du groupe de travail de l’AFFSET avec des opérateurs de téléphonie mobile (BOUYGUES TELECOM et FRANCE TELECOM). Enfin, en ce qui concerne le principe même de la responsabilité, les demanderesses font référence à la jurisprudence de ce Tribunal, suite au jugement rendu le 18 Septembre 2008, confirmé par la Cour d’appel de Versailles le 4 Février 2009 qui a estimé que la crainte légitime liée à l’incertitude sur l’innocuité des ondes est constitutive d’un trouble anormal de voisinage. En ce qui concerne les préjudices, Mesdames Y prétendent qu’elles ont vu leur cadre de vie tellement dénaturé par l’implantation litigieuse qu’elles ont été contraintes de céder leur propriété dont la destination de résidence principale s’est trouvée compromise ;

qu’elles n’avaient pour choix que de subir le trouble ou de revendre leur bien à perte ; que le trouble de jouissance résulte de la vue journalière de l’antenne depuis le jour de l’édification du pylône jusqu’à celui de la revente ; que l’acquéreur a ensuite négocié un prix inférieur à la valeur primitive à raison de la présence du pylône dont s’agit. Elles rappellent que le trouble doit être apprécié in concreto et comparent les circonstances de fait des instances dans lesquelles certains justiciables se sont vus débouter de leurs demandes avec celles de la présente espèce: par exemple la Cour d’appel d’Orléans a rejeté les demandes pour une antenne située à 160 mètres (au lieu de 6 en l’espèce) ; le Tribunal de Grande Instance de Grasse a rejeté les demandes pour une antenne située à l’arrière d’une maison (alors que la présente antenne se situe dans l’axe de distribution de la maison et de son jardin) ; enfin le Tribunal de Grande Instance d’Aix-en Provence a rejeté les demandes pour une antenne qui ne dépassait la haie que de quatre ou cinq mètres (alors que la présente antenne mesure 30 mètres de haut). Mesdames Y produisent les deux actes de vente ainsi que les estimations des agences immobilières auxquelles elles ont eu recours lors de la revente. Elles rappellent qu’elles avaient effectué des travaux depuis leur acquisition et que le marché immobilier a évolué à la hausse entre l’achat et la revente. En Octobre 2009, elles ont fait une nouvelle acquisition immobilière dans la même région mais en dehors de la zone affectée par le pylône litigieux.

Vu les dernières conclusions déposées au greffe le 7 Octobre 2009 par la société ORANGE qui sollicite le rejet des demandes et réclame la somme de 3 000 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.

La défenderesse prétend que l’implantation du pylône répond à une mission d’intérêt général et respecte les impératifs de santé publique. Elle fait valoir que l’organisme humain absorbe cinq fois plus de signaux de la Radio FM et de la télévision que des stations de base de téléphonie mobile. En effet, les fréquences de la radio et de la télévision sont plus basses que celles de la téléphonie. Donc la taille de l’être humain en fait une antenne efficace de réception. Or, les stations de diffusion de la radio et de la télévision fonctionnent depuis au moins 50 ans sans qu’on ait constaté d’effets indésirables sur la santé. La défenderesse réfute les affirmations de certains scientifiques selon lesquels les ondes des antennes de téléphonie mobile seraient des “ondes pulsées” car ce terme provient en réalité d’une traduction impropre du terme anglais “pulse” qui désigne une impulsion électromagnétique, c’est-à-dire tout simplement l’émission très brève d’une onde et non une onde d’une particulière intensité comme l’induit en français le terme “pulsé”. Elle fait remarquer que le quartier litigieux est couvert par des sources d’ondes électromagnétiques multiples (radars, radio des services de gendarmerie, des ambulances, des sapeurs pompiers,…) et que les demanderesses utilisent sans doute des téléphones portables, des fours à micro-ondes, des téléphones sans fil, des ordinateurs, etc… Elle invoque les obligations auxquelles elle est soumise, le choix de la localisation des pylônes de téléphonie mobile répondant à des impératifs de couverture et de qualité du réseau, sans que les opérateurs disposent pour ce faire de prérogatives de puissance publique. En l’espèce, une convention d’occupation précaire du domaine public a donc été conclue avec le Syndicat Mixte des Transports du Douaisis; Mesdames Y ont acquis leur maison un an après l’autorisation de travaux du 1er Avril 2003 qui a dûment été affichée sur le terrain et en Mairie avant la construction du pylône. La société ORANGE se prévaut donc de l’antériorité du projet de construction par rapport à l’acquisition des consorts Y pour s’exonérer de toute responsabilité à leur égard. Elle conteste en tout état de cause l’existence d’un trouble anormal de voisinage aux motifs que : la vie en site urbain implique des concessions ; la vue et l’ensoleillement ne sont pas immuables; sauf situation particulière exceptionnelle, il n’y a pas de droit acquis à la vue (la société ORANGE cite à cet égard un certain nombre de décisions de justice) ; le quartier litigieux n’est pas résidentiel, le terrain voisin du Syndicat Mixte des Transports du Douaisis comportant des hangars et des parkings pour autocars ;

l’impact visuel du pylône de téléphonie mobile (qui ne constitue pas un bâtiment) est faible et ne masque pas la vue du ciel ; l’usage et l’utilisation d’un jardin dans le Nord n’est pas le même que celui d’un jardin dans le Sud de la France ; les demanderesses n’ont produit aucune photographie relative à la vue sur le pylône depuis les pièces d’habitation ; les photos aériennes démontrent que le pylône n’est pas dans l’axe de la construction ni du terrain ; le pylône est entouré d’arbres de hautes tiges qui réduisent son impact visuel ; les règles d’urbanisme limitant la hauteur des constructions ne sont pas applicables aux équipements nécessaires au fonctionnement des services publics, donc aux pylônes installés par les opérateurs dans le cadre de l’exploitation d’un réseau de télécommunication ; les nuisances sonores alléguées ne sont pas démontrées alors que le jardin des consorts Y se situe en bordure d’un lieu de garage d’autocars de transports. En tout état de cause, la société ORANGE réfute l’existence de tout risque sanitaire pour les personnes vivant à proximité d’antennes de téléphonie mobile. Elle commente le jugement rendu par ce Tribunal le 18 Septembre 2008 en exposant qu’il repose sur une base erronée en opérant une confusion entre les antennes-relais et les téléphones mobiles, d’une part, les avis des autorités sanitaires (nationales ou internationales) et les conclusions de groupes de scientifiques prétendument indépendants mais n’ayant aucune légitimité institutionnelle, d’autre part. Elle cite l’aide mémoire 304 rédigé en Mai 2006 par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) qui conclut qu’il n’existe aucun élément scientifique probant confirmant d’éventuels effets nocifs des stations de base et des réseaux sans fil sur la santé et prétend que le rapport des inspections générales de Janvier 2006 ne remet nullement en cause les travaux de L’AFFSET en 2001, 2003 et 2005. Elle fait valoir qu’en tout état de cause, les demanderesses ne versent aux débats aucune pièce médicale tendant à établir les éventuels troubles de santé qu’elles auraient subis. La société ORANGE rappelle que la recommandation du rapport A de ne pas installer de station de base macro cellulaire à moins de 100 mètres ne concerne que les bâtiments sensibles (hôpitaux, crèches et écoles), et ce, uniquement pour atténuer les appréhensions du public mais non pour des motifs scientifiques. Dès lors, les pouvoirs publics français n’ont pas jugé bon d’instituer des règles d’implantation en ce qui concerne les antennes-relais de radiotéléphonie mobile, si bien que c’est à tort que Mesdames Y prétendent que la société ORANGE FRANCE n’aurait pas respecté en l’espèce les normes de distance réglementaires. Au motif qu’il n’existe aucune justification sanitaire à la spécificité des sites dits sensibles, la défenderesse critique donc la recommandation du rapport A qui, alors qu’elle avait pour but de rassurer, a abouti à un effet inverse. Elle cite des décisions de juridictions administratives ayant annulé des arrêtés de police municipaux qui interdisaient l’installation d’antennes à proximité d’écoles, crèches ou maisons de retraite, au nom du principe de précaution. Elle critique la valeur scientifique de certains rapports ou études qui auraient pu mettre en évidence des problèmes de santé pour les riverains d’antennes (Etude INTERPHONE, Rapport BIO INITIATIVE). Elle rappelle que dans un communiqué du 3 Mars 2009, l’Académie Nationale de Médecine a conclu que les antennes de téléphonie mobile entraînaient une exposition aux champs électromagnétiques 100 à 100 000 fois plus faible que les téléphones portables. Elle expose que la même conclusion ressort de la TABLE RONDE “Radiofréquences, Santé Environnement”, du GRENELLE des ondes, du site INTERNET du Ministère de la Santé et de la réponse du Ministre de la Santé au Parlement du 10 Mars 2009. Elle démontre que la réglementation nationale actuelle (décret n°2002-775 du 3 Mai 2002) qui a été examinée par le Conseil d’Etat au regard du principe de précaution est parfaitement conforme aux normes européennes en la matière et n’est pas plus laxiste que la législation des autres pays de la Communauté. Elle rappelle que le principe de précaution s’applique en cas de dommage grave et irréversible à l’Environnement mais non au domaine de la Santé. Elle cite les nombreuses décisions judiciaires qui ont rejeté des demandes relatives à des antennes-relais de téléphonie mobile (TGI d’AIX EN PROVENCE 9 Juin 2009 et 1er Octobre 2009 ; TGI de PAU 10 Juin 2009 ; TGI de PERPIGNAN 30 Juin 2009 ; TGI de LIMOGES 30 Juin 2009 ; TGI de QUIMPER 5 Septembre 2009). En ce qui concerne le montant des préjudices invoqués, la société ORANGE fait valoir que le bien de Mesdames Y n’a subi aucune dépréciation de valeur du fait de l’érection de l’antenne litigieuse puisqu’il a été revendu avec une plus value de 38 062 € entre 2004 et 2007. Quant au préjudice de jouissance il n’est pas justifié.

Vu la seconde ordonnance de clôture en date du 25 Mars 2010.

MOTIFS DE LA DÉCISION DU TRIBUNAL :

SUR LE TROUBLE ET LA RESPONSABILITÉ :

En préliminaire sur la question de l’éventuelle responsabilité de la société ORANGE, il sera rappelé par le Tribunal que les demandes de Mesdames Y sont exclusivement fondées sur la théorie des troubles anormaux de voisinage (principe jurisprudentiel) et non sur le principe de précaution, dont le défendeur ou certains auteurs se sont emparés pour étayer la défense ou pour commenter de précédentes décisions judiciaires en la matière.

Il est de jurisprudence aujourd’hui constante que “Nul ne peut causer à son voisin de troubles excédant les inconvénients normaux du voisinage”. Ce principe prétorien entraîne la responsabilité de plein droit de la personne qui causerait un trouble anormal. Il s’agit d’une responsabilité sans faute qui suppose la seule preuve de l’anormalité du trouble. Le voisinage entraînant par nature des sujétions et le droit de chaque voisin s’arrêtant où commence celui de l’autre, la théorie des troubles anormaux de voisinage s’apparente à celle de l’abus de droit. L’anormalité du trouble doit donc s’apprécier in concreto, au cas par cas.

Le trouble sonore :

Il est exact, en l’état des contestations élevées en défense et compte tenu de l’absence de relevés acoustiques produits en demande, que la réalité (et a fortiori l’anormalité) des troubles sonores invoqués par Mesdames Y, quoique plausibles, ne sont pas démontrées en l’espèce.

Le risque de chute :

Si le risque de chute de l’antenne-relais ne peut être totalement exclu, il est patent que de par sa forme (haute mais étroite) cette installation ne présente pas une grande prise au vent et qu’il n’existe pas dans l’actualité récente d’exemple de chute de telles antennes.

Ni les troubles sonores ni le risque de chute ne peuvent dès lors constituer des troubles anormaux de voisinage.

Le trouble visuel :

A ce stade du jugement, il apparaît indispensable au Tribunal d’incorporer à sa décision la photographie suivante (pièce n°9 des demandeurs) qui, mieux que n’importe quel développement écrit, permet d’appréhender instantanément l’enjeu du présent litige :

Il est incontestable, au vu de cette photographie, que le pylône litigieux est parfaitement visible, tant du jardin des demanderesses que de l’habitation, puisque l’auvent de la terrasse couverte est visible sur la gauche.

Il n’est pas non plus contestable que cette vue peut être qualifiée de disgracieuse, l’incorporation de la photographie au jugement étant encore une fois plus parlante qu’un long discours sur la description du pylône litigieux. Sa hauteur très conséquente (30 mètres) ajoute à la disgrâce et suscite un désagréable sentiment d’écrasement.

S’il est vrai qu’il n’est pas dans l’axe exact du jardin et de l’habitation, il est néanmoins situé de telle façon qu’il est visible de toutes parts et que les propriétaires ne peuvent échapper à cette vue. Les haies et la végétation, même les arbres de haute tige, sont parfaitement impuissants à le masquer étant donné sa très grande hauteur.

Il est donc aisé d’imaginer que cette implantation et cette hauteur rendent la présence de ce pylône obsédante pour les voisins immédiats.

Dès lors que les haies et la végétation occultent en revanche complètement le hangar et le parking d’autocars situés sur le terrain voisin, peu importe que l’on soit ou non dans une zone résidentielle, sous un climat clément ou pas, les habitants du Nord de la France ayant droit, comme tous les autres ressortissants du territoire, à un usage normal de leur jardin et de leur terrasse couverte dès que le temps le permet.

En l’occurrence, le jardin de Mesdames Y est parfaitement arboré, engazonné et verdoyant, ce qui constituait un agrément incontestable avant la construction du pylône.

S’il est exact qu’il n’existe pas de droit à la vue en milieu urbain et qu’une belle vue sur un paysage (mer ou montagne), ou sur un monument, ne peut être que précaire et ne peut pas dégénérer en droit acquis pour les riverains, il est constant en l’espèce qu’il n’y a pas eu privation de vue (ni perte d’ensoleillement) du fait de la construction litigieuse, mais au contraire création d’une vue disgracieuse sur une installation de type industriel, laquelle s’impose aux habitants des lieux de par sa hauteur et sa proximité.

Cette construction crée donc un trouble visuel évident.

Le fait que la société ORANGE ait obtenu une autorisation administrative (valable ou pas) pour l’érection de ce pylône ne saurait en aucun cas l’exonérer d’une quelconque responsabilité puisque de telles autorisations (permis de construire ou permis de travaux) ne sont jamais délivrées que “sous réserve des droits des tiers”.

Si le fait que la hauteur de l’antenne litigieuse dépasse celle admise par le plan d’occupation des sols n’a aucune incidence sur la conformité de la construction dont s’agit, qui n’y est pas soumise, la disproportion entre la réglementation relative aux constructions classiques (13 mètres) et la hauteur de l’antenne-relais ORANGE (30 mètres) ne fait néanmoins qu’ajouter au trouble visuel causé à Mesdames Y en ce que cette antenne dépassera toujours de façon très conséquente toutes les constructions et plantations alentour, sans jamais pouvoir “se fondre” dans un paysage urbain de grande hauteur.

L’antériorité de l’autorisation administrative ne peut davantage constituer un fait exonératoire puisqu’aux termes de l’article L112-16 du Code de la Construction et de l’Habitation : Les dommages causés aux occupants d’un bâtiment par des nuisances dues à des activités agricoles, industrielles, artisanales, commerciales ou aéronautiques, n’entraînent pas droit à réparation lorsque le permis de construire afférent au bâtiment exposé à ces nuisances a été demandé ou l’acte authentique constatant l’aliénation ou la prise de bail établi postérieurement à l’existence des activités les occasionnant dès lors que ces activités s’exercent en conformité avec les dispositions législatives ou réglementaires en vigueur et qu’elles se sont poursuivies dans les mêmes conditions.

En effet, en l’espèce il est constant que l’acquisition de Mesdames Y est antérieure à la construction de l’antenne. Or, c’est à partir de cette construction que l’existence des activités dommageables a commencé, au sens des dispositions légales susvisées.

Le trouble visuel allégué est donc démontré. Son anormalité découle de la taille et de la proximité de l’antenne litigieuse ainsi que de son apparence, la Société ORANGE n’ayant en l’espèce pas pris le soin (comme dans la précédente affaire dont le Tribunal a eu à connaître) de tenter de camoufler le pylône par un feuillage artificiel ou de fausses épines de pin, de sorte qu’il rappelle sans cesse aux voisins sa finalité technologique (émission-réception d’ondes), précisément au coeur du débat sanitaire qui inquiète certains.

Le trouble sanitaire :

S’il est constant qu’en l’état actuel des connaissances scientifiques, il n’existe pas de preuve certaine de la dangerosité des antennes-relais de téléphonie mobile [cf Réponse du Ministre de la Santé au Parlement le 10 Mars 2009: S’agissant des antennes-relais de téléphonie mobile, l’expertise nationale et internationale est convergente et a conclu qu’en l’état actuel des connaissances scientifiques, et compte tenu des faibles niveaux d’exposition aux champs électromagnétiques autour des stations-relais, l’hypothèse d’un risque pour la santé des populations vivant à proximité de ces stations ne pouvait être retenue.], inversement il n’existe pas de preuve certaine de l’innocuité de ces antennes.

Or, la jurisprudence sur la théorie des troubles anormaux de voisinage admet que le risque de trouble peut parfaitement constituer en soi un trouble anormal de voisinage.

Le fait que le rapport A recommande le respect de certaines distances pour l’installation des antennes-relais à proximité des crèches, écoles, hôpitaux, maisons de retraite a contribué à jeter un doute dans l’esprit du public sur cette parfaite innocuité.

Or, si l’absence d’effets thermiques semble à peu près démontrée, les autres effets ressentis par certains sujets restent à ce jour inexpliqués. Comme l’écrit elle-même la société ORANGE dans ses conclusions : “Certains individus signalent éprouver des symptômes non spécifiques lors de l’exposition à des champs RF (radiofréquence) émis par les stations de base et d’autres appareils produisant des fréquences électromagnétiques. Comme l’indique l’OMS dans un aide-mémoire récent sur l’hypersensibilité électromagnétique, on n’a pas pu montrer que les fréquences électromagnétiques provoquaient ces symptômes. Il est néanmoins important de reconnaître les difficultés vécues par les personnes qui en souffrent”.

Il ne saurait en effet être dénié que l’angoisse ou le stress peuvent avoir des répercussions sur la santé.

Si Mesdames Y ne produisent aucune pièce médicale démontrant qu’elles souffrent de tels troubles, il est constant qu’elles demandent en l’espèce, non la réparation d’un préjudice corporel à la suite d’une maladie due à la proximité de l’antenne-relais, mais celle d’un préjudice financier lié à la dépréciation de leur bien du fait de cette proximité. La photographie ci-dessus démontre que, compte tenu de la polémique qui existe à l’heure actuelle à ce sujet et du doute que véhicule ce type d’antennes, les acheteurs potentiels de biens situés dans leur voisinage immédiat ne peuvent que négocier le prix à la baisse, et ce, tant que la parfaite innocuité de ces installations ne sera pas démontrée de manière certaine.

Le fait que d’autres équipements usuels de la vie quotidienne moderne (fours à micro-ondes, téléphones portables, radio FM, etc….) soient davantage nocifs que de simples antennes-relais de téléphonie mobile ne saurait en soi annihiler le risque de trouble inhérent à ces installations.

En effet, d’une part, si Mesdames Y peuvent parfaitement décider de ne pas utiliser de tels matériels de technologie avancée (ou d’en limiter l’utilisation aux cas d’urgence), elle n’ont en revanche pas de choix en ce qui concerne l’antenne litigieuse dont le voisinage leur a été imposé après leur emménagement.

D’autre part, ce voisinage les soumet à une exposition constante au rayonnement de l’antenne, rayonnement qui ne fait que se surajouter à tous les autres dont le défendeur a fait lui-même le recensement (radars, radio des services de gendarmerie, des ambulances, des sapeurs pompiers, radio FM, TV…). C’est l’addition de toutes ces ondes liées à l’utilisation des appareils de technologie moderne qui crée l’inquiétude dans l’esprit du public et en l’espèce dans celui de Mesdames Y.

Si l’OMS conclut à l’absence de preuve d’éventuels effets nocifs des stations de base et des réseaux sans fil pour la santé, elle préconise une communication efficace entre les opérateurs de téléphonie mobile et les riverains avant l’implantation des sources de radiofréquences. En effet, le trouble est d’autant plus ressenti chez ces riverains qu’ils ont un sentiment d’impuissance ou d’impossibilité de participer au processus pour déterminer l’emplacement des nouvelles bases.

En l’espèce, la société ORANGE n’a mené aucune campagne explicative avant la construction de l’antenne auprès de Mesdames Y ni proposé le moindre dédommagement en compensation de la dégradation du paysage incontestablement créée.

Son obligation contractuelle de couverture du territoire envers l’Etat ne saurait la dispenser d’une telle campagne de communication préalable auprès du public.

*******

La combinaison de ces deux troubles (préjudice de vue et risque sanitaire potentiel), additionnés l’un à l’autre, excèdent à l’évidence les inconvénients normaux du voisinage. En effet, la dimension et la proximité de l’antenne, outre son caractère inesthétique, ne peut que rappeler aux occupants des lieux (aujourd’hui vendus) la présence obsédante de ce risque encore incertain qui plane quotidiennement au-dessus de leur tête. Précisément l’incertitude liée au risque sanitaire ajoute au préjudice qu’ils ont pu ressentir.

Le fait que d’autres juridictions, dans d’autres ressorts, aient pu estimer que la présence de telles antennes n’était pas constitutive d’un trouble anormal est sans effet, dès lors que chaque cas à juger est différent. Et ce, d’autant que la Cour d’appel de Versailles a au contraire considéré que:

les intimés, qui ne peuvent se voir garantir une absence de risque sanitaire généré par l’antenne-relais implantée… à proximité immédiate de leur domicile familial, justifient être dans une crainte légitime constitutive d’un trouble ; que le caractère anormal de ce trouble causé s’infère de ce que le risque étant d’ordre sanitaire, la concrétisation de ce risque emporterait atteinte à la personne des intimés et à celle de leurs enfants.”

L’appelante (la société BOUYGUES) s’étant désistée de son pourvoi, cette décision a autorité de la chose jugée et constitue un précédent judiciaire d’autant plus significatif qu’il émane de la Cour d’appel de Versailles dont dépend le présent Tribunal.

La société ORANGE sera donc déclarée entièrement responsable des préjudices subis par Mesdames Y.

SUR LES PRÉJUDICES :

Le trouble de jouissance :

Compte tenu de la nature et de l’ampleur des troubles ci-dessus caractérisés (trouble visuel et doute sur le risque sanitaire), de leur durée (entre Février 2006, date de la construction de l’antenne et Octobre 2007, date de la revente de la maison) et par référence au précédent judiciaire ci-dessus évoqué (arrêt de la Cour d’appel de Versailles en date du 4 Février 2009), il y a lieu d’allouer à Mesdames Y la somme de 3 000 € chacune en réparation du préjudice de jouissance subi du fait de ces troubles passés.

Le préjudice financier :

Il est constant que le bien acquis le 21 Avril 2004 par Mesdames Y au prix de 167 694 € a été revendu 213 378 € le 5 Octobre 2007.

Toutefois, d’une part cette revente est intervenue après une période de hausse constante des prix de l’immobilier, d’autre part il n’est pas contesté que les demanderesses avaient effectué des travaux dans cette maison après leur acquisition.

Il résulte en outre des pièces produites aux débats qu’elles ont mis leur bien en vente dès le mois d’Avril 2006 (cf mandats de vente à différentes agences), soit très vite après l’érection de l’antenne. Elles se sont ensuite réinstallées dans un rayon de 10 km si bien qu’il est établi que leur déménagement est directement en relation avec la construction de l’antenne.

Le prix de départ (267 990 €) est d’abord passé à 265 000 € puis à 262 000 € et enfin à 250 000 €. Monsieur et Madame B ont finalement acquis le bien au prix de 213 378 € (déduction faite du prix des meubles).

Il est incontestable que le bien a perdu de la valeur après la construction de l’antenne. La photographie ci-dessus illustre parfaitement cette perte de valeur. Sans l’antenne le jardin serait d’un parfait agrément. Avec l’antenne il perd une grande partie de son attrait.

Au regard de l’ensemble de ces éléments, la somme de 37 000 € réclamée par Mesdames Y en compensation de leur préjudice financier, apparaît donc parfaitement raisonnable, d’autant qu’elles ne demandent rien au titre des frais de déménagement et de notaire qu’elles ont dû nécessairement exposer, trois ans seulement après leur emménagement à X.

Il sera ainsi fait entièrement droit à la demande relative au préjudice financier.

Conformément aux dispositions de l’article 1153-1 du Code Civil, les intérêts sur les sommes allouées en réparation des divers préjudices doivent courir à compter du présent jugement.

Faute d’une année entière d’intérêts échus à ce jour, la demande de capitalisation des intérêts doit être rejetée.

SUR L’ARTICLE 700 DU CPC ET LES DÉPENS :

Vu les articles 696 et 699 du code de procédure civile quant aux dépens.

L’équité commande de faire application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile dans les termes du dispositif.

L’exécution provisoire est nécessaire et compatible avec la nature de l’affaire.

PAR CES MOTIFS,

Déclare la société ORANGE entièrement responsable des préjudices subis par Mesdames Y du fait des troubles anormaux de voisinage causés par la construction d’une antenne-relais de téléphonie mobile à proximité de leur propriété,

Condamne la société ORANGE à payer à Madame Z Y la somme de 3 000 € en réparation de son trouble de jouissance,

Condamne la société ORANGE à payer à Madame C Y la somme de 3 000 € en réparation de son trouble de jouissance,

Condamne la société ORANGE à payer à Mesdames Y les sommes de :

—  37 000 € en réparation de leur préjudice financier,

—  5 000 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,

Dit que les intérêts sur ces sommes doivent courir à compter du présent jugement,

Ordonne l’exécution provisoire du présent jugement,

Rejette toutes plus amples demandes des parties,

Condamne la société ORANGE aux dépens qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l’article 699 du code de procédure civile.

signé par H I, Vice-Président et par F G, faisant fonction de Greffier.

LE GREFFIER

F G

LE PRESIDENT

H I

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Tribunal de grande instance de Nanterre, 8e chambre, 27 mai 2010, n° 06/09412