Tribunal Judiciaire de Paris, 3e chambre 2e section, 15 décembre 2023, n° 22/03239

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Chronologie de l’affaire

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Sur la décision

Référence :
TJ Paris, 3e ch. 2e sect., 15 déc. 2023, n° 22/03239
Numéro(s) : 22/03239
Importance : Inédit
Dispositif : Déboute le ou les demandeurs de l'ensemble de leurs demandes
Date de dernière mise à jour : 26 décembre 2023
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Texte intégral

TRIBUNAL

JUDICIAIRE

DE PARIS

3ème chambre

2ème section

N° RG 22/03239

N° Portalis 352J-W-B7G-CWJQ5

N° MINUTE :

Assignation du :

04 Mars 2022

JUGEMENT

rendu le 15 Décembre 2023

DEMANDEUR

Monsieur [V] [M]

[Adresse 4]

[Adresse 4]

[Localité 3]

représenté par Maître Nathalie MOULLE-BERTEAUX de la SCP Herald, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #P14

DÉFENDERESSE

S.A. HUMENSIS HUMENSIS

[Adresse 1]

[Localité 2]

représentée par Maître Corinne LE FLOCH, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #B1167

Copies délivrées le :

— Maître MOULLE-BERTEAUX #P14 (ccc)

— Maître LE FOLCH #B1167 (exécutoire)

Décision du 15 Décembre 2023

3ème chambre 2ème section

N° RG 22/03239 – N° Portalis 352J-W-B7G-CWJQ5

COMPOSITION DU TRIBUNAL

Madame Irène BENAC, Vice-Présidente

Madame Anne BOUTRON, Vice-présidente

Monsieur Arthur COURILLON-HAVY, Juge

assistés de Monsieur Quentin CURABET, Greffier

DEBATS

A l’audience du 05 Octobre 2023 tenue en audience publique devant Irène BENAC et Arthur COURILLON-HAVY, juges rapporteurs, qui sans opposition des avocats ont tenu seuls l’audience, et après avoir entendu les conseils des parties, en ont rendu compte au Tribunal, conformément aux dispositions de l’article 805 du Code de Procédure Civile.

Avis a été donné aux parties que le jugement serait rendu par mise à disposition au greffe le 15 Décembre 2023.

JUGEMENT

Prononcé publiquement par mise à disposition au greffe

Contradictoire

En premier ressort

EXPOSÉ DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE

Faits et procédure

M. [M], qui avait déposé en 1995 à la SACD un ouvrage intitulé L’Archipel des ombres qui n’a toutefois pas été publié, reproche à la société Humensis l’édition en 2021 d’un récit de voyage homonyme, en contrefaçon selon lui de ses droits d’auteur sur ce titre. La défenderesse oppose une rencontre fortuite.

Après une mise en demeure infructueuse, M. [M] a assigné celle-ci le 4 mars 2022. L’instruction a été close le 2 février 2023.

Prétentions des parties

Dans ses dernières conclusions (18 janvier 2023), M. [M] demande contre la société Humensis l’interdiction sous astreinte de poursuivre l’utilisation du syntagme L’archipel des ombres, le rappel et l’écart des exemplaires du livre litigieux dans le monde entier, leur destruction ou à tout le moins le retrait du titre et de tout élément y faisant référence, le tout sous astreinte, 1 euro symbolique de dommages et intérêts, plusieurs mesures de publication, et 37 933,59 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile outre le recouvrement des dépens par son avocat.

Dans ses dernières conclusions (29 novembre 2022), la société Humensis résiste aux demandes y compris à l’exécution provisoire et réclame elle-même 6 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

Moyens des parties

M. [M] estime son titre original en ce qu’il est composé de termes sans rapport entre eux, voire en contraste, formant ainsi une combinaison insolite, qui ne sont pas usuels pour désigner une oeuvre littéraire, font référence à plusieurs idées, qu’il explicite, et ne sont pas descriptifs du roman.

Il conteste la rencontre fortuite, estimant que seul l’auteur peut l’invoquer, qu’il s’agit d’une exception, d’interprétation stricte, que la preuve en incombe au contrefacteur prétendu et qu’elle est écartée en cas de trop grande similarité entre les oeuvres en cause. Sur ce dernier point, il allègue des similitudes sur lesquelles il indique ne pas revendiquer de droit privatif mais qui, associées à l’identité de titre, ne laissent selon lui aucune place possible à une rencontre fortuite. Il critique également le fait que la défenderesse n’explicite pas la démarche créatrice de son auteur pour justifier que celui-ci ait eu « la même idée ». Il ajoute que si son oeuvre n’a pas été divulguée au public, elle n’est toutefois pas restée « confidentielle » car il l’a envoyée en 1995 à des maisons d’édition, en a parlé à des « personnes autour de lui », l’a mentionnée sur son CV, de sorte que la défenderesse comme l’auteur du livre litigieux on pu y avoir accès.

En défense, la société Humensis, sur la rencontre fortuite, qu’elle estime être recevable à invoquer, soutient qu’en l’absence de divulgation de l’oeuvre première ou de communication aux prétendus contrefacteurs, il incombe au demandeur de justifier des conditions dans lesquelles l’auteur de l’oeuvre seconde ou elle-même aurait pu en avoir connaissance. Elle ajoute que son livre contient également un sous-titre (Un voyage en Indonésie) qui lui confère une identité, l’ensemble faisant écho selon elle au voyage à travers les « ombres » de l’Indonésie et de l’auteur, au dernier chapitre intitulé « les âmes mortes », ainsi qu’à l’oeuvre de [D] [R] (par exemple La Ligne d’ombre). Elle conteste au demeurant les similitudes alléguées par la demanderesse entre le roman de 1995 et le récit de voyage de 2021, faisant valoir qu’elles sont soit banales soit non établies, outre que, indique-t-elle en passant, l’antériorité du manuscrit produit à la procédure ne serait pas démontrée, le dépôt effectué à la SACD ayant été détruit.

MOTIVATION

I . Demandes en contrefaçon de droits d’auteur

Conformément à l’article L. 111-1 du code de la propriété intellectuelle, l’auteur d’une œuvre de l’esprit jouit sur l’œuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous comportant des attributs d’ordre intellectuel et moral ainsi que des attributs d’ordre patrimonial, lesquels incluent notamment, en vertu de l’article L. 122-4 de ce code, le droit d’interdire la reproduction ou l’adaptation de l’oeuvre. L’atteinte portée à ce droit est qualifiée de contrefaçon par l’article L. 335-3 du même code.

La contrefaçon est toutefois écartée lorsque celui qui la conteste démontre que les similitudes existant entre les deux oeuvres procèdent d’une rencontre fortuite ou de réminiscences issues d’une source d’inspiration commune (Cass. 1re Civ., 5 octobre 2022, n° 20-23.629).

M. [M] estime que seul l’auteur de la contrefaçon alléguée a le droit d’invoquer la rencontre fortuite (à l’exclusion, par exemple, de son éditeur), en se prévalant du passage d’un arrêt de la Cour de cassation (1re Civ., 3 novembre 2016, n°15-24.407) selon lequel « il incombe à celui qui, poursuivi en contrefaçon, soutient que les similitudes constatées entre l’oeuvre dont il déclare être l’auteur et celle qui lui est opposée, procèdent d’une rencontre fortuite ou de réminiscences issues d’une source d’inspiration commune, d’en justifier par la production de tous éléments utiles » (soulignement ajouté par le présent tribunal).

Cette phrase n’est toutefois que l’application de la règle plus générale de charge de la preuve à des circonstances particulières, à savoir celles où le défendeur à la contrefaçon déclare être l’auteur de l’oeuvre litigieuse. Il ne peut évidemment pas en être déduit que celui qui ne déclarerait pas être l’auteur de celle-ci ne pourrait pas invoquer la rencontre fortuite. En réalité, la jurisprudence citée ne crée aucune restriction quant à l’identité de celui qui peut se défendre en invoquant la rencontre fortuite (au contraire, il s’agit de manière générale de « celui qui conteste » la contrefaçon). La société Humensis, qui conteste la contrefaçon qui lui est reprochée est dès lors recevable à invoquer la rencontre fortuite.

Au cas présent, il est admis par la défenderesse que le titre L’Archipel des ombres est une oeuvre de l’esprit au sens du code de la propriété intellectuelle et que M. [M] en est l’auteur.

En premier lieu, il est constant que cette oeuvre n’a pas été divulguée au public.

Elle a fait l’objet d’un dépôt à la SACD, un tel dépôt étant fait sous pli fermé confidentiel du contenu duquel personne ne prend connaissance, pas même la SACD, comme en attestent les conditions de dépôt de celle-ci (pièce Humensis n°5bis). Certes, comme le soulève M. [M], les conditions de dépôt communiquées par la société Humensis datent de 2021. Il s’agit toutefois de caractéristiques attendues d’un tel dépôt dont l’objet est de se ménager la preuve de l’antériorité d’une création sans pour autant offrir aux tiers une occasion de la copier… Il n’est donc pas crédible que le caractère confidentiel du dépôt ne fût pas déjà prévu en 1995. Dès lors, à défaut d’une explication permettant de mettre en doute cette continuité (sans parler d’une preuve d’une telle différence, le demandeur se contentant d’évoquer la possibilité de celle-ci sans même l’alléguer précisément, ce qui rend sa contestation d’autant moins sérieuse), il faut tenir pour suffisamment démontré que le dépôt à la SACD réalisé en 1995 était confidentiel et que personne n’y a eu accès.

M. [M] allègue avoir adressé son manuscrit à plusieurs maisons d’éditions et en cite notamment deux. À supposer que tel fût le cas, il n’est pas allégué que l’auteur du livre litigieux ou que M. [T] [N], son éditeur au sein de la société Humensis, aient travaillé pour une de ces deux maisons d’édition.

Il allègue également avoir parlé de son livre et notamment de son titre avec plusieurs amis. Il est toutefois constant que l’auteur et l’éditeur du livre litigieux ne sont pas liés au cercle amical ou professionnel de M. [M], qui travaillait dans des banques tandis que l’auteur du livre litigieux est journaliste.

En deuxième lieu, le titre en lui-même n’est pas si incongru ou inhabituel qu’il rende peu crédible une rencontre fortuite.

En troisième lieu, à supposer que le roman produit par le demandeur soit bien antérieur à l’ouvrage litigieux (son dépôt SACD, non renouvelé, a été détruit en 2000 et l’antériorité du contenu de cet ouvrage repose en définitive uniquement sur l’aspect « ancien » du document qu’il a communiqué et dont la date ne peut être établie précisément), les similitudes invoquées entre les deux ouvrages sont banales. Il s’agit en effet, d’abord, du sujet relatif à une pérégrination en Indonésie avec un thème relatif aux conflits locaux religieux et politiques et à la diplomatie française, ce qui est un thème susceptible d’être choisi par un grand nombre de personnes et notamment par un journaliste correspondant dans ce pays, tel que l’auteur du live litigieux. Il s’agit encore du nom d’un personnage, dont il n’est pas contesté qu’il s’agit d’un prénom indonésien, ce qui est donc neutre s’agissant de récits situés en Indonésie, enfin de la représentation d’une carte de la région concernée à une échelle usuelle, ce qui est attendu s’agissant d’un récit de voyage. Il n’est donc pas surprenant que les deux livres en cause présentent ces similitudes et il ne s’en infère en rien un indice d’une connaissance de l’oeuvre antérieure par l’auteur du livre postérieur.

Ainsi, et sans qu’il soit besoin de reconstituer le processus créatif ayant mené au titre du livre litigieux, il est ici manifestement démontré que l’auteur de celui-ci n’avait pas connaissance du titre antérieur et que leur identité résulte d’une rencontre fortuite.

Par conséquent, les demandes fondées sur la contrefaçon sont rejetées.

II . Dispositions finales

Aux termes de l’article 696 du code de procédure civile, la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n’en mette la totalité ou une fraction à la charge d’une autre partie. L’article 700 du même code permet au juge de condamner en outre la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer à l’autre, pour les frais exposés mais non compris dans les dépens, une somme qu’il détermine, en tenant compte de l’équité et de la situation économique de cette partie.

Le demandeur au principal, qui perd le procès, est tenu aux dépens. Comme le soulève la société Humensis, il a fait preuve d’une « grande légèreté » au regard de la faiblesse des éléments sur lesquels reposait sa position, et l’équité impose qu’il indemnise entièrement celle-ci des frais qu’elle a dû exposer, dans la limite de la demande c’est-à-dire 6 000 euros.

L’exécution provisoire est de droit et rien ne justifie de l’écarter au cas présent.

PAR CES MOTIFS

Le tribunal :

Rejette les demandes en contrefaçon (interdiction, rappel, écart, destruction, retrait, dommages et intérêts, publications) ;

Condamne M. [V] [M] aux dépens ainsi qu’à payer 6 000 euros à la société Humensis au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

Fait et jugé à Paris le 15 Décembre 2023

Le GreffierLa Présidente

Quentin CURABET Irène BENAC

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